n° 21518 | Fiche technique | 31613 caractères | 31613 5456 Temps de lecture estimé : 22 mn |
07/02/23 |
Résumé: Le piège de la folie, le goût du défi, l’ivresse de la solitude. | ||||
Critères: #journal #exercice #drame #nonérotique #historique #aventure #confession #personnages | ||||
Auteur : L'artiste (L’artiste) Envoi mini-message |
Concours : Mythomane |
Le journal rédigé ici est totalement fictif, bien qu’inspiré du périple – bien réel, lui – de Donald Crowhurst.
En effet, je me suis évadé et ai remonté le temps de 54 ans pour parcourir quelques milles1 à bord du Teignmouth-Electron. Installez-vous confortablement, ouvrez Google Earth, et laissez-vous maintenant guider en entrant au fur et à mesure de votre avancée les coordonnées géographiques mentionnées en introduction de chaque étape développée.
Ça y est ? Parés à affronter les océans ? Mesdames, messieurs, je vous souhaite une agréable immersion.
En 1966, le marin Francis Chichester partit d’Angleterre pour rallier l’Australie, et revint le 28 mai 1967 après avoir franchi les cinq caps mythiques à la barre de son Gipsy Moth IV de 16 m. Il lui fallut 226 jours, 274 en comptant son étape à Sydney, établissant le record du tour du monde le plus rapide à bord d’un voilier de moins de vingt mètres.
Cet aventurier suscita alors un énorme intérêt et fit la couverture du journal The Sunday Times. Il fut fait chevalier par la reine Elizabeth II et devint également une source d’inspiration pour de nombreux navigateurs désireux de prendre son sillage.
Un dernier défi restait malgré tout encore à relever : réaliser cet exploit, toujours en solitaire, mais surtout sans escale. En mars 1968, la Sunday Times Golden Globe Race était annoncée et, afin de convaincre les plus hésitants, offrait un prix de 5 000 livres Sterling à celui qui effectuerait le meilleur chrono pour avaler les 30 000 milles nautiques à parcourir. Neuf marins à la pratique et aux vécus bien différents larguèrent du coup tour à tour les amarres de leur voilier.
Donald était l’un d’eux et voyait là un moyen de promouvoir ses propres innovations en matière de navigation. Il s’élança à bord d’un trimaran Piver de 42 pieds. Ce type de navire comportait des avantages, une surface mouillée réduite et donc une vitesse accrue par rapport à celle des monocoques, mais aussi quelques inconvénients. Eh oui, contrairement aux bateaux plus classiques, le sien remontait moins bien au près2, et surtout, ne se redressait pas en cas de chavirage. Qu’à cela ne tienne, les allures portantes3 lors de ce tour du monde seraient la norme… De plus, Donald avait conçu une bouée bourrée d’électronique à placer en haut du mât, programmée pour déclencher le remplissage ou la purge des Ballasts situés dans les flotteurs, elle créerait selon lui le contrepoids nécessaire pour éviter à son voilier de se retourner.
Son bateau lui fut livré quelques semaines avant le départ. Certes, un délai un peu court pour le prendre en main, jauger ses réactions, sa fiabilité et son comportement, mais Donald s’élança malgré tout de Teignmouth (Devon) le 31 octobre 1968, pour la grande boucle. Il était de loin le moins expérimenté des neuf concurrents, mais sans conteste le plus médiatisé, la BBC lui ayant d’ailleurs confié une caméra et un magnétophone pour lui permettre de raconter son périple.
Je suis le dernier à m’élancer, la météo est plutôt clémente en ce doux après-midi d’automne et me voilà enfin parti. Je prends la direction des Açores avec l’espoir que tout se passera bien. En effet, je suis loin d’être rassuré : le projet est beau, mais je ne suis pas dupe, ni mon bateau ni moi ne sommes prêts. Je n’ai pourtant pas le choix… je dois boucler ce tour du monde si je ne souhaite pas tout perdre, c’est dans le contrat, je me suis engagé auprès de mon sponsor et ai hypothéqué mes biens pour financer ce projet.
