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Temps de lecture estimé : 36 mn
15/02/23
Résumé:  Toute ma vie,j’ai recherché l’île perdue de Juan de Lisboa. J’ai enfin trouvé de vieux manuscrits m’indiquant enfin les coordonnées exactes. Avec Dorothée, nous partons à l’aventure !
Critères:  #fantastique #sorcellerie hagé couleurs collègues plage amour revede
Auteur : Samir Erwan            Envoi mini-message

Concours : Mythomane
Dorothée ou les dérives de l'aventure

« Je suis amant, et ne suis point auteur.» Évariste de Parny




1


Il faut toujours qu’il y ait une femme, non ?


Selon les appétences de genre, ou les préférences sexuelles des personnes, pas nécessairement. Pour que l’érotisme émerge, il doit y avoir du désir, de l’envie, de l’attirance, de « l’aimance », un attrait sexuel, une excitation émotionnelle ou sensuelle, mentale, physique, qui touche tous les sens. On n’évoque pas obligatoirement l’amour, il s’agit de pulsion. Et comme je suis un homme blanc hétéronormé, j’affirme dans ce cas particulier : il faut toujours qu’il y ait une femme. Ici, elle s’appelle Dorothée.


Elle se présente donc devant moi en marchant rapidement entre les tables du restaurant « La paillote », rondavelle sur le bord de mer. Elle a un sac tressé en vacoa à l’épaule, de longs cheveux bouclés reflétant cent feux sombres, un débardeur à fines bretelles noires et une jupe à fleurs. Assis à l’ombre d’un large parasol carré, je sais que c’est elle avec qui j’ai rendez-vous : elle est remarquable ! J’ai les pieds dans le sable, du sable entre les orteils, mes claquettes sont abandonnées sous la table du restaurant. Les vagues de l’océan Indien grondent et le soleil célèbre l’été austral. Des clients occupent quelques tables adjacentes, la plupart sont jeunes, torse nu pour les hommes, en bikini ou en paréo pour les femmes. Des couples se bécotent devant la plage remplie par les touristes, face à une mer vide de nageurs. On m’a dit qu’on ne pouvait pas se baigner, trop de requins.


Quand Dorothée lève le regard en contournant une nouvelle table d’un pas pressé, je lève la main à tout hasard pour la saluer. Elle me remarque et sourit d’un sourire enthousiaste. Rapidement, elle pose son sac sur le dossier de la chaise et s’excuse de son retard en s’asseyant et en repoussant ses cheveux dans son dos d’un geste d’une fille du Sud. Elle prononce mon nom et j’acquiesce d’un hochement de tête.



Dorothée est une cafrine. Il n’y a pas de préjugés ici lorsque j’utilise ce mot. Moi je suis un Zoreil, avec mon crâne blanc presque chauve et mes oreilles décollées. Les descendants du Pakistan, on les nomme les Zarabs. Les Indiens, venants de la côte malabaraise, les Malbars. Les Asiatiques, qu’ils soient Vietnamiens, Thaïlandais ou Chinois, on les appelle les Chinois. Et les Noirs, ce sont des Cafres. Donc, une belle jeune femme créole, brune de peau, aux grands yeux de velours plus noirs que sa chair – comme formulerait Baudelaire – aux douces lèvres roses et aux seins qu’on devine fermes sous ce mince débardeur échancré, Dorothée est une cafrine. Une bombe. Qui en Métropole, ferait germer mille sonnets dans le cœur des poètes, comme déclamerait encore notre ami des Fleurs du mal.

J’ai soudainement conscience qu’elle me parle, mais qu’une onde de choc parcourt mon corps : c’est parti de mes couilles, je ne sais pourquoi, je ne faisais que la regarder, mais me suis mis à imaginer. Un petit éclair, un frétillement entre mes jambes. Il a grimpé le long de mon ventre rapidement pour me donner un spasme au cœur, j’ai perdu le souffle momentanément. Pour garder contenance, je souris et prends ma bière. Elle est bonne, la Dodo.


Dorothée me raconte la prise de contact par mails que j’avais effectuée, puis des échanges qu’elle et moi avons tenus depuis plus de trois mois. Cela fait, elle a creusé le sujet et a trouvé de nouveaux ouvrages qu’elle voudrait me montrer. En effet, en tant que chercheur à l’Université, j’avais écrit à d’autres chaires de recherche et on m’avait recommandé Dorothée. Je l’avais contactée, nos matières se ressemblaient et nous avons accordé nos efforts. Nous ne nous étions jamais vus, avions seulement convenu d’un rendez-vous lorsque je viendrais faire mon enquête terrain. Je ne m’attendais pas du tout à sa beauté, là, devant moi, juste là. Elle a mon âge, la cinquantaine ? Non, du tout. Vingt ans de moins ? Je ne saurais dire. Je ne m’attendais pas à elle. Faut le dire. Sur son visage, ses bras, sa poitrine, quelques petites taches colorées, des grains de beauté qui doivent créer toute une constellation sur son corps.

