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Temps de lecture estimé : 17 mn
09/03/23
Résumé:  Romuald est sur le point de partir, la sculptrice aveugle doit se décider, son œuvre ou cet amour inattendu ?
Critères:  fh amour cérébral -amouroman
Auteur : Melle Mélina      Envoi mini-message

Série : La sculptrice aveugle

Chapitre 03 / 03
La sculptrice aveugle - Les fins

Note de l’Auteure


J’ai imaginé plusieurs fins pour cette série, à vous de choisir celle qui vous convient ! En espérant que vous apprécierez…

Much Of Love,


Melle Mélina



Résumé des épisodes précédents :

Après avoir fait l’amour, Soliflore se détache de son partenaire et lui montre un tel désintérêt qu’il préfère quitter les lieux.


Chapitre 6


- -



Première fin : Les inséparables


Prêt à partir, Romuald s’arrêta dans son élan. Il n’était toutefois pas sûr d’avoir bien entendu les derniers mots de la sculptrice. Ils étaient chargés de sens, de force et de courage. Il avait dû en coûter à Soliflore de les exprimer à voix haute. Par l’entremise de cette petite phrase, la belle s’était confiée plus qu’elle ne l’aurait désiré, un aveu qu’elle n’avait jamais prononcé à quiconque « Je t’en prie… J’ai besoin de toi ! »


Il revint sur ses pas, plus sûr qu’il ne l’eut jamais été.

Soliflore, dans un émoi qu’elle ne connaissait pas, en était encore à se poser mille questions, et dans cette panique relative elle avait perdu tous ses sens. Où était son amant ? était-il finalement sorti de l’atelier ? ou bien avait-il été sensible à cette déclaration ?

Elle n’était pas capable de mieux. Comment aurait-elle pu ? Avouer des sentiments qu’elle ne s’avouait pas à elle-même ?


Elle ne l’entendit pas s’approcher. Lorsque la main de Romuald se posa sur son bras, elle eut un dernier geste de pudeur avant d’accepter ce contact et se laisser aller. Il la ceignit tendrement et déposa un baiser dans le cou.

Elle lui caressait les cheveux, les ébouriffait tandis que leurs corps se nouaient ostensiblement. Elle lui parla doucement, elle lui conta des histoires d’envoûtements, des histoires d’enchantements auxquels nul ne pouvait résister, elle lui parla de cette emprise, elle le traita gentiment d’ensorceleur, le sermonna de la distraire de son travail, mais au fond d’elle-même elle savait que plus rien n’était aussi important que sa vie, et cette dernière se résumait désormais dans les bras de son modèle.


Elle jeta un dernier regard vers le golem, son embryon inachevé avant de les fermer pour mieux ressentir les caresses de son amant. Leurs corps ondulaient en dansant une rumba doucereuse et Soli fredonna de nouveau une mélopée dont seuls les cœurs tendres en devinent le sens.


Les deux amants s’abandonnèrent et s’adonnèrent l’un à l’autre jusqu’à en oublier le jour couchant, le jour levant. Ils explorèrent le corps dans ses moindres interstices jusqu’à plusieurs feux d’artifice, la flamme au cœur, le cœur tremblant. Ensemble, ils jouèrent aux jeux de l’amour et du badinage, ils conjuguèrent l’alphabet de l’imagination et voyagèrent jusqu’aux origines du monde.


Tantôt conquérante, tantôt soumise, Soliflore se donna sans retenue à son partenaire, et dans un moment de pur renoncement, de pure extase, trois mots lourds de sens s’échappèrent.

Elle lâcha cette confidence sans aucune pudeur pour la plus grande joie de Romuald qui s’empressa de lui répondre en retour : « Moi aussi ».


Elle n’avait jamais prononcé ces mots pour un homme et elle se surprit elle-même de les avoir formulés. Ils étaient peut-être précipités… comment se pourrait-il qu’elle soit amoureuse d’une personne dont elle ne connaissait rien ? Mais ils étaient assumés.