Une bonne brise me pousse, la mer est belle. Le silence, hormis le clapotis des vagues à mes étraves, m’apaise. Je crois que je ne me lasserai jamais du spectacle que m’offre l’horizon sur 360°, quant à mon premier lever de soleil, il est juste bluffant, magnifique ! Mes moyennes sont correctes, je trace ma route à cinq nœuds4, j’en espérais six, minimum, mais ce n’est pas si mal, après avoir chargé vivres et eau potable pour presque dix mois de navigation, mon bateau est lourd, alors… !
Le baromètre ne cesse de chuter, une dépression arrive. Un surplus de vent me permettra de gagner un peu en vitesse, mais surtout, ce premier coup de mer me rassurera peut-être concernant la fiabilité de mon navire et de son équipement avant de parcourir les 30 000 milles qui m’attendent.
Le soleil se couche sur mon tribord. Même si la côte n’est plus en vue depuis une vingtaine d’heures, l’île d’Ouessant devrait apparaître au sud d’ici peu… Elle sera mon dernier lien avec la terre que je ne reverrai plus de sitôt. Le ciel rouge sang strié par une multitude de cirrus se reflète à la surface scintillante d’un océan presque d’huile, car le vent est tombé… Le calme avant la tempête, disent les marins ! Étrange sensation de plénitude que me procure cette nature paraissant si tranquille alors que d’ici quelques heures, elle se déchaînera sûrement. La nuit risque d’être agitée, à moins que ce ne soit pour demain.
Le pilote automatique fera l’affaire pour me permettre de dormir un peu et prendre des forces avant le gros temps approchant. Je l’attends impatiemment, le stress monte pourtant, je n’ai encore jamais réellement rencontré de tempête à bord de ce bateau…
Malade, je suis malade… je ne pensais pas être à ce point sujet au mal de mer, ça promet ! J’espère qu’il s’agit juste et seulement du temps pour m’amariner, car je ne tiendrai pas six mois ainsi. La tempête se calme légèrement et j’ai repris quelques couleurs, j’en profite donc pour rédiger mon journal de bord. Les dernières heures passées ont été éprouvantes, l’anémomètre m’a annoncé des rafales à 53 nœuds d’ouest et l’océan, démonté, n’a ménagé ni le bateau ni mes nerfs. Quitte à ce que le vent souffle, autant qu’il me pousse… j’aurais préféré l’avoir dans le dos !
Je me trouve désormais au large du Portugal. Ce premier vrai test a été riche d’enseignements et s’est déroulé sans trop d’encombres… Ça, c’est en fait la version optimiste communiquée par radio au staff, car mon système de ballasts ne semble plus fonctionner, et pire, il crée une voie d’eau… Une centaine de litres à écoper par 24 heures, le moral est donc au plus bas.
Madère dans le sud de mon compas à quelques milles. Je n’ai toujours pas réussi à colmater la voie d’eau… Le problème vient des valves censées remplir le réservoir de ma coque tribord afin de faire contrepoids et prévenir tout risque de chavirage. La fibre de la structure a dû se fissurer sur ce point sensible au large des Landes dans le coup de vent. Il me faudrait stratifier, mais je n’ai pas les matériaux nécessaires, alors j’écope, toutes les deux heures… Une petite dépression a suffi à me mettre à genoux, qu’en sera-t-il dans l’Antarctique ? Heureusement, mes problèmes de mal de mer, eux, semblent derrière moi.
Mon bateau prend l’eau, je suis crevé et le retard sur mon estimation de départ s’accentue… Pas question d’être la risée de tous, je communique donc régulièrement des coordonnées légèrement valorisées par radio… Oh, pas grand-chose, juste quarante ou cinquante milles selon les jours, mais l’écart avec ma position réelle se creuse de plus en plus. Pourvu que les alizés me soient favorables, ils pourraient être un atout pour mon trimaran, au largue5, toutes voiles dehors.