Elle m’avait prouvé, par notre correspondance, qu’elle est une intellectuelle sur la souvenance, le patrimoine, le folklore. Ses écrits faisaient de pertinents liens avec la résilience culturelle et identitaire de ce caillou en plein océan Indien. Je ne m’étais juste pas imaginé qu’elle serait si avenante, une fois devant moi.

Je me redresse. Je tente de me concentrer sur ses yeux. Ne pas plonger le regard dans son décolleté, d’autres grains de beauté y sont cachés. Le vent semble nous caresser, mes doigts pourraient aisément sillonner cette chair tendre, arpenter ce corps, ma main se marierait sur la ligne de sa fine mâchoire, effleurerait sa joue, j’attirerais son visage vers moi, mes doigts s’engouffrant dans ses cheveux, ses lèvres soudainement si près…



Je regarde encore la ligne de son visage, sa clavicule, ses seins bombés, me ressaisis enfin, pour l’instant :



Je lève le bras et un homme vient prendre la commande de Dorothée. Les vagues grondent toujours, le ciel est bleu et le soleil explose de jaune à l‘extérieur de la paillote. Des filles en maillot courent sur la plage non loin et Dorothée me sourit, en sirotant son cocktail à la paille. « La Réunion lé là ! »



Dorothée délaisse son cocktail, tourne son buste pour fouiller dans son sac tressé et y sortir un porte-documents en cuir qu’elle ouvre rapidement. Une mèche sur ses yeux, des mains graciles, des ongles longs et laqués de rouge.



Elle parcourt de son doigt la photocopie d’une vieille carte jaunie représentant Madagascar :



Elle me regarde avec ce sourire qui ferait vaciller tous les amoureux et amoureuses, avec des fossettes creusées.



J’acquiesce et me penche pour mieux regarder les documents qu’elle étale sur la table.



Elle me pointe l’indication de l’île de son ongle rouge qui pourrait griffer mon dos avec plaisir. Elle fait glisser une autre carte par-dessus et m’explique que celle-ci est anonyme et date de 1537. Une île y est dessinée au même emplacement que sur le document de Reinel, mais nommée cette fois-ci, Ja de Lixa.



Je grommelle et rajoute :



Elle redresse son cou et me fixe de ses yeux noirs :



Convaincu par mes recherches précédentes, j’affirme sans sourciller :



Dorothée est pertinente dans ses questions et je souris d’un air de satisfaction :



Dorothée se replonge sur les cartes étalées sur la table et semble contrariée. J’apprécie pourtant qu’elle ne m’ait pas cru sur parole, c’est une belle forme d’intelligence. Elle se mord la lèvre inférieure et doit se demander si l’information que je lui ai donnée est exacte. Un scientifique ne travaille qu’avec des preuves ! Elle passe ses cheveux derrière son oreille, hausse les épaules :



Elle me montre de nouveaux documents qu’elle a trouvés aux archives départementales. Elle affirme qu’ils proviennent d’un navigateur du nom de Boynot, en 1707. Dans son journal de bord, ce dernier assure avoir vu l’île Juan de Lisboa alors qu’il quittait l’île Bourbon pour se rendre à Pondichéry. Boynot dit qu’il a vu une île, avec une baie et un îlot au milieu. Il a vu des montagnes, des forêts, des rivières, du gibier, des lièvres, des cochons sauvages.



Elle continue rapidement sur l’histoire de Jean-Baptiste Bourguignon d’Anville, encyclopédiste et père de la cartographie française qui fait figurer, sur sa carte de 1727, une seule île, mais en lui attribuant deux noms : Juan de Lisboa et Dos Romeyros dos Castelhanos. Vingt-deux ans plus tard, sur son édition de 1749, l’île de Juan de Lisboa a disparu.



Sa moue est désirable et ses yeux merveilleux. Je rétorque alors que je lui ai fait parvenir un témoignage d’un flibustier non identifié qui serait descendu à terre et aurait tué une douzaine de bœufs en moins de deux heures, vers 1765-1766. Elle acquiesce, me dit que j’ai raison. Je souris, fier. Cependant, Dorothée continue sur l’année 1772, où le gouverneur des îles Mascareignes a confié au lieutenant de vaisseau, Armand de Saint-Félix, la mission de prendre possession de l’île Juan de Lisboa, avant que les Anglais ne le fassent. Ce dernier a appareillé de Port-Louis le 26 juin 1772.



En trois mois, Saint-Félix a fait plus de 77 relevés de longitude et 80 relevés de latitude. Il est rentré à Port-Louis le 19 octobre 1772 sans avoir trouvé l’île Juan de Lisboa.



Dorothée hausse les épaules, quelque peu désemparée :



Un petit silence passe. Je respire fortement. J’ai peine à y croire. Le résumé fait par Dorothée de ma vie de recherche est exact. Tout pointe vers la non-existence de l’île. Il n’y aurait rien, au sud de La Réunion, sinon les Kerguelen. Mais j’ai plus d’un tour dans mon sac, et c’est pour cela que j’avais contacté les chaires de recherches universitaires qui m’avaient dirigé vers la belle Dorothée. Ses lèvres entourent la paille et elle termine son cocktail aux fruits. Il devait y avoir du rhum, aussi, car ses pommettes prennent une nouvelle teinte de couleur. Le soleil a décliné lors du descriptif des recherches, et les rayons se sont engouffrés sous la paillote. Dorothée se trouve dardée par la lumière et une fine couche de sueur apparaît peu à peu sur sa peau sensuelle. Elle me regarde, intriguée, m’invitera-t-elle chez elle ? Je détourne le regard et plonge à mon tour la main dans mon sac.



