Résumé des épisodes précédents :
Arina et Frédéric sont à l'aube d'une grande carrière de concertiste.
Partie 3
Arina regarda la jeune fille, puis Frédéric.
- — Je sais, Jérémy m’a mise au courant.
- — Tu sais que cela fait plusieurs jours qu’elle m’assiste lors de mes répétitions ?
- — Non, je l’ignorais.
Elle tendit la main à la jeune fille.
- — Salut Lina, comment vas-tu ?
- — Bien, merci. Je suis un peu confuse d’arriver comme ça.
- — N’aie aucun scrupule, c’est moi qui te remercie de me remplacer.
Frédéric prit la main de sa copine.
- — Ma chérie, j’ai une supplique à te demander. Est-ce que tu accepterais de préparer Lina, elle n’ose pas te le demander.
Elle se tourna vers la jeune fille qui la regardait timidement.
- — Mais avec joie. On peut commencer demain si tu veux. Oh, voilà ce que l’on va faire. C’est Jérémy qui va nous préparer toutes les deux, chacune à notre tour. Une heure toi, une heure moi. Quand l’une est avec lui, l’autre bosse dans son coin, et ainsi de suite. Qu’est-ce que tu en dis ?
La jeune fille s’avança et prit Arina dans ses bras.
- — Merci, merci, je ne pouvais rien espérer de mieux. Frédéric m’avait dit que tu serais sympa avec moi, il avait omis de me dire que tu étais une personne formidable.
Elle lui fit une bise sur chaque joue.
- — Bon, assez d’effusions pour le moment, laissons le maestro se préparer.
Elle fit un clin d’œil à sa nouvelle copine et, bras dessus, bras dessous, elle se dirigèrent vers l’amphithéâtre.
On les installa sur le côté de la scène, afin qu’elles soient aux premières loges pour assister au concert. Elles papotèrent quelques instants jusqu’à ce que, la salle pleine, les lumières s’éteignirent. Un projecteur unique s’alluma éclairant le piano. Frédéric arriva près d’elles deux. Arina se leva, le prit dans ses bras et lui fit un rapide baiser sur la bouche. Elle le tapota dans le dos et lui fit signe pouce levé.
Il se tourna vers la scène et s’avança jusqu’à rejoindre la lumière.
Le public applaudit son entrée. Il s’inclina, une main sur le couvercle du clavier.
Il s’assit et le public fit silence. Il leva les mains au-dessus du clavier, attendit quelques secondes et les abaissa.
Les premières notes du concerto pour piano n°5 de Beethoven s’entendirent. Tout le long du récital, Frédéric eut l’air sévère et concentré. Arina trouva son interprétation juste, en ligne avec ce qu’il avait réalisé pendant la préparation, mais ne sentit pas la prestation totalement satisfaisante à ses yeux.
Pour elle, il était capable de bien mieux.
Quelque chose devait l’empêcher de donner sa pleine mesure, mais elle ne devinait pas quoi.
Par deux fois, durant les quarante minutes que dura la prestation, elle le sentit agacé, mais ne sut dire à propos de quoi.
Elle se pencha et murmura à l’oreille de Lina.
- — Y a un truc qui ne va pas.
- — Ah bon ?
- — Oui, il n’est pas comme d’habitude.
- — Tu trouves ?
- — Oui, mais je ne vois pas quoi.
- — Moi je n’ai rien remarqué. C’est très beau, son jeu, tu ne trouves pas ?
- — Il peut faire beaucoup mieux, mais chut !
Il sembla se reprendre pour le final et termina l’œuvre en nage, le front en sueur. Le public l’applaudit chaleureusement et il se leva pour le saluer plusieurs fois. Il sortit sur le côté et rejoignit les deux jeunes filles.
- — Merde, merde, merde, et merde. J’ai été nul nul, nul !
- — Mais non, allez, vas-y, ils te réclament.
Il fit demi-tour et retourna saluer le public. Il reçut un bouquet de fleur des mains d’une petite fille et il se baissa pour lui déposer un baiser sur la joue. Il leva son bouquet, salua une dernière fois le public puis sortit de nouveau, mais définitivement cette fois.
Les filles l’attendaient aux vestiaires et il entra l’air mécontent ;
- — Bordel, je ne sais pas ce qu’il s’est passé, mais ce n’était pas bon du tout.