Depuis sa plus tendre enfance, elle n’avait pas été capable d’aimer d’autres personnes que ses parents et elle se demandait souvent si elle n’était pas une handicapée de l’amour. Tout le mièvre qui entoure ces histoires l’amusait, le romantisme était plutôt sujet à raillerie.


Très tôt, elle s’était évadée du quotidien (peut-être n’était-ce pas un choix inhérent de sa volonté, mais juste une manifestation de sa nature intime, profonde), quittant le monde pour s’envoler dans celui de l’imagination artistique, et échapper ainsi à la jalousie de ses sœurs aînées Mélina et Maya. Du fait de son handicap, elle fut au centre des attentions parentales, ces derniers la choyèrent tant et si bien qu’ils en oublièrent d’aimer les deux sœurs.

Il en résulta une fracture familiale, Soliflore navigua entre un amour excessif et une haine cruelle. Il sembla que cette polarité de sentiments dans laquelle elle se débattait soit à l’origine de sa méfiance vis-à-vis de l’amour.


Exténués par cette nuit d’ivresse, les amants se séparèrent enfin. Une fois les corps désunis, ils échangèrent leurs pensées. Il le fallait. Ils discutèrent de la suite. Les questions arrivaient pêle-mêle : étaient-ils juste en train de prendre du bon temps ? Comment continuer ? Et mon travail, et mon œuvre ? Le temps passa. Trop vite.

Et lorsqu’ils durent se séparer, Romuald au travail, les scolaires n’attendant pas sa cuisine et Soliflore à sa tâche, une minute parut durer plus de soixante secondes.


Elle n’avait plus l’esprit au travail, Romuald s’insinuait dans sa tête, et si dans un premier temps elle entreprit de continuer son œuvre, elle dut se rendre à l’évidence : elle ne ferait plus rien de bon aujourd’hui. Elle était couverte de boue séchée qui craquelait et lui donnait un cuir de crocodile, à d’autres endroits, le corps était poisseux de fluides corporels et de sudation, glissante comme une anguille.


Elle regagna son domicile sis à quelques centaines de mètres à peine de son atelier. Il était avec elle. Il marchait à ses côtés, il lui tenait la main, il la guidait. Il connaissait le chemin et elle se sentait légère. Il lui susurrait les mots tendres qu’elle avait déjà entendus lorsqu’ils ne faisaient qu’un et elle se grisait de les entendre à nouveau.


Où était-il exactement ? Dans son appartement ? Sous la douche probablement pour se préparer ? Le cuistot ne pouvait pas se présenter aux enfants de l’école élémentaire sans s’être rafraîchi un minimum.


Cependant, elle le sentait bien réel à ses côtés. Ils étaient constamment ensemble – même séparés.


Elle décida de le rejoindre sous la douche. Elle l’imaginait de l’autre côté de la porte vitrée, il regardait l’eau couler sur son corps, se délectant d’être un voyeur chanceux. Il baissa la vitre embuée. Elle posa ses lèvres sur l’intérieur de la porte, ferma les yeux, imagina ce tendre rapprochement.

La séparation de la vitre était un supplice, il entra dans la cabine.

L’eau chaude devint ses mains à lui, elles se déplaçaient le long de son corps et s’attardaient pour le plus grand plaisir en des endroits sensibles. Ses mains à elle, toutes griffes sorties, lui écorchaient le dos et se plantaient dans la chair provoquant des râles où douleur et plaisir se mélangeaient.


Loin de là, Romuald était dans un nuage entre rêverie et inconscience, le sourire tatoué, les pensées vers la femme qu’il venait de quitter. Il n’y croyait pas, il ne réalisait pas encore. Il était encore en lévitation, comme en apesanteur.

Pourtant, il était allongé sur le lit.