Ma femme, Care, et mes quatre enfants me manquent. Je n’ai pas le droit de les décevoir et ne peux que réussir, je DOIS réussir…
Cap sur le Cap-Vert. Le spi peine à propulser mon bateau, trop lourd, à plus de 4 nœuds de moyenne. En effet, comme un problème n’arrive jamais seul, les capteurs censés déclencher le remplissage ou la purge des ballasts ont à leur tour connu une défaillance. Il m’a fallu débrancher le système… Malheureusement, le temps que je m’en aperçoive le mal était fait, et me voilà avec presque une tonne d’eau supplémentaire qu’il m’est impossible de vider. J’ai maintenant plus de 600 milles de retard par rapport à la position que je viens de communiquer, mon sponsor est ravi, tout le monde me félicite et l’on ne parle plus que de moi dans la presse, paraît-il. Mais où sont donc ces satanés alizés ? Je ne devrais pourtant plus tarder à les toucher.
Éveillé, je songe à mes enfants, à leurs caprices à table lorsque c’est le jour de la soupe, aux jeux dans le jardin, aux cris, aux pleurs, aux rires, et dans mon sommeil, c’est ma femme qui nourrit d’érotisme mes rêves. Ces pensées m’accompagnent sans cesse… Ma famille, c’est pour eux que je suis là, ils seront fiers de moi, je les aime, ils me manquent de plus en plus.
Le Cap-Vert est à quelques encablures. J’ai essuyé plusieurs grains durant la nuit, pas mal de pluie et des rafales atteignant les 40 nœuds… Une broutille en comparaison de ce qui m’attendra dans les mers du Sud. La prise d’eau semble stable, tant mieux, y’en a marre d’écoper ! Faire escale à Ribeira Grande serait une option qui me permettrait de réparer, mais me disqualifierait par la même occasion… Hors de question ! Et pourtant, comment me sortir de ce bourbier ? La différence entre ma véritable position et celle que j’annonce régulièrement s’accroît de plus en plus, je ne pourrais jamais plus combler mon retard, il faut être réaliste. Et quand bien même… mon bateau ne résistera jamais en l’état aux quarantièmes rugissants.
Maintenant, c’est la pétole6 et le soleil tape dur. J’en profite pour faire sécher quelques affaires et, à poil, me lécher les pattes comme le ferait un chat de gouttière après l’orage… J’suis trempé jusqu’aux os ! Les Beatles rythment mon quotidien depuis quelques jours, Yellow Submarine résonne actuellement dans le cockpit… Pourvu que ce ne soit pas de mauvais augure, demain, je passerai à du Dylan.
Me voici au Cap-Vert et trois choix cruciaux s’offrent à moi : je pourrais accoster à Ribeira Grande et abandonner… Afin de justifier ma position, je n’aurais qu’à déclarer avoir opéré un demi-tour pour réparer mes avaries, et courber l’échine. Comment pourrais-je, après, me regarder encore dans le miroir ? Et mes enfants, ma femme, notre famille criblée de dettes, qu’adviendrait-il de nous ? Autrement, je pourrais poursuivre et mettre le cap sur Bonne Espérance, mais je n’atteindrai jamais le Pacifique, l’océan Indien aura raison de mon bateau et de moi bien avant.
Non, il me faut gagner du temps… Il y a sûrement une solution. Direction le Brésil ! En Amérique latine, la Sunday Times Golden Globe Race est beaucoup moins médiatisée, je pourrais alors accoster incognito et, au moins, réparer mes avaries.
La terre disparaît désormais dans mon sillage, tel un mirage. Je m’éloigne de cette oasis protectrice avec la boule au ventre, mais ai-je vraiment le choix ? Aujourd’hui, c’est Blowin’ in the Wind qui m’accompagne et m’incite à méditer… Combien de milles doit parcourir un marin avant qu’il ne perde la tête ? Je n’en sais rien, la réponse m’est pourtant soufflée par le vent.