- — Tu es injuste avec toi mon chéri.
Arina le prit dans ses bras.
- — Tu avais l’air contrarié, je l’ai vu. Et c’est sans doute ça qui t’a mis sur la retenue. Mais ton jeu était juste, crois-moi.
Il leva les yeux vers Lina.
- — Et toi, qu’est-ce que tu en as pensé ?
Arina se détacha de lui et se tourna vers la jeune fille.
- — Moi j’ai trouvé ton jeu parfait. Arina m’a dit que tu avais l’air trop sérieux, voire contrarié, mais je n’ai pas ressenti une gêne particulière au niveau de ton interprétation.
- — Vous êtes bien charitables avec moi les filles. Je vous adore.
Il embrassa Arina sur la bouche et Lina sur la joue.
- — Bon, allez, maintenant au resto, j’ai une faim de loup.
La soirée se prolongea dans un restaurant gastronomique de la ville et ils furent rapidement rejoints par Ebba, son mari, Jérémy, et quelques proches qui les suivaient depuis quelque temps.
Ebba vint embrasser son fiston sur les deux joues.
- — Tu as été bon ce soir, mon fils. Le public t’a adoré.
Frédéric lui répondit tout en faisant un clin d’œil à Arina.
- — Évidemment, je jouerais avec deux mains gauches que tu me trouverais encore remarquable ma chère mère.
- — Mais c’est normal mon chéri, c’est parce que je t’écoute avec les oreilles de l’amour.
Toute la tablée éclata de rire, à l’exception d’Arina qui grimaça un sourire.
Ce n’est qu’après le sixième concert qu’Arina sentit que quelque chose ne tournait pas rond.
Au sortir de la scène, elle attrapa le bras de Frédéric et l’arrêta alors qu’il se dirigeait vers sa loge.
- — Qu’est-ce que tu as de nouveau ce soir ?
- — Je ne sais pas. Je n’ai pas été bien pendant toute mon interprétation. Je ne comprends pas ce qu’il se passe.
- — Tu es sûr qu’il n’y a rien qui te contrarie ?
- — Oui, j’en suis certain. Il n’y a rien de particulier. C’est quand je me retrouve face au clavier que je commence à me sentir moins bien, au commencement, puis de plus en plus mal.
- — Mais si, tu vois bien qu’il y a quelque chose qui te contrarie.
- — Mais non, je t’assure que je ne vois pas ce qu’il y a.
- — Pourtant, tu as l’air détendu quand tu travailles ou quand tu répètes. Alors, dis-le-moi, qu’est-ce qui te gêne ?
- — Mais puisque je te dis qu’il n’y a rien de particulier. Je ne sais pas, c’est un sentiment de mal être, d’angoisse qui m’étreint et qui me serre la gorge.
- — Tu en as parlé à quelqu’un ?
- — Non, tu es folle ! À personne.
- — Écoute. Si tu es d’accord, je vais en toucher deux mots à Jérémy sans entrer dans les détails bien entendu. Je vais voir ce qu’il peut te conseiller.
- — C’est une bonne idée. Mais, je t’en prie, pas un mot à qui que ce soit d’autre.
- — C’est promis mon amour.
Arina profita de sa leçon suivante avec Jérémy pour le questionner.
- — Il n’est pas bien Frédéric en ce moment. Tu t’en es aperçu ?
- — Oui, je m’en suis rendu compte. Je lui en ai parlé il y a quelques jours. Il n’a rien voulu avouer.
- — Alors, qu’est-ce que tu as fait ?
- — Je suis allé en parler à Ebba un matin.
- — Que t’a-t-elle dit ?
- — Il vaut mieux que tu lui demandes toi-même.
- — Mais pourquoi me dis-tu ça ? C’est si grave que ça ?
- — Ce n’est pas ce que j’ai dit, mais je préfère qu’elle te le dise elle-même.
- — Bon, ben, puisque c’est comme ça, je vais aller lui demander.
Arina savait que tous les mardis, sa belle-mère mangeait dans une brasserie où elle avait ses habitudes.
Elle s’arrangea pour la trouver seule à sa table.
- — Bonjour Ebba. Puis-je m’asseoir à votre table.
- — Arina ? Mais qu’est-ce que tu fais ici ?
- — J’ai à vous parler.
