n° 22963 | Fiche technique | 9089 caractères | 9089 1475 Temps de lecture estimé : 6 mn |
07/03/25 |
Résumé: Une dernière danse, un soir de carnaval. | ||||
Critères: #nonérotique #conte #romantisme #nostalgie | ||||
Auteur : Laetitia Envoi mini-message |
J’ai beaucoup aimé l’histoire de Maryse « À l’aube, tombent les masques… » publiée ici, qui avait pour toile de fond le carnaval. C’est de saison. J’ai eu envie d’écrire à mon tour une histoire carnavalesque. Le mien ne se déroule pas à Mardi-Gras, mais à la Toussaint. Il s’agit du Carnaval des Morts de Mexico, qui m’a toujours fascinée.
La nuit tombait doucement sur Mexico. La ville baignait dans une lumière surnaturelle. Les rues s’enveloppaient d’une brume violette où flottaient mille odeurs.
Au fur et à mesure des minutes qui passaient, le crépuscule fut remplacé par la lumière
Les rues éclatèrent de couleurs, illuminées par la lueur vacillante d’innombrables bougies et lanternes allumées sur les autels et les lanternes, les fameux Papel Picado de los Muertos1, allumés en hommage aux disparus. Leurs flammes projetaient des ombres mouvantes sur les murs.
Les rues résonnèrent aussi des chants, des bruits des tambours et des éclats de rire des fêtards. Des milliers de personnes, toutes grimées en calaveras2 élégantes, dansaient dans une euphorie envoûtante.
Les parfums sucrés de l’encens de copal et des pans de muerto3 flottaient dans l’air.
La fête battait son plein, transformant la ville en un kaléidoscope d’ombres d’odeurs, de bruits et de couleurs. Le Carnaval des Morts, cette célébration où vivants et âmes disparues se retrouvaient l’espace d’une nuit, transformait les rues en un spectacle ensorcelant.
Depuis le Zocalo, la place centrale de Mexico, jusqu’aux plus petites ruelles, les familles déposaient sur les ofrendas, ces autels richement décorés en hommage aux défunts, des photos de leurs proches décédés, entourés de crânes en sucre colorés, de verres de tequila et des plats préférés des disparus, comme si ces offrandes pouvaient les convaincre de revenir pour partager un dernier repas.
Dans les rues pavées, les défilés de catrinas4 avançaient lentement, ces élégantes figures squelettiques vêtues de robes victoriennes et coiffées de chapeaux emplumés. Des enfants, le visage peint en cavaleras multicolores, couraient entre les adultes, et lançaient des cempasuchil, les fleurs orangées qui, disait-on, traçaient le chemin des âmes vers le monde des vivants.
Les sons des groupes musicaux résonnaient dans l’air tiède. Les guitares de mariachis, les percussions et les trompettes des orchestres jouaient des airs entraînants pendant que des danseurs exécutaient des pas endiablés.
Chaque quartier de la ville semblait vivre son propre carnaval. Dans certains, on organisait des concours de déguisements, où les plus beaux maquillages étaient récompensés. Ailleurs, des conteurs s’asseyaient en cercle, narrant des légendes terrifiantes de fantôme et de revenants.
Mais dans l’air flottait aussi un mystère plus profond, quelque chose d’indicible. Car au-delà de l’aspect festif indéniable, chacun savait que cette nuit n’était pas comme les autres.
Les morts revenaient. Pas seulement dans les souvenirs ou les cœurs de ceux qui les avaient aimés. Non, certains disaient les voir marcher parmi les vivants, danser dans l’ombre d’une ruelle, parler à l’oreille d’un être cher, avant de disparaître.
Si, en occident, l’approche de la mort et la fête de la Toussaint sont associées à la tristesse, au Mexique, la mort fascine et on célèbre les défunts en dansant et en chantant autour de leurs tombes. Cela remonte aux origines aztèques du pays.
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Parmi la foule en liesse, Juan avançait, le cœur serré. Ses mains tremblaient autour du bouquet de cempasuchil qu’il portait, et chaque pas vers le Panteon de Dolores, le plus ancien cimetière de Mexico, était plus lourd que le précédent.
Ce soir, il espérait revoir Estrella.
Un an plus tôt, elle et lui dansaient dans ces mêmes rues, insouciants, leurs rires se mêlaient à la musique. Puis la tragédie les avait séparés. Un accident, une nuit de pluie, et Juan s’était retrouvé seul. Depuis, il errait, hanté par son absence. Mais ce soir, c’était différent.
Arrivé au cimetière, Juan sentit l’atmosphère changer. Ici, la fête prenait une teinte plus intime. Les familles veillaient autour des tombes, organisaient des pique-niques, partageaient tequila ou Mezcal, ainsi que des souvenirs, avec les défunts. Des ombres dansaient sous la lumière tremblotante des lanternes en papier et le vent portait des chuchotements indistincts.
