n° 20883 | Fiche technique | 45446 caractères | 45446 7771 Temps de lecture estimé : 32 mn |
20/04/22 |
Résumé: Que sont devenus Mademoiselle Eiffel, la midinette, et Charles-Henri, le dandy qui a participé à la construction de la tour ? | ||||
Critères: #drame #historique #nostalgie #couple fh amour caresses | ||||
Auteur : Patrick Paris Envoi mini-message |
Petite information pour les amoureux de la tour Eiffel. Le 15 mars de cette année 2022, une antenne de 6 m a été rajoutée pour la radio numérique. La tour culmine maintenant à 330 m soit 30 m de plus que ne la construite Gustave Eiffel il y a 150 ans.
Mais revenons en arrière, retrouvons Lison, la midinette, couseuse dans une maison de couture du quartier Saint-Honoré à Paris, et Charles-Henri le dandy qui a participé à la construction de la Tour pour l’Exposition universelle de 1889.
Nous les avons quittés peu avant 1900, Lison est mariée à Albert, elle élève le fils de Charles-Henri et ses deux filles. Charles-Henri a quitté Paris, il a épousé l’héritière d’une usine métallurgique de l’est de la France, dont il prend la direction.
Pour tout connaître de leur rencontre, de leurs amours, allez lire, ou relire « La Tour de mademoiselle Eiffel » avant de continuer.
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Ce matin, le 28 janvier 1910, Paris se réveille les pieds dans l’eau. La Seine a envahi les rues. On se croirait à Venise, Venise sur Seine, les gondoles en moins.
Depuis dix jours, le niveau du fleuve montait dangereusement. Comme tous les Parisiens, Lison était allée sur le pont de l’Alma voir le zouave, dont la statue est la référence des crues de Paris. Il avait de l’eau à la taille, aujourd’hui il en a jusqu’aux épaules.
Deux troufions qui faisaient les jolis cœurs auprès des jeunes filles présentes se mirent à chanter à tue-tête « La main de ma sœur dans la culotte d’un zouave », faisant rire tous les badauds venus flâner sur le pont. À l’exception d’une dame l’air pincé qui est vite partie sous les huées.
Lison voudrait pouvoir prendre le métropolitain, ce chemin de fer souterrain inauguré il y a tout juste dix ans à l’ouverture des Jeux olympiques qui se tenaient à Vincennes. Mais l’eau s’est engouffrée dans les tunnels. Ouverte il y a à peine quinze jours, la ligne 4 : porte d’Orléans - porte de Clignancourt, la première qui passe sous la Seine, est déjà inexploitable. Il faudra des mois avant de la remettre en marche.
Nous n’en sommes pas encore là. Pour l’instant, Lison patauge dans 20 cm d’eau pour aller chercher son pain, le bas de sa robe est tout mouillé. Elle n’y fait pas attention. Anxieuse, elle se demande si l’eau va continuer de monter, comment elle va pouvoir faire pour aller au ravitaillement.
Dans la cour, on entend les mères de famille rappeler leurs enfants qui jouent dans la rue, heureux d’avoir découvert un nouveau terrain de jeux. Ils sautent allègrement dans l’eau éclaboussant les rares passants qui, ayant remonté le bas de leur pantalon, marchent sur la pointe des pieds.
Les égouts débordent, les caves des immeubles sont inondées. Sur les boulevards, les fontaines Wallace rejettent une eau boueuse. Dans certains quartiers, seuls moyens de locomotion, les barques que les pompiers utilisent pour évacuer les personnes sinistrées vers les gymnases transformés en hébergement de fortune.
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Devant la montée des eaux, inquiet pour sa mère, Charles-Henri est venu à Paris dans l’espoir de la convaincre de quitter la capitale. Elle vit seule depuis qu’il est parti, seule dans ce grand appartement que Lison connaît bien.
Il a une pensée pour Lison qu’il aimait d’un amour sincère. De temps en temps, il regrette cette insouciance avec laquelle ils faisaient l’amour. Sa mère avait choisi sa femme, il a dû honorer sa parole. Le banquet qui a suivi la cérémonie avait été grandiose, lui permettant d’être introduit rapidement dans le petit microcosme des notables locaux.
Le soir même, quand il vit arriver celle à qui il venait de dire oui, il ne put retenir un petit sourire. Cette chemise de nuit en toile blanche, descendant jusqu’aux chevilles, laissait à peine deviner ses formes. Charles-Henri était son premier homme. Mais elle était prête à se donner à lui. Sa mère lui avait fait la leçon, avec force détails, sur les besoins masculins.
Elle voulut éteindre la lumière, gentleman, Charles-Henri comprit sa pudeur. Elle se laissa caresser, embrasser, sans le toucher, aucun échange. Ils ne firent pas l’amour, c’est lui qui lui fit l’amour, nuance.
Elle ne retira jamais sa chemise. En vingt ans de vie commune, il ne la vit entièrement nue que trois ou quatre fois, par hasard et encore il s’est excusé de l’avoir importunée.
Ce n’était pas l’amour fou, mais il avait de l’affection pour sa femme. Une mère exemplaire qui lui avait donné quatre filles. Une ménagère accomplie qui gérait la cuisinière et les domestiques, tenait sa maison d’une main de maître, et savait recevoir ses amis comme il se doit, lors des soirées qu’il organisait. Une épouse parfaite. Il n’avait rien à lui reprocher, il était heureux avec elle. En y réfléchissant, il avait fait un bon mariage.
De plus, elle était belle, et les toilettes qu’il lui offrait la mettaient en valeur. Il voyait bien que les autres hommes l’enviaient. Il était fier de son épouse.