- — Allons bon ! Eh bien, parle, je t’écoute.
- — Depuis quelque temps, Frédéric n’est pas bien. Cela ne se voit pas forcément dans la journée, mais dès qu’il est au piano, il n’est plus le même. Il a l’air plus sévère, et surtout très soucieux. Ça m’inquiète car cela a un rejaillissement sur son jeu.
- — À la bonne heure ! Tu te décides enfin à me parler.
- — Vous savez ce qu’il a ?
- — Pardi, bien sûr que je le sais.
- — Eh bien, qu’est-ce que c’est ? Est-ce grave ?
- — Pour lui, non, ce n’est pas grave.
- — Ah bon, ce n’est pas grave, mais pour lui.
- — Oui, c’est bien ce que j’ai dit.
- — Mais alors, si ce n’est pas grave pour lui, pour qui est-ce grave ?
- — Mais pour toi pauvre innocente !
Arina ouvrit grand les yeux de surprise.
- — Pour moi ? Mais qu’est-ce que vous voulez dire ?
- — Tu n’as rien remarqué d’autre ?
- — Non, franchement non.
- — Tu n’as pas remarqué ce qu’il se passe entre lui et Lina ?
- — De quoi ?
- — Tu as parfaitement entendu. Tu ne vas pas me dire que tu n’as pas remarqué à quel point ils se sont rapprochés ?
- — Mais pas du tout. Vous dites ça pour m’inquiéter ?
- — Si j’avais voulu t’inquiéter, je t’en aurais parlé avant que cela soit consommé.
La jeune femme commençait à sentir monter une colère en elle qu’elle réprouvait pour le moment.
- — Consommé ? Vous voulez dire qu’ils ont couché ensemble ?
- — Non, pas qu’ils ont couché, mais qu’ils couchent ensemble, oui. Et depuis un bon bout de temps.
- — Mais ce n’est pas possible. Vous me dites ça encore pour me faire du mal. Décidément, vous ne m’aimez pas.
- — Tu as tort de penser ça. Ce n’est pas que je ne t’aime pas.
Arina s’énervait de plus en plus.
- — Qu’est-ce que vous avez après moi alors ?
- — Mais ma pauvre fille, il n’y a que toi qui n’as pas vu que tu n’étais pas faite pour lui. Il le sait depuis longtemps et m’a avoué ne pas savoir comment te le dire. Ce qui a accéléré les choses, c’est quand il a compris qu’il commençait à avoir des sentiments pour Lina. Là, il a pris conscience que ce qu’il avait éprouvé pour toi n’avait jamais vraiment été de l’amour.
Arina était complètement sonnée. Sans dire un mot et sans un regard pour Ebba, elle se leva et se dirigea vers la porte d’entrée.
- — Très bien. Je sais ce qu’il me reste à faire.
Elle sortit et commença à descendre l’escalier. Elle croisa Frédéric qui montait les marches quatre à quatre.
- — Ah, tu es là ? Jérémy m’a dit que tu étais partie comme une furie parler à ma mère.
Elle le regarda les yeux pleins de larmes.
- — Elle m’a tout dit. Elle a craché tout son venin
- — Quoi ? Tout son venin ? mais de quoi veux-tu parler ?
- — N’aie pas peur, je te la laisse, j’en ai trop entendu.
- — Mais quoi, bon sang ?
- — C’est fini Frédéric.
Elle recommença à descendre.
- — Qu’est-ce qui est fini ?
- — Tout est fini entre nous.
Le temps qu’il réagisse, elle avait quitté l’immeuble et tourné au coin de la rue. Il se précipita, mais, une fois à l’angle, il ne la vit plus. Voulant comprendre ce qu’il s’était passé, il retourna au restaurant voir sa mère. Il entra et se précipita vers sa table.
- — Qu’est-ce que tu as encore dit à Arina, maman ?
- — Mais rien que la vérité mon garçon.
- — Mais quelle vérité bon sang ?
- — Mais qu’elle n’était pas faite pour toi, que tu ne l’aimais pas, que tu ne l’avais jamais aimée, que tu allais faire ta vie avec Lina.
- — Quoi ? Mais qu’est-ce que c’est que ce fatras de conneries. De quoi t’es-tu encore mêlée ?
- — Mais de ce qui me regarde, du bonheur de ton fils.
