n° 23043 | Fiche technique | 13391 caractères | 13391 2381 Temps de lecture estimé : 10 mn |
08/05/25 |
Résumé: Hubert a réussi à faire marcher sa vieille radio à cassette. Il en parle comme d’un camarade de combat. Et ce soir, la radio résiste encore, tout comme nous. | ||||
Critères: #société #historique #sciencefiction #dystopie | ||||
Auteur : Samir Erwan Envoi mini-message |
Projet de groupe : Une chanson, une histoire |
Je suis blotti contre la paroi boueuse de la tranchée. Le froid m’a déjà rongé jusqu’aux os, mais ce soir, je tremble pour une autre raison.
Hubert a réussi à faire marcher sa vieille radio à cassette. Une vraie, avec du plastique qui craque, une bande magnétique qui s’use, qui grésille, saute parfois, mais elle fonctionne, c’est un miracle de mécanique morte. Il en parle comme d’un camarade de combat. Et ce soir, la radio résiste encore, tout comme nous.
Nora secoue la tête, mi-amusée, mi-triste :
La bande claque, hésite. Puis, arrachée au silence, une guitare douce se faufile entre les bourrasques. Les autres se taisent aussitôt. Nous sommes quatre. Hubert ajuste l’antenne en pinçant les lèvres. Nora, accroupie dans l’ombre, fume lentement une cigarette faite de feuilles séchées – plus personne n’en produit, alors on en bricole. Karim, les yeux fermés, écoute avec cette intensité propre à ceux qui ont trop vu. Et moi qui demande :
La guitare donne une boucle simple. Quelques accords, presque timides. Mais il y a quelque chose dedans ; une insistance, un tremblement, une mélodie comme six cordes tendues entre deux siècles. Je la reconnais, cette mélodie, sans savoir d’où. Elle tourne en boucle, et à chaque tour, elle gratte un peu plus profond, juste assez me donner la sensation étrange que quelqu’un, quelque part, avait enregistré cette musique juste pour qu’elle me parvienne, ici, maintenant, dans cette tranchée, à ce moment précis. Elle ne dit rien encore, mais je sais déjà. Je sais que cette chanson va me faire mal.
When they poured across the border
I was cautioned to surrender,
This I could not do ;
I took my gun and vanished.
Les premiers mots sont en anglais. Une langue morte, pour certains. Je n’y comprends rien. Je demande, à voix basse :
Hubert sourit sans tourner la tête.
La chanson continue, je trouve ça beau, je trouve ça doux, mais je laisse filer cette langue pour ceux qui s’en souviennent encore : elle a été interdite par le Régime avant ma naissance.
« Oh, the wind, the wind is blowing,
through the graves the wind is blowing,
freedom soon will come ;
then we’ll come from the shadows. »
Hubert lève le doigt et me regarde. Et alors, ça vient. Le temps s’arrête. Les tranchées s’effacent. Je ne suis plus là. Je suis ailleurs. Je suis avant.
« Les Allemands étaient chez moi
Ils me dirent : «Résigne-toi»
Mais je n’ai pas peur.
J’ai repris mon arme. »
Ma gorge se serre. C’est ma voix que j’entends, dans celle du chanteur. Mais plus calme, plus grave, venue de très loin. Une voix que je croyais perdue, usée par les années de silence.
Ma peur. Je la sens encore, là, lovée sous mes côtes. Ce n’était pas la peur de mourir, non. C’était la peur de trahir, de faillir, de ne pas être à la hauteur. Que ce soit les Allemands, les Belges, les Russes, les Suisses, les Coréens, les Togolais, les Birmans, les Malgaches, les Argentins : plus aucun de ces pays n’existe, on l’appelle le Régime maintenant, tout simplement. À l’époque, pour cette chanson, c’étaient les Allemands, les ennemis, les soldats… Mais peu importe, c’est la même chose et je revois mes mains trembler sur le métal froid du revolver. Mon souffle coupé alors que je courais à travers les arbres. La sueur glacée dans mon dos quand un projecteur balayait la route, tout près, quelque part dans les Hautes-Terres.
Mon refus. Résigne-toi, qu’ils disaient. Obéis. Dénonce. Rends-toi. Mais même au bord de l’épuisement, même affamé, crasseux, battu, j’ai dit non. Par instinct, pas par héroïsme, parce que c’était la seule chose à faire.
Ma fuite. Le vent dans les branches, les feuilles qui crissent sous mes pas. Le silence, toujours. Les nuits sans lune, noires comme le ventre des drones. Les montagnes. Je les sens encore sous mes doigts, rudes, rassurantes. Les forêts. Les flaques gelées. Les abris faits de bâches thermiques déchirées, issues d’un autre conflit, d’un autre siècle. Les chemins muets. Et là-haut, l’impression étrange que le monde avait basculé, que tout ce qui comptait se tenait dans la neige et la roche, loin des hommes.