Il ressentait un creux chaud dans le matelas à côté de lui, comme si elle venait de quitter la chambre. Il ferma les yeux et elle revint.

Nue sous une serviette qui l’enserrait, elle sortait de la douche, elle cherchait son chemin jusqu’au lit en tâtonnant les murs.


Il était si… heureux… oui, heureux. Il s’en rendait compte, il était heureux, c’était le mot idoine qui définissait parfaitement son état d’être actuel. Lui, d’habitude si réservé, devenait espiègle et s’amusait comme un enfant joue en toute innocence.

Il se tut délibérément pour ne donner aucun indice permettant à sa belle aveugle de se diriger. Il alla jusqu’à se mettre en apnée, laissant sa belle aveugle dans un aveuglement total.


Elle se cogna les orteils contre les pieds du lit et se ramassa la binette dans un fou rire inextinguible. La serviette au sol, il avait une vue de rêve sur une intimité qui s’était offerte à lui, une intimité qui s’offrirait à lui, une intimité qui s’offrira à lui.


La simple vue sur sa croupe eut un effet dantesque autant entre ses jambes que dans son esprit. Une véritable explosion de chaleur et de lumière. Plus rien ne comptait à présent que se confondre avec le sublime.


  • — Le sublime ? T’en fais pas un peu trop là ?

Toujours ce don de prescience qui émerveillait Romuald. Il avait envie de lui répondre, « On voit bien que tu ne l’as jamais vu », mais même dans sa rêverie, ses paroles étaient maladroites.


Comme une idée en chasse une autre, ses pensées revinrent à leur rencontre. Vingt-quatre heures plus tôt, il se posait encore la question de se présenter ou non dans cet atelier d’artiste pour faire le modèle.

Il se refit le film, la gaucherie dont il avait fait preuve le gênait, il faudrait qu’il lui présente ses excuses au plus tôt. Il ne se souvint pas avoir complimenté le travail de Soliflore. En se posant, il en vint à la conclusion qu’il n’aimait pas les œuvres de sa belle. Il supputait que son orgueil serait mis à rude épreuve lorsqu’il verrait l’œuvre terminée : une sculpture censée le représenter étant plus un « truc » qu’un homme.



  • — Un truc moche ! pensa-t-il.
  • — Quoi ? Un truc moche ?


Il entendait la voix grave et faussement outrée de son aveugle.


Mais surtout, il l’entendit rectifier :



  • — La voix grave et faussement outrée de ta petite amie !


Deuxième fin : Pygmalion


La main sur la clinche, Romuald s’apprêtait à partir, mais Soliflore le stoppa.


  • — Je t’en prie… j’ai besoin de toi…

Cela sonnait comme une supplique, certes, mais surtout, ce que Romuald entendit était une nouvelle fois l’orgueil de l’artiste, une nouvelle fois son égoïsme. Une nouvelle fois, il se sentit n’être qu’un objet dont elle avait besoin, elle ne pensait qu’à elle et ne se souciait absolument pas de ce qu’il pouvait ressentir.

C’en était trop pour lui. Il fit la sourde oreille et le cœur meurtri, il reprit sa marche en avant.


Une fois seule, Soliflore murmura pour elle-même :


  • — Non, je ne suis pas insensible !

Romuald ne pouvait comprendre l’attitude de l’artiste, d’ailleurs : comment l’aurait-il pu ? Soliflore était une écorchée de la vie, son passé l’avait atrophiée des sentiments. Elle avait navigué entre l’amour excessif de ses parents qui la surprotégeaient des aléas de la vie et de la jalousie muée en véritable haine de ses deux sœurs aînées Mélina et Maya.


Mélina et Maya avaient été complètement mises de côté à la naissance de leur petite sœur aveugle. Elles grandirent dans l’indifférence de leurs parents et ne pardonnèrent jamais à Soliflore d’avoir accaparé ce dont elles avaient grandement besoin.


