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Temps de lecture estimé : 30 mn
12/01/25
Présentation:  Une femme broyée par le système qui subit... s’habitue et éprouve craintes, peurs. Un long combat contre soi-même également !
Résumé:  Une femme qui se pose des questions sur son futur, après une longue rupture dans sa vie… Ou comment se reconstruire ?
Critères:  #biographie #psychologie #société #drame #nonérotique #confession #personnages
Auteur : Jane Does      Envoi mini-message

Série : Les heures sans fin

Chapitre 01 / 02
L'expiation

C’est con ! Je sais bien que c’est débile ! Mais après des années dans cet univers, alors que toutes ici nous rêvons de le quitter au plus vite et bien… je dois reconnaître que ce qui m’attend de l’autre côté de ces murs, je le redoute. Est-ce que je vais savoir revivre normalement après tout ceci ? Ici, finalement, je me suis habituée à ces réveils fréquents, à des repas à heures fixes ; même si parfois c’est trop tôt, si nous nous plaignons que c’est ceci, cela. Ça a l’avantage que la bouffe nous est livrée à la porte trois fois par jour, et que chacun d’eux que Dieu fait, jamais aucun ne manque à l’appel. Alors ? Tout ceci va prendre fin dans quelques jours et j’avoue que je broie du noir. C’est con comme la lune, mais je me sens… tourmentée ! Oui, c’est bien ça, j’ai peur de ce que je vais devoir affronter.



Quelque six ans en arrière


Ils quittent la salle et je reste une seconde prostrée sur mon banc. Mais quelqu’un me tire par la manche et je dois me remettre debout sur mes deux cannes vacillantes. C’est dingue. J’ai vu toute ma vie repeinte au vitriol et aucun argument pour contrer ce que ceux-là imaginent de moi. Même mes amies, celles avec qui j’ai mangé, bu, chanté et dansé, pas une ne m’a épargnée. Le portrait noir dressé, l’image que tous ont véhiculée là, comment peut-on me croire aussi machiavélique. Ma seule erreur ? Avoir aimé un type mauvais. Et voilà où ça m’a mené. Lui est dans un autre box, il regarde ses godasses et il était le seul à pouvoir me sortir de là.


Mais non ! Bien sûr que c’est difficile de croire que je n’étais au courant de rien. À la maison, Patrick, pour moi, c’était l’homme parfait. Gentil, humain, aimant et amoureux, quoi. Alors, quand les flics, un petit matin, ont débarqué, bien sûr que je ne comprenais rien à ce foutu bordel. Les mots méchants sont venus, les cris aussi, avant les barreaux qui ne pouvaient qu’être la suite logique de toute cette merde. Comment se défendre de ce que l’on ne sait pas ? Des heures d’interrogatoire n’ont pas non plus permis à quiconque de déterminer si j’étais au courant des agissements de Patrick. Est-ce que ça empêche les uns et les autres de se forger une opinion ? Bien sûr que non !


Alors ? La raison du plus fort est forcément la meilleure. C’est donc ainsi que deux heures plus tard, oui, seulement cent vingt petites minutes pour sceller un quart de ma vie, il n’en a pas fallu plus à ces gens « normaux » pour me juger. L’intime conviction, c’est bien comme cela qu’ils ont défini le tour de passe-passe qui m’a expédié douze ans au placard. Oui… douze piges loin du monde, avec pour unique horizon les mailles d’un treillis métallique vissé à la fenêtre, quadrillage de mon ciel pour ces années de réclusion. Pas un mot à dire ! Qui m’a écouté lorsque je leur ai dit, crié, hurlé que je ne savais rien. Ma seule faute… avoir été éperdument amoureuse d’un homme que je croyais bien sous tous rapports.