La curiosité de Dorothée est de nouveau attisée et elle se penche près de moi pour mieux examiner les documents :



Je m’emporte soudain comme si j’étais de nouveau un écolier. Une vie de recherche m’amène à cet instant précis, devant une sensuelle créole intellectuelle qui aime les jeux de l’esprit et dont je suis éperdument épris par les odeurs de vanille qui émanent de ses cheveux. Elle m’admirera, tombera en pâmoison, tombera sur ses genoux, la vanille de ses cheveux tout près de la décharge électrique, j’enchaîne pour changer de sujet :



Dorothée se concentre sur le procès-verbal des Portugais, avance sa main, effleure la mienne – elle va m’embrasser, ça y est ! –, mais emprunte les missives et lit attentivement. Ses yeux parcourent rapidement les mots puis elle hoche la tête en souriant :



Elle relève la tête et me fixe de ses yeux noirs, un nouveau sourire enthousiaste :



Elle jette un œil à sa montre-bijou :





2


Je ne suis pas un aventurier. Je suis plutôt un rat de bibliothèque. J’ai dû passer plus de temps à décrypter de vieux bouquins poussiéreux sur mes genoux qu’à marcher au soleil. Je ne sais ce qui m’a pris : je suis assis sur le siège passager d’une petite voiture de sport, mon bagage de Zoreil sur la banquette arrière. Dorothée fait la conversation tout en négociant les courbes, en rétrogradant avec agilité et en poussant des pointes de vitesse par la suite. Son jeu de jambes entre l’embrayage et l’accélérateur invite mon regard sur ses cuisses brunes et chaudes. Elle a les cheveux dans le vent et le paysage de la montée de Saint-Gilles est sublime :



Dorothée éclate de rire en prenant un virage serré :



Le bruit du moteur, le bruit du vent, la voix de Dorothée par-dessus tout. Elle garde les yeux fixés sur la route qu’elle considère comme une piste de course et me donne des informations sur cet étrange département français. Elle me parle de la filière de canne à sucre, des problèmes d’embouteillages, le « tout à l’auto » est à l’honneur et chaque Réunionnais prend soin de sa voiture comme de son sex-toy, me dit-elle en riant. Je tente de ne pas trop faire courir mon regard le long de sa bouche, de son menton, de son cou, de ses seins – que je devine mieux maintenant, assis tout près d’elle, avec la ceinture de sécurité entre eux –, de ses hanches, de ses jambes. Nous roulons maintenant sur la route des Tamarins à 110 km/h et elle m’informe que c’est seulement depuis 2009-2010 que l’île est traversée par un axe rapide :



J’évoque la Nouvelle Route du Littoral, un ensemble de viaducs et de chaussées construits sur la mer pour ne plus que les automobilistes roulent sur une route en remblai, sous une falaise souvent sujette aux éboulis :



Nous continuons de discuter, j’apprécie son intelligence et sa perspicacité, ses rires soudain. Elle me cause créole pour tester ma compréhension de la langue « péi », elle rigole et revient dans son beau français où je ne distingue pas d’accent particulier. Elle survole rapidement les contes et légendes de La Réunion – Grand-Mèr Kal, le pirate la Buse, le sorcier Sitarane – m’expliquant que la culture est présente, non seulement dans le langage, mais dans l’imaginaire collectif. Et que les pratiques culturelles et patrimoniales se pratiquent encore beaucoup, avec les bals la poussière, les kabars, le maloya et surtout dans la gastronomie !



Elle sourit à la route devant elle, elle est en vitesse de croisière les deux mains sur le volant et nous dépassons presque toutes les voitures. La route grimpe dans les hauts, nous avons une vue aérienne de la mer et les paysages changent à chaque tournant : des fois la savane, d’autres fois la forêt, d’autres fois encore la plage. C’est ce qui me fascine ici depuis mon arrivée : il y a 1000 paysages.



Dorothée me regarde en coin, avec un sourire qui me chavire et je ne suis plus capable de réfléchir. Elle aime parler de sa culture, de ce qui vit sur ce caillou et je suis de plus en plus tenté de vendre ma maison à Lille et de venir habiter ici, de vivre avec elle, que nous nous entretenions de tout et de rien, comme maintenant, mais surtout, qu’elle me caresse partout, qu’elle…



Nous cherchons un légume, un légume, un soulier verni, un légume verni, un soulier légume, mais oui ! Mais non, je ne sais pas, vraiment pas…



J’ai tout raté de l’interrogatoire de Dorothée, je ne peux pas dire que je ne connais ni ne comprends la culture réunionnaise, je viens d’arriver il y a seulement deux jours, et je recherche Juan de Lisbao, cette île où elle et moi referons le monde à notre image, de nouveaux métis, nous mangerons des fruits, pêcherons le poisson, dormirons dans des paillotes, enlacés pour nous protéger de…



Avec un grand sourire qui m’est seulement adressé, à moi et à personne d’autre, Dorothée contre-argumente :



À 110 km/h ou plus, Dorothée a ce petit sourire aux lèvres de celle qui sait des choses que personne n’a le droit de savoir… ce qui attise encore plus mon attirance vers elle, en plus de cette épaule-là, juste là, de l’os qui y saille, de cette bretelle que je pourrais faire glisser, de ma main qui…



Elle me jette un regard de curiosité :



Elle rétrograde les vitesses pour se mettre au neutre, elle soupire et nous regardons l’enfilade de voitures, pare-chocs à pare-chocs devant nous.