Dix jours depuis le Cap-Vert. D’épais nuages noirs me surplombant confirment que je m’approche de l’équateur. Pour le moment, c’est le calme plat, pas une onde ne ride la mer alors qu’il y a à peine cinq minutes une bourrasque de 30 nœuds venait déchirer mon foc7 sur toute sa bordure, et je ne serais pas étonné que des trombes d’eau me tombent dessus d’ici peu. Le « pot au noir » n’a pas usurpé sa réputation, question conditions météo, c’est du grand n’importe quoi, le vent arrive par rafales, certes éphémères, mais pour le moins pénibles, des quatre points cardinaux. Je n’ai certainement pas choisi très judicieusement le bon angle pour aborder cette zone de convergence intertropicale et risque d’y rester coincé quelques jours.
Qu’à cela ne tienne, je vais tous les bananer, ces abrutis ! Être accueilli en héros en devenant le marin le plus rapide à la voile autour de la planète… Pourquoi ? Le vent m’a soufflé que rien n’avait vraiment d’importance. Ils n’auront pas ma peau si facilement, ils veulent du sensationnel, je vais leur en donner… L’homme n’est pas tant en quête d’aventure, il a juste besoin de rêves pour s’évader.
C’est étrange, depuis que mes objectifs ont changé, la solitude semble moins me peser. Je ne cours plus après une moyenne finalement utopique et profite du silence pour me ressourcer. Je bouquine beaucoup et ai entamé La Théorie de la relativité, d’Einstein… Rassurant, je ne sais pas, en tout cas passionnant ! J’écoute aussi de la musique en chantant à tue-tête, puis – grand luxe – je dors quand je veux sans avoir à mettre de réveil. Hier, à la même heure, je hurlais à la lune à pleins poumons, mais ce soir, il n’y en a pas, le ciel est bien trop couvert.
Et voilà, J’ai changé d’hémisphère et longe désormais la côte brésilienne, m'en maintenant à une centaine de milles depuis quelques jours. Le vent est tombé et une douce brise devrait se lever d’ici une heure ou deux. La mer est pour le moment d’huile, le soleil s’est couché depuis plusieurs minutes, mais continue de diffuser une légère lumière… J’adore l’ambiance que l’addition de ces conditions crée, l’horizon se confond alors à la surface, me donnant l’impression d’être dans une bulle.
La météo, clémente durant la traversée, m’a mené à destination… J’ai pourtant dû passer les 48 dernières heures allongé sur le pont, à méditer, en cuisant la journée et en observant le ciel la nuit. C’est fou comme en plein océan, les étoiles semblent plus nombreuses que depuis la terre ! J’ai bien tenté de les compter en imaginant toutes les planètes que ces astres pourraient bien receler, en vain. Le panorama par temps clair et sans aucune pollution visuelle est juste magnifique, quant à la Voie lactée, elle est d’ici aveuglante. Observer la voûte céleste ainsi durant de longues heures me donne le tournis, une sensation de flottement, d’apesanteur. Je me sens alors tout petit, minuscule devant un tel spectacle… Non, en fait, je le suis.
J’ai la peau tannée et ai dû perdre quelques kilos depuis le départ, moi qui n’étais déjà pas bien épais, je dois maintenant être méconnaissable, je suis pourtant en pleine forme !
Je viens d’affaler toutes les voiles et ai débranché mon pilote automatique. Je compte dériver ainsi quelque temps afin de voir où le courant me mènera, vivre au rythme de la nature me fera le plus grand bien. J’ai besoin d’oublier la course, la vitesse de mon bateau et le cap auxquels je navigue, les réglages, ma position. Je veux juste profiter un peu et sans stress des éléments… loin de tout, et seul au monde.
Noël dans l’hémisphère sud. Le cap Horn n’est plus si loin, mais tout est relatif. Plus grand-chose ne fonctionne à mon bord, le pilote automatique a à son tour déclaré forfait, je ne l’utilisais de toute manière plus énormément.
Je pense jeter l’ancre sur la côte sauvage argentine pour réparer mes voies d’eau. Je tenterai d’être discret… Pas vu : pas pris ! J’y attendrai au calme une fenêtre météo clémente pour côtoyer les cinquantièmes hurlants au cap du bout du monde. J’aimerais le photographier afin d’accréditer la véracité de mon voyage.