- — Mais qu’est-ce que tu connais de mon bonheur toi ? Mon bonheur c’est Arina. Je n’ai jamais aimé qu’elle.
- — Alors pourquoi doute-t-elle de ton amour ?
- — Elle ne doute pas de mon amour. C’est moi qui doute de moi. Pas de mon amour pour elle, mais d’être l’interprète que tout le monde croit que je suis, toi y compris.
- — Ce sont des bêtises mon fils. Tu es le meilleur pianiste de ton époque.
- — Arrête tes mensonges maman. Tu t’es laissée aveugler par ce que tu souhaitais pour moi sans te rendre compte que je ne serai jamais au niveau.
- — Mais si tu l’es…
- — Laisse-moi parler. Je ne serai jamais au niveau d’Arina. C’est elle la plus grande interprète de notre époque. C’est elle qui a gagné le concours. C’est elle la plus grande virtuose de nous deux et ça fait très longtemps que je le sais.
- — Tu te sous-estimes mon fils.
- — Ferme-la maman !
- — Mais, tu as vu comment tu me parles ?
- — Tais-toi et écoute-moi bien. Je ne sais pas où est partie Arina. Je vais essayer de la rattraper et de lui dire que je n’aime qu’elle et n’ai jamais aimé qu’elle. C’est la dernière fois que tu te mêles de ma vie. Et si par malheur elle ne me pardonne pas tout le mal que, par ma faute, tu lui as fait, je ne te le pardonnerai jamais. Tu entends ? Jamais.
Il avait hurlé ses dernières paroles et elle s’était affaissée sur sa chaise. Il la fixa quelques secondes avec un regard furieux, puis ferma les yeux. Il se redressa et parti d’un bond vers la sortie du restaurant. Il dévala les marches en courant et se précipita jusqu’à leur appartement où Jérémy était resté avec Lina.
- — Passe-moi ta voiture s’il te plaît.
Le coach ne se posa aucune question devant l’air affolé de son élève et lui confia son trousseau.
- — Où vas-tu ?
- — Je vais chercher Arina, lui dire que je l’aime.
Frédéric repartit en courant. Jérémy se précipita en haut des escaliers et se mit à crier.
- — Mais tu ne sais même pas où elle est partie…
Le jeune homme sauta dans la voiture et embraya la première. Il était tellement nerveux qu’il cala. Il relança le moteur et, cette fois-ci, la voiture bondit en avant.
Il prit la direction du conservatoire, n’ayant rien d’autre en tête que de la retrouver et de lui crier son amour. Il y avait des travaux sur le périphérique et il décida de prendre par les quais. Il roulait beaucoup trop vite et dû, par deux fois, éviter des cyclistes qui venaient en sens inverse alors qu’il doublait en troisième file. Il accéléra au sortir d’un virage, mais dû donner un coup de volant pour éviter un piéton qui traversait et emprunta la voie descendant le long des berges de seine.
La voiture se mit à zigzaguer dangereusement et il donna un coup de frein pour tenter de la redresser. Mal lui en prit, car le véhicule se mit en survirage, l’arrière chassa sur la gauche et la voiture fit un premier tonneau s’approchant du bord du quai. Un second tonneau précipita la voiture dans la Seine. La tête de Frédéric tapa fortement contre la vitre latérale et il perdit connaissance.
Un passant ayant assisté à la scène descendit les escaliers et plongea dans l’eau alors que la voiture était encore émergée.
Il parvint à ouvrir la portière côté conducteur et à saisir Frédéric inconscient par la manche de sa veste. Le jeune homme dans sa précipitation n’avait pas bouclé sa ceinture, ce qui lui sauva sans doute la vie.
Le sauveteur réussit à l’extraire et à le ramener sur le bord où plusieurs personnes l’attrapèrent et le hissèrent jusque sur le trottoir. Sa main droite saignait et une femme donna un mouchoir pour panser la plaie.
Un homme s’imposa, plaça Frédéric en position latérale de sécurité et écarta les curieux.
Alertés par un spectateur, les secours arrivèrent rapidement et emportèrent le jeune homme encore inanimé sur un brancard qu’ils placèrent à l’arrière de leur fourgon. Ils lui mirent le masque à oxygène et démarrèrent en trombe avec la sirène. Aux journaux télévisés de vingt heures, la nouvelle fit la une sur quasiment toutes les chaînes.