Elle jette un œil à sa montre-bijou :





3


Un rond-point avec un panneau à multiples indications de direction : Paris, 9393 km – Johannesburg, 2857 km – New York, 14 820 km – île Kerguelen, 337 km et aussi TAAF – 2 km.

Les TAAF est la Préfecture des Terres australes et antarctiques françaises, là où Dorothée et moi avons rendez-vous. Après nous être garés, nous traversons un pont piéton au-dessus de la Rivière d’Abord et grimpons une pente. Il faut faire attention, les voitures passent tout près de nous. Dorothée ne semble pas s’en soucier, elle est habituée, elle ralentit même un peu le pas pour m’attendre. Ses cuisses sont musclées, elle est en bonne forme physique.


Un gros autel peint en rouge est creusé dans une partie de la falaise reliant deux quartiers de la ville. Des grilles enferment une sorte de calice, j’y remarque une douzaine de béquilles abandonnées çà et là, puis une idole, un centurion romain, en rouge, tenant un énorme glaive et terrassant un corbeau à ses pieds. Dorothée capte mon objet de curiosité :



Je regarde cet homme blanc avec son armure rouge : mais que fait-il dans une île tropicale ? Dorothée continue sans perdre le souffle, alors que la montée à pied se fait sentir dans mes jambes.



Dorothée s’arrête sous un drapeau bleu-blanc-rouge et devant une grande porte en bois pour m’attendre. Elle regarde toujours l’autel où plusieurs tissus rouges sont attachés sur l’arche de métal. Rendu enfin à son niveau, alors que je suis en sueur sous le soleil, elle poursuit son petit cours d’histoire :



Je me retourne vers Saint-Expédit et déclame une petite prière silencieuse au patron des causes perdues. Nous entrons dans la climatisation et Dorothée s’adresse au secrétariat :



Dorothée prononce nos noms et rajoute :



Monsieur Hoareau nous accueille les bras ouverts, il fait la bise à Dorothée et me serre la main d’une bonne poigne. Il est jeune et souriant et arrime son regard dans celui de Dorothée. Celle-ci ne se démonte pas, elle doit être habituée à se faire draguer. Elle lui rappelle les conversations téléphoniques qu’ils ont eues et le conservateur hoche la tête et nous invite à le suivre. Dans son bureau, tandis que nous nous asseyons, il nous présente un dossier en carton brun :



Je m’avance pour ouvrir le dossier et tout mon être se fait happer par cette nouvelle découverte : le manuscrit est écrit à l’encre, il est relié assez simplement, sur papier marbré. L’intégrité physique est menacée par des altérations d’origine biologique, probablement des micro-organismes, car elles ne concernent qu’une zone réduite et se répètent systématiquement sur chaque feuillet. Dans l’ensemble, l’état de conservation est bon et je me penche sur l’écriture cursive. Je chavire.

J’ai entre les mains le journal de bord du capitaine Sornin qui relate sa découverte de Juan de Lisboa. Je me retrouve sur la mer à bord d’une frégate, mais le grain se lève et nous devons baisser les voiles. La houle monte, le ciel s’obscurcit, le vent ne cesse de tourner au point de faire le tour complet du compas : pluie, orage, tonnerre, éclairs. La mer est forte, l’air en feu et Sornin tient le cap pendant plus de douze heures.

À 10 h du matin, le calme revenu, une terre apparaît. Sornin croit qu’il s’agit de la pointe sud de Madagascar, mais j’interviens : « Capitaine ! il faut débarquer ! ce n’est pas Madagascar, mais bien une nouvelle terre : Juan de Lisboa ! Elle est abandonnée par les Portugais, allons la prendre ! » Mais un universitaire de Lille ne peut convaincre un capitaine sur son propre bateau. Celui-ci met le cap sur Rodrigues et jamais je n’ai été aussi près de toucher ma terre tant recherchée. D’ailleurs, au port, Sornin refait ses calculs et en déduit que la terre entrevue était en fait à 142 lieues au sud-est de Rodrigues. Ça ne pouvait donc pas être Madagascar…



Je me redresse, conscient d’avoir parlé seul. Dorothée regarde, par-dessus mon épaule, le document révélé par le conservateur des TAAF et je sens la vanille envahir le bureau. Elle intervient :



Je lève le regard vers le conservateur qui a les bras croisés, un air satisfait sur le visage, lui dit :



Monsieur Hoareau sourit et garde les bras croisés :



Celle-ci fixe Hoareau d’un regard noir :