« J’ai changé cent fois de nom. »
Les faux papiers. L’odeur de l’encre fraîche. Les fautes volontairement glissées pour faire vrai. Les noms qu’on s’inventait. Chaque identité, une vie parallèle qu’il fallait apprendre par cœur. Mon nom changeait tous les mois. Mais ma colère, elle, restait intacte.
« J’ai perdu femme et enfants »
Je cesse de respirer. Ça bloque, c’est tout. Je revois Claire. Son foulard trop grand, noué à la va-vite, comme toujours. Elle n’avait jamais le temps, toujours une chose à faire, une idée à défendre, une main à tendre. Sa voix, douce et ferme à la fois, capable d’apaiser les enfants et de faire reculer un soldat. Et puis les petits, Luc et Jeanne, si jeunes, si curieux, qui croyaient qu’on jouait à cache-cache chaque fois qu’on changeait d’appartement.
Je les ai quittés un matin, sous la pluie. Claire m’a embrassé vite, ses deux mains sur mes joues mal rasées, comme si on allait se revoir le soir même. On savait que non, mais on faisait semblant. Les enfants dormaient encore. J’ai hésité à les réveiller. Je ne l’ai pas fait.
Les yeux embués de Claire, mon sourire. Je me suis dit : « On aura d’autres matins. » On ne les a pas eus.
Je ne sais pas comment ils sont morts. Un bombardement ciblé, peut-être une de ces frappes silencieuses qui tombent sans onde, sans souffle, juste une lumière blanche et plus rien. Ou alors un camp de transit, un de ceux qu’on n’ose plus appeler par leur nom. Ou peut-être pire : le néant. Ce que les archivistes appellent aujourd’hui le no-data. Là où même les machines ne trouvent rien. Où les visages ne laissent aucune empreinte. Où les souvenirs ne peuvent même pas être simulés. Ils ont disparu dans un trou numérique, un de ces trous que l’Histoire officielle laisse béants.
Et moi, je suis resté. À vivre avec cette absence, chaque jour plus précise. Je ne connais pas leur fin, mais je connais leur rire, leur odeur après la pluie filtrée, le tic-tac léger de la montre analogique que Claire portait encore, par provocation douce, à son poignet. Ce sont ces détails-là qui me hantent. Leur vie me hante. Pas leur mort.
« Mais j’ai tant d’amis »
Je regarde autour de moi. Ils sont là. Hubert, Karim, Nora. Des amis ? Non, davantage. Des morceaux de moi-même éparpillés, des frères et sœurs d’armes, des gens qui savent ce que c’est que d’aimer en silence, de perdre sans pouvoir pleurer, de continuer quand même.
Ils me tiennent debout. Dans les soirs comme celui-ci, quand la chanson griffe trop fort, quand la mémoire déborde, ils ne disent rien. Ils posent juste une main sur l’épaule. Ils veillent. Comme Clara veillait.
« J’ai la France entière. »
Oui. C’est ce qu’on se dit pour tenir.
Celle qui respire dans nos tranchées, qui pleure dans nos silences, qui chante dans une vieille cassette pleine de poussière. Le pays qu’on porte comme une brûlure et un espoir.
Je n’ai plus de maison. Plus de tombe où me recueillir. Mais j’ai ces visages autour de moi. Et cette chanson, venue d’un autre siècle, d’un autre pays, qui me rappelle pourquoi j’ai choisi de vivre comme ça. Et pourquoi je continue.
Cette chanson n’est pas une chanson, c’est un souvenir ancien et incrusté. Un souvenir rugueux, plein de poussière, d’odeurs de terre mouillée et de chair brûlée. Ce souvenir est flou, il revient en flashs : une main serrée trop fort, une porte qu’on referme vite, un cri qu’on n’a jamais osé pousser. Ce souvenir-là ne raconte rien. Mais il pèse.
Cette chanson est un accord, un compromis, un pacte, celui qu’on se fait quand on n’a plus rien, que les jambes lâchent et que le cœur continue malgré tout. Ne pas plier. Ne pas oublier. Pas tant qu’on respire encore. Je me le suis promis sous une pluie battante, recroquevillé sous une bâche percée, avec deux camarades morts à mes côtés. Et j’ai tenu. Je tiens encore. Et cette courte chanson qui ne termine pas…
« Un vieil homme dans un grenier »
Je le revois. Il s’appelait Léon. Il vivait seul, dans une maison bancale au bord d’un village qui n’existe plus. On l’a rencontré par hasard, en fuyant une descente. On n’avait plus rien – ni plan, ni planque, ni munitions. Juste la boue, la fatigue, et cette peur silencieuse qui finit par remplacer le sang. C’est Nora qui a frappé. Il a ouvert sans poser de questions. Il nous a regardés, de ses petits yeux pâles, comme s’il nous attendait. Puis il a dit : « Montez. Vite. »
« Pour la nuit nous a cachés »
Le grenier était minuscule, juste sous les tuiles, avec une trappe grinçante et une vieille couverture qui sentait le renfermé. On s’est couchés là, sans parler, en retenant notre souffle. Il nous a apporté un peu d’eau, une miche de pain qu’il a cassée lui-même. Puis il est redescendu, en silence.