La douleur d’aimer du plus profond de son cœur et d’avoir en retour de la malveillance, de la rancœur, une haine incommensurable finit par la rendre méfiante et fermée au monde qui l’entourait. C’était son armure, sa protection, se rendre imperméable aux sentiments amoureux.


Elle jeta un dernier regard vers la porte fermée, déglutit son amertume puis s’en revint à sa sculpture, son golem. Il avait presque forme humaine, seule sa base le différenciait d’un corps : sa sculpture n’avait pas de pieds, elle était posée sur un socle et les jambes se confondaient avec des racines qui sortaient des fondations.


Cette aversion pour les pieds avait deux explications, l’une était de l’ordre de la métaphysique et l’autre était plutôt sordide. En tant qu’artiste, elle n’avait pas les pieds sur terre. Les pieds, c’est ce qui la ramenait à la réalité, qui l’ancrait dans le sol et l’empêchait de s’envoler.

La deuxième explication était en lien direct avec son passé. Une histoire abjecte qu’elle préféra enterrer au plus profond d’elle-même, un fait divers hideux dont elle fut victime. Lors d’une soirée un peu arrosée, un homme avait abusé d’elle, l’avait violée. L’image dont elle n’arrivait pas à se répartir était celle de ses pieds qu’il avait posés sur son visage tandis qu’il la pénétrait de force. Elle se souvenait encore de l’odeur de ces pieds infects et elle s’en voulait encore d’avoir suivi cet étranger dans la chambre.


Elle passa plusieurs heures à modeler, façonner sa sculpture. Quand elle était entièrement focus sur ses mains, elle oubliait ses sœurs, son handicap et… Romuald.

Il revenait sans cesse dans son esprit, elle le chassait, revenait à sa moulure, l’oubliait le temps d’une caresse sur la glaise, puis il revenait.


Elle en était à la finition, il lui faudrait utiliser son four, son immense four pour lequel elle s’était endettée jusqu’au cou. Elle l’avait choisi le plus grand possible pour pouvoir créer des œuvres incommensurables. À l’aide de poulies et de leviers, elle réussit à le placer dans l’antre. On eût dit qu’elle plaça un corps dans un four crématoire. Il périrait par le feu et renaîtrait sous une forme, une forme achevée, une forme parfaite.

Adieu, Romuald, je vais te consumer. Et de cet amour mort-né, une œuvre parfaite renaîtra des cendres.

Aussi nomma-t-elle son œuvre : le Phœnix.


Pygmalion était un sculpteur de la Grèce antique et plus exactement de Chypre, de grand talent, il créa une œuvre parfaite, il sculpta dans l’ivoire la plus belle femme n’ayant jamais existé : Galatée. Il en devint fou amoureux et chercha l’aide d’Aphrodite qui lui donna vie.

C’est l’histoire d’un amour unique, intemporel, l’amour parfait. Ainsi, aucune personne réelle ne pourrait surpasser l’imagination et seule l’imagination de l’artiste peut créer le parfait ? L’œuvre ne sera-t-elle jamais autant aimer que par son créateur ?

Ce mythe est l’essence même de chaque artiste, désirant par narcissisme ou par orgueil, s’approcher du divin. Il est en nous un besoin, un besoin absolu, total du sublime, une recherche de perfection.


Soliflore n’en pouvait plus d’attendre que sa créature se métamorphose, qu’elle en termine avec sa chrysalide. Elle tournait en rond dans son atelier et ne cessait de penser. Romuald allait-il venir le lendemain comme il était prévu ? Il s’était engagé pour trois jours de pose, allait-il tenir ses engagements ?

Elle avait prévu d’ériger deux autres statues, une assise, un peu comme le célèbre penseur de Rodin et une autre dans la position Yoguiste de l’arbre, Vrikshasana. Son idée de départ était de proposer une trilogie de corps, l’un étant le passé rigide, réfléchi, le deuxième étant le présent arrogant, le troisième l’avenir futile et pédant.