Trois hommes, trois femmes et les trois robes des juges ! Je suis debout face à ceux-là. Et J’écoute… Vingt-cinq ans de réclusion criminelle pour Patrick… et fatalement moi, je suis devenue par la force des choses sa complice, puisque je vivais avec lui. Donc je devais être au courant, pire, je cachais sûrement ses turpitudes. Et… ça me tombe comme une chape de plomb sur les épaules, ça me secoue toute entière de l’intérieur. Douze années pour complicité… douze ans à végéter, sans plus vraiment vivre. Je suis abasourdie et mon avocate qui me tapote sur la main, qui veut me réconforter.



Je n’ai pas mon mot à dire ! Qui me croirait d’abord ? Et puis ce monde est fou. Parce que je vis avec un type qui fait de vilaines actions, je suis automatiquement sa complice. La société doit se protéger des vilains braqueurs… mais je n’ai rien à voir dans tout cela, moi ! Je ne suis qu’une femme qui est tombée amoureuse d’un menteur, d’un voleur aussi. Et… voilà, dans le fourgon qui me ramène à ce cube de trois mètres sur quatre que je partage depuis deux ans déjà avec une autre femme, ma tête ne veut pas admettre la triste réalité. Comment c’est possible ça ? Douze ans… alors, je vais encore rester dans mon trou cent vingt mois ? Je ne veux pas y croire… et pourtant !



Deux ans après le premier procès


Les têtes ont changé, mais les mots restent les mêmes. Les gens qui défilent se contredisent, et les versions ne sont plus aussi claires, du moins en ce qui me concerne. Mais je n’ai jamais la parole ou alors, c’est pour m’invectiver, et me montrer sous un jour plus que lunaire. Je n’ai rien à voir avec celle dont ces pseudo-amies tracent un portrait peu flatteur. Le conseil de la banque que Patrick a détroussée, il met une hargne sans borne à me démolir, et qu’ai-je comme arme pour démontrer ma bonne foi ? Dès que je parle, je suis immédiatement harcelée par ce gars en robe noire. Et le résultat, s’il n’est pas pire lors de cet appel, n’est pas davantage à mon avantage. Les douze apôtres de la bien-pensante société alourdissent la peine de Patrick.


La mienne est stable et les douze ans sont confirmés. Retour dans mon prisme de béton avant un transfert sur une prison pour femmes. Rennes… je n’en connais toujours que les murs lépreux et les nuages hachurés que la baie vitrée de ma cellule me laisse entrevoir. C’est fini, je me fane au rythme d’une vie carcérale inexorablement lente. Et je ne sais plus rien du monde de dehors. Il est loin le temps des danses, des restaurants et des petites et grandes joies. Ici, c’est appel le matin et le soir, c’est café, déjeuner et dîner, c’est l’exaspérante descente aux enfers. Pas de visite, puisque pas d’amis, pas de famille non plus, un univers dans lequel je végète et une routine qui frôle l’indifférence. Dans ces lieux, aucune d’entre nous n’est plus une femme, seulement un numéro d’écrou. Et… la déshumanisation prend tout son sens jour après jour, heure par heure.


Seule source de vie pour moi, la lecture. Et la bibliothèque est remplie de ces morceaux d’évasion littéraires dans lequel je puise une sorte de réconfort. Les saisons avancent malgré tout et les premières rides aux coins des yeux ne sont pas forcément remarquées, faute de miroir pour refléter mon visage. Ici, les cellules sont plus petites, mais nous y sommes logées seules, alors, chacune de nous se côtoie lors des promenades, du sport, mais sans jamais s’attacher l’une à l’autre. Puis, de temps en temps, une s’en va, sans que nous sachions vraiment où elle disparaît, bien vite remplacée par une tout aussi anonyme. La vie avance malgré tout et les soucis quotidiens sont balayés par le long et lent passage des jours, ressemblant tous au précédent. Pas de télévision ; peu d’informations, et l’assistanat devient une routine.