D’accord, son éducation rigoureuse l’empêchait d’avoir des élans amoureux, les folles étreintes avec Lison étaient loin. Pourtant, jamais elle ne s’était refusée à lui. On pouvait comprendre pourquoi, comme beaucoup d’hommes, Charles-Henri profitait de ses déplacements dans la capitale pour goûter aux bordels parisiens, retrouvant ses amis au Chabanay ou Aux belles poules. Mais jamais il n’avait pris de maîtresse, jamais il n’avait trompé sa femme.
Il va souvent faire un tour au Nymphette, le bordel de sa jeunesse. Il repense à cette petite Asiatique si gentille, mais quel âge aurait-elle aujourd’hui ? … Ouah, tant que ça ! Les filles ne sont plus les mêmes, mais le décor est resté tel quel. À chaque fois, il y prend moins de plaisir, les temps ont bien changé, à moins que ce ne soit lui qui ait vieilli.
Toujours ses habitudes, il ne peut s’empêcher d’aller marcher sous la tour. Sa tour. Il se souvient, c’est là qu’il a vu Lison pour la dernière fois. Il aurait pu passer l’après-midi avec elle, il en avait envie. Elle n’aurait peut-être pas dit non, mais il n’a pas osé. Elle était avec ses enfants, avec son fils. Il aurait voulu le serrer dans ses bras, mais qu’aurait-il pensé ? Il n’est plus son père. En partant, il a entendu Lison l’appeler Charles-Henri, ça l’a ému. Il a accéléré le pas, la gorge nouée.
Ce jour-là, il avait décidé de passer la soirée au Nymphette retrouver sa jeunesse. En quittant Lison, il a marché droit devant lui, il n’avait plus envie d’aller au bordel.
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Quand ils se sont connus, le fils de Lison venait d’avoir deux ans. Albert n’a pas posé de question, il était amoureux. Lison était touchée de ses attentions, il ne manquait pas une occasion pour lui offrir des fleurs. Très vite, Albert a voulu la présenter à ses parents. Prudente, Lison avait laissé son fils à la garde d’une voisine.
Comme lui, les parents d’Albert étaient des gens simples. Ils ont accueilli Lison comme leur fille, elle a été adoptée dès le premier jour. Albert avait su gagner son cœur. Les fiançailles ont été célébrées au Noël suivant, six mois après elle a dit oui par amour.
Respectueux de la bonne morale, Albert attendait la nuit de noces pour honorer sa femme. Lison aurait bien voulu, mais elle devait attendre qu’Albert se décide. Elle réussit à le convaincre de passer leur lune de miel trois jours avant leur mariage, un exploit. Il ne le regretta pas.
La noce fut simple, mais très joyeuse. Le couple partit en voyage de noces dans le Berry, chez les grands-parents d’Albert. Ils y vécurent leurs premiers jours de bonheur, moitié au lit, moitié à marcher dans la campagne environnante. Lison voyait pour la première fois une ferme avec des vaches, des poules et un cochon.
Si Albert n’avait pas beaucoup d’expériences, un euphémisme, puisque Lison était sa première fois, il apprit vite. Lison lui laissait l’initiative comme toute bonne épouse voulant que ce soit l’homme qui décide. Du moins, elle le lui laissait croire, question d’ego. Albert fit de rapides progrès, il rattrapait le temps perdu. Lison se laissait porter, et n’hésitait plus à le couvrir de baisers et à l’inviter dans sa bouche quand l’envie la prenait.
Comme tous les couples, ils ont eu des hauts et des bas, petites brouilles du quotidien. Comme tous les couples, ils se réconciliaient tendrement sur l’oreiller.
Albert avait adopté Charles-Henri, le fils de Lison, comme son propre enfant. Jeanne et Louise sont nées rapidement, la cellule familiale était unie comme les cinq doigts de la main.
Depuis sa création, amoureux de la petite reine, Albert est passionné par le Tour de France cycliste. Au mois de juillet, tous les soirs, il ramène des ateliers du Chemin de fer où il travaille, le journal l’Auto organisateur de l’épreuve. Bien que ce soit le journal de la veille, il passe ses soirées le nez dans les pages et note le nom des coureurs dans un petit carnet. Lison le sait, durant quinze jours, plus rien ne l’intéressera, elle s’est fait une raison.
Les deux filles, espiègles, se chamaillaient sans cesse, se tiraient les cheveux, et si Lison avait le malheur de faire une réflexion, comme tous les enfants elles se liguaient contre elle. Albert leur pardonnait tout au grand dam de Lison qui aurait bien aimé que son mari soit un peu plus ferme avec elles.
Les enfants ont grandi. En entrant au collège, crise de l’adolescence, leur fils Charles-Henri avait décrété ne pas aimer son prénom, il laissa tomber Charles, « Henri c’est mieux, non ? » avait-il déclaré d’un ton péremptoire. À cet âge, pourquoi le contrarier ? Lison pensa « va pour Henri ! ». L’habitude fut vite prise dans la famille, on oublia Charles.
Depuis que l’eau s’est retirée, la vie à Paris est redevenue insouciante, malgré les nombreux travaux pour assainir les rues, vider les égouts et remettre le métropolitain en état. Comme si les Parisiens, frustrés de ne pas avoir pu sortir pendant un mois, voulaient rattraper le temps perdu.
Dès qu’ils le peuvent, Lison et Albert profitent des plaisirs de la capitale. Aux beaux jours, ils font de longues promenades main dans la main dans le jardin du Luxembourg ou aux Tuileries. Lison aime flâner sur les Grands Boulevards, s’attardant devant les vitrines, regardant les toilettes des belles dames. De temps en temps, ils vont danser au Café-concert du Bataclan. Parfois, mais c’est plus rare, Albert emmène Lison au théâtre, aux Variétés, à la porte Saint-Martin, rire aux vaudevilles de Courteline ou de Feydeau.