Mais Dorothée ne peut terminer ses phrases, le conservateur des TAFF s’insurge, il hausse le ton et proclame que nous n’aurons jamais accès au journal de Donjon si Dorothée ne respecte pas ses engagements, ses promesses, je m’imagine le pire, elle a dû lui faire miroiter des faveurs, probablement sexuelles, on m’a dit avant de venir qu’ici les femmes avaient la cuisse légère, ça doit être cela, je sens un poignard de jalousie m’envahir. J’ai le document de Sornin dans la main. Hoareau est dans un brouillard noir, il crie au visage de Dorothée et au bout de son bras, il tient un autre document. Moi, je n’entends plus rien, mais je vois bien que ma complice du jour a le visage fermé et qu’elle formule de ses doigts fins des signes dans les airs, demandant quelque chose à l’invisible, et la brume s’enroule autour du conservateur Hoareau. Celui-ci oscille, chancelle, il se met à reculer, ses yeux écarquillés, il s’étouffe, il s’assied tranquillement dans un fauteuil tandis que la brume noire file comme un cyclone autour de lui. Dorothée mesure soudainement quatre ou cinq mètres «d’aires», elle prend toute la place, je ne distingue plus son regard malicieux et intelligent, peut-être est-elle elle-même la brume ? Un éclair, je me lève comme un ressort et remarque Dorothée – redevenue la belle cafrine – s’avancer vers Philippe – un ancien amant ? – pour lui prendre le dossier d’entre les doigts. Elle me fait un signe de la suivre, je me retourne et toute la brume s’évanouit et file sous le bureau. Le conservateur des TAAF dort dans son fauteuil.


Au soleil, à l’extérieur, Dorothée prend de grandes respirations, je lui demande :



Malgré ce qui vient de se passer, Dorothée me sourit :



Dorothée a un éclair dans l’œil qui me touche au plus profond du ventre. Un regard, un sourire, le vent dans ses cheveux, la tempête dans mon cœur, j’aimerais lui toucher le dos, lui prendre la taille, l’amener vers moi comme un bon danseur, qu’elle se permette de se révéler, de tout me dire, mais elle se contente de :



Nous repassons devant l’autel de Saint-Expédit, je la vois se signer, je fais de même. À sa voiture, avant de déverrouiller les portières, Dorothée regarde son téléphone et souffle d’exaspération :



Elle réfléchit en regardant la mer : ce qu’elle peut être belle en toute circonstance ! Ses cheveux ondulés qui volent dans le vent, sa peau mate qui reflète le soleil, la courbe de son dos, de ses fesses cachées sous sa jupe rouge sang. Elle regarde sa montre-bijou :





4


Les tomates Roma sont coupées en petits dés. Les oignons, coupés en chinois, sur la longueur. Des saucisses se font bouillir pour les dessaler. L’ail, le gingembre, le sel, le poivre et des petits piments cabris sont écrasés dans le pilon, à coup de kalou par Charles, l’ami de Dorothée.


Nous sommes dans le quartier pêcheur, Terre Sainte, toujours à Saint-Pierre et les odeurs cumulées de tous ces ingrédients créent un fascinant mélange dans l’air. La maison de Charles est vieillotte, elle appartenait à ses parents. C’est une véritable case créole, peinte en bleu océan avec des lambrequins – des frises en métal sculptées qui, bien qu’elles soient décoratives, remplissent une fonction utilitaire en piégeant les eaux de ruissellement s’écoulant du toit et en les faisant dégoutter verticalement en avant de la façade.



Nous sommes dans sa varangue – une véranda, une terrasse couverte – où l’on goûte la fraîcheur de l’air en n’étant ni dedans, ni dehors. Il y a un beau jardin varié, luxuriant, où se retrouvent un peu pêle-mêle, en terre ou en pot, des fleurs, des oiseaux de paradis, d’autres plantes qui me sont inconnues, des palmiers et un petit bassin où nagent des poissons. Derrière la maison, se trouve plutôt le parc volaille, des poules, j’ai cru y voir un ou deux canards.



Charles rit et le confirme :



Je me défends et m‘excuse, mais non, du tout, Charles continue en riant :



Dorothée est allée se baigner et revient fraîche comme une rose, les cheveux encore humides, vêtue de beaux atours colorés, avec une robe ouverte laissant voir sa cuisse lorsqu’elle marche vers Charles et moi, et d’une blouse ample. Je me demande si elle porte un soutien-gorge ou si ses seins se tiennent naturellement haut. Je me demande aussi où a-t-elle trouvé ses nouveaux habits ? Elle ne pouvait pas avoir une garde-robe de rechange dans son sac en vacoa, non ? À moins que…



Dorothée traverse la varangue et entre dans la cuisine extérieure, où les saucisses terminent de bouillir sur leur feu de bois, comme si elle était chez elle. Elle regarde dans la marmite, remarque tous les ingrédients coupés et mis en réserve – tomates, oignons, épices dans le pilon – puis dit à Charles, de manière catégorique :



Je me sens sublimé par l’attention qu’elle me porte, elle s’avance vers moi – je vois une princesse, que dis-je ? Une reine ! – un pas assuré, un visage déterminé, une aura à faire se soumettre tous les décideurs de ce monde. Elle m’invite à la suivre et déploie une carte de l’océan Indien sur une table. Il y a de la vanille dans l’air, près d’elle. Charles de son côté, vide l’eau des saucisses en entreprends leur coupe.