Alors… je cesse de ressasser toute l’injustice d’une situation qui a fait de moi une coupable. De toute façon, aux yeux de la loi et à travers les verdicts de deux cours d’assises, je suis et serai à jamais la complice d’un bandit, d’un homme sans honneur. Personne ne s’intéresse plus jamais à mon cas ! Et dans mes douze mètres carrés, je ne suis plus rien d’autre qu’une ombre. Celle de cette femme qui, il y a si longtemps, a aimé la mauvaise personne. Fatalité ? Destin ? Quelle importance puisque la justice a tous les droits, même celui de garder en cage des gens qui n’ont rien à se reprocher ! L’amour est donc pour moi devenu un crime… et j’expie chaque parcelle de ces jeux amoureux qui m’ont fait adorer celui qui me les distillait. Oui… je me rabougris dans ce qui, depuis de longues années, est devenu ma maison pour de bon.



Mi-octobre bien des années plus tard


La porte s’ouvre comme chaque matin ! Les clés de la gardienne tournent dans la serrure et la frimousse qui s’annonce donne le ton à la journée. Si la matonne est une gentille, pas trop de risques de problème, mais, en revanche, si celle qui s’enquiert de ma présence est mal lunée, tout peut dégénérer très vite. Rien n’est sûr ici et les coups de gueule amplifiés souvent pour des peccadilles. Mais celle qui me lance un « bonjour » de manière à s’assurer que je vais bien, n’a rien d’une méchante. Je sais que, dans cinq minutes, le café va m’être servi et je prépare mon bol. Quand la lourde porte se rouvre, la femme en uniforme bleu me pose la question rituelle d’usage les jours ouvrés.



Je ne rajoute pas ce matin, puisque c’est ainsi tous les jours. Et la distribution se fait par une détenue qui me sert généreusement. Celle-là a soixante piges et c’est une ancienne. Pour un salaire de misère, elle se tape le nettoyage des coursives, et la distribution des repas. Pas reluisant, bien sûr, mais sa cellule est à côté de la mienne et ils nous arrivent le soir, de taper une bavette quelques minutes, à la fenêtre. Oh, pas des dialogues sur ce qui nous a menés ici, non ! Juste des banalités pour nous donner l’illusion que nous sommes toujours vivantes. Hier, elle m’a demandé un conseil pour un bouquin et je lui ai noté un titre qu’elle devrait dégoter à la bibliothèque. Le mot plié, je le donne à la matonne.



Mieux vaut être prudente ; les trafics dans cette boutique sont nombreux, et gare à celles qui se font pincer. Pas pour la punition dont nous nous fichons comme de notre première chemise, mais plus pour les retraits de réduction de peine que les sanctions entraînent quasi automatiquement. Et ce matin, il pleut, ce qui enlaidit encore un peu plus notre quotidien. Vers dix heures, alors que je lis, la porte livre passage à la surveillante.



Pas de réponse à donner, et je mets un gilet sur mes épaules, chausse mes pieds des chaussures qui me servent pour la promenade. Mon avocate ? Ça fait un bail que je n’ai plus de nouvelles. Pourquoi me relance-t-elle, des années après ? De toute façon, je vais le savoir dans quelques minutes. Et j’ai droit à un strip-tease administratif, comme toutes celles qui s’éloignent de la détention. À force, on s’habitue même à ce genre de fouille à corps. Je me mets à poil sans état d’âme. Râler ne sert à rien, ici, les habits bleus sont les maîtresses du jeu. Et me voici escortée vers les cabines des parloirs-avocat. Maître Hulotte… elle aussi a pris un coup de vieux, on dirait ! Elle me tend la main, me sourit. Ce simple geste me ramène à une réalité perdue dans les oubliettes de ma mémoire.


Il y a combien de temps que personne ne m’a plus donné une poignée de main, ou fait une bise ? C’est si loin que ça me fait tout bizarre de sentir la chaleur des doigts de cette femme. Elle s’assoit et me désigne du menton le siège fixé au sol de l’autre côté de la table.