Arina tenait la main valide de Frédéric. Allongé sur son lit d’hôpital, il n’avait toujours pas repris connaissance. C’est Jérémy qui, affolé par le départ précipité du jeune home, l’avait jointe sur son portable alors qu’elle errait dans le parc jouxtant leur appartement.
Elle marchait sans but, pleurant à chaudes larmes, se remémorant sans cesse les paroles de sa belle-mère. Elle n’avait répondu qu’au troisième appel.
- — Laisse-moi Jérémy, je ne veux pas être dérangée.
- — Arina, c’est grave. Frédéric est venu tout à l’heure, m’a emprunté les clés de ma voiture et est parti à ta recherche.
- — Il n’est pas près de me trouver.
- — Il m’a dit qu’il allait te chercher, qu’il voulait te dire qu’il t’aime.
- — Non, il ne m’aime pas. C’est sa mère qui me l’a dit.
- — Et tu as cru ce que cette folle t’a raconté ?
- — Elle m’a dit qu’il couchait avec Lina et que c’est elle qu’il aimait, mais qu’il ne savait pas comment me le dire.
- — Arina, arrête de parler et écoute-moi attentivement.
Elle s’était alors arrêtée de marcher.
- — Arina, Frédéric est dingue de toi. Il l’a toujours été. Il n’éprouve rien pour Lina. Il l’apprécie, mais ça s’arrête là. Son grand amour, espèce d’idiote, c’est toi.
- — C’est moi ? Tu es sûr ?
- — Mais espèce de triple buse, il n’y a que toi pour ne pas en être persuadée.
- — Tu ne me dis pas ça pour me rassurer ?
- — Cette vieille chouette d’Ebba crois qu’en agissant de la sorte elle va garder son petit enfant chéri dans ses jupons. Mais elle a perdu d’avance. Il t’aime et ferait n’importe quoi pour toi, il me l’a assez dit et répété.
- — Mais alors je ne suis qu’une conne, c’est ça ?
- — Non, tu es amoureuse, et c’est normal qu’une manipulatrice comme Ebba t’ait embobinée.
- — Quelle idiote j’ai été. J’aurais au moins pu m’expliquer avec lui, essayer de comprendre ce qui le tourmentait…
- — S’il y a une chose qui ne le tourmentait pas, c’est bien la certitude des sentiments qu’il a pour toi niquedouille !
- — Tu sais où il est parti ?
- — Non, il était complètement fou et est parti comme une balle. J’espère qu’il ne lui est rien arrivé.
- — Mon Dieu, oui, faîte qu’il ne lui soit rien arrivé.
Perdue dans ses pensées, elle sentit un léger frémissement des doigts de la main qu’elle tenait. Elle regarda Frédéric. Il ouvrit les yeux puis les referma aussitôt. Elle se précipita sur le bouton rouge appelant les infirmières.
Celle qui faisait les soins depuis deux jours entra rapidement et s’approcha du lit.
- — Il a ouvert les yeux. Mais il les a refermés aussitôt.
- — C’est normal Il va avoir plusieurs phases de réveil qui dureront plus ou moins longtemps. C’est très bon signe. Je vais prévenir le professeur.
Arina se rassit et reprit la main de Frédéric dans la sienne. Une demi-heure plus tard, le professeur arriva dans la chambre. Elle se leva pour l’accueillir. Il se pencha sur Frédéric, lui ouvrit un œil avec deux doigts en écartant les paupières, puis projeta la lumière d’un petit appareil directement dans sa rétine. Il fit aller de droite à gauche le faisceau lumineux puis lui referma les paupières et se redressa.
- — Alors professeur ?
- — Il est proche de la phase de réveil. Sa rétine réagit bien à la lumière, il va se réveiller progressivement.
- — Cela va prendre combien de temps ?
- — Cela dépend de plusieurs facteurs, mais je pense que, d’ici demain, il se sera entièrement éveillé.
- — Aura-t-il des séquelles ?
Le professeur fit signe à Arina de le suivre et ils sortirent de la chambre.
- — Pour ce qui est d’éventuelles séquelles dues au coma, soyez rassurée, de ce côté-là, à part une grande confusion au réveil, il devrait retrouver la plénitude de ses moyens très rapidement. Enfin de ses moyens intellectuels.