Au moment où j’écris ces lignes, trois astronautes entament une révolution autour de la Lune à bord d’Apollo 8, paraît-il. Mais dans quel but ? L’issue restera de toute façon inchangée…
Une soirée particulière, je l’ai passée à m’époumoner sur des chants de Noël. J’ai cuit du riz, ai fait griller un bar pêché dans l’après-midi, ai ouvert une conserve de marrons embarquée dans cette optique, et picole mon unique bouteille de champagne… J’aurais dû en charger bien plus, ce n’est pas mauvais comme boisson ! J’ai hésité à la déboucher, la nouvelle année approche aussi, mais mes enfants me manquent et j’ai le cafard, alors…
Y en avait marre de relayer sans cesse mes positions, j’ai cessé d’émettre depuis quelques semaines et n’aurai qu’à prétexter une panne de générateur pour justifier mon silence radio.
Et voilà le cap Horn ! Brrrr, ça caille, le thermomètre n’affiche pas plus de 6°, it’s raining cats and dogs8 et une bonne brise me transit. Les vagues sont impressionnantes. Faut-il être fou pour s’aventurer par ici ? Mais mon album photo n’en sera que plus crédible.
Je comprends que l’on puisse être enivré par le grand large… Tant qu’à être là, je vais en profiter pour garder les quarantièmes rugissants afin de rallier l’île de Tristan da Cunha avant de prendre la route du retour, ce serait dommage de ne pas filmer ces mythiques déferlantes que si peu ont eu l’occasion d’affronter. Mon bateau y résistera-t-il ? Quelle importance, hors de question de rentrer sans avoir au moins vécu ça !
Un tourmentin9, trois ris10 dans la grand-voile, je reste pourtant surtoilé. 7 nœuds, je n’en reviens pas, je ne pensais pas réaliser une telle moyenne… Il ne marche finalement pas si mal, mon bateau ! Tout est gigantesque et si puissant ici. Pas âme qui vive, la nature est la plus forte… Quelle ineptie que de prétendre un jour la dompter !
Le vent était déjà soutenu au cap Horn, mais là, je suis dans un grand huit de tous les diables, la mer est démontée et mon anémomètre enregistre des rafales à plus de 55 nœuds. La déferlante qui me pousse actuellement mesure bien vingt mètres et casse à mon tableau arrière comme si elle souhaitait m’attraper, me happer. Plus mon trimaran surfe, plus la barre est sensible. Un écart de dix degrés me mettrait irrémédiablement au tapis, au lof11 ou à l’abattée12, l’un comme l’autre me serait de toute façon fatal. Je n’ai pas droit à l’erreur et dois reconnaître que le pilote automatique fait des merveilles… Pourvu qu’il ne me lâche plus !
À chaque surf, l’eau fendue par mes étraves projette un nuage d’embruns salés qui me cingle le visage, mon ciré est détrempé, je suis gelé. Hier, fasciné par la puissance de la tempête, je me suis attaché, debout, au pied du mât, et croyant mes dernières heures arrivées, j’ai attendu, résigné, en hurlant dès qu’une vague me poussait. Le spectacle était magnifique. Le déchaînement des éléments était juste splendide, la nature se rebellait et démontrait que tout être était ici indésirable. Elle me le fait clairement comprendre aujourd’hui encore, peu importe, je veux bien mourir après avoir vécu ça.
Il est temps de rentrer… Si l’océan m’épargne dans ces latitudes hostiles, mon double me rattrapera d’ici quelques mois. Plus je remonterai au nord et plus le vent faiblira, je devrais donc dès demain retrouver des conditions bien plus clémentes. Mon bateau tiendra-t-il jusque-là ? Ce n’est pas gagné, mais quoi qu’il advienne, je suis prêt.
Le calme est revenu, j’en regrette presque les quarantièmes rugissants devant lesquels on ne peut que rester humble. Jamais je ne m’étais senti si vivant ! Si la peur m’a rongé lors des premiers milles, elle a vite disparu pour laisser place à un profond respect et beaucoup d’admiration… Je les ai du coup parcourus avec finalement énormément d’abnégation.