La semaine précédant l’élargissement


Je fais désormais des cauchemars toutes les nuits. Je me réveille en sueur, et j’ai les grillons, des papillons dans le ventre. J’ai peut-être été trop conne d’avoir refusé l’aide de ma baveuse. Plus le moment fatidique approche et moins je suis sereine. C’est comment là, juste de l’autre côté de ce mur qui me bouche la vue ? Et puis, tant de choses ont dû changer ! Comment vais-je gérer cette sortie ? Aline, la gamelleuse, m’a filé l’adresse d’un curé. Il va peut-être me filer un coup de main pour me loger, au moins les premiers jours. Mais je n’ai plus les codes de cette société qui doit être terriblement différente de celle que j’ai connue… Bon sang ! J’ai la trouille pour de bon, de cet inconnu qui m’attend. Des années que d’autres veillent sur moi, sur mon sommeil, ma santé et me nourrissent.


Comment vais-je me débrouiller pour la bouffe dehors ? Et puis c’est drôle aussi, comme le fait de vivre en recluse m’a totalement changé, dans tout. Ma façon de penser aussi s’est complètement chamboulée au fil des mois, des ans. Pour un peu, je collerais une beigne à la plus gentille des matonnes juste pour que la cage se referme encore et encore sur moi. Mais, bien entendu que je ne vais pas oser… elles ne sont là que pour faire leur boulot. On leur a dit que j’étais coupable et ma foi, leur taf, c’est de me garder dans les meilleures conditions possible, avec les moyens du bord. Mes états d’âme, tout le monde s’en cogne. Sauf Aline qui se range à mes arguments… nous discutons presque tous les soirs un bon moment, le nez à la grille et aux barreaux. Je lui ai promis de lui écrire, de lui envoyer aussi un mandat, quand j’aurai trouvé un boulot.


Elle aussi me dit qu’elle a peur de cet univers duquel nous sommes coupées depuis plus ou moins longtemps. Elle est en prison depuis vingt-deux ans et elle ne croit pas sortir avant encore une dizaine de piges. Je ne sais pas pourquoi, mais elle ne se plaint pas non plus. Elle ne crie pas, ne geint pas et va son petit bonhomme de chemin… Hier soir, elle m’a fait passer un papier avec son nom et celui d’une femme à qui je peux aller rendre visite si le cœur m’en dit. J’ai promis… et je n’ai pas dormi une minute. Demain… non, tout à l’heure, les surveillantes vont venir me chercher… dernière fouille sûrement, et puis… une liberté que je n’appréhende pas vraiment. Les heures sont longues, mais cette nuit, elles ne le sont plus assez pour moi qui crève de panique.


Cinq heures du matin… des petits coups discrets sont frappés dans le mur mitoyen de ma cellule et de celle d’Aline. Je colle mon museau au grillage.



Plus un mot, et c’est vrai qu’elle a l’oreille aiguisée, Aline. Il ne passe pas deux minutes avant que la surveillante de nuit ne lève l’œilleton et m’appelle à la porte.



Elle rigole et je retourne m’asseoir sur mon plumard. Elle, de son côté, reprend sa garde. Je peux suivre sa progression depuis la fenêtre puisque l’une après l’autre, elle allume les carrés où les détenues roupillent sûrement encore. Aline me rappelle…



Ma couche ! Je m’étends sur les couvertures vertes et je croise mes doigts sur ma nuque, mon palpitant sonne le tocsin dans ma poitrine. Mes affaires tiennent toutes dans un sac de plastique. Et l’heure de l’appel avec son rituel me trouve dans cet état d’hébétude avancée. C’est si flagrant que la gardienne entre carrément dans ma cellule pour me parler.



