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Temps de lecture estimé : 18 mn
22/08/24
Résumé:  Une tranche de vie… quelques souvenirs aussi ! Le passé qui refait surface.
Critères:  fh
Auteur : Jane Does      Envoi mini-message

Série : Michel et les autres

Chapitre 01 / 04
La genèse

Monsieur Miller allait de long en large. Sa blouse grise soulignait sa haute stature. Les cris, les chahutages autour de lui allaient bon train. Puis Madame Gallia vint le rejoindre et ils marchèrent l’un à côté de l’autre en discutant. Le soleil était revenu depuis deux ou trois jours et les gosses en profitaient. Elle aussi portait une blouse, mais de couleur rose la sienne. Ses lunettes vissées sur le nez lui donnaient un âge avancé, qu’elle n’avait sûrement pas. Ses cheveux noirs toujours montés en chignon sur sa tête lui valaient le surnom de « pain de sucre ». Donné un jour par un des grands de Monsieur Miller. Pseudo qui avait vite fait le tour de tous les potaches et ça lui collait à la peau.


Avec sa jupe stricte descendant bien au-dessous des genoux, son air toujours pincé et ses petites manies de femme seule, tous la voyaient comme une vieille fille acariâtre et revêche. Monsieur Miller, lui, le directeur de cette école de campagne avait aussi d’autres habitudes bizarres. Il vivait également en ermite dans ce grand appartement au-dessus de son école. Situé juste dans l’aile opposée à celle de Madame Gallia. Sa passion, la pêche à la ligne et les fils des pêcheurs du village l’avaient tous, une fois au moins, rencontré un dimanche d’ouverture, la canne à la main titillant dame truite.


Il fumait la pipe et mangeait souvent du chocolat au lait, même pendant les cours. Du reste, il était très dur avec ses élèves et ne supportait aucune incartade. Un devoir pas fait équivalait à une punition gratinée. Mais il y avait celle suprême, la pire de toutes. Celle qui pour l’élève pris en faute, pris sur le fait, lui valait une correction… publique. Prendre une gifle serait resté du domaine du normal. À la campagne, on prenait facilement un coup de pied au cul ou une taloche. Mais lui avait trouvé marrant une fois de poser son siège à côté de l’estrade qui recevait son bureau.


Il avait mis le garnement en travers de ses cuisses, tout ceci devant les autres qui ne pipaient mot. Au préalable à cette fessée parfois méritée, il demandait toujours au coupable de baisser son pantalon. C’était donc cul-nu devant toute la classe que le ou la fautive recevait des claques sur le derrière. Bien peu s’en ouvraient aux parents de peur d’en recevoir autant, à la maison. Mais pour l’heure, Gaston Miller surveillait la récréation en faisant les cent pas en compagnie de madame Gallia dont le prénom se trouvait être Hélène. Les gamins avaient aussi baptisé le maître d’école, d’un élégant : « Touche-Prose » ! Allez donc savoir pourquoi !



– xXx –



Assis dans un coin du préau, proche des cabinets, Marc, Michel et Alain discutaient ferme. Une gamine nouvelle venait d’arriver dans leur classe, et comme eux, elle préparait le « brevet » de la fin d’année scolaire qui approchait. La fille en question, Agnès, venait de la ville et ses parents venaient d’acheter la bijouterie locale. Des « bourges » avait décrété d’une voix obséquieuse Marc qui ne s’embarrassait jamais de mots inutiles. Et ce que lui ou Michel déclarait devenait pour toute la classe, paroles d’évangile.



À la porte du couloir menant aux classes, madame Gallia actionnait la clochette qui sonnait la fin de la récréation. En rang par deux, les gamins se mirent sur quatre files pour rentrer. Ceux de la maîtresse d’un côté et de l’autre ceux de monsieur Miller. Sans un bruit, tous pénétraient dans leur salle de cours respective. Les trois gaillards suivaient cette Agnès qui les faisait tant parler. Elle marchait devant et elle dépassait les autres élèves d’une demi-tête. Elle avançait sans se retourner, les autres suivaient. Chacun sa place et Michel dans le même pupitre que Alain rigolait de voir leur pote casé à côté de la grande bringue de nouvelle.


