n° 22743 | Fiche technique | 13516 caractères | 13516 2406 Temps de lecture estimé : 10 mn |
05/11/24 |
Résumé: Un jeune homme en voyage attend désespérément un mail de sa copine. | ||||
Critères: fh fhhh amour cérébral fellation cunnilingu | ||||
Auteur : Samir Erwan Envoi mini-message |
Cette petite histoire est la suite de celle-ci : « Contrepoint italien », mais peut se lire indépendamment.
Phew, for a minute there
I lost myself
- — Radiohead, Karma police –
Quelques années avant la fin du dernier millénaire.
Il me semble m’être bien fait comprendre du vieux Turc. Il encaisse la monnaie et me pointe un ordi en grommelant. Je lui souris comme si je le remerciais. Je ne sais dire que merhaba.
Je viens de payer pour une demi-heure d’utilisation d’Internet. Je tape automatiquement « hotmail » avant d’appuyer sur « enter ». L’écran devient blanc, Internet cherche. Mais le clavier n’est pas celui auquel je suis habitué. J’ai plutôt tapé « jorlaim ». Je ronchonne, me dit qu’il faut oublier ses acquis, tenter de comprendre le monde, celui qu’on ne connaît pas surtout : je ne suis pas chez moi, j’explore les pays au hasard, je peux être l’amoureux de Bijou avant son retour d’exil ou bien celui en contrepoint qui a vécu des aventures imaginaires en Italie et qui se dit, dans un train de nuit : « J’écris toujours la même chose. »
J’ai Internet pour moi seul pour trente minutes. L’écran de l’ordi du cybercafé toujours blanc. J’essaie donc de taper correctement d’un seul doigt « hotmail ». Faut s’appliquer à ne pas se tromper. « Enter ».
J’attends.
Devant moi, vissé au mur en béton vert, un ventilateur immobile. De la poussière accumulée sur les pales. Une mouche zigzague.
Une petite icône sablier tourne sur l’écran toujours blanc. J’attends toujours. M’allume une clope, un cendrier est à disposition. Je pourrais commander un thé. Ils sont bons les çay à la menthe. La mouche se pose sur une pale du ventilo, toujours immobile. L’icône tourne et j’observe un rythme à son mouvement circulaire. Le sablier a quatre positions et reste plus longtemps lorsqu’il est couché, tête à gauche. Combien de temps dure sa rotation dans l’ordinateur ? Ma clope me brûle les doigts, je l’écrase. Mon paquet est ouvert, j’en prends une autre par automatisme. L’icône sablier a sa tête à l’envers. Je n’ai pas vu le temps passer. Je lève le doigt, le vieux Turc comprend rapidement ma commande de thé à la menthe. L’icône continue de tourner, la mouche de tournoyer. Le ventilateur toujours en place, bien vissé au mur.
Petite tasse en main et près de mes lèvres, je regarde les clients du cybercafé. Des jeunes, en majorité, installés derrière une dizaine d’ordinateurs 386 dans ce tout petit local peint en vert. Il y a de la musique et le soleil entre tout en gris dans la pièce. Les jeunes me ressemblent, barbe naissante, cheveux longs, des geeks en herbe d’une fin de siècle. Soudainement, la page d’accueil apparaît ! Je peux enfin entrer mon « nickname ». Je le fais tranquillement, d’un doigt, en regardant à chaque pression ce qui se révèle à l’écran pour ne pas me tromper : « skadi 70 ».
Pourquoi « skadi 70 » ?
Parce que j’ai toujours aimé la mythologie scandinave et qu’elle est la divinité de la chasse, des forêts et de l’hiver.
Et « 70 » ?
Parce qu’à la création de ce premier mail de ma vie, on me proposait ce nombre : comme si 69 autres personnes voulaient s’appeler « skadi » …
« Enter ».
Puis le mot de passe. Je m’applique intensément, mes yeux bougeant du clavier à l’écran.
« Enter ».
L’écran de l’ordi devient blanc, de nouveau. Je soupire. Avale ma salive. Jette un coup d’œil vers mon amie la mouche. Elle n’est plus là. Les pales du ventilo par contre, et la poussière…
Je suis tout de même content. Je peux enfin écrire à mes parents, à ma copine. D’ailleurs, peut-être m’a-t-elle déjà écrit une belle lettre d’amour par mail ? Pressé par je ne sais quoi, je la lirai rapidement, ne comprendrai pas tout, puis la relirai tranquillement. Je pourrai peut-être l’imprimer ? Je me retourne vers le comptoir du vieux Turc qui fume une douille en lisant le journal dans la lumière grise ; oui, il y a une imprimante. Sur l’écran blanc, un nouveau sablier tourne maladroitement.
J’attends.