Son « Penseur », assis confortablement, avec de bonnes bases, exprimait la force de nos racines.

Son « Phœnix », debout, fier, fier de sa stature, droit dans ses bottes, le regard fixé vers l’horizon exprimait un présent arrogant, mais se tournait vers l’avenir.

Et enfin, son « Arbre » dans une position inconfortable, dénonçait de nouveau le paraître qu’elle ne supportait plus et qui devenait pour la plupart de ses contemporains la quête de leur vie.


Et pourquoi je pense à lui ?


Toujours Romuald ! Pourquoi n’avait-il pas écouté sa supplication « Reste, je t’en prie, j’ai besoin de toi… » ? Pourquoi n’était-il pas resté ?

Romuald ?


Le temps de chauffe était à présent terminé, sa créature, son corps parfait devait encore refroidir.

Tout comme elle-même !

Ses pensées toujours tournées vers son amant, elle avait les mains placées sur son bas-ventre. Et une braise incandescente qui n’attendait plus qu’un souffle pour rugir et s’embraser germait tranquillement dans son corps.

Tels des vases communicants, plus la statue refroidissait, plus l’ivresse s’intensifiait. Ses mains atteignaient à présent son intimité qu’elles caressaient avec enfièvrement. Soliflore soupirait quelques râles de plaisir sans pour autant se laisser aller à l’abandon total.


Des images de corps emmêlés, où se confondait la blancheur de la peau au brun de la terre cuite, tourbillonnaient dans son imagination. Dans cette fantasmagorie, elle voyait, distinctement, deux hommes être à l’écoute de ses besoins, de ses désirs. L’un ne pouvait être que Romuald, un homme de chair et de sang, et l’autre ne pouvait être que son Phoenix, son golem ressuscité, son géant d’argile qui, telle la créature de Frankenstein, avait pris vie.


Mais Romuald m’a laissée tomber.


Avec cette pensée, son excitation retomba aussi vite qu’elle était venue. Elle réajusta sa chemise, alla à la recherche de sa culotte qui devait traîner dans un endroit improbable de l’atelier (elle l’avait jetée lors de leur ébat). De s’habiller était comme une porte qu’elle venait de fermer à sa frivolité. Elle venait de siffler la fin de la récréation, elle venait de tourner une page puis s’en revint à son travail.


Elle sortit Phoenix de son four au prix d’efforts herculéens et étudia le résultat de son labeur. Il était en tout point parfait. Il était exactement tel qu’elle l’avait imaginé, tel qu’elle l’avait désiré. Elle lui parla, elle lui demanda :


  • — Tu ne me quitteras pas, toi ? Promets-le-moi !

Son don de prescience, ce don fabuleux qui anticipait les questions et les réponses, lui donnait à cet instant, ce dont elle avait besoin d’entendre : une promesse de ne plus être abandonnée. Puisque le monde réel ne pouvait répondre à ce besoin, elle le trouverait dans sa création.


Elle l’embrassa. D’abord timidement, juste un effleurement. Les sens surdéveloppés lui jouèrent des tours, elle ne ressentit absolument pas le goût de la terre, mais bien au contraire elle imagina un souffle chaud, un souffle offert, un baiser rendu.

Elle le toucha comme un être de chair et de sang et imagina sous la pression de ses doigts sa statue prendre vie.

Elle lui parla de nouveau et elle l’entendit lui répondre.

Il la regarda et elle vit.


Troisième fin : Romualdœuvre


Romuald avait la main posée sur la clinche lorsqu’il entendit la supplication de Soliflore. Supplication était le mot juste. Il entendit une détresse dans la voix de cette femme forte. Son cœur battait à tout rompre, ainsi, il était important aux yeux de la sculptrice aveugle.