Marc aurait pu les renseigner, mais apparemment il ne voulait rien savoir, rien faire. Pourtant l’autre là-bas, à quinze ou seize ans, avait déjà une paire de loches à les faire loucher. Agnès depuis ce matin avait toutes les attentions de « Touche-Prose ». Personne ne savait trop de quelle école elle venait, mais elle semblait plus savante que les autres. Marc, les fesses rivées sur la moitié du banc, n’osait plus tourner la tête vers la fenêtre, là où cette donzelle avait pris place. Chaque fois, ses yeux retombaient sur cette avancée de poitrine et ça le faisait loucher. Il était rouge comme une pivoine.


La sonnerie de fin de classe avait presque soulagé le gamin. Il rejoignit dans la cour les deux autres qui avaient emboîté le pas à la demoiselle en jupe écossaise qui filait, son cartable à la main. Michel courut un peu pour remonter à la hauteur de la grande fille.



Tout heureux, Michel courait rejoindre les deux compères qui attendaient assis près du chêne de la mère Mathilde. Ils voulaient savoir ce que leur pote allait leur raconter.



L’autre avait levé la main en signe d’au revoir et il filait déjà sur le sentier qui menait à la forêt. Il avait encore cinq ou six bornes à se taper à pinces pour remonter vers les prairies en altitude où il habitait avec ses parents. Michel aimait bien ce grand dadais dégingandé qui n’ouvrait la bouche que pour dire l’essentiel. Alain lui était plus volubile et parfois il aurait mieux fait de tourner sept fois sa langue dans sa bouche, ça lui aurait souvent évité de dire un tas de conneries. Et c’était donc là que le trio de joyeux lurons se disloquait. Chacun rentrait à la maison.


Michel hésitait un peu. Cette Agnès avait quelque chose qu’il ne parvenait pas à définir. Il avait senti comme une piqûre dans son grand corps de petit Vosgien mal dégrossi. Le grand escogriffe qui s’affirmait comme le chef de bande des autres garçons de son âge à l’école avait reçu un coup au plexus dès l’arrivée de cette fille dans leur classe. Il avait été presque de suite aussi jaloux des regards que le vieux maître d’école avait posés sur elle. Allez savoir pourquoi ! Une furieuse envie de lui casser la gueule s’était emparée de lui, comme si le fait que « Touche-Prose » la rezieute pouvait… la salir.



– xXx –



Derrière la fenêtre de la chambre, le rideau avait imperceptiblement tremblé. Un visage encadré de cheveux bruns venait de le pousser si légèrement que seul un œil attentif aurait pu s’en apercevoir. Dehors à quelque cinquante mètres de la maison, le groupe de trois garçons discutait fermement. Puis l’un d’eux serrait la patte des deux autres et s’enfonçait dans la direction du petit bois. Presque tout de suite un second décanillait également, mais vers le village celui-ci. Restait sur place celui que les élèves dans la cour de récréation ou sous le préau appelaient Michel.


Il était là, immobile, les yeux perdus dans le vague. Enfin Agnès imaginait que c’était ainsi. Il n’avait rien d’arrogant ni de méchant et son invitation pour aller pêcher des grenouilles si elle l’avait surprise, lui avait tout de même fait plaisir. Depuis son arrivée au village avec ses parents, bien peu de gens leur parlaient. Cette maison, celle de sa grand-mère maternelle, elle était un refuge et une sorte d’île pour elle. À Paris, elle ne s’était jamais vraiment sentie à l’aise. Mais pourtant ici, sa mère, une enfant du pays n’avait pas retrouvé beaucoup d’amies non plus. Ils vivaient à l’écart et la bijouterie dont sa mamie était propriétaire ne semblait pas rapprocher les gens. Son père Alban avait racheté la part du magasin de bijoux à sa tante, la sœur de sa mère.


Entre la maison et la bijouterie, Alban ne cessait de répéter à Camille, sa femme, et à Agnès, sa fille, qu’il mourrait dans les dettes. L’ambiance n’était donc pas vraiment au beau fixe dans le giron familial. Parfois, la jeune fille se prenait à penser que depuis le décès de sa mamie Gilberte, son monde avait changé, et pas forcément en bien. Alors, ce garçon qui semblait lui porter un peu d’intérêt lui redonnait quelques espoirs. Il n’avait pas bougé et restait planté là, grand tournesol au visage tourné vers la façade de leur logis.