*
« Quand on arpente la ville, j’ai l’impression qu’elle nous appartient. Je me sens vivre à tes côtés. Tu as un don… » qu’elle m’a écrit quelques jours après notre première sortie ensemble. J’ai souri, me suis caché quelque part avec du papier à lettres et lui ai répondu avec un stylo bleu. Je me faisais guide touristique d’un monde imaginaire dans notre propre ville. J’avais une guitare dans le dos que je traînais partout et je l’ai charmée par des affabulations et de fausses légendes, des anecdotes fantaisistes, des récits apocryphes : « Tu vois, dans cette Cathédrale Cassée, certains soirs, on entend la sarabande des Follets ; s’ils nous entendent, ils nous happent et nous captivent et nous devons danser près du feu jusqu’à ce qu’ils daignent nous libérer. — Comment fait-on pour se libérer ? — Danser comme le vent ! On passe devant ? Tu veux jeter un œil ? »
J’ai glissé ma lettre de réponses dans son sac à dos, alors qu’elle avait le dos tourné. Elle l’a probablement trouvée le soir même, ou le lendemain, car, dans mon casier à l’Université, j’ai trouvé un oiseau plié en origami avec un mot. Chacun de nous pouvait trouver une missive pliée en trois ou en cocotte avec les mots de l’autre racontant une facette de sa compréhension du monde. Puis, enfin, nous avons pris de grandes respirations avant de nous inviter à prendre un verre. Nous avons été en boire plusieurs dans un maquis caché dans une cour intérieure, nous nous sommes embrassés dans les décombres de l’Opéra lors d’une marche nocturne malgré le fait qu’elle m’ait bien dit qu’elle n’était pas habituée à vivre des relations, qu’elle voulait rester libre et indépendante. J’ai haussé les épaules, moi aussi, ça tombait bien.
Nous avons causé jusque tard dans la nuit. « Ça y est, j’ai trouvé la bonne ! » m’étais-je dit en revenant chez moi dans un autre quartier lointain, le torse bombé, tout en grattant ma guitare, après l’avoir raccompagnée à l’appartement qu’elle partageait en colocation. Des sourires, de la gêne dans les yeux, un chaste baiser sur la joue, un « À bientôt » dit avec la main avant qu’elle ne grimpe l’escalier. « Je suis amoureux. » J’ai composé une chanson sur le chemin du retour.
Nous avons correspondu des mois durant. Stéphanie, mon ex, voulait passer du temps avec moi :
Steph papillonnait des yeux :
J’ai revu Élise par hasard, un midi où j’attendais à la boulangerie :
La caissière de la boulangerie m’a demandé ce que je voulais, j’ai payé, ai salué Élise et suis parti. Nous avons entretenu une relation il y a quelques années : nous étions jeunes, je n’ai aucun souvenir de nous au lit, tout ce que je sais, c’est que c’est avec elle que j’ai éjaculé la première fois dans un condom. Je crois n’avoir jamais fait jouir Élise. Elle ne m’en a pas voulu, elle s’initiait au plaisir en même temps que moi.
Et quand je lisais, dans les lettres de ma future meilleure amie, de ma complice, de mon amante, de ma copine officielle – Conoces tù bastante el amor por pensar que tu me quieres ? « Connais-tu assez l’amour pour penser que tu m’aimes ? », je pouvais lui parler d’Élise justement, de Stéphanie, d’Émilie aussi, de Nadine, de celle avec qui j’avais frayé une nuit de fête avec son tatouage dans le dos, de l’autre qui avait de beaux yeux et dont j’oublie son nom… De l’amour ou du désir ?
Avec elle, ma compagne épistolaire, je prenais mon temps. Elle n’avait jamais connu d’hommes. Et je n’étais pas pressé. Nous avons pratiqué l’amour oral longtemps, elle était instinctive dans ses gestes, je m’appliquais de ma langue, j’aimais ses cuisses bouchant mes oreilles, mes mains sur ses fesses. Nous nous embrassions ensuite, nos lèvres détrempées :
Nos sourires fusionnaient. J’attendais le bon moment.
*
Comme encore. Je compte le nombre de vis arrimant le ventilateur inerte sur le mur vert du cybercafé d’une ville perdue de Turquie. Rien n’a de sens ?
Et j’ai une érection. C’est de l’amour ou du désir ? Les deux ?
Ses lettres écrites en aveux, en amour, encore, je les ai toujours en tête : et l’écran reste désespérément blanc.
Et je suis désespérément seul.