Une fois, une seule, Albert est allé avec ses collègues au Tabarin. Trop prude, Lison ne les a pas accompagnés. Une revue avec des femmes nues, enfin quelques danseuses avec les seins à l’air. À son retour, elle l’a un peu taquiné, mais en a bien profité, leur nuit a été courte.
Certains soirs, ils invitent leurs amis Fernand et son épouse Marguerite à dîner. Invitation immédiatement rendue par Marguerite la semaine suivante.
Pour leur anniversaire de mariage, en ce jour de 1913, Albert a voulu faire plaisir à sa femme. Depuis quelque temps, il la voyait s’arrêter sur les boulevards devant les colonnes Morris, attirée par les affiches des ballets russes de Diaghilev. Lison rêvait. Albert lui a fait la surprise, deux places au Théâtre des Champs-Élysées pour le ballet d’Igor Stravinsky « Le sacre du printemps » présenté en première mondiale. Pas de places au parterre, non, beaucoup trop chères, mais au second balcon, de face, Albert pense être tout de même bien placé.
Lison s’était faite belle. Elle avait ressorti une robe qu’elle avait créée il y a plusieurs années, avec quelques retouches, c’était parfait. Albert, lui, paraissait engoncé dans son costume de mariage, son seul costume. Après un petit dîner en amoureux dans un restaurant du quartier, ils avaient pris le métro pour atteindre le théâtre en bas de l’avenue Montaigne.
Dès le hall, Lison était émerveillée. Les lumières, la musique d’ambiance, les belles robes, tout la fascinait. Albert, un peu mal à l’aise dans ce milieu qu’il ne connaissait pas, était heureux de lire le bonheur dans ses yeux.
Le spectacle était encore plus beau que dans ses rêves. Lison était subjuguée par les costumes, les décors, la musique, l’orchestre dirigé par Stravinsky en personne, les danseuses bien sûr, et la chorégraphie du danseur étoile Nijinski, la coqueluche de Paris depuis que les ballets russes avaient envahi la capitale.
Quelques jours auparavant, la première avait séduit les spectateurs, le Tout-Paris s’arrachait déjà les places. Mais ce soir-là, tout à coup des huées sont parties du poulailler, s’étendent aux balcons, jusqu’au parterre. La salle debout siffle, frappe des pieds. Vacarme épouvantable lorsque les défenseurs de Stravinsky se lèvent à leur tour. Lison n’ose pas bouger, elle regarde autour d’elle, affolée, sans comprendre cette réaction du public. Albert lui serre la main pour la rassurer. Pourtant, cette musique syncopée lui plaît, la chorégraphie l’a un peu surprise au début, mais tout enchante Lison. Quelle soirée ! Elle s’en souviendrait.
Scandale bien parisien, la soirée fut largement commentée par les journaux. Le Petit Journal, Paris-Soir et Le Matin en ont fait leur première page, sans ménager leurs critiques. Un journaliste qualifia l’œuvre de « massacre du printemps », en faisant un mauvais jeu de mots. Devant ce tollé, le spectacle disparu de l’affiche après huit représentations.
Dans le métro, qui les ramenait chez eux, Lison souriait blottie contre son mari. Il n’avait pas vraiment d’avis, mais elle lui avait dit en sortant « merci, c’était magnifique ! ». Il était donc content de sa surprise.
Lison était heureuse, Albert l’avait comblée. Heureuse ? Pour combien de temps. Une ombre passe dans ses yeux, depuis quelques jours les nouvelles sont alarmantes, on entend des bruits de bottes, là-bas dans l’est de l’Europe.
En rentrant, Albert caresse tendrement son épouse et lui dépose un baiser dans le cou en allant boire un verre d’eau dans la cuisine. Comme tous les soirs, ils se glissent sous le gros édredon qui recouvre leur lit.
Albert n’a pas sommeil, il retient la main de Lison qui s’apprête à éteindre la lumière. Lentement, il écarte les draps et lui enlève sa chemise de nuit, pour la regarder nue. Un spectacle dont il ne se lasse pas. Son corps n’est plus celui d’une jeune fille de vingt ans, Lison a eu trois grossesses, mais elle est encore belle, si belle ! Son regard est celui de l’amour.
Lison sourit, elle se sent désirable dans les yeux de son mari. Albert ôte sa chemise de nuit et s’étend à ses côtés. Il l’embrasse, ses baisers sont tendres. Lison se laisse aller dans ses bras, les baisers se font plus fougueux. Ses lèvres descendent sur ses seins, sur son ventre, son pubis, s’attardent sur son sexe. Lison n’est pas en reste, elle veut aussi donner du plaisir à son mari. Elle le force à se mettre sur le dos, dépose un baiser rapide sur sa poitrine et le prend dans sa bouche. Quand elle estime qu’il est prêt, elle recule contente d’elle et s’assied sur lui à califourchon. Elle s’empale sur sa queue bien dressée, les mains appuyées sur ses épaules, cambrée, les seins en avant. Albert la regarde dans les yeux tout en lui pétrissant la poitrine. Les yeux dans les yeux, ils jouissent à l’unisson. Elle s’écroule sur lui, essoufflée. Ils s’embrassent serrés dans les bras l’un de l’autre.
Elle tire Albert par la main. En riant, ils vont se laver dans le tub plein d’eau que, prévoyante, elle avait préparé dans la cuisine.
Quelques mois plus tard, un matin, en sortant faire ses courses, Lison est attirée par les attroupements devant des affiches placardées à tous les coins de rue. « Mobilisation générale », c’est la guerre. Sous le choc, personne ne parle, le silence est pesant.
