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Temps de lecture estimé : 7 mn
08/05/25
Résumé:  Ce texte est né d’une chanson, d’un grenier, d’un carnet oublié, et du besoin, un jour, de ne plus détourner les yeux.
Critères:  #journal #réflexion #nonérotique #historique #nostalgie
Auteur : L'artiste  (L’artiste)      Envoi mini-message

Projet de groupe : Une chanson, une histoire
Pour Mémoire

Il m’est impossible de ne pas avoir le cœur qui se serre en écoutant The Partisan, la voix grave de Leonard Cohen posée sur les pas de ceux qui ont marché dans l’ombre. Ce texte est né de cette chanson, d’un grenier, d’un carnet oublié, et du besoin, un jour, de ne plus détourner les yeux.


Leonard Cohen - The Partisan


https://www.youtube.com/watch?v=hs5hOhI4pEE




Le grenier sentait la laine mouillée et la poussière de carton. Je n’y étais pas remonté depuis le décès de mon père. Il avait verrouillé la trappe la veille de son départ en maison de retraite, comme un point final à son existence.


Je n’étais pas venu chercher quoi que ce soit. Juste… me prouver que la bâtisse n’allait pas s’écrouler sans lui. Et puis, entre deux caisses de vinyles et une vieille valise, je l’ai vu. Un carnet. Noir. Fermé par un élastique fané. La première page disait simplement : Avril 1943. Pas de nom. Pas d’adresse. Mais un peu de vérité.


J’ai senti que ce n’était pas qu’un journal. C’était un témoin.


12 avril 1943

Nous sommes partis au lever du jour. Trois hommes, un sac chacun, deux fusils, du courage.

Le froid nous a coupé le souffle dès la première montée. Je n’ai rien dit. Pas par bravoure : par économie de mots.

Il y a eu un moment, entre deux pins, où le vent a chanté comme une sirène. Marcel a cru que c’était un chien. Antoine a ri. Moi, j’ai fermé les yeux. J’ai pensé à la voix de ma sœur quand elle récitait ses poésies.

On n’a pas regardé en arrière. On a compris que si on le faisait, on n’avancerait plus.


Je relis le passage. Deux fois. Trois. Je bute sur les prénoms : Marcel, Antoine. Aucun ne me dit rien. Mais quelque chose me serre la gorge. Ce ton. Ce silence entre les lignes. Il n’écrivait pas pour se souvenir, mais pour tenir debout. Je l’imagine. Un homme jeune. Peut-être 25 ans. Un manteau élimé. Des doigts engourdis. Un regard qui refuse d’avoir peur. Je cherche une date, un nom, une signature. Rien. Juste un style un peu penché, appliqué, presque scolaire. Et ce calme… glacial. J’ai froid, moi aussi. Pourtant il fait 22° dans le grenier.


18 avril 1943

On s’est installés dans la bergerie. Le toit fuit, mais on s’y fait. On coupe le bois la nuit. On cuisine peu. Le pain dur, c’est moins bruyant que les rêves.

Antoine m’a confié qu’il écrivait des lettres à sa fiancée, mais sans jamais les envoyer. Il les enterre sous une pierre, derrière la source. En attendant la paix. Moi, je n’ai personne à qui écrire. Alors je le fais ici. C’est une façon de dire : « Je suis vivant. »


Je ferme les yeux. Je vois la pierre. Je vois les lettres. Je me demande si elles y sont encore, derrière une source dont je ne connais pas le nom.


Je cherche sur Google Maps : « Bergerie – maquis – source – avril 43. » Évidemment, ça ne donne rien. Il faut marcher, flâner. Je commence à avoir envie d’y aller. Je ne sais pas où, mais… quelque part. Là où la voix s’est posée. Où elle a tenu.


26 avril 1943

Ce matin, Marcel n’a pas répondu. Il était là, allongé contre la paroi, le visage calme. Je l’ai recouvert avec sa veste. Antoine a pleuré sans bruit. Moi aussi. Je n’ai pas envie de mourir pour la France. Je veux juste qu’on arrête de crever pour rien.

On attend des nouvelles de la vallée. On ne sait pas si on doit fuir, ou rester. Je ne crois plus à la victoire. Mais je crois à la nécessité de résister. C’est très différent.


Je m’assois dans l’escalier. Je tiens le carnet comme un animal fragile. Je suis de plus en plus certain qu’il s’agit de mon grand-oncle. On n’en parlait jamais. Ou vaguement. Comme d’un disparu. Il y a une photo, quelque part. Une boîte. Je me lève. J’ai besoin de la voir. J’ai besoin de le voir.


Je me surprends à murmurer « They’ve closed the borders / but I must go on… » 1 Je n’ai jamais compris cette chanson comme aujourd’hui.


3 mai 1943

On les a entendus avant de les voir. Les bottes, les chiens. Le bois qui craque sous les pas pressés. Antoine m’a regardé. Il a dit « Va », d’une voix trop calme. J’ai couru. J’ai laissé mon carnet derrière moi. Mais je suis revenu. J’ai pensé : si je tombe, qu’au moins mes mots restent.