Ce bref passage dans l’océan Austral laissera en moi une empreinte indélébile, je suis maintenant bien différent et m’interroge concernant mon existence… concernant « nos » existences. Depuis notre naissance, nous avons soif d’explorations, de découvertes, et ne cessons de souhaiter voir ce qui nous attend ailleurs, du berceau au jardin, du quartier au continent, d’un océan à l’autre, et même depuis peu de la terre à la Lune. Nous repoussons sans cesse les frontières… Mais pour aller où ? Et surtout dans quel but ?
« Plus j’apprends, plus je réalise que je ne sais pas13 » , si cette citation me laissait assez dubitatif il y a encore quelques mois, elle prend aujourd’hui tout son sens. L’espèce humaine est condamnée à être frustrée, plus on s’éloigne et plus on s’aperçoit que ce n’est en fait que le début, que le chemin est sans fin, et tout nous ramène à notre petitesse. Nous ne sommes que des pucerons entassés sur une feuille de vigne, des microbes ayant pour seul univers quelques millimètres carrés.
Mon quotidien actuel est bien moins enivrant. Quoique, une brume à couper au couteau vient de tomber, créant une ambiance assez surréaliste et donnant une drôle d’impression de fin du monde, quant à mes voiles, elles semblent se figer en apesanteur par l’absence de la moindre risée… J’en ai du coup profité pour ressortir toutes les cartes marines et m’efforce maintenant de rédiger de façon cohérente mon vrai-faux journal de bord. Tout doit concorder pour que la supercherie ne risque pas d’être détectée, je pointe donc mes positions hypothétiques que j’agrémente d’observations et de notes concernant mon moral supposé, mes états d’âme. J’invente parfois des avaries et relate des difficultés rencontrées pour justifier des baisses de moyennes qui accréditeront plus encore mes élucubrations… J’ai finalement l’impression d’écrire un roman tant tout me force à me projeter dans mon imaginaire pour retranscrire mon tour du monde fantasmé.
Poséidon m’a offert un beau cadeau durant la nuit, un banc d’exocets a croisé ma route et quelques-uns d’entre eux se sont échoués à mon bord. Une fois ces poissons vidés, leur chair est délicieuse, Piou en raffole en tout cas. Les dieux m’accompagnent, depuis six mois j’erre à la dérive, me laissant guider par vents et marées… la mer, non seulement me nourrit, mais surtout elle ne m’a pas avalé. Piou, c’est ma mouette. Elle s’est réfugiée et se repose sur l’îlot salvateur que lui accorde mon embarcation… Que serait-elle devenue ainsi perdue au beau milieu de l’océan ? Quelle force l’a-t-elle menée jusqu’à moi ? Si loin de tout abri, elle serait certainement morte d’épuisement si elle ne m’avait pas trouvé. Elle m’accompagne donc depuis quinze jours et, malgré l’acharnement de tous, nous sommes vivants.
Quel pied de nez ! Je viens de déclarer avoir couvert 243 milles en vingt-quatre heures en abordant enfin le cap Horn… Une moyenne de 10 nœuds pour mon trimaran, ils ne doivent pas en revenir, ces vautours ! 243 milles en vingt-quatre heures à la voile, un record, il n’est pas encore né celui qui parviendra à l’égaler avec un bateau de douze mètres. Quant à mon double, dès qu’il m’aura rattrapé dans l’Atlantique, je pourrai reprendre sa place et rentrer en triomphant.
Piou ricane et réclame à manger. On se comprend tous les deux, on est sur la même longueur d’onde, sur le même canal. Il m’arrive de sautiller sur le pont, je bats alors des bras, comme pour m’envoler, en hurlant Piou-piou, Piou-piou, Piou-piou… Il me regarde avec bienveillance et crie avec moi. Son rire semble moqueur, je crois plutôt qu’il compatit à mon malheur, je ne décollerai jamais. Les mouettes perdues au beau milieu de l’océan sont, paraît-il, l’âme des marins qui ont péri en mer.