Il fit demi-tour, alla à la rencontre de ses bras. Ils s’étreignirent de longues minutes et quelques larmes s’échappèrent. Romuald était ému comme jamais il ne l’avait été, il oscillait entre larmes de joie et rires impétueux, il se sentait si bien dans les bras de sa dulcinée. Il n’existait aucune autre place au monde qui valait autant la peine de vivre.


D’en arriver à cette extrémité, de devoir supplier pour qu’il reste, temporisait l’émoi de Soliflore et gâchait cet instant. Un changement s’était opéré en elle, un changement imperceptible, mais son sourire disparut. Elle n’avait plus en tête qu’une pensée, il avait voulu l’abandonner. Cette réflexion l’obsédait maintenant.


Elle ne pouvait plus lui faire confiance.


Elle s’était ouverte, elle avait partagé des sentiments. C’était pourtant quelque chose qu’elle ne s’autorisait plus depuis bien longtemps, depuis le désamour de ses sœurs aînées. Elle se sentait n’être qu’une pièce rapportée, elle avait l’impression de ne pas appartenir à sa propre famille. Comment pouvait-elle ressentir cette détresse alors que ses parents lui avaient prodigué toute leur affection ?

Elle en voulait à ses parents de lui avoir tant donné sans retour, elle en voulait à ses sœurs de la rejeter, mais elle les comprenait. Aujourd’hui, elle marchait sur le fil du rasoir, un numéro de funambule, d’équilibriste entre amour et reproches.


Elle s’enfouit dans les bras de son modèle, cacha son visage en pleurs. Elle n’acceptait pas qu’il pût la quitter. Il avait pourtant entendu son cri, il s’était ravisé et était revenu à elle, cependant, la seule chose que son esprit tourmenté retenait : il avait voulu l’abandonner.


Lorsque sa crise de pleurs s’atténua quelque peu, elle réussit à cacher son visage humide et rougit de Romuald et s’en alla, déterminée, vers sa sculpture. Elle avait bien une idée en tête et elle ne pouvait l’avouer à l’objet de son amour.

Oui, elle l’aimait, elle l’aimait plus que de raison. Ainsi était Soliflore, une femme de tempérament. Une décision prise était immuable, un ressenti excessif.


Soliflore s’échinait sur sa sculpture tandis que Romuald se plaçait derrière elle et lui donnait un nombre incalculable de bisous dans le cou. Elle en riait, elle tentait tant bien que mal d’en profiter malgré cette voix qui lui rappelait « Il a voulu t’abandonner ».


Enfin, sa statue pouvait être mise au four, mais avant, Soliflore demanda à son modèle de devenir critique d’art.


L’orgueil de Romuald n’avait finalement pas à être bousculé, la statue était parfaite. À l’exception des pieds, ce n’était en aucun cas une œuvre abstraite, inesthétique ou conceptuelle comme la plupart des ouvrages, projets, tableaux ou sculptures présents dans cet atelier. Il commenta chaleureusement le résultat tandis que la sculptrice aveugle servait deux drinks.


  • — Il faut fêter ça, trinquons !
  • — Oui, trinquons à ton travail et trinquons à nous deux ! répondit-il enjoué.

Oh, pourquoi n’avait-il pas vu que sa belle avait perdu son sourire ? Il but d’une traite le verre de gin et peu habitué à cet alcool, il ne perçut pas l’arrière-goût âcre du cyanure. La langue en feu, Romuald pensait que c’était dû au gin.

Il vit enfin soliflore les larmes aux yeux.


  • — Qu’est-ce qu’il y a qui ne va pas ? s’inquiéta-t-il.
  • — Explique… reuhff ! … reuhff ! … Je… Reuhff ! J’ai du… Reuff… mal à respi… Reuffff !

Soudain, alors que les yeux de Romuald sortaient de leur orbite, il se mit à convulser, il tomba lourdement au sol et son corps fut en proie à de terribles contractions. Complètement tétanisé, son corps durcit, il perdit connaissance et son rythme cardiaque s’effondra. Soliflore lui prit le pouls calmement, le cœur du jeune homme battait faiblement, sourdement Boum… Boum… … Boum… … … Boum. … … … … boum. … … … b…


Mort.