J’ai peur. Pas de mourir. J’ai peur de n’avoir été qu’une ombre parmi d’autres.

Si quelqu’un lit ceci un jour, qu’il sache : je m’appelais Julien. J’aimais le silence des soirs d’orage, les figues trop mûres, et les chansons murmurées. J’ai résisté sans gloire, mais sans reculer. Ce n’est pas beaucoup. Mais c’est tout ce que j’avais.


Julien.


Le nom me claque dans le ventre comme une porte qu’on ouvre trop fort. Je l’ai déjà entendu. Une fois. Quand j’étais gosse.


Je fouille dans la boîte. Vieilles Polaroids, portraits sépia, mariages sans visages. Et puis, au fond, glissée derrière une carte postale : une photo minuscule, au bord dentelé, un peu floue. Un jeune homme au regard sombre, droit comme un fusil, un journal roulé sous le bras. Au dos, au crayon :


« Julien. 1942. Pour mémoire. »


Je suis resté là longtemps. Le carnet sur les genoux, la photo dans la main. J’ai relu plusieurs fois cette dernière page, comme si les mots pouvaient changer, s’effacer, s’adresser plus directement encore.


Julien.


Je n’ai jamais entendu sa voix. Je n’ai jamais vu son sourire. Mais je le connais. Maintenant, je le connais.


J’ai fini par descendre, mécaniquement, les marches du grenier. La maison était silencieuse. Trop. J’ai eu besoin de sortir. Dehors, l’air était doux. Ce genre de douceur qui ressemble à un aveu. Je suis parti à pied, sans but précis. Le carnet dans la poche intérieure de ma veste, contre le cœur. Comme un poids. Ou un guide.


J’ai marché au hasard, dans les rues du village. J’ai traversé la place, contourné l’église, longé les murets. Tout me semblait à la fois identique et différent. Comme si un filtre s’était levé. Rien n’avait changé, mais moi, je regardais autrement.


Au bord d’un petit chemin, je me suis arrêté. Une vieille barrière de bois fermait un champ. Un homme était là, accroupi, en train de réparer la clôture. Il s’est tourné vers moi. Pas curieux, juste… présent.



J’ai hoché la tête, surpris.



J’ai hésité une seconde, puis j’ai glissé, presque malgré moi :



Il a marqué un temps, comme pour fouiller dans de vieux souvenirs.



J’ai hoché la tête.



Il s’est redressé un peu, soudain plus attentif.



Il m’a regardé longuement, puis a soufflé :



Il m’a tapé doucement sur l’épaule, sans insister, puis a repris son travail.


Je suis reparti. Plus lentement.


J’ai repensé à cette phrase : « Je m’appelais Julien. J’aimais le silence des soirs d’orage, les figues trop mûres… » Et je me suis demandé : moi, qu’est-ce que j’écrirais ? Qu’est-ce que je laisserais derrière moi si je disparaissais ce soir ?


Est-ce que j’aurais quelque chose à dire ?


Le monde aujourd’hui ne ressemble plus à celui de Julien. Mais parfois, j’ai l’impression que les luttes ont juste changé de masque. Ce n’est plus la montagne. Ce n’est plus l’ennemi en uniforme. Mais il y a toujours des visages qui ferment les portes, des frontières intérieures, des exils en plein centre-ville.


Résister, maintenant, c’est peut-être oser écouter. Ou parler. Ou ne pas détourner les yeux.


Je suis monté jusqu’au petit promontoire au-dessus du cimetière. De là, on voit toute la vallée. Les champs, les toits rouges, les lignes électriques. Rien d’héroïque. Rien de spectaculaire. Mais il y avait du vent. Le genre de vent qui fait chanter les choses, comme dans le carnet. Alors, sans prévenir, une chanson m’est revenue. Pas vraiment dans ma tête. Dans le ventre. La voix grave de Leonard Cohen. Les mots doux et terribles.


« There were three of us this morning. I’m the only one this evening… » 2


Julien aurait peut-être trouvé ça trop lent. Ou peut-être qu’il aurait pleuré, en silence.


Je suis resté longtemps là-haut, à respirer, à ne rien faire.


À exister un peu plus qu’avant.


Le soir, en rentrant, j’ai ouvert un carnet. Pas celui de Julien. Le mien. Un vieux cahier d’école, vierge.


J’ai écrit une phrase. Une seule.


« Je marcherai un peu pour lui. »


Et puis, sans trop réfléchir, j’ai ajouté une autre ligne.


« Et peut-être pour moi aussi. »


Je ne sais pas encore ce que ça veut dire. Mais ça ressemble à un début.





« There were three of us this morning… »

« the only one this evening… »

« but I must go on. »





1. Ils ont fermé les frontières / mais je dois continuer…


2. Nous étions trois ce matin. Ce soir, il ne reste que moi.