Elle est ma complice dans cette chasse au trésor qu’est l’île de Juan de Lisboa. J’aurai mon nom cité pour avoir découvert le dernier territoire inexploré par les humains : toute une vie de recherche et de fatigue des yeux pour décoder d’anciennes archives, presque cinquante ans d’enquête et de lectures, pour déceler le vrai du faux parmi tous les affabulateurs qu’étaient les Grands Explorateurs du 16e et 17e siècle. Et voilà que par un sort béni du monde, la vérité m’est offerte par la femme de mes rêves et de mes désirs, que je ne connais que depuis… que depuis, que depuis quoi ? Huit heures en tout ?


Dorothée ouvre le classeur et, à l’intérieur, un livre jauni et altéré par les mêmes micro-organismes que le journal de Sornin. Les deux journaux ont dû rester ensemble durant leur entrepôt. Dorothée et moi rapprochons nos têtes l’une à côté de l’autre et ensemble, nous entreprenons le voyage spirituel de la quête de vérité.


Je suis trempé par les vagues qui passent par-dessus bord. La frégate tangue, les cordages grincent, l’équipage se donne des recommandations et des encouragements en baissant les voiles, tout le monde crie et court. Dans le ciel, un plafond noir, on ne distingue plus un seul détail dans les nuages, de la purée de pois seulement et de l’eau partout, sur mon visage, mon crâne, mon corps. Celui de Dorothée aussi est tout mouillé, ses vêtements collent à sa peau, je vois parfaitement ses courbes et le vent ne cesse de tourner au point de faire le tour complet du compas : pluie, orage, tonnerre, éclairs. La mer est forte, l’air en feu et Sornin tente de tenir le cap. Un second officier sur le pont, le capitaine Donjon, relève les données latitude/longitude malgré la pluie. Nous vivons une nuit d’enfer dans le cyclone et Dorothée et moi collaborons avec les marins pour maintenir le navire à flot.

À 10 h du matin, le calme est revenu, une terre apparaît. Sornin croit qu’il s’agit de la pointe sud de Madagascar, mais j’interviens une nouvelle fois : « Capitaine ! il faut débarquer ! ce n’est pas Madagascar, mais bien une nouvelle terre : Juan de Lisboa ! Elle est abandonnée par les Portugais, allons la prendre ! » Dorothée continue : « Il a raison Capitaine ! » Mais qui sommes-nous ? D’ailleurs sommes-nous là ? Le Capitaine Sornin met le cap sur Rodrigue et le Capitaine Donjon vient nous voir, Dorothée et moi et nous affirme : « Nous reviendrons… ».

Au port de Rodrigue, Sornin refait ses calculs et en déduit que la terre entrevue était en fait à 142 lieues au sud-est de Rodrigues. Ça ne pouvait donc pas être Madagascar… Mais le capitaine Donjon, pour sa part, a fait ses propres calculs et constate que le navire avait accusé un écart de 47 lieues. Il rectifie donc la longitude de 2 degrés et…

Nous avons l’emplacement exact de l’île Juan de Lisboa…


Dans la vieille case créole où grillent des saucisses, Dorothée et moi sommes surexcités : nous reprenons les calculs de Van Kellen, nous comparons avec les données des Hollandais, nous traçons des lignes sur la carte de l’océan Indien et griffonnons un X à l’emplacement même de la rectification du Capitaine Donjon : tout concorde !

Dorothée se redresse et j’admire sa silhouette en clair-obscur de la lampe-pétrole. Depuis que je la connais, j’ai avancé de mille lieux dans ma quête, voulez-vous m’épouser ?



Dorothée éclate de rire, le menton au plafond, la bouche ouverte, ses dents blanches, sa gorge que j’aimerais embrasser, mais que viens-je de dire ? C’est sorti tout seul, je n’aurais jamais dû, j’ai honte, moi un vieux Zoreil au crâne chauve et un peu bedonnant, je viens de faire une proposition indécente à cette belle cafrine avec raison : au fond, que reste-t-il d’autre à faire ? Dorothée revient de son hilarité toujours avec un œil rieur :



Dorothée prend une résolution et me met devant le fait accompli :



Elle retourne en cuisine et je hume de nouvelles odeurs, des oignons qui grillent avec les saucisses. Charles racle le fond du pilon et insère la pâte d’épice, il touille et il touille. Dorothée met sa main sur son épaule, est-ce un geste de camaraderie ou d’amant ? Je les rejoins et Charles me sourit :



J’acquiesce sans trop savoir et m’assieds sous la varangue. Dorothée verse les tomates dans la marmite, le rougail prend forme, ça sent délicieusement bon et en même temps, je me dis que la fin de l’histoire arrive rapidement : nous avons les coordonnées exactes de mon but !