Derrière le voile transparent, invisible depuis son poste de guet, elle ne ratait aucun mouvement de ce Michel. La tignasse mal peignée, à la « poil de carotte », lui collait un air de Gavroche mal fagoté. Jamais un élève ne serait allé à l’école de la place Blanche qu’elle fréquentait à Paris, dans une pareille tenue. C’était vrai aussi que, bien sûr, elle avait sans doute des habitudes vestimentaires qui surprenaient ici. Elle faisait figure d’épouvantail pour ces jeunes gens des Vosges. Et ce gaillard qui ne détachait plus ses quinquets du mur de sa maison, que voulait-il vraiment ? Elle ne savait plus trop quoi penser !


Le garçon avait eu comme un mouvement de la tête, la mèche plutôt rebelle qui barrait son front venait d’être rejetée sur le haut de son crâne et lentement, comme à regret, elle le vit qui tournait les talons. Lui aussi repartait vers le village. Mais au bout de quatre à cinq mètres, il se retournait à nouveau. Un regard appuyé vers la demeure où avait disparu Agnès et enfin, il s’enfonçait dans les premières maisons bordant la rue principale du bled. Alors, réjouie pour une raison qu’elle ne connaissait pas, un curieux sourire illuminait le visage de la jeune brune.


Quatre à quatre, elle dégringolait les escaliers qui menaient à sa chambre, pour plonger littéralement dans le cagibi où les chaussures étaient entreposées. Sa recherche fut de courte durée. Camille était méticuleuse et parfois ça frisait l’obsession. Mais de temps en temps, comme maintenant, ce genre d’ordre pouvait aussi avoir du bon. Au milieu des godasses de toute la famille, ses longs tuyaux de caoutchouc noir étaient là, invitation muette à la sortie prévue pour le lendemain. Agnès eut une pensée pour sa maman et souleva les bottes pour les extraire de leur confinement.


Demain, elle n’aurait pas les pieds puisés8 comme aurait dit mamie. Ce n’était pas tant la sortie pêche aux grenouilles qui intéressait la jeune fille, mais bien l’idée de se faire de nouveaux amis. Et ces trois-là semblaient bien être le noyau central des gamins du village. Une amitié avec ceux-ci et qui sait, peut-être, serait-elle adoptée par l’ensemble des gosses d’ici ? Du moins, elle voulait le croire. Agnès sentait son cœur qui battait plus fort et elle fonçait alors sur la rédaction demandée par monsieur Miller l’instituteur de l’école.


Ses parents la trouvèrent sur ses cahiers, et ni son père ni sa mère ne remarquèrent la paire de bottes au pied du lit de leur gamine. Le dîner, souper aurait dit Gilberte, la grand-mère maternelle, en bonne Vosgienne, était prêt quand elle revint au rez-de-chaussée. Une bonne odeur de lard grillé embaumait la cuisine. Camille avait battu les œufs et l’omelette donnait envie.



Le repas pris, il ne restait plus pour Agnès qu’à regagner sa chambre. Un bon livre, une lecture dans le calme et puis demain… serait un autre jour. Cette histoire de pêche la turlupinait encore et son cerveau suivait mal les lignes de cette « Dame aux camélias » d’un certain Dumas. Un bon roman qui devait la faire rêver, et pourtant… c’était de toute autre chose que l’esprit de la jeune fille se repaissait. Elle entendait encore la voix aux inflexions vosgiennes, qui lui revenait en mémoire. Le son traînant sur certains mots, un peu comme l’accent de sa mère, typiquement d’ici !



– xXx –



La nuit était tombée et les paupières de la jeune fille s’étaient avec la lumière déclinante, alourdies. Une sorte de sommeil l’avait drapée dans des rêves aussi saugrenus qu’étranges. Des bestioles brunes et vertes qui coassaient, puis plongeaient dans une mare d’eau boueuse. Agnès se voyait sautant de feuille de nénuphar en feuille de nénuphar, tentant en vain de happer au passage ces sauteuses émérites. Puis sa respiration de nouveau calme, les images s’estompaient d’elles-mêmes ! Un premier trait de soleil avait filtré au travers des persiennes et la brune était sortie de sa léthargie réparatrice.