Lison rentre vite chez elle, la gorge serrée. Elle le sait, son mari et son fils vont devoir partir faire la guerre pour un type qui s’est fait assassiner à des milliers de kilomètres d’ici. Pourquoi ?
Albert est au travail, il est parti tôt ce matin, il doit déjà savoir. Lison a pleuré toute la journée, elle se ressaisit, elle ne veut pas qu’il voie ses yeux rougis quand il rentrera.
Trois jours plus tard, Albert arrive en milieu d’après-midi avec son fils, un paquetage sous le bras. Lison comprend :
Le départ pour le front est prévu le lendemain. Albert tente de la rassurer :
Lison lui sourit. Elle aimerait le croire, mais au fond d’elle-même, elle a peur.
Pour leur dernière nuit, Albert et Lison ne peuvent fermer l’œil, trop de pensées se bousculent dans leurs têtes. Ils tremblent dans les bras l’un de l’autre. Tendrement, sans même s’en rendre compte, ils font l’amour et s’endorment en ne faisant plus qu’un.
Le lendemain, Albert et Henri sont beaux dans leurs uniformes tout neufs. Sur le quai de la gare rempli de familles en pleurs, Albert serre contre lui ses deux filles et embrasse Lison avant de monter dans le train. Elle lui dit ce que certainement toutes les femmes disent à leur mari et à leur fils au même instant :
Ses yeux sont secs d’avoir tellement pleuré depuis deux jours, mais Lison sourit, elle ne veut pas laisser une image sombre au moment de se quitter. Regardant le train s’éloigner, en voyant toutes les têtes et les bras qui s’agitent aux fenêtres, elle éclate en sanglots.
Tenant ses deux filles par la main, Lison reste plusieurs minutes à fixer les rails vides.
Comme toutes les femmes autour d’elle, elle va rentrer chez elle pour attendre, attendre le retour des hommes, le retour de son mari et de son fils.
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Depuis son mariage et son installation en tant que directeur de l’usine familiale, Charles-Henri est devenu un homme rangé, un notable que tout le monde salue dans la rue.
Après le choc de la répression des grèves des mineurs du Nord, il a voulu se lancer en politique. Élu maire de sa commune au premier tour, il a été impressionné par Jean Jaurès lors du vote de la loi sur la séparation des églises et de l’état. Il s’est alors présenté aux législatives de 1906 sous sa bannière. Milieu conservateur, affolé par les théories pacifistes du leader socialiste, les électeurs ont reporté leurs voix sur un candidat moins sulfureux.
Depuis, Charles-Henri se consacre essentiellement à son usine et aux conditions de travail de ses ouvriers.
Il a entendu parler d’un industriel en Picardie, Jean-Baptiste Albert Godin, fabricant de poêles en fonte, une réussite aussi bien industrielle qu’humaine. Godin s’est inspiré des théories de Fourrier pour construire un établissement où les ouvriers et leurs familles vivent ensemble dans une sorte de communauté, le Familistère.
Godin avait imaginé une ville idéale à côté des unités de production. C’était cette dimension qui faisait réfléchir Charles-Henri. Il fit le voyage jusqu’à Guise où il fut reçu par la direction de l’usine. Godin était décédé depuis de nombreuses années, mais le Familistère qu’il avait créé existait toujours, et les poêles sortant de l’usine étaient devenus une référence, on disait un Godin.
Émerveillé par cette réussite, à son retour, il voulut reproduire ce que certains prenaient pour une utopie. Lui, il y croyait, en ce monde meilleur.
Rapidement, Charles-Henri lança la construction de logements pour ses ouvriers, une école réservée à leurs enfants, un théâtre où il accueillait les petites troupes de la région. Il avait même acheté un de ces appareils cinématographiques qui déclenchait, certains soirs, des rires à la magie de Méliès et aux facéties de Charlot.
Pour plaire à son épouse, il avait même construit une petite église où tous les dimanches, le curé de la ville voisine venait dire la messe.
À la déclaration de guerre, Charles-Henri aurait pu, comme beaucoup d’industriels, être exempté, mais son sens du devoir l’appelait à rejoindre son unité au plus tôt.
Il n’a pas hésité.
Durant son absence, il fallait trouver une solution pour assurer la direction de l’usine familiale. Prévoyant, il y avait réfléchi depuis plusieurs années. N’ayant pas de fils comme successeur naturel, il aurait pu s’appuyer sur plusieurs membres de la famille de sa femme, certains travaillaient déjà auprès de lui. Mais comme lui, tous allaient être appelés sous les drapeaux.
Ne voulant pas confier son entreprise à un étranger, il avait une idée. Depuis longtemps, il avait remarqué l’intelligence vive de Jeanne, sa fille aînée. Elle aidait sa mère dans toutes les tâches ménagères et réussissait bien à l’école. Elle lisait tout ce qui lui passait entre les mains, des romans, des périodiques. Elle raffolait des feuilletons de Ponson du Terrail, Eugène Sue ou Maurice Leblanc dont un chapitre était publié chaque jour. Elle s’était aussi passionnée par la série d’articles consacrés au naufrage du Titanic, ce grand paquebot perdu dans l’océan l’année précédente. Elle lisait même les ouvrages techniques que Charles-Henri ramenait chez lui. Le soir, elle lui posait un tas de questions, curieuse de tout. Parfois, elle passait à son bureau et aimait se promener dans les allées de l’usine, disant quelques mots gentils aux ouvriers qui l’avaient surnommée amicalement la petite demoiselle.
Voyant ses dispositions naturelles, après l’obtention du certificat d’études primaires, Charles-Henri avait inscrit Jeanne au collège, puis au lycée.