Tandis que Dorothée met le couvercle sur la marmite pour laisser mijoter, Charles sort de petits verres et une bouteille où flottent des feuilles et ce qui semble être des fruits :



Charles s’enfile son verre en souriant :



Devant mon incompréhension, elle me traduit en rigolant :



L’alcool me chauffe le corps, mais le goût de letchis cache la puissance des quarante-cinq degrés. Charles a un bateau, c’est vrai. Mais alors, tout était organisé ? Dorothée montre la carte où elle et moi avons dessiné les coordonnées de Juan de Lisboa, Charles hoche la tête et dit quelque chose comme : « Pas de souci, si on part demain matin, on y sera au coucher du soleil ». Je reprends des petits verres de rhum, car la vie va si rapidement, je suis si près du but, je désire Dorothée et je la vois virevolter dans sa robe colorée, ses cheveux se mariant à ses épaules et son corps, Charles me cause un langage que je ne comprends pas très bien, Dorothée me fait la traduction, je suis devant une assiette de riz, avec des sortes d’épinards relevés au curcuma et au gingembre – les brèdes dont ils parlaient plus tôt dans la soirée – et le rougail saucisse, un ragoût bien épicé et franchement savoureux ! Allez, un autre petit verre !

La case tangue et grince comme un navire en pleine tempête, Dorothée me guide vers la chambre d’ami, je me fais violence pour ne pas l’inviter à rester avec moi et, la tête sur l’oreiller, je souris de savoir Juan de Lisboa non loin de moi et Dorothée qui gémit dans la chambre d’à côté, comme si elle me visitait en rêve et mettait en acte mes plus profonds désirs…




5


Dorothée a déclenché en moi trois bourrasques. Celle de l’aventure en premier lieu. Ensuite celle qui m’attire invariablement vers elle-même, Dorothée. Puis celle qui pousse le catamaran. Nous sentons bien le vent souffler, mais il nous semble rester sur place. Le bateau avance-t-il, ou est-ce le monde qui recule ? Il n’y a que deux bleus, celui du ciel et celui de la mer, il n’y a que le bateau, le vent, le soleil, elle et moi. Et tous ces reflets d’or qui parcourent les vagues, qui s’éteignent et se rallument, qui éclatent et qui brillent.


Le catamaran de Charles avance rapidement malgré tout. Charles est silencieux à la barre. Dorothée est étendue au soleil, un genou relevé qui fait chuter son paréo, laissant paraître sa cuisse et sa hanche brune. Son bikini est ajusté, son ventre plat offert aux caresses des embruns ; une brune enchanteresse qui a dans le cou des airs noblement maniérés – comme a déjà dit notre ami Baudelaire à une belle malbaraise. Dorothée est grande et svelte au sourire tranquille et aux yeux assurés.

Et moi, je suis admiratif des flots, de ce limpide azur, subjugué par l’ordre immémorial des doux murmures des vagues. Je laisse le temps filer comme le navire apprêté exprès pour cette dernière expédition, à la découverte des illusions du réel.

Ni Charles, ni Dorothée, ni moi ne parlons de tout le jour. Et quand arrive enfin le crépuscule à la ligne d’horizon, je bondis sur mes pieds et pointe un point. J’ai envie de crier : « Terre ! », mais suis muet, la bouche béante, le souffle coupé, le corps figé.


Dans l’eau, tout autour du bateau, des milliers de pierres ponces qui flottent. Dorothée en prend une dans sa main, me regarde, dit mon nom en chuchotant et moi, pétrifié par la découverte, je ne l’entends pas.

C’est bel et bien la terre que l’on voit, là-bas. Dorothée me rejoint et me touche l’épaule d’une tendre caresse, exhalant cette force qui me permet de rester debout, qui me permet d’aller au bout du monde pour elle. Et c’est le cas, nous sommes au bout de monde et c’est Dorothée qui donne et qui prend. Charles est disparu lorsque nous discernons enfin l’île. Elle et moi, seuls, face à Juan de Lisboa, île imaginaire disparue des cartes depuis le 17e siècle, mais qui est bien là !

Celle-ci n’est qu’un rond, un cercle de terre au milieu de la mer, ceinturée d’une grande plage dorée où s’incrustent les vagues lorsqu’il y en a. À l’intérieur de l’île, s’élève un monticule de roc, une montagne minuscule où poussent de nombreux palmiers verts.

Les vagues pénètrent loin dans l’île. Elles sont fortes et notre bateau se laisse guider sur la plage. Nous ne craignons pas qu’il se brise bien qu’il s’échoue lorsque le ressac se retire. Il n’y a désormais plus de vagues du côté de l’île où nous sommes. Le bateau est immobile, c’est le calme plat, la plage paraît avec son jaune or, le soleil est éclatant, et nous entendons le rythme des vagues de l’autre côté de l’île. Mais là où nous sommes, rien : l’eau ne bouge même plus. Nous attendons, elle et moi, debout sur le bateau, incrédules. Puis elle me pointe la plage, à l’ouest, je veux caresser son bras :



Un homme, nu, au physique imposant, marchant sur la plage, une corde d’argent venant du plus profond des océans entre les mains. Et les vagues réapparaissent, s’activent de nouveau, la vie revient, notre catamaran n’est plus immobile, il fonce et s’enfonce dans l’île, la plage créant magiquement une digue pour nous. L’homme nu vient en notre direction. Sa tête est surmontée d’une couronne bleue. Il est encore loin, mais Dorothée et moi voyons bien qu’il fait trois pas, s’arrête, tire sur sa corde en argent, reprend sa marche en trois nouveaux pas tranquilles. Ho hisse ! Les vagues progressent et se retirent le temps de trois pas.