Un mot gentil, ça ne tue personne. Et puis, la paroi de bois massif se referme encore. Les bruits dans la coursive, toujours les mêmes à cette heure matinale. Le café, le ramassage du courrier… immuable cérémonial qui se déroule tous les jours de la semaine, sauf les week-ends, bien entendu. Et il est neuf heures lorsqu’elles sont deux à débouler dans mon espace vital…



Je suis avec mon baluchon sur les bras. La literie et mon sac d’affaires personnelles. Direction un long couloir qui mène au greffe… l’équivalent pour la prison du bureau des entrées et des sorties dans un hôpital. Ouais… une femme, en civil celle-là, qui me prend mes empreintes, et me compte de l’argent. Quelques pièces inconnues de moi. Je suis entrée en taule avec des francs et j’en sors avec des euros… comment ça se compte ces sous-là ? Quelle valeur peuvent-ils avoir ces billets qui sont au fond de ma poche ? Encore un chemin. À l’extérieur, celui-ci, et la porte qui tourne sur ses gonds. Le bitume d’une sorte de route qui va vers des voitures dont les modèles me sont totalement étrangers. Je suis libre… et je ne sais pas quoi faire de ma foutue liberté retrouvée… Il y a devant la prison des gens qui font la queue et qui me rezieutent, comme une bête de foire. Des familles, des visiteurs qui attendent pour entrer aux parloirs !



Premiers pas extérieurs


Je marche ! Dans une ville aux rues animées. Affolée par un flot de voitures incessant, ma peur ressurgit avec une violence qui m’oblige à faire de fréquents arrêts. J’ai la nette impression que des tas de regards me toisent, comme si sur mon front étaient tatoués les mots : libérée de prison. Et je me fais largement klaxonner quand je veux traverser la chaussée. Les voitures, des modèles dont je n’ai vu que des images dans des magazines, oui… je me sens en parfait décalage avec ce monde tout neuf qui s’offre à mes yeux. Un bistrot ! Je me précipite dans celui-là, pour retrouver un peu mes esprits. Mon ventre grouillotte et je ne me sens pas super à l’aise dans une jungle qui va trop vite pour moi qui suis restée bloquée dix ans plus tôt.


Bien sûr que, partout autour de mon îlot central, tout a changé. Le garçon du bar me sert le café que je viens de commander. Lorsque mes lèvres trempent dans ce breuvage, il m’arrache un soupir. C’est chaud, c’est fort et ça a un goût qui n’a aucune commune mesure avec la mixture absorbée durant ma détention. Un type vient d’arriver et se place tout près, alors, par réflexe, je me pousse légèrement sur le côté. Il me sourit et je baisse la caboche. Là encore, comment me comporter vis-à-vis de ceux qui m’approchent ? Ils n’ont aucune raison de savoir d’où je viens, pourtant je me sens indisposée de cette promiscuité. La tasse est minuscule, un second « petit noir » m’est nécessaire pour en apprécier tous les arômes. Il m’est servi promptement.



Ma main plonge dans la poche de ma veste, remonte une poignée de ferraille. Bon ! Si les pièces sont différentes, les chiffres, eux, sont restés identiques. Et je compte… devant le type qui reste de marbre. J’aligne sur le zinc la somme réclamée et j’ose enfin ouvrir le bec.



Il se lance dans des explications que je ne pige pas vraiment. Et c’est là que le client qui m’a fait une aimable risette entre en scène à son tour.



Je débite la seule adresse que je sache par cœur. Elle est gravée en moi, depuis qu’Aline me l’a écrite sur un bout de papier. Le gars semble surpris.



Une sirène se met en branle dans mon esprit. Je ne sais pas pourquoi, mais ma peur remonte à une vitesse vertigineuse. C’est trop beau pour être honnête ! Je suis sur le qui-vive. Le barman qui vient de récupérer la monnaie que j’ai posée sur le bar ne me rassure guère plus. Il me fait un clin d’œil qui me fait frissonner. Le monde est donc toujours enclin aux turpitudes masculines ? Dès qu’une nana semble un peu perdue, elle devient une proie ? Je ne dis plus rien et le gars qui me propose son aide revient à la charge.