La jeune fille n’avait qu’un but : passer son baccalauréat. Elle avait lu dans les journaux que ce diplôme réservé aux garçons était accessible aux filles grâce à l’Impératrice Eugénie. Pourquoi pas elle ?
Ce n’était pas si simple. Il y a cinquante ans, les filles ne pouvaient pas fréquenter les écoles masculines qui préparaient le diplôme, elles devaient travailler chez elle, sans l’aide d’un professeur. La République changea les choses, un peu, en ouvrant collèges et lycées aux jeunes filles, mais les cours ne sont pas les mêmes que pour les garçons, ni en sciences, ni en lettres, par contre une place importante est donnée aux cours d’économie domestique et de couture, l’objectif étant d’en faire des maîtresses de maison capables de tenir leur place à côté de leur mari. Les futures bachelières doivent donc préparer seules les matières d’un baccalauréat essentiellement masculin.
Charles-Henri a été impressionné par la persévérance de sa fille qui, à force de travail, a réussi à décrocher son diplôme section scientifique. Il décida alors de la former lui-même aux rouages de l’entreprise familiale. Il l’a prise à ses côtés. C’était une élève appliquée, elle apprenait vite.
Quand la guerre fut déclarée, Charles-Henri ne se posa pas de question pour savoir si Jeanne était prête ou pas, il lui fit confiance.
Malgré les critiques de son épouse, estimant que ce n’était pas la place d’une femme, que le mieux pour elle serait de trouver un mari, Charles-Henri remit officiellement les clés de l’entreprise à sa fille aînée, devant tous les cadres réunis.
Après avoir serré son épouse et ses enfants dans ses bras, il partit trois jours après rejoindre son régiment.
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Pour faire vivre sa famille, très vite Lison dut chercher un travail. Les ateliers de couture, maison de luxe, avaient fermé. Impossible de trouver une place de couturière.
Par contre, les usines d’armement tournaient à plein rendement, elles avaient besoin de main-d’œuvre pour remplacer les hommes au combat. Avec ses deux filles, Jeanne qui par un curieux hasard porte le même nom que l’aînée de Charles-Henri, et Louise la cadette maintenant en âge de gagner sa vie, Lison va donc fabriquer des obus et des munitions à Issy-les-Moulineaux, dans l’usine Gévelot, sur une île au milieu de la Seine.
Tous les soirs, le flot des ouvrières regagne la capitale. Des femmes qui passeront seules la soirée dans l’attente du retour de leur mari ou d’une lettre de l’administration militaire, leur hantise.
La guerre s’éternise malgré les combats acharnés relatés dans les journaux. Lison a peur, Paris est maintenant la cible des bombardements. Tirés par la Grosse Bertha, des obus tombent sur la capitale dans un vacarme assourdissant.
Enfin un peu d’espoir, cette année, des milliers de boys américains viennent combattre sur le sol français.
Lison reçoit une enveloppe officielle qui contient deux lettres, sur la première « Madame Lise Duval », sur la seconde « pour Lison ». Lison comprend que cette lettre est de Charles-Henri. En tremblant, elle ouvre cette dernière :
Lison,
La guerre est une chose affreuse. Je dois rejoindre mon régiment dans deux jours. Je ferais mon devoir jusqu’au bout, comme toujours.
Si vous recevez cette lettre que j’ai confiée à mon notaire, c’est que je serai mort. Mort au champ d’honneur, comme on écrira sur ma tombe.
J’ai toujours eu beaucoup d’affection pour ma femme. Elle a été parfaite, et a élevé nos quatre filles avec un grand dévouement. Mais, je n’ai jamais dansé de polka piquée avec elle, vous en souvenez-vous ?
J’ose enfin vous dire ce que je n’ai jamais osé vous avouer. Je vous ai aimée, Lison, dès le premier jour. Vous êtes mon seul et unique amour. Un amour impossible, pour ma mère, pour les convenances. Le devoir familial, quelle bêtise !
Lors de mes passages à Paris, j’ai été tenté de venir vous voir. Je ne m’en suis pas senti le droit. Vous m’auriez peut-être suivi chez moi, enfin je l’espérais, mais je ne voulais pas briser votre ménage ni votre famille.
La dernière fois que nous nous sommes rencontrés, vous étiez avec vos enfants, avec notre fils. J’ai été sensible que vous l’ayez appelé comme moi. J’aurais aimé pouvoir le serrer dans mes bras, mais le pauvre n’aurait pas compris. Je ne suis pas son père, son père a toujours été votre mari, un brave homme. Il doit aussi partir au front, j’espère qu’il reviendra pour finir sa vie avec vous.
Mon notaire vous communiquera mes dispositions testamentaires. Ma mère n’étant plus de ce monde, j’aimerais que vous acceptiez l’appartement que m’ont légué mes parents à Paris. Vous le connaissez bien, il a abrité nos amours. Il est à vous maintenant.
Mes pensées vont vers vous. J’espère que vous vous souvenez encore de moi comme moi de vous.
Adieu, Lison, soyez heureuse avec vos enfants, et notre fils.
Votre dévoué,
Charles-Henri
Lison est émue, Charles-Henri, mort ! Elle a du mal à le croire. Une larme tombe sur la lettre qu’elle a posée sur ses genoux.
Machinalement, elle ouvre l’autre lettre, celle d’un Notaire qui stipule que madame Lise Duval hérite de l’appartement parisien de Charles-Henri, ainsi que d’une rente pour lui permettre de l’entretenir et d’élever ses enfants.
Respectant les volontés de Charles-Henri, le notaire, exécuteur testamentaire, aide Lison à s’installer dans l’appartement qui lui a été légué.
Lison a beaucoup pleuré en relisant dix fois la lettre de Charles-Henri. Les souvenirs lui sont revenus, mais sa vie est ailleurs, maintenant elle attend le retour de son homme.