J’ai erré un moment, presque trois mois, afin de permettre à mon fantôme de me rattraper… Il serait quand même mal venu d’arriver avant lui, et surtout difficilement justifiable. Trois mois de solitude à attendre en me laissant bercer par l’équateur, quatre-vingt-dix jours à lire, à écouter de la musique, à me baigner de temps en temps lorsque le vent l’autorisait, et surtout, à cogiter… Oui, j’ai énormément pensé à ma famille, en pleurant parfois à chaudes larmes de façon incontrôlable… Qu’est-ce que je ne donnerai pas pour les prendre à nouveau dans mes bras ! J’ai aussi beaucoup médité et me suis pas mal projeté, retrouver enfin ma femme et mes enfants me comblerait de joie, mais un doute ne me quitte plus : mon retour leur serait-il bénéfique ? J’ai enfreint les règles, réussirais-je à garder longtemps ce secret ? Et puis la mer m’a changé… Comment assumer les pressions qui m’attendent après tant de jours à vivre seul, à mon rythme, comme je l’entendais et sans masque à porter ? Je me suis déchargé de ce lourd fardeau en le reléguant à mon double depuis plus de six mois… Serais-je capable de l’endosser à nouveau ?
Une brève communication avec la terre m’a appris que cinq de mes concurrents ont été contraints d’abandonner en raison d’avaries dans le grand Sud. L’un d’eux a fait naufrage sur le retour, dans l’Atlantique, et a heureusement été secouru, il est sain et sauf. Bernard Moitessier, quant à lui, n’aurait pas franchi la ligne d’arrivée et poursuivrait sa route, renonçant par la même occasion à toute chance de remporter la course… Qu’a-t-il pu lui passer par la tête, serait-il devenu fou ? Peut-être en a-t-il tout simplement conclu la même chose que moi : nous ne serons jamais libres à terre et tout effort pour exister ne pourra qu’être vain.
Mon double me rattrapera donc demain, et dans quatre semaines je serai au port. Sur mes huit concurrents, seul Robin Knox a bouclé son tour, en 312 jours, s’il vous plaît ! Je suis foutu. Je ne peux pas me permettre d’être le plus rapide si je ne veux pas que mon journal de bord, le falsifié, bien sûr, soit trop épluché et que ma tricherie soit finalement révélée. J’arriverai avec au compteur un bon mois de moins que lui… Quel idiot ! Pourquoi ai-je à ce point exagéré mes moyennes ?
Piou m’a quitté la semaine dernière, ce n’est pas la première fois, mais son absence ne m’a jamais paru aussi longue. Peut-être reviendra-t-il ? Il me manque, on rigolait bien tous les deux. Quelques dauphins jouent en ce moment avec mes étraves et semblent m’orienter vers le port. J’ai survécu à la solitude, aux grains, aux orages et aux tempêtes, seul contre tous, j’ai survécu.
Je viens de parler à ma femme. Elle est tellement fière, m’a-t-elle confié en pleurs, et m’attend avec impatience, tout comme soi-disant les médias… Les médias… Tout le monde m’accueillera en héros et avec enthousiasme, je n’en espérais pas tant… No comment !
Piou n’est toujours pas revenu, j’aurais pourtant aimé profiter de sa compagnie, avant de…
J’ai passé une nuit magnifique, blanche et à la belle étoile. Que sommes-nous vraiment ? Une enveloppe charnelle, certes. Un micron de poussière perdu dans toute cette immensité, assurément… mais il ne peut y avoir que ça. Mon âme et mon esprit se sentent désormais prisonniers de ce corps qui, lui-même, est esclave de notre société.
J’ai vécu huit mois à poil avec pour seules contraintes de sauver les apparences et de rentrer dans les cases pour pouvoir exister aux yeux de tous… Quelle connerie ! Il est temps que je me libère, que je brise les chaînes que nous portons tous dès notre venue au monde. Il y a quelque chose de parallèle entre prendre la mer pour de longues semaines et le voyage plus général du berceau à la tombe. La mort n’est-elle pas en fait une rédemption, la délivrance de l’esprit, et donc un recommencement, le début du périple ?