Le café de Camille était toujours aussi bon. La chaussette par laquelle l’eau transitait, s’imprégnant de toutes les saveurs de la poudre d’Arabica moulu avec soin par sa mère. La miche de pain sur la table était dorée, et la large tartine que son père avait taillée dans la boule n’attendait plus que le beurre et la confiture. La confiote de mamie Gilberte… une réjouissance pour les palais les plus récalcitrants, alors le sien savait apprécier. L’horloge comtoise de la salle à manger battait la mesure de son long balancier de laiton. Huit heures déjà.


Agnès se passa sur le visage un coup de gant de toilette savonné, puis elle enfila à la hâte une robe. Ensuite elle sortit sur le perron de la maison, les bottes à la main. Alors qu’elle les chaussait, un sourire s’afficha sur ses lèvres pincées. Elle avait l’air d’un drôle d’oiseau, ainsi attifée. Ses housseaux lui donnaient un air de paysanne très… local. Elle se mit en route pour la grande fontaine. À chacun de ses pas, un bruit étrange lui montait jusqu’aux oreilles. Des flocs-flocs dus à la trop grande pointure des bottes qu’elle portait et dans lesquelles ses petits pieds nageaient.


Ils étaient déjà tous les trois assis sur le bord du bassin dans lequel un tuyau déversait son eau toujours fraîche. La jeune fille regardait fixement les gaillards qui eux aussi souriaient.



Elle haussa les épaules, baissant la tête sous les quolibets d’Alain et Marc. Michel lui n’avait pas ouvert la bouche. Quand il le fit, les deux autres se turent.



L’intéressé n’avait pas répondu, se bornant à extraire de la poche d’un vieux pantalon de velours côtelé, une infâme chaussette longue. La fille était fagotée comme l’as de pique.



Le groupe se mettait en marche, reprenant le sentier des chaumes. Pas un mot. Ils restaient tous dans leurs pensées. Agnès se trouvait devant les garçons et elle marchait d’un bon pas. Malgré les flops-flops qu’elle émettait à chaque enjambée, les trois loustics ne pouvaient s’empêcher de suivre ce derrière qui se déhanchait d’une façon gracieuse. Elle suivait le sentier et quand Michel la rattrapa, elle vit sur son visage un rictus pouvant s’apparenter à un sourire. Elle répondit à celui-ci par une pareille mimique.



Ils avançaient désormais dans un silence plus que colonel puisqu’il était devenu général. Deux gambettes qui dansaient devant les gars, deux pattes dont une bande de quelques centimètres dépassait entre le haut des bottes et le bas de la robe. Mais plus haut… au niveau des fesses ! Ça remuait d’une manière affolante, et aucun des jeunes présents n’avait eu souvent la chance de voir ce genre de spectacle. Alors trois paires d’yeux essayaient de se faire les plus discrètes possible. Mais… difficile d’échapper à l’attrait de ces ondulations tellement féminines déjà !



À suivre…




– xXx –




1. Crâtiotte – nom donné à la grenouille en patois vosgien.


2. Gros – terme employé en patois vosgien pour désigner un ami de sexe masculin.


3. Peutes bêtes – peut ou peute en patois vosgien équivaut à vilain-vilaine. Ce terme est souvent associé à un autre nom exemple : peute-fille, peute-femme, peut-homme (ce dernier terme désigne un peu le croquemitaine pour les enfants pas sages).


4. Zaubette – une fille un peu délurée, osée, hardie.


5. Guéniche – synonyme de Zaubette, mais peut également vouloir dire en patois vosgien, fille un peu demeurée.


6. À moho – à la maison.


7. Schlitte – sorte de grosse luge sur laquelle on débardait le bois en hiver dans la montagne vosgienne, d’où découle le verbe schlitter qui signifie : glisser.


8. Puisés – Gorgés d’eau en parlant souvent des chaussures ou des pieds passés dans les flaques d’eau et « avoir les pieds puisés ».


9. Chez le… la – expression très vosgienne pour désigner précisément une personne. Exemple la Maryse, le Jacques souvent même suivi d’un sobriquet pour différencier les familles dont les patronymes pouvaient être les mêmes ou se ressembler.