Quelques mois plus tard, l’armistice est signé, c’est la fin des combats. Quand son fils rentre, il est étonné de voir sa mère installée dans les beaux quartiers. Elle lui montre la lettre du notaire, l’autre c’est son jardin secret :
En choisissant bien ses mots pour ne pas trop le heurter, Lison lui raconte sa jeunesse. Son fils apprend qu’Albert n’est pas son père, son vrai père. Le choc doit être rude pour lui. Il écoute sa mère sans l’interrompre. Enfin, n’y tenant plus :
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Petit à petit, les soldats rentrent chez eux, enfin presque tous. Certains sont prisonniers, d’autres dans les hôpitaux militaires construits sur les zones de combats.
Aucune nouvelle d’Albert, Lison est inquiète. Cela fait cent fois qu’elle relit sa dernière lettre, reçue il y a quatre mois déjà. Elle la connaît par cœur, mais encore et encore elle veut voir son écriture, ces mots, c’est un peu lui.
Ma chérie,
Je t’écris assis dans la boue de la tranchée, nous venons d’essuyer le bombardement des boches en face. Je me demande s’ils vivent aussi dans la boue, s’ils mangent à leur faim, s’ils écrivent à leur femme.
Demain, la compagnie a un jour de repos, nous pouvons aller à l’arrière pour nous divertir. Je n’ai pas le droit de te dire où : secret militaire ! Je n’irais pas, je préfère rester avec quelques camarades qui comme moi penseront à leur femme ou à leur fiancée.
Je reprends mon courrier, où en étais-je ? Ah oui, hier soir je n’ai pas entendu rentrer nos camarades, j’avais un peu abusé de la bouteille de rhum, aussi ce matin j’ai la tête qui éclate, mieux vaut que ce soit à cause du rhum que des bombes qui nous arrivent d’en face.
Un peu de répit, ça ne va pas durer. Les nôtres ont bombardé les lignes ennemies pendant deux heures, et une équipe est arrivée avec de grandes cisailles pour couper les barbelés. On sait ce que cela signifie. Il va falloir se préparer, l’attaque sera lancée ce soir ou demain matin à la première heure.
Je confie ma lettre à un ami qui a reçu un éclat d’obus dans la jambe, il doit être évacué rapidement. J’espère qu’elle te parviendra, j’attends ta réponse, c’est le seul espoir qui me permet de rester vivant.
Dis plein de choses à mes parents quand tu les verras, ne les laisse pas seuls.
Je pense tous les jours à nos enfants. J’espère que Charles-Henri va bien, et les filles doivent être des demoiselles. Dis-leur que je les aime, comme je t’aime.
Tu me manques, ta chaleur me manque, ton corps me manque.
Je t’embrasse partout, ma Lili. Je rêve toutes les nuits de mon retour chez nous.
Ton mari qui t’aime de tout son cœur.
Depuis quatre mois, plus rien. A-t-il reçu sa réponse ? Ses réponses ? S’il avait été tué, elle aurait reçu, comme beaucoup de voisins, la visite de militaires venus en grande pompe annoncer la mauvaise nouvelle. Il reste un petit espoir, mais elle tremble tous les jours, où est-il ? Pourquoi n’est-il pas encore rentré ?
Comme beaucoup de femmes, Lison se rend tous les jours Gare de l’Est à l’arrivée des trains remplis de soldats, des maris, des pères, des fils vivants. Elle se hisse sur la pointe des pieds pour voir plus loin sur le quai, aujourd’hui il va arriver, elle en est sûre, ils vont se retrouver. Elle va le voir parmi ces êtres dépenaillés, hirsutes, parmi ces ombres qui marchent le regard fixe.
Mais rien, désespérément rien.
Pourtant, cette fois, elle croit reconnaître, oui c’est bien lui, pas de doute, c’est Fernand l’ami d’Albert. Ils sont partis ensemble, il a peut-être des nouvelles. Lison court vers lui :
Il ne l’entend pas, sa voix est couverte par le brouhaha de la gare. Enfin, il lève les yeux, des yeux vides ou trop pleins d’horreurs. Un pâle sourire se dessine sur son visage en apercevant Lison. De joie, elle se jette à son cou :
Après une bise rapide, Lison voit Fernand s’éloigner pour retrouver sa femme. Elle est heureuse pour eux, elle imagine le retour d’Albert. Mais il est blessé. Pourquoi ne l’a-t-on pas prévenue ? Enfin, il est vivant, l’espoir renaît.
Pendant deux jours, elle s’applique à contacter l’administration militaire, impossible de savoir, ils sont débordés. Aussi décide-t-elle d’aller sur place. Dès le lendemain, elle prend un billet de train pour Sainte-Menehould, pas loin des combats si meurtriers. Le train est bondé, rempli de femmes qui elles aussi, comme Lison, recherchent un parent.
L’hôpital est facile à trouver, il suffit de suivre le flot ininterrompu qui traverse la ville. Les contrôles à l’entrée sont sévères, il y a tellement de demandes. La jeune femme qui l’accueille est gentille, elle comprend son désarroi. Mais la liste est longue et certains soldats ont perdu leur plaque :
Lison suit maintenant une toute jeune femme, encore adolescente, qui porte un brassard avec une croix rouge. De longs couloirs. Dans chaque salle, les lits contiennent des mourants plus que des hommes. On entend des gémissements. L’odeur du sang et de la sueur prend à la gorge, ça sent l’urine, Lison a un haut-le-cœur. Elle tremble, se rendant compte de ce que ces hommes ont vécu. Et si Albert était comme eux.
