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n° 22951Fiche technique7119 caractères7119
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Temps de lecture estimé : 5 mn
01/03/25
Résumé:  Histoire d’un homme du rail qui déraille.
Critères:  #drame #nonérotique
Auteur : Briard      Envoi mini-message

Collection : Les clichés ont la vie dure
La vie duraille

Louis posa son stylo. Son dernier devoir était achevé et paré pour être envoyé au correcteur. Il se sentait enfin prêt. Un an, six jours par semaine qu’il révisait et préparait ce concours. Lui, le cheminot, le salarié de base, s’était donné les moyens de devenir cadre, le titre, le grade suprême.

Issu d’une lignée d’ouvrier ayant, au mieux, quitté l’école avec un CAP en poche, il allait devenir l’élite de la famille.


Bien sûr, il avait fait des sacrifices. Avec sa femme et ses enfants en premier lieu, ne leur consacrant que très peu de temps et encore, un seul jour par semaine, le dimanche.

Tous les soirs, excepté ce jour-là, de huit heures à parfois plus de minuit, il s’isolait et travaillait sans relâche.

Il s’était initié au droit administratif et à l’ensemble des règles définissant les droits et obligations de l’administration ; y avait découvert les fonctions et rôles de l’État, des collectivités territoriales et des établissements publiques, mais aussi les innombrables arrêtés des différentes cours de justice.

Il s’était initié au droit constitutionnel ; y avait découvert les normes et règles de droit qui déterminent l’organisation et le fonctionnement de l’État, mais aussi les institutions, le système normatif et les libertés fondamentales.

Il s’était initié à l’économie ; y avait découvert les notions de production, de distribution et de consommation de richesses, ainsi que l’économie mixte, l’économie planifiée et l’économie de marché, la libre entreprise.

Il s’était initié à la philosophie et, enfin, avait découvert l’analyse et le traitement de texte.

Il avait rédigé et transmis à la correction cinq devoirs par semaine, participé à deux semaines de préparation à l’oral.

Il se sentait prêt. Prêt à affronter cette adversité, si longtemps redoutée.

La semaine prochaine, sur cinq jours, se dérouleraient les épreuves. Beaucoup s’étaient inscrits, peu seraient élus. Il voulait, il désirait plus que tout au monde, être de ceux-là.


Bien sûr, les sacrifices qu’il avait consentis n’étaient pas sans conséquences sur sa famille. Sur ses enfants, à qui il avait manqué et qui le lui avaient avoué à plusieurs reprises. Sur sa femme, Gisèle, qui avait accepté avec de plus en plus de difficultés ses longues soirées, seule devant la télé. Leurs rapports s’étaient raréfiés, se limitant le plus souvent au strict minimum, c’est-à-dire des préliminaires bâclés et un coït assez peu satisfaisant.

Elle lui avait avoué assez rapidement que pour, elle aussi, cette préparation du concours était un sacrifice. Ils en avaient souvent parlé le dimanche. De nombreuses fois, il s’était couché plus que trop tard et avait dormi « à l’hôtel du cul tourné ». Plus d’une fois aussi, ils s’étaient querellés, ce qui l’obligea à coucher dans la chambre d’amis. Mais ces fâcheries n’avaient jamais duré bien longtemps, surtout à partir du sixième mois où il lui sembla que son épouse en avait pris son parti.


Le premier jour du concours arriva et Louis attaqua sereinement les épreuves. Pour ne pas trop se stresser dans les transports en commun et pour plus de commodités, il fut décidé qu’il prendrait une chambre d’hôtel à deux pas du centre d’examen.

Les épreuves se succédèrent au rythme de deux par jour, ce qui ne lui laissa que peu de temps pour donner des nouvelles à la maison.

La semaine passa rapidement et il put enfin souffler le samedi matin. Il reprit son travail le lundi suivant, profitant de son temps de midi pour préparer un voyage surprise pour lui et son épouse, afin de « recoller les morceaux » de leur couple mis à mal pendant cette longue année d’études.


Les résultats arrivèrent le premier jour ouvrable du mois suivant. Il put les consulter sur internet et découvrit avec joie qu’il était reçu avec la treizième place sur cinquante. Il fit quelques courses pour fêter l’évènement et posa son après-midi.

Rentrant au domicile, il prit le temps de ranger ses provisions avant d’aller se servir un apéritif au salon. Il découvrit une enveloppe posée contre le petit bibelot sur la table basse. Il la décacheta et s’assit pour la lire.


« Louis, je viens d’apprendre que tu as réussi ton concours et espère être la première à te féliciter. Plus que personne, je sais l’investissement et le travail que tu as fourni pour l’obtenir. Si j’ai été la première à te soutenir, j’ai également été la première à en souffrir. En effet, quelle a été notre vie de couple ces douze derniers mois ? Pour moi, une lente descente aux enfers. J’ai longtemps pleuré, seule dans ce lit froid. Notre lit que tu désertais chaque soir. Mais j’ai aussi longtemps espéré que tu ferais quelques pauses pour me retrouver et ranimer la flamme de notre amour. En vain, je l’avoue, j’ai espéré que tu comprendrais quel vaste champ de ruines notre couple était, petit à petit, devenu. Nos relations se bornaient à quelques brefs bisous volés à ton si précieux temps de travail. Ces devoirs étaient devenus ta seule relation amoureuse et moi, de mon côté, je me sentais de plus en plus abandonnée.


Il y a six mois, j’ai rencontré un homme, que je connaissais de notre cercle de danses sud-américaines. Cercle que je ne fréquentais plus depuis six mois puisque tu n’étais plus disponible pour m’y emmener. Sa partenaire venait de déménager et il cherchait une personne pour la remplacer. J’ai accepté avec enthousiasme sa proposition car je me sentais seule et avais besoin de me changer les idées. Il s’est montré compréhensif et patient avec moi.

Nous avons pris l’habitude d’aller boire un jus de fruit dans le café en face du cercle, après le cours de danse. Il savait écouter, aussi je me suis épanchée sur ma solitude et mon manque d’affection. Petit à petit, nous nous sommes rapprochés et un soir, après le cours, au lieu de nous rendre dans notre café habituel, il m’a conduite chez-lui et nous nous sommes aimés pour la première fois. J’en ai éprouvé de la culpabilité pendant quelques jours, mais ta persistance à ne plus faire attention à moi, ton absence d’affection, ce manque d’amour qui me faisait douter de mes sentiments envers toi m’ont poussée inexorablement dans ses bras et j’ai succombé à mon désir pour lui, mon désir de lui, et nous nous sommes de nouveau aimés.


Cela fait six mois que cela dure. Par respect pour ton investissement dans la préparation de ton concours, je ne t’en ai rien dit. Mais sache que tes enfants, mes parents, tes parents et tes frères et sœurs, tous savent que j’aime et fréquente un autre homme et que j’envisage de te quitter une fois ton concours obtenu.

C’est maintenant chose faite et, ce matin, j’ai rassemblé mes affaires et celles des enfants et que je suis partie m’installer chez lui.

Je suis désolée pour nos années de bonheur, vraiment. Je t’ai aimé de tout mon cœur, mais celui-ci appartient désormais à cet homme. Je n’y peux rien, si je garde et garderai énormément d’affection pour toi, je ne t’aime plus. J’aime cet homme et vais refaire ma vie avec lui.

Je comprends que ce soit difficile pour toi, d’être le dernier à apprendre ton infortune, mais je pense que ton nouveau statut t’aidera, sans doute, à le comprendre, maintenant que tu es chef de gare.

Gisèle. »