Jamais je ne voudrais l’avouer, mais je me sens loin de tout, loin de tout le monde. Le voyage n’est pas si magique. Il l’a été, oui. Mais ne l’est plus. Il le redeviendra, oui. Mais pas pour l’instant. Je m’impatiente devant cet écran d’ordi de ce fichu cybercafé de merde. Mais je fais comme si. Je souris. Attends. Quoi ? L’espoir ? Oui, non, l’espoir qu’Internet mouline et accède enfin à la page demandée est toujours là. J’attends donc. Encore.
Lorsque nous avons terminé nos études, nous sommes partis en voyage chacun de son côté, libres et indépendants tous les deux, comme nous le voulions. En Amérique du Sud pour elle, en Europe et ailleurs pour moi. Elle était au Bélize, aux dernières informations.
Le thé est bu. Les clients n’ont pas bougé, et ils ont toujours les cheveux aussi longs. La lumière est toujours aussi grise, les ordis rament. Et devant mes yeux, espérant toujours qu’elle m’envoie un signe, une lettre d’amour qui racontera ses propres tribulations ou bien que mes parents me disent qu’ils m’ont envoyé un virement-surprise, un écran blanc d’un Internet d’un autre temps.
Désespoir et attente.
*
En fait, peut-être n’aurais-je pas de mail de sa part ? Peut-être n’a-t-elle pas le temps de m’écrire, de me raconter les villes visitées, les gens rencontrés, les souvenirs créés ? Peut-être justement a-t-elle fait connaissance d’un homme, d’un vrai, aux bras forts et aux pectoraux développés ? Natif du Bélize et accro aux djembés pour faire danser les filles hippies, il l’aurait remarquée alors qu’elle s’extasierait, pieds nus, de la transe sur la plage, laissant voler ses cheveux, roulant des épaules, pointant ses seins vers les magnifiques danseurs. Et il n’aurait eu de cesse de l’observer et l’aurait plus tard accostée, charmeur, discutant de son voyage, de la musique, de l’alcool et du soleil couchant sur la mer. Elle l’aurait suivi dans sa petite case sur pilotis et se serait accroupie devant lui, les deux mains sur son chibre immense.
J’en suis certain, elle aurait souri lorsqu’il aurait empoigné sa chevelure et elle se serait accomplie en avalant tout son sperme. Ils se seraient revus, il aimait tant ses fellations, elle était douée, elle le savait et elle me l’avait bien prouvé, mais cette fois, elle se donnait à d’autres, car le joueur de tam-tam a invité des amis et elle, elle voulant explorer sa sexualité, tient maintenant un sexe dans chaque main et tente de satisfaire tous les autres devant sa bouche. Puis, quelques nuits plus tard, elle a fermé ses jambes face à l’insistance de son nouvel ami musicien :
Et elle se serait exécutée, hypnotisée, et se serait bien cambrée, sur ses coudes et ses genoux, alors qu’il se serait enfoncé doucement dans son cul, lui maintenant fermement les hanches. Puis, il aura probablement réinvité ses amis et elle, qu’aurait-elle fait dans ce maelstrom d’actions et de temps de verbe qui s’accordent tous dans un présent fulgurant ?
Elle se lève le matin, l’entrecuisse dégoulinant du sperme de ses amants, son anus en feu, son visage taché, elle se lave les dents, prête à recommencer la grande orgie en regardant le salon de cette case sur pilotis où Hector, Manuel, Dean, Stuart et lui, comment s’appelle-t-il déjà ? Elle hausse les épaules et va réveiller cet inconnu, car il l’a bien aimée, la nuit passée, et elle entreprend de le masturber de bon matin :
Non, elle ne m’écrira pas. Elle est occupée.
*
J’avale ma salive. L’écran de l’ordi est toujours blanc. Un petit sablier tourne pour l’éternité. Je soupire. Jette un coup d’œil vers mon amie la mouche qui n’est plus là depuis longtemps. Comme moi d’ailleurs.
Dans la lumière grise, le vieux Turc écrase une nouvelle clope dans son cendrier, pose son journal et regarde sa montre. Puis il me pointe du doigt et me dit quelque chose en tapant sur sa montre. Les trente minutes se sont écoulées et je n’ai pu accéder à mes mails dans ce cybercafé à la con d’un pays d’un autre millénaire. J’essaie de communiquer avec le vieux, lui dire que son Net est naze, il rigole et me répond que c’est « hotmail » le problème, je me lève, énervé, j’ai envie de lui jeter mon verre de çay à la gueule, de péter un scandale, mais.
Soudainement, par magie, apparaissent les messages non lus de la boîte. L’objet de l’un d’entre eux est, à mon grand soulagement, un splendide : « Mon amour ! ».
Je paie rapidement un nouveau trente minutes et clique sur le message tant attendu. Un écran blanc, un sablier qui m’ensorcelle et qui m’enrage.
J’attends. Anxieux. Inquiet. Soulagé.
Les voyages ne sont pas toujours de folles aventures.