Oui, que sommes-nous hormis des êtres insignifiants égarés au fin fond du cosmos ? Nous nous démenons tous pour survivre et donner du sens à nos existences… un but bien utopique et falsifié. L’empreinte de l’Homme défait plus qu’elle ne crée, détruit plus qu’elle ne construit. Notre présence sur terre n’est nullement nécessaire, l’univers se moque de nous, nous ne sommes en fin de compte ni plus ni moins que des parasites.
C’est fini, c’est fini… C’est un beau jeu… Mais je n’ai plus besoin de le terminer…14
Le 2 juillet 1969, le décès du navigateur était annoncé. Le Monde écrivait :
Ce n’est pas devant le Cap-Horn qu’a disparu Donald Crowhurst, mais par beau temps, dans l’Atlantique, à 2 000 milles du but.
Le trimaran de Donald Crowhurst fut finalement retrouvé par hasard le 10 juillet 1969 par un navire postal britannique, à 600 milles à l’ouest des Açores, plus de sept mois après avoir pris la mer, avec la voile d’artimon15 battant au vent et une mouette perchée au bastingage. L’océan ne rendit jamais le corps du marin, mais le Teignmouth-Electron et les journaux de bord livrèrent tous les détails de l’imposture, les fausses et les vraies coordonnées géographiques, l’escale argentine, et les signaux d’une longue agonie mentale, d’un esprit qui chavire…
L’homme a toujours cherché à s’évader, à explorer et à être reconnu, Donald a péri en mer seulement trois semaines avant que Neil Armstrong ne pose le pied sur la Lune. Aller continuellement plus loin nous permet de nous sentir vivants, tout en relativisant notre insignifiance face à l’immensité de l’univers et à toutes ses forces qui nous dépassent, monter sans cesse plus haut nous donne l’illusion de mieux comprendre les raisons de nos existences, et pointer du doigt les astres nous fait oublier que notre passage s’avère bien éphémère ici-bas, créant l’espoir que quelque chose d’autre nous attend. Peut-être ne s’agit-il que de leurres censés nous rassurer ? Certains, happés par cette spirale vertigineuse, en perdent la tête.
Il me plaît à penser que la mouette perchée au bastingage du Teignmouth-Electron lors de sa découverte pourrait être Piou. Ou peut-être était-elle en fait l’âme de Donald, et de sa liberté retrouvée ? La réponse me sera peut-être soufflée par le vent…
1 Le mille nautique équivaut à 1 852 mètres. À ne pas confondre avec le mille terrestre, qui, lui, mesure 1 608 mètres.
2 L’on dit d’un voilier qu’il navigue au près lorsqu’il remonte au plus près du vent.
3 L’on parle d’allures portantes lorsqu’un voilier navigue entre le vent arrière et le vent de travers.
4 Le nœud est une unité de mesure de la vitesse utilisée en navigation maritime et aérienne. Un nœud est égal à un mille marin par heure. (Nœud [unité] – Wikipédia)
5 Le largue est une allure portante, le vent poussant le voilier sur son quart arrière.
6 Absence de vent pour les marins.
7 Le foc désigne une voile d’avant de forme triangulaire d’un voilier.
8 Il pleut des seaux d’eau.
9 Petit foc très résistant employé par gros temps et vent violent.
10 Partie d’une voile destinée à être serrée sur une vergue ou une bôme au moyen de garcettes, pour pouvoir être soustraite à l’action du vent. (Définitions : ris – Dictionnaire de français Larousse)
11 Un voilier a une tendance naturelle, lorsque sa vitesse augmente, à partir « au lof » ou « à l’auloffée », c’est-à-dire de remonter vers le vent.
12 L’on parle de départ à l’abattée lorsqu’une vague déséquilibre le navire et le fait passer au-delà du vent arrière. Cela se produit généralement par vent fort à des allures proches du vent arrière.
13 Une citation d’Albert Einstein.
14 Traduction de la dernière phrase issue du réel journal de bord de Donald Crowhurst : It’s over, it’s over… It’s a beautiful game… But I don’t need to finish it anymore…
15 La voile portée sur le mât d’artimon (Le plus petit, situé à l’arrière) d’un voilier en possédant deux ou plus.