Dans la nuit, j’ai entendu des bruits, des voix, des ordres aboyés, des pas lourds qui entraient dans la maison. Puis sa voix à lui, calme, presque fatiguée. Il disait qu’il vivait seul, qu’il n’avait rien vu.
« Les Allemands l’ont pris. »
On n’a pas bougé. On n’a pas fait un geste. On s’est mordu les lèvres pour ne pas hurler. Ils l’ont emmené. Sans fracas, sans cris. On a entendu la porte se refermer. Et puis plus rien. On est restés là jusqu’à l’aube, glacés, collés l’un à l’autre. Quand on est descendus, la maison était vide. Le pain, la cruche d’eau et une écharpe posée sur la table. Il avait dû la laisser là exprès, pour nous.
Plus tard, bien plus tard, on a appris. Ils l’ont battu longtemps. Il n’a rien dit, rien dénoncé. Il est mort le lendemain. Les villageois ont murmuré : « Il savait ce qu’il faisait. » Oui. Il savait.
« Il est mort sans surprise. »
Je comprends. C’est ça qui me ronge. Pas qu’il soit mort. Mais qu’il ait accepté, qu’il ait choisi. Il savait déjà porter sa mort en lui, ce soir-là, en nous ouvrant sa porte. Je tente de reprendre ma respiration. Je sens leurs regards. Nora baisse un peu la tête, les mâchoires serrées, elle était là, elle aussi. Hubert fait mine de vérifier la radio, mais ses mains tremblent. Karim me fixe sans bouger, les yeux humides. Il a compris. On n’a pas besoin de paroles.
Nous sommes tous les quatre marqués, différemment. Mais ce soir, par cette voix rauque et cette guitare venue d’un autre siècle, nous sommes rassemblés autour de la même mémoire. Une mémoire qui ne nous appartient pas tout à fait, mais qui vit en nous, malgré tout
Le chanteur, toujours en jouant sa boucle mélodieuse avec sa guitare, revient à l’anglais.
« Oh, the wind, the wind is blowing,
through the graves the wind is blowing,
freedom soon will come ;
then we’ll come from the shadows. »
Puis doucement, la main sur les cordes de la guitare cesse de danser. Le silence revient quand la cassette s’arrête. Un cliquetis sec, presque brutal. Plus un mot, on reste là, chacun replié dans ses pensées, dans ses fantômes. Le vent se glisse à nouveau dans la tranchée. Il a cette odeur de fer et de bois mouillé qu’on commence à reconnaître.
Je me redresse un peu. Mes genoux me rappellent l’âge. Mes doigts cherchent mécaniquement mon fusil, mais je ne le prends pas, pas tout de suite.
Il sourit sans répondre. Au loin, un bruit. Un craquement. Peut-être rien. Peut-être l’ennemi. Mais ce soir, on ne bouge pas. Ce soir, on est ailleurs. Je pense à Clara. Aux enfants. À Léon. À tous ceux qui sont tombés sans nom, sans chanson. Et à nous, encore debout., encore dans l’ombre. Je ferme les yeux un instant.
C’est Karim qui répond lentement :
Je souris, les yeux toujours fermés. Demain, on reprendra la route. On remettra les sacs sur nos épaules. On avancera en silence. On s’éloignera sans se retourner, comme on l’a fait tant de fois. On fera peut-être exploser un convoi du Régime. On sabotera peut-être leurs câbles numériques. On tombera peut-être sur une milice du Régime. On se la fera. On laissera peut-être encore un peu de nous derrière. C’est comme ça.
Mais ce soir, quelque chose s’est noué. Entre nous quatre. Entre le passé et le présent. Entre la voix du chanteur et nos silences. Et je me dis que, peut-être, dans cinquante ans, quelqu’un tombera sur cette chanson. Et il saura que nous avons existé, que nous avons résisté, que la liberté a un prix et une musique.
Ce texte est inspiré de la chanson « The Partisan », de Léonard Cohen, de son album « Songs from a room » :
https://www.youtube.com/watch?v=hs5hOhI4pEE
Initialement, La Complainte du partisan est une chanson écrite en 1943 par Emmanuel d’Astier de la Vigerie et composée par Anna Marly.
Cohen l’a repris et adapté en 1969.