Je me refuse honteusement à annoncer la couleur. Pas très glorieux de sortir de cabane après tellement de temps passé derrière les hauts murs de la rue de Châtillon. Il a quoi, le gars qui se tient près de moi ? Une quarantaine d’années ? Il est bien sapé, en tout cas plus à la mode que je ne le suis. C’est vrai que, côté fringues, je dois aussi donner un reflet de miséreuse. Mais que suis-je d’autre en fin de compte ? Sent-il cette panique qui m’étreint les tripes ? Sa voix me vrille les tympans.



Nous sommes à une table, loin du bar, et le bonhomme est rempli de bonnes intentions. Ça reste cependant compliqué de raconter de but en blanc à un inconnu que je sors d’une longue hibernation. Et puis, si je parle, ne risque-t-il pas de prendre ses jambes à son cou, ou pire de profiter de la situation ? Mais je n’ai pas l’imagination nécessaire pour inventer une belle histoire et ma meilleure défense reste le silence. Ce qui ne le satisfait nullement, et il insiste.



Le serveur est devant notre table. C’est lui qui répond à ma place, d’une voix presque trop basse d’un coup.



Voilà ! Le mot est dit, et je baisse les yeux en me sentant rougir. Mais le type qui m’offre le jus ne se démoralise pas. Et il laisse tomber d’un ton neutre.



Il se rend compte soudain de l’incongruité de ses paroles et ne sait plus comment se rattraper. Il s’empêtre dans des explications vaseuses que je n’écoute pas vraiment. Et je me retrouve sur un trottoir, mais avec ce gars à mes côtés… j’avoue que sans savoir trop pourquoi, ça me rassure. Il sait où il va et surtout, il montre une certaine habitude à se promener dans cette faune citadine qui me file le bourdon. Je visite la ville et il me décrit avec une aisance spontanée tous ces monuments qui me sont étrangers. Le sablier continue de laisser le temps couler. Les cloches… elles se mettent à carillonner et il stoppe ma visite guidée.




La mission


Combien de kilomètres séparent le village où nous venons de nous arrêter du château d’où je sors ? En tout cas, plus de deux heures de route dans une voiture plutôt confortable. Et après un steak frites qui m’a ravi le palais, une somnolence due à ma mauvaise nuit, m’a fait perdre un peu le contrôle. Je n’ai pas admiré les paysages qui ont défilé tout au long de ce voyage. Et là, une imposante église, au centre d’un bled au bout du monde. Calme cette place où mon chauffeur vient de me déposer. Me voici donc devant le lieu de prière du Père Étienne, et l’adresse indiquée par Aline est face à moi. Un portail en fer forgé, quelques marches qui mènent à un perron et au-dessus de la porte un écriteau de bois. « Presbytère », c’est la seule indication lisible sur celui-là. Je pousse donc le vantail qui grince et mon index appuie sur le bouton d’une sonnette.


Un regard encore, vers le trottoir où le véhicule du VRP en matériel agricole s’ébranle lentement. Il a tenu à s’assurer que quelqu’un allait me recevoir ? Pas sûr, puisqu’il repart vers le bout du bled. De longues secondes et des pas traînants proviennent de l’intérieur de la maison, me renseignent sur l’arrivée d’une personne. C’est une dame âgée qui vient d’ouvrir l’huis et qui attend que je parle.



Elle s’apprête à me refermer la porte au nez, je le sens. Une voix masculine se fait entendre pourtant de l’intérieur de la baraque et la femme est obligée de répondre.



Je suis là, à ne plus savoir que faire, que dire, et je me rends compte que la cerbère ne me porte pas dans son cœur. J’en ignore la raison. Et soudain, dans le dos de la matrone qui bloque le passage, l’ombre plus fine d’un homme. En chemise, pas vraiment l’air d’un prêtre, il a quoi ? Une trentaine d’années ?