- — Pourquoi dites-vous ça ?
- — Mademoiselle, son index et son majeur ont été fortement endommagés et les nerfs ont été tranchés net. J’ai réparé les deux doigts, mais il est plus que probable qu’il ne retrouve jamais, ni leur totale agilité, ni leur souplesse.
- — Vous voulez dire qu’il ne pourra plus jouer du piano ?
- — Jouer du piano, si, ça ce sera possible. Mais redevenir un grand concertiste, j’ai bien peur que cela ne soit qu’une cruelle chimère.
- — Mon Dieu, mais c’est terrible ce que vous me dites-là. C’est une catastrophe !
- — Je le sais, et, pour que son rétablissement se passe dans les meilleures conditions, il est préférable de lui différer l’information. Attendons qu’il soit totalement remis sur pied avant de lui parler de rééducation des doigts et qu’il ait la confirmation de mon diagnostic. Je dois vous laisser, excusez-moi, mais d’autres patients m’attendent.
- — Mais bien sûr, merci professeur.
Arina retourna s’asseoir près de Frédéric, les larmes coulant sur ses joues. Elle lui prit la main, la baisa et resta prostrée, le regard dans le vide.
Le soir vers dix-neuf-heure, Ebba fit irruption dans la chambre.
- — Mon Dieu, mais qu’est-ce que vous lui avez fait ?
Elle voulut s’approcher du lit, mais Arina se leva et fit barrage de son corps.
- — Qu’est-ce que je lui ai fait ? vous avez l’audace de me demander ça ?
- — Oui, vous, la mauvaise fille qui avez abandonné mon fils.
- — Sortez de la pièce immédiatement. Frédéric est proche du réveil, il n’a pas besoin d’entendre ce que je vais vous dire.
D’autorité, elle la poussa pour qu’elle sorte de la pièce. Elle l’amena jusque dans le couloir et la força à entrer dans une pièce contiguë à la chambre. Elle se retourna et saisit sa belle-mère par le col.
- — Alors vous, espèce de sale mégère, c’est vous la responsable de tout ce qui arrive.
- — Mais…
- — Taisez-vous. Depuis toujours vous semez le mal autour de vous.
- — Mais non…
- — Vous avez tellement voulu que votre fils soit un grand virtuose du piano que vous n’avez pas hésité à coucher avec le président du conservatoire et du jury du concours pour le corrompre et qu’il change le règlement en favorisant votre rejeton.
- — Ma parole, mais vous êtes folle ?
- — Je vous ai vue dans sa voiture au pied de l’immeuble, vous embrasant à pleine bouche et, une fois sortie, lui envoyer un baiser.
- — Vous n’êtes qu’une sale menteuse.
Une voix grave s’éleva derrière elles.
- — Non, elle n’est pas une menteuse, c’est toi. C’est toi qui mens, encore et encore.
Le président, les yeux exorbités, se tenait dans l’embrasure de la porte. Il entra.
- — Sale bonne-femme qui a tout fait pour coucher avec moi et qui ensuite m’a fait chanter en me menaçant de tout révéler à mon épouse si je n’arrivais pas à convaincre le jury de changer le règlement.
- — Mais vous divaguez président.
- — Ah, tu me vouvoies maintenant ? Comme c’est drôle…
- — Moi, je confirme que vous êtes une manipulatrice.
Le président s’effaça et le journaliste qui avait fait un scandale le jour de la remise des prix apparut.
- — Mais de quoi vous mêlez-vous espèce de fouille merde.
- — Je me mêle de ce qui regarde mes lecteurs, figurez-vous. J’ai fait ma petite enquête auprès de tous les membres du jury. Le président a au moins eu l’honnêteté de leur avouer l’odieux chantage auquel il était confronté. Et s’ils ont décidé d’accepter de changer le règlement, c’est parce que le président s’est engagé à démissionner une fois le concours terminé, ce qu’il a fait en début de semaine. Vous voyez vous êtes prise la main dans le sac.
- — Vous n’avez aucune preuve, ce ne sont que des allégations, les divagations d’un petit journaleux qui veut se faire mousser.