Juan s’agenouilla devant la tombe d’Estrella. Il déposa son bouquet et ferma les yeux.
Un frisson parcourut l’air. Le vent se leva brusquement, faisant trembler les flammes de bougies. Le bruit de la fête, à l’extérieur, s’estompa, comme si le monde entier retenait son souffle.
Une voix chuchota :
Juan se figea. C’était sa voix. La voix d’Estrella. Il releva la tête et son cœur manqua un battement, avant de repartir. Des larmes embuèrent ses yeux.
Estrella se tenait devant lui, le corps baigné d’une lueur douce, irréelle. Elle portait une robe noire brodée d’or, aussi élégante que celle de catrinas qui défilaient en ville. Son visage était maquillé en cavalera, mais malgré la peinture, il n’y avait aucun doute, c’était bien elle.
Ses yeux brillaient d’une lueur étrange, profonde, comme s’ils étaient le reflet de mondes inconnus.
Il fit un pas vers elle, incertain. Une partie de lui voulait croire à un rêve, une illusion née de son désir. Mais elle était là, tangible, bien plus réelle que les souvenirs qui le hantaient.
Elle lui sourit doucement.
Sa voix était la même, douce et chantante, mais il y avait quelque chose de plus profond. Une résonance qui appartenait à un autre monde.
Juan leva la main tremblante, et hésitant, toucha son bras. Il s’attendait à rencontrer du vide, mais la peau était tiède sous ses doigts. Réelle, vivante.
Un rire s’échappa des lèvres d’Estrella, un rire cristallin, empli d’une joie mystérieuse. Le même rire… qu’avant…
Il sentit son cœur s’emballer.
Elle posa un doigt sur ses lèvres pour le faire taire.
Sans attendre sa réponse, elle l’attira à elle. La musique qui semblait s’être éteinte revint brusquement, plus intense, plus vibrante. Autour d’eux, les lanternes prirent une teinte plus éclatante, projetant des ombres mouvantes sur les tombes.
Juan se laissa guider. Il n’avait jamais oublié leurs pas de danse, ces mouvements qu’ils avaient répétés mille fois dans les ruelles de Mexico. Ils tournaient, glissant entre les pierres tombales, comme s’ils flottaient.
Mai quelque chose était étrange, surnaturel. Le monde autour d’eux semblait avoir changé. Les lumières étaient plus vives, les couleurs plus éclatantes. La foule s’était tue, remplacée par d’autres silhouettes. Juan les vit du coin de l’œil : des figures floues, vêtues d’habits anciens, des visages maquillés en cavaleras. Les morts !
Il réalisa qu’ils n’étaient plus seuls. Tout autour d’eux, d’autres couples dansaient. Des âmes venues d’un autre temps partageant cette nuit unique où les barrières entre les mondes disparaissaient.
Un vertige le prit. Il s’arrêta brusquement, le souffle court.
Elle caressa doucement sa joue.
Il sentit un frisson parcourir son corps.
Elle secoua la tête avec douceur.
La vérité s’abattit sur lui comme une vague glacée. Il comprit. Cette sensation étrange qu’il avait eue en entrant dans le cimetière, cette impression de flottement, la manière dont le monde s’était transformé autour de lui…
Il n’appartenait plus aux vivants. En prenant la main d’Estrella, il avait franchi le seuil, traversé le voile sans s’en rendre compte. Il ne ressentait plus la fraîcheur de la nuit, ni la fatigue, ni même le poids du temps.
Il regarda autour de lui une dernière fois. Il vit les vivants rire et boire près des tombes, inconscients de ce qui se jouait sous leurs yeux. Ils devenaient de plus en plus flous, puis Juan vit leurs âmes danser dans la lumière des lanternes.
Il regarda Estrella. Elle lui souriait, ses yeux brillants d’amour.
Elle lui tendit à nouveau la main. Et cette fois, sans hésitation, il la prit.
Et tandis que la ville célébrait le retour des morts sans se douter du destin de Juan, deux esprits s’enlacèrent dans la lumière vacillante des lanternes, réunis pour l’éternité dans la danse sans fin du Carnaval des Morts, éternelle sous le ciel étoilé de Mexico.
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1. ↑ Papel Picado dia de las Muertos : banderoles de papier aux motifs de têtes de mort, utilisés lors du Carnaval des Morts au Mexique pour décorer les autels.
2. ↑ Calavera : tête de mort en espagnol, emblématique de la Fête des Morts.
3. ↑ Pan de Muerto : petits pains confectionnés à l’occasion du carnaval.
4. ↑ Le personnage de Catrina, squelette d’une dame de la haute société, vêtue de riches habits et portant généralement un chapeau, est devenu emblématique de la Fête des Morts.