Elle prit pleinement conscience de sa mort puis s’effondra en larmes. Elle laissa libre cours à son chagrin. Elle hurla dans cet atelier si désespérément vide, vide de sens, vide de vie. Jamais elle n’eut senti avec tant de force le poids de la solitude. Une solitude extrême. La solitude de l’assassin qui regrette son geste et ne sait plus comment faire marche arrière.


Elle n’avait pas le temps de s’apitoyer, les minutes étaient comptées avant que le corps ne devienne rigide. Il fallait qu’il reste un minimum malléable.

Elle commença à laver le corps, elle devait le purifier à l’aide d’une fumigation à base de résine de térébinthes afin de le préserver des insectes et larves. Elle procédait très froidement et suivait les étapes une à une, comme détachée de son corps.


Après avoir profondément respiré et fait le vide dans sa tête, elle pratiqua des soins de thanatopraxie, c’est-à-dire qu’elle allait substituer le sang et les fluides corporels de Romuald en injectant du formol.

Ce procédé lui garantissait deux semaines avant une éventuelle décomposition. Ce n’était que la première étape dans sa volonté de momifier son amour et le rendre immortel. C’était ce vers quoi elle tendait dans son absolu de création, l’absolu de l’artiste, ce qu’il vise : c’est-à-dire l’immortalité de son œuvre et toucher du doigt le Divin.


Elle mit toute sa force pour placer le lourd corps inerte au contact de sa sculpture d’argile. Elle les emboîta comme on le ferait de deux pièces de puzzle. L’être de chair lovait son double d’argile comme deux frères qui s’étreignent. Elle enduisit le composite d’une huile qui déshydratait la chair et tannait la peau.

Son travail avait été si physique, elle avait dû tant puiser dans ses réserves que plus d’une fois, elle eut envie d’abandonner ce projet. Il n’était cependant plus possible de faire machine arrière, elle était allée trop loin.


Elle était cisaillée par les doutes, mais son œuvre, devenue obsession, comptait plus que tout. Durant tout le reste de la soirée et toute la nuit dans une chaleur étouffante et sèche, elle travailla sur ce qu’elle appelait « sa perfection », ou encore « son amour ».


L’horreur atteignit son apogée lorsque l’image des pieds de Romuald lui vint brusquement en tête. Elle détourna son regard, mais rien n’y fit. Son amour ne pouvait être parfait s’il avait les pieds au sol. Il fallait que sa créature puisse se libérer de ses chaînes, puisse se libérer des contraintes terrestres et devienne une créature céleste. N’était-elle pas en train de composer une œuvre plus grande que l’œuvre de Dieu : l’homme ? Cette œuvre, si perfectible qui se targuait d’être l’œuvre ultime du divin n’était finalement qu’une ébauche qui ne pouvait se soustraire aux lois de l’attraction terrestre et s’élever vers les firmaments.


Comme détachée de son corps, elle commença son travail de boucherie. Le sol était maculé de conglomérat de liquide sirupeux, ignoble – ce sol où quelques heures auparavant, elle s’était donnée. Une odeur envahit les lieux donnant la nausée et les pieds tombèrent dans un bruit affreux.


Plus d’une fois, elle faillit vomir tant le dégoût de ce qu’elle faisait la submergeait. Plus d’une fois, elle faillit flancher et laisser ce travail horrible à ce stade, mais la finalité la maintenait à flot.


Une fois cette tâche exécutée, elle s’affaissa, ivre de fatigue, enfiévrée par son travail, illuminée par son imaginaire. Avant de pouvoir redresser sa créature, le temps devait s’écouler. Elle rassembla ses dernières forces pour la déplacer avec les autres dans la petite réserve juxtaposant l’atelier.