- — Détrompez-vous madame, le président m’a donné copie de tous les mails et autres courriers dans lesquels vous exercez votre chantage. Sans parler des échanges enflammés où vous lui dénigrez votre mari qui ne serait qu’un pauvre type, ne serait rien sans votre protection et ne serait, vous ne manquez pas d’air, pas une affaire non plus au lit.
- — Comment osez-vous me diffamer de la sorte ? Vous n’allez pas vous en tirer comme ça, croyez-moi. Je vais vous faire un procès dont vous ne vous relèverez pas…
Une voix tonitruante se fit entendre derrière le journaliste.
- — Maintenant ça suffit. Il est temps que la vérité éclate sur tes sales agissements.
Le journaliste s’écarta et le visage de l’époux d’Ebba, Gerhard Liennhoff, apparut.
Il était rouge de colère.
- — Mon chéri, ne me dis pas que tu vas croire ce ramassis de…
- — Je te dis de te taire. Assez ; tes mensonges ont déjà blessé suffisamment de monde.
- — Mais, chéri…
- — Il n’y a plus de chéri qui tienne. Je demande le divorce.
Il se tourna vers le journaliste.
- — Raymond, notez bien tout ce que je vais dire.
- — Mais Gerhard…
- — Je t’ai dit de te taire.
- — N’ayez aucune crainte monsieur Liennhoff, j’enregistre cette conversation depuis le début.
- — Alors c’est parfait.
Le mari d’Ebba se tourna vers elle et pointa un doigt menaçant vers son visage. Elle blêmit soudainement et sembla se tasser un peu sur elle-même.
- — Trente ans que je subis tes humiliations. Trente ans que je dois supporter tes moindres caprices. Trente ans que je fais tout pour que ta vie ne soit consacrée qu’au chant et pour t’éviter les moindres soucis. Trente ans que tu te prends pour la meilleure chanteuse lyrique de l’histoire. Ce temps est désormais terminé. Je ne suis plus ton agent, je ne suis plus ton producteur et je ne suis plus ton mari.
- — Mais…
- — Avec ce qui a été dit et avec ce que je vais dire, plus personne ne te fera le moindre contrat. Tu es grillée pour la profession. Personne ne sera assez fou pour engager une femme aussi perverse que toi.
- — Mais, tu ne peux…
- — C’est fini je te dis. Dans la minute qui suivra cette conversation, j’irai consulter mes avocats. Nous romprons tous tes engagements et j’obtiendrai le divorce pour faute, adultère et abus de confiance.
- — Mais Gerhard, tu n’as pas le droit…
- — J’ai tous les droits. Nous allons rétablir la vérité sur cette triste affaire de corruption et rétablir Arina dans son bon droit. Toi la prétendue grande artiste n’a jamais su voir à quel point elle était tout ce que tu désirais si ardemment pour ton propre fils. Frédéric est certes un bon concertiste, mais il n’a pas, et n’aura jamais son talent. Voilà ce qui le minait ces derniers temps. Mais toi, aveuglée par l’atteinte de tes propres ambitions au travers de ton fils, tu n’as rien compris au mal être dans lequel ta folie l’a jeté. Oui, il y a bien longtemps qu’il avait compris que, s’il était talentueux, il lui manquait ce don suprême que la femme qu’il aime, elle, a, et depuis qu’ils se connaissent. S’il lui a fallu du temps pour le comprendre et l’admettre, toute ta vie ne t’aurait pas suffi ne serait-ce que pour l’imaginer.
- — Mais non, tu as tort…
- — Et toi, pauvre folle, croyant encore pouvoir éloigner ton fils de celle qui l’aime, et, ça tu l’as imaginé, lui fait de l’ombre, tu es allée inventer une histoire abracadabrantesque de coucherie et autres sentiments amoureux qu’il éprouverait pour cette pauvre Lina qui, elle, n’a rien demandé et se retrouve plongée au centre d’un mélo de la pire espèce. Si Frédéric a eu cet accident, c’est qu’il était désespéré qu’Arina l’ait quitté parce que tu lui avais affirmé qu’il en aimait une autre. Fou de douleur, il s’est précipité et n’a pu empêcher cette sortie de route.
- — Mais, c’est mon fils, je croyais bien faire…
- — Non, tu mens encore et toujours. Tu n’as pas cru bien faire, tu as monté un plan machiavélique pour te débarrasser d’une double concurrence. Elle te gênait, car tu pensais qu’elle te volait l’amour de ton fils qui aurait dû te revenir, et parce que tu savais, au fond de toi, qu’Arina était meilleur concertiste que lui. D’où ta coucherie avec Ernest Chamfort et coup double par la même occasion puisqu’il est le président, et du jury, et du conservatoire.