Dorothée, empressée, me donne deux coups sur le bras. Elle saute à terre, je l’imite, nous foulons une nouvelle terre. Et nous n’avons plus rien à faire que d’attendre cet homme qui marche sur la plage. Plus il s’approche de nous, plus les vagues se font puissantes. Elles nous font reculer, nous sommes mouillés jusqu’à la taille et le corps de Dorothée est désirable dans cette flotte et par cette chaleur. Je l’entends soudainement s’estomaquer : l’homme nu présente un énorme attribut, ferme, qui pend entre ses cuisses écaillées et suit le rythme des secondes. Une pointe de jalousie ? Je remarque plutôt de mon côté l’éclat du soleil qui touche le fil d’argent tenu par cet homme. Il tient le lien entre ses mains et cette corde rejoint la mer, se cache dans les flots. Les eaux montent de nouveau vers nous, mais nous sommes hors d’atteinte : Dorothée regarde le sable entre ses pieds, se retourne, scrute la plage et me dit :



En effet, je vois de nombreuses traces de pas sur le sable. Depuis quelque temps, peut-être depuis toujours, cet homme nu tourne autour de l’île avec son cordon.

Trois pas, il tire, les vagues montent sur le sable, se retirent. Il arrive, Dorothée et moi le regardons ; il est face à la mer, de profil à nous et ne semble pas forcer lorsqu’il donne un coup sur la corde. Et les vagues touchent nos pieds, nos genoux, et se retirent à la mi-cuisse. L’homme marche quelques mètres, s’arrête, et tire de nouveau sur la corde. Notre bateau va plus profondément dans l’île, la plage ayant créé un canal pour lui, les vagues s’y blottissent en suivant le rythme de l’homme.

Il nous sent et se retourne, la mer est désormais calme. Immobilité. Arrêt du temps depuis toujours. Trois personnes sur une île en plein milieu de nulle part, trois êtres au milieu du monde. Il n’a pas de visage, il a une couronne de corail, il a un corps magnifique, il sourit sans lèvre. Le temps est lent. Le soleil n’est qu’une moitié de cercle dans la mer qui l’éteindra, la couleur est orange, des reflets de feu d’un côté de nos visages, des taches d’ombre de l’autre. La lune est apparue, blanche.

L’Homme continue sa marche en tirant son cordon au nombril et les vagues bougent, s’activent devant sa force. Il fera éternellement le tour de cette île rêvée, inconnue, personne n’y a mis les pieds. Hors nous. Dorothée et moi sommes une bulle de rêve dans la chimère trouvée et le soleil s’est couché. Les vagues tourbillonnent autour de nos corps, sous la lune.




Épilogue


La suite est plutôt confuse. Je me suis retrouvé le bagage au bout du bras, devant l’aéroport Roland-Garros, à regarder les montagnes et remparts de La Réunion. Dorothée m’a fait la bise sur les joues, son parfum m’a comme toujours enivré, j’aurais voulu lui prendre les hanches de mes mains, coller son corps chaud et souple contre le mien, approcher ma bouche de son cou, de ses lèvres, lui caresser le dos, prendre ses fesses à pleine main, relever sa jupe, l’entendre soupirer, mais elle m’a fait la bise pour me dire ensuite :



J’ai encore des millions d’images en moi de cet Homme nu gravitant autour de l’île et créant les vagues pour faire vivre le monde. Dorothée me regarde d’un air circonspect :



C’est vrai, ça me revient. Charles l’a confirmé, d’ailleurs : il avait entendu à la radio que plusieurs activités sismiques s’étaient produites ces derniers temps dans les environs, et que l’île a dû s’engouffrer il y a longtemps. Et aussi, que les courants marins forment constamment un faible tourbillon, à l’endroit où Dorothée a pêché une pierre ponce.

Je me souviens lui avoir lavé le dos avec cette pierre, avoir frotté sa peau pour enlever les petites peaux mortes, avoir fait de nombreux mouvements circulaires pour raviver son sang. Le mien était tout accumulé entre mes jambes, et j’ai bien remarqué que notre Créateur de vagues était lui aussi stimulé. Mais Dorothée m’a choisi, moi, plutôt qu’un dieu des Eaux, ça démontre l’importance que j’ai à ses yeux !



Dans l’avion et dans le ciel, quelques heures plus tard, je souris de contentement d’avoir vécu une telle aventure, où deux objectifs se sont réalisés dans ma vie : avoir trouvé l’île dont tout le monde tentait de me persuader qu’elle n’existait pas et avoir rencontré la femme de ma vie dont l’amour et le désir que je lui porte sont réciproques. Il faut toujours qu’il y ait une femme. Elle m’a bien embrassé, à mon départ, non ? Sa langue dans ma bouche, ses mains sur mes joues, ses seins contre mon torse, l’odeur de son corps chaud…