Passant dans une salle, Lison est effrayée, la jeune femme lui conseille :
Lison à la gorge serrée, et si… Sa jeune guide la sort de sa torpeur :
Elle ferait des cauchemars toutes les nuits, mais peut-être que cette jeune fille fait des cauchemars toutes les nuits.
Lison passe dans les allées, scrute les visages, se demande si elle va reconnaître son mari parmi ces corps sales, pas rasés, les yeux souvent exorbités, un bandage autour de la tête.
Soudain, elle s’arrête hypnotisée par le corps étendu sur le lit devant elle. Avec un bandeau sur les yeux, elle a du mal à le reconnaître, mais elle est certaine que c’est lui. Sans faire de bruit pour ne pas le réveiller, elle s’approche lentement. Une petite pancarte au pied du lit, c’est bien lui, c’est Albert. La gorge nouée, elle retient difficilement ses larmes.
La tête se tourne vers elle, vers le son de sa voix.
Un pâle sourire se dessine dans sa barbe en bataille, tandis qu’il hoche doucement la tête :
Des larmes semblent couler de dessous son pansement.
Lison se précipite, elle étreint ce corps meurtri, d’une maigreur à faire peur :
Une infirmière accourt :
Lison fait oui de la tête. Elle apprend qu’Albert a perdu l’usage de la vue, il restera aveugle toute sa vie. Sinon il n’a pas d’autres séquelles comme beaucoup d’autres. Il peut rentrer chez lui, il faudra seulement lui changer les pansements tous les deux jours.
Lison reste à son chevet toute la nuit, lui parle des enfants, de sa vie à Paris, de leur vie qui va reprendre. Lui ne dit rien, il n’y a pas de mots pour décrire ce qu’il a vécu ces derniers mois.
Le lendemain, elle le guide vers la gare pour rejoindre le train d’éclopés qui retourne sur Paris.
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Albert est fatigué, il ne se rend même pas compte que Lison a changé d’appartement. Ses enfants l’accueillent avec joie. Mais il est encore trop faible, il doit se reposer, il racontera demain.
Après l’avoir aidé à se laver, Lison le couche dans leur lit, et s’allonge à ses côtés. Elle lui parle du notaire de Charles-Henri. Il hoche la tête et lui serre la main pour lui faire comprendre qu’il a bien entendu.
Albert ne peut pas voir Lison quand elle se déshabille. C’est elle qui lui prend les mains, qui les pose sur ses seins, sur son ventre. Elle tremble, elle attend ce moment depuis si longtemps. Elle éteint la lumière pour être dans le noir, comme lui. Leurs corps se retrouvent… elle jouit très vite sous ses caresses, en se mordant les lèvres pour ne pas crier. Albert a du mal à bander. Lison ne désespère pas, elle le branle avec tendresse, il se crispe, transpire, mais difficile d’éjaculer. Il y a tellement pensé dans les tranchées, peut-être trop.
Elle est encore jeune. Après ces quatre années d’abstinence, elle a des envies, son corps à des besoins. Ces étreintes ne lui suffisent pas. Pourtant tous les soirs, elle s’applique à lui donner du plaisir, sans penser à son plaisir à elle.
Petit à petit, ils reprennent une vie de couple, une vie presque normale.
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De nombreux anciens combattants, ceux qui avaient fait la guerre de 70, sont d’autant plus effrayés du bilan de celle-ci. Ils pensent, ou plutôt ils espèrent que la folie des hommes a atteint son paroxysme, que la sagesse l’emportera sur la folie. Il n’y aura plus jamais de guerre, ce sera la dernière, la der des ders. Comme tout le monde, Lison et Albert y croient, un siècle de paix s’ouvre devant eux.
Albert a souvent des cauchemars, la nuit il se réveille, il tousse sans pouvoir s’arrêter ni se rendormir. Lison a du mal à le calmer.
Dans la journée, se croyant seul, parfois il pleure, prononçant des paroles incohérentes. Il parle de camarades qui se sont mutilés, il répète qu’il ne voulait pas, qu’il ne pouvait pas faire autrement, et des larmes coulent de ses yeux morts.
Par hasard, Lison découvre, dans le Petit Parisien, un article évoquant des déserteurs qui ont été fusillés dans les tranchées pour servir d’exemple, peu avant la fin de la guerre. Fusillé pour l’exemple, par des soldats français, l’horreur de l’horreur. Elle a peur de comprendre.
Bien entendu, la grande muette, qui mérite bien son nom, n’a jamais entendu parler de tels actes.
Albert se remet lentement, mais il ne peut plus travailler. Sa pension d’invalide ne suffit pas, Lison doit chercher à nouveau un travail. Les usines d’armement tournent maintenant au ralenti, on n’a plus besoin d’elle.
Les temps ont changé. Les hommes ont la mémoire courte, les postes dans les usines leur sont maintenant réservés. Ils ont oublié que pendant quatre ans, ce sont les femmes qui cultivaient les champs, les femmes qui faisaient tourner les usines et qui élevaient leurs enfants. La guerre est finie, chacun doit retrouver sa place.
Par une amie, ancienne couturière comme elle, Lison trouve un travail dans une coopérative ouvrière à Belleville. Là où Jean Jaurès prononçait des discours enflammés pour empêcher la guerre, avant qu’il ne se fasse assassiner. Une heure de trajet tous les jours ! Mais avec le métro, c’est pas trop fatigant.
Au mois de juillet suivant, la paix ramène le Tour de France cycliste. Le départ est donné à Argenteuil, pas trop loin de Paris. Lison y emmène Albert. Elle le tient par la main, le guide entre les stands. Il ne voit rien, mais il entend, il sent l’ambiance, cela lui suffit. Les yeux tournés vers le ciel, il affiche un sourire béat, comme un enfant le jour de Noël. Lison est heureuse, depuis son retour, c’est la première fois qu’elle le voit aussi insouciant.