Merde ! Ce curé, il est trop jeune et l’entendre m’appeler mon enfant… ça me fait tout bizarre. Comment un gamin peut-il me venir en aide ? Et comment Aline peut-elle connaître ce jeune loup, dans les ordres ou pas ? Il a mis sa main sur mon bras et la gardienne du temple s’efface, mais ses prunelles me lancent des éclairs. Décidément, je ne suis pas dans les petits papiers de cette nana. L’intérieur de la cure n’a rien de cossu. Sobrement meublée, la pièce dans laquelle le prêtre m’entraîne comporte une longue table de bois verni, six chaises autour et un âtre dans lequel des cendres attestent de la présence d’un feu récent.



Elle bougonne, sans pour autant que ce soit clair et distinct. Je prends place donc sur le siège qui, par bien des aspects, me rappelle le tabouret de ma cellule.



La dénommée Mathilde est au bout de la table, elle verse de l’eau d’une cruche dans des verres. Ses yeux me sondent, me traquent aussi. Mais elle ne prononce plus un mot. Le père Étienne reprend la parole.



Et dans le sillage de la bonne du curé, je débarque dans une chambre. Ça n’a rien de luxueux, c’est vrai, mais la fenêtre me laisse rêveuse. Là, pas de barreaux, pas de grille non plus pour griffer le ciel de quelle que couleur qu’il soit. Et le lit… me semble un havre de paix, une île au milieu de l’océan de ma solitude. Mais ce qui me fait le plus d’effet, ce qui me brûle les doigts, c’est bien l’objet que me remet dans la main Mathilde. La clé de mon petit paradis ! Oui, ce soir, je vais dormir « chez moi ». Oh ! Un bien modeste univers, mais, dans celui-ci, personne ne viendra fouiller, et je reviens vers la porte, en inspecte toute la surface. Pas d’œilleton pour me scruter, pas de bouton poussoir non plus dans le couloir pour illuminer ma piaule. Ce qui est le plus surprenant de cette affaire, c’est sans conteste que ça me stresse de me savoir livrée à moi-même.


Comme quoi même des pires expériences, il est possible d’en retirer un certain bénéfice. Je me sentais en sécurité, là-bas, un comble non ? Le visage poupin de Mathilde se fend d’une risette, alors que je la remercie de son accompagnement. Et du coup, c’est l’ouverture des vannes. Sa méfiance s’effrite et la voici qui me raconte de long en large tout ce que j’ai besoin de savoir. Ça pue le dévouement à l’homme d’Église qu’elle vénère plus que tout, de qui elle dresse un portrait dithyrambique. Des éloges longs comme le bras, et pourquoi, dans ma caboche, je sens chez cette femme plus d’amour pour le curé que de dévotion ? Amoureuse ! Oui, c’est le terme qui me monte au cerveau et je pige enfin. Cette femme n’a vu en moi qu’une rivale potentielle, une ennemie venue pour lui voler sa part de bonheur.


Elle comprend que je ne suis pas là pour cela et se détend. Tant mieux ! Elle devient prolixe et tout y passe. Les heures de repas, l’aide dont elle aura ponctuellement besoin pour faire tourner sa principale activité dans ce presbytère, à savoir la cuisine. J’apprends également que le père Étienne reçoit beaucoup de gens de passage, qu’il rassasie autant les ventres que les âmes. Et le partage est son credo.



Bien sûr que je reçois ces informations avec une dose de scepticisme. Derrière la robe de bure, se cachent forcément un homme et des défauts. J’ai payé très cher pour n’avoir pas su les entrevoir chez Patrick. Je ne suis pas prête donc à tout gober. Mais Mathilde n’a pas à savoir cela et je garde pour moi toutes mes appréciations secrètes. À quoi bon tuer dans l’œuf les certitudes de cette femme ? Qu’elle adore son curé si ça la chante, moi et les mecs, c’est une histoire classée ! Je ne ferai plus confiance avant longtemps aux bonshommes. Je finis par m’installer seule dans ce qui me parait du coup, relever du miracle… une chambre et non plus une cellule. La taille n’entre pas en ligne de compte dans ma vision de la réalité, parce que celle où je me pose n’est guère plus spacieuse que celle que j’ai quittée le matin même. Mais là s’arrêtent les comparaisons.




À suivre…