- — Mais je n’ai pas cou…
- — Tais-toi te dis-je, c’en est trop décidément. Tu salis tout ce que tu touches. Tu ferais mieux de nous laisser, et de partir loin de ma vue. Tu me dégoûtes au plus haut point et ta seule présence me révulse.
Ebba resta un instant la bouche ouverte, regardant tour à tour chacune des personnes présentes dans la pièce, puis la referma et remonta la fermeture de son manteau.
- — Bien, puisque c’est comme ça, je m’en vais.
Elle sortit de la pièce et un lourd silence prit sa place. Arina s’approcha de Gerhard.
- — Monsieur, je vous prie de bien vouloir m’excuser des tors que j’ai pu vous causer.
- — Vous n’avez aucun pardon à me demander Arina. Vous n’avez rien fait qui mérite que je vous en veuille. Vous aimez mon fil, je le sais, alors je n’ai qu’une chose à vous demander. Prenez-soin de lui, je vous en prie.
- — Je vous le promets.
Elle se haussa sur la pointe des pieds et déposa un baiser sur sa joue. Elle retourna dans la chambre où elle s’assit et reprit la main de l’homme de sa vie.
Frédéric referma le couvercle du clavier. Il leva les yeux vers Lina.
- — Voilà, le piano est prêt.
Il se leva, donna un dernier coup de chiffon sur le tabouret, puis se dirigea vers le fond de la scène. Lina lui emboîta le pas. Ils descendirent le petit escalier menant au couloir des loges et il toqua à la première porte.
Ils pénétrèrent dans la pièce et trouvèrent Arina assise à la table de maquillage.
- — J’ai fini. Le piano est prêt ?
Frédéric lui prit la main.
- — Oui, tout est prêt. Le public a déjà commencé à entrer et la salle est presque pleine.
- — Lina, tu as pensé à surligner les deux bécarres dont je t’ai parlé ?
- — Oui, je l’ai fait pendant que Fred réglait ton siège.
- — Merci à vous deux.
On frappa à la porte. Jérémy apparu, tout sourire.
- — On est encore complet ce soir. Mes amis c’est la fête ; après le concert, champagne.
- — Attends que ce soit fini, tu veux bien ?
- — Bon allez Arina, il faut y aller.
- — Pars devant, je te suis.
Elle s’approcha de Lina, la saisit par les épaules et la pressa contre elle.
- — À tout à l’heure « p’tite sœur’ ».
- — À tout à l’heure « grand’sœur ».
Elle se recula et lui fit un clin d’œil auquel la jeune fille lui répondit par un sourire. Elle se tourna vers Frédéric qui la prit dans ses bras.
- — À tout à l’heure mon cher mari.
- — À tout à l’heure ma chère femme.
Ils s’embrassèrent amoureusement. Elle mit fin au baiser, se recula et les regarda.
Lina partit la première, suivit par Frédéric qui se retourna à la porte et envoya un baiser à la femme de sa vie.
Arina se regarda une dernière fois dans la glace puis sortit à son tour. Elle gravit tranquillement les six marches de l’escalier et s’arrêta en haut de ceux-ci. Elle entendit le public applaudir puis la voix de Jérémy s’éleva.
- — Mesdames, messieurs, bonsoir. Aujourd’hui est un jour particulier. Tout d’abord parce que vous allez avoir le privilège d’assister au concert de la plus grande concertiste de piano de notre époque. Parce que vous allez voir une artiste qui revient d’une tournée triomphale dans le monde entier. Parce que vous allez être les premiers à entendre le même soir un récital des œuvres parmi les plus difficiles à interpréter. Parce qu’elle a tenu à fêter ses trente ans avec vous ce soir, dans la salle qui a consacré ses premiers pas dans l’univers du piano. Et enfin parce qu’elle donnera ce soir son dernier concert avant une interruption de quelques mois pour laisser à un heureux événement le temps de venir au monde. Mesdames, messieurs, je vous demande un tonnerre d’applaudissements pour la grande Arina Raffaëlli-Liennhoff.