Deux jours après, elle lui fait cadeau d’un petit poste TSF qu’elle pose sur le buffet entre le compotier et la photo de leur mariage. Tous les jours, elle retrouve Albert l’oreille collée au haut-parleur qui grésille, pour écouter les résultats du jour. Le soir, Lison préfère écouter un jeune chanteur, Maurice Chevalier, dont les chansons la font rêver.
Albert espère aller au parc des Princes pour l’arrivée du tour, mais Lison n’est pas rassurée, il y aura trop de monde. Albert suivra la course sur son poste qu’il n’arrête pas de régler, toujours à la recherche de nouvelles émissions radiophoniques. Il n’est pas trop déçu, les Français sont battus par un Belge, Philippe Thys, pour la troisième année consécutive.
Un dimanche, Henri arrive avec à son bras une charmante personne. La surprise est pour Albert. Comme toutes les mamans, Lison sait, le changement de son fils est clair, il est amoureux. Elle a préparé un petit repas et a sorti les belles assiettes, celles des grandes occasions. Albert sourit, il s’approche d’Éloïse que son fils vient de lui présenter, sa main lui caresse le cou, le visage, s’attarde dans ses cheveux. Éloïse est impressionnée, elle n’ose faire un seul geste. Albert se tourne vers son fils :
À table, Henri raconte, son travail, sa vie depuis qu’il a quitté la maison, et Éloïse, bien sûr. Albert écoute, un sourire aux lèvres, il se souvient de sa rencontre avec Lison. C’est lui, au dessert, qui fait rougir Éloïse en parlant mariage. Lison le rabroue gentiment, c’est un peu tôt, non ! Mais c’est dit. Éloïse veut leur présenter ses parents. Déjà, Henri propose une date. La journée se termine dans l’espoir d’une belle noce.
Henri avait appris à conduire quand il était au front, des camions. Une voiture c’est un peu pareil. Avec l’argent que lui a légué Charles-Henri, Lison achète une Torpédo Citroën, petit modèle qui lui convient bien et ne ruine pas ses finances.
En femme moderne, elle décide d’apprendre à conduire, rapidement elle obtient son certificat de capacité. Le dimanche, elle pourra emmener Albert à la campagne. Moment bucolique avec celui qu’elle aime par-dessus tout. Les guinguettes du bord de Marne lui rappellent sa jeunesse. Albert se laisse guider quand ils dansent enlacés, personne ne peut deviner son handicap. Il est heureux.
Pourtant, Albert souffre. Il ne dit rien pour ne pas inquiéter Lison. Il a du mal à respirer. Il se réveille toujours la nuit sans pouvoir se rendormir. Il a peur, peur de laisser Lison seule, mais il garde sa peur cachée au fond de lui.
Ce matin, Albert a du mal à respirer, Lison va chercher le médecin qui l’hospitalise en urgence. Très vite, elle comprend qu’il n’y a plus rien à faire, le gaz moutarde continue de lui ronger les poumons. Lison reste auprès de lui, elle le tient par la main, lui parle des enfants, de son travail, des chemins de fer, parfois elle devine un pâle sourire sur ses lèvres.
Cet après-midi, elle s’est assoupie, sa tête contre la sienne, le tenant par la main. Quand elle se réveille, elle sent que sa main ne la serre plus. Son sixième sens, elle a compris, elle ne peut empêcher des larmes de couler. L’infirmière le lui confirme, Albert est mort en lui tenant la main. Il a l’air apaisé, ses traits sont détendus, il a fini de souffrir.
Quand, pour la consoler, la famille dit à Lison « c’est mieux comme ça, il souffrait trop », Lison sait qu’elle est égoïste en pensant « non, non, c’est faux ! Il n’est pas mieux là où il est », même s’il souffrait, il était vivant, vivant pour elle.
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Son fils organise les obsèques, Albert sera enterré au cimetière de Montmartre.
Son camarade Fernand est là, il pleure son ami. Après la cérémonie, Lison l’invite dans le petit café en face du cimetière, avec la famille :
En la quittant, ils se regardent sans trop savoir quoi faire. Ils partagent la même émotion, la même peine. Instinctivement, elle refuse la main tendue et embrasse Fernand sur les deux joues.
Lison est troublée, depuis le temps qu’un homme ne l’a pas prise dans ses bras. Ils se sourient, Fernand est timide, réservé, il semble heureux avec Lison, mais ce n’est pas lui qui ferait le premier pas.
Elle sent que s’il s’en va, elle ne le reverra jamais. Sa décision est prise. Pour ne pas le laisser partir, elle l’invite à dîner un soir. Il n’accepte pas, bien sûr, elle doit insister.
Quelques jours plus tard, il arrive chez elle un gros bouquet de fleurs à la main. Lison a été ravie de préparer un petit repas, comme avant. Ils parlent d’Albert, des jours heureux, mais surtout de la guerre qui les a détruits tous les deux.
Le dîner rapidement avalé, Fernand fait mine de partir :
Lison lui prend les mains, et le regarde tendrement dans les yeux :
Fernand a-t-il bien entendu ? Il semble hagard, il est comme pétrifié. Lison se penche, pose ses lèvres sur les siennes. Elle aimerait un baiser, un vrai, mais elle ne veut pas le brusquer. Elle répète, presque suppliante :
Sans un mot, Fernand la prend dans ses bras, dépose délicatement un baiser dans son cou, et la serre tendrement contre lui.
Lison ferme les yeux. Elle est heureuse. Sans s’en rendre compte, elle sourit. Cela fait tellement d’années qu’elle n’a pas souri.