Une Histoire sur http://revebebe.free.fr/
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Temps de lecture estimé : 7 mn
12/05/25
Résumé:  Librement inspiré de la chanson « Deux Pieds » de Thomas Fersen. Juste une balade tranquille dans la tête d’un type qui prend son temps… peut-être un peu trop.
Critères:  #poésie #exercice #réflexion #philosophie #nonérotique #nostalgie #personnages
Auteur : L'artiste  (L’artiste)      Envoi mini-message

Projet de groupe : Une chanson, une histoire
L'homme aux Deux Pieds

Librement inspiré tout autant du clip que de la chanson « Deux Pieds » 1 de Thomas Fersen, ce texte imagine la vie d’un homme qui préfère la contemplation au mouvement, la lenteur à la course. Juste une balade tranquille dans la tête d’un type qui prend son temps… peut-être un peu trop.




L’alarme sonna une première fois. Puis une deuxième. Enfin une troisième, mais rien ne se passa. Pas un froncement de sourcils. Étendu dans son lit en friche, Adrien observait le plafond avec cette intensité propre aux gens qui, paradoxalement, n’avaient aucune intention de se lever. Il était si immobile que même sa plante verte avait renoncé à lui réclamer de l’eau.


Il soupira. Longtemps. Après tout, chacun son rythme. Puis il tourna la tête vers le radio-réveil qui affichait 8 h 43 en lettres rouges. Un détail important, probablement, mais pas pour lui. Quelqu’un, quelque part, devait s’inquiéter de son retard. Une collègue ? Un patron ? Peut-être une femme aimante et exaspérée. L’idée lui traversa l’esprit comme une brise tiède avant de disparaître aussitôt, sans faire de vagues. Sous les draps froissés, son corps hésitait entre l’envie de se rendormir et celle d’improviser une caresse matinale, juste pour se rappeler qu’il existait.


Son regard dériva vers la fenêtre entrouverte. Dehors, la ville bourdonnait déjà de son agitation quotidienne. Les klaxons piaillaient, les pas résonnaient sur le trottoir, les vélos slalomaient entre les bus. Adrien, lui, ne bougea pas d’un millimètre. Il se frotta la joue du bout des doigts et constata avec une certaine satisfaction qu’une barbe d’une semaine avait pris ses aises sur son visage. Comme un champ laissé en jachère.


Il était un homme à deux pieds, et deux pieds seulement. Deux pieds qui refusaient obstinément de toucher le sol ce matin-là, comme tant d’autres avant. Ce n’était pas de la paresse, non. Juste une philosophie bien ancrée. Pourquoi se presser quand on pouvait faire les choses lentement ? Pourquoi faire les choses lentement quand on pouvait ne pas les faire du tout ?


Quelqu’un tambourina soudain à la porte. Deux coups brefs, puis d’autres, plus insistants. Une voix agacée s’éleva :



Il soupira de plus belle. Ses paupières se refermèrent tandis qu’un sourire satisfait étirait ses lèvres. Non, il n’était pas réveillé.


Il ne le serait que lorsque son corps en aurait décidé ainsi.


Peut-être dans cinq minutes.


Peut-être jamais.


Il ne bougea pas d’un iota quand son téléphone vibra sur la table de chevet, émettant une série de brefs soubresauts insistants. Il laissa l’appareil s’épuiser seul, tout comme le monde extérieur se heurtait à son indifférence. Il se doutait qui appelait. Probablement son chef, excédé par son absence.


La porte de son appartement s’ouvrit avec fracas. Sophie avait cette manière dramatique d’entrer comme un ouragan, transformant immédiatement son espace paisible en un champ de tensions inutiles.



Il ne répondit pas. Pas encore. Il avait ses propres temporalités, ses propres respirations. Mais Sophie n’était pas du genre à attendre patiemment. Elle s’approcha du lit en furie.



Il cligna des yeux, acquiesçant silencieusement. Mais rien ne pressait.



Leurs engueulades matinales se transformaient parfois en préliminaires, mais, ce matin-là, Adrien ne se sentait pas d’humeur à honorer ce vieux rituel amoureux.



La jeune femme écarquilla les yeux comme si elle venait de découvrir l’étendue abyssale de son désespoir. Elle poussa un cri étouffé et sortit de la pièce, claquant la porte derrière elle.


Le calme revint immédiatement. Il aurait pu se lever. Il aurait pu courir après elle, s’excuser, la rassurer. Mais pour quoi faire ? Les choses suivaient leur cours, inévitablement.


Son téléphone sonna à nouveau, il ouvrit le mail entrant. Un message lapidaire de son entreprise :


Adrien,

Ton absence prolongée et ton manque de réponse nous obligent à mettre un terme à ton contrat.


Il haussa les épaules et le marqua comme « lu ». L’emploi n’avait jamais été son moteur. Le loyer était un concept flottant, un problème de fin de mois qu’il réglait vaguement, quand il y pensait. Adrien posa son téléphone. Il le fixa un instant pour y chercher la confirmation que tout cela n’avait aucune importance. Son ventre, lui, en décida autrement.


Il se leva enfin, plus par nécessité que par envie, et découvrit que son frigo était vide. Là se produisit quelque chose d’inhabituel : une forme de désagrément, une faille dans son flegme traditionnel. Il fallait sortir. Il enfila un pantalon – une victoire en soi – et marcha mollement vers l’épicerie du coin. L’air du matin s’engouffra dans sa chemise ouverte, un souffle tiède mêlé d’odeurs de boulangerie et de bitume humide.


La ville était en effervescence. Les voitures klaxonnaient, les personnes se croisaient sans un regard, les enseignes clignotaient. Tout s’activait effrénément autour de lui, lui procurant presque une sensation de vertige. Un agent municipal s’affairait à repeindre un passage piéton, ses gestes précis découpaient des lignes nettes sur l’asphalte qui, demain, guiderait des centaines de pas pressés. Adrien, lui, observait avec la curiosité tranquille d’un touriste sur une planète inconnue.


L’agent leva les yeux vers lui.



L’homme le fixa avec suspicion et se remit à sa tâche. Adrien reprit son chemin, ravi d’avoir trouvé un peu de poésie dans sa journée.


Un peu plus loin, il s’arrêta devant une boulangerie où un chat endormi trônait sur le comptoir, impassible face aux allées et venues des clients. Il resta un moment à le scruter. Peut-être ce chat détenait-il le secret de l’existence.



Elle soupira imperceptiblement avant de le laisser à sa méditation.


Plus loin, une vieille dame qui peinait à porter ses courses lui lança un regard implorant. Il s’approcha sans se presser et lui demanda :



Il saisit son sac et, à son rythme, l’accompagna. Après quelques mètres, elle le dévisagea avec une certaine exaspération.



Elle le regarda, perplexe, mais résignée.


Enfin réapprovisionné, il revint chez lui et découvrit une lettre sur le seuil de sa porte. Il l’ouvrit sans empressement : un avis d’expulsion, avec une date butoir sous quelques jours. Il relut le papier sans réelle émotion, puis s’avachit sur son canapé et observa son appartement en silence. Les murs blancs, des fringues éparpillées au sol, la pile de vaisselle jamais lavée.


Et si tout cela n’était pas une perte, mais une libération ?


Il attrapa son sac à dos, y fourra quelques vêtements, une pomme et son carnet de notes. Il tomba sur une culotte rose fluo à cœurs oubliée par Sophie, et la roula entre ses doigts. Sophie l’exaspérait souvent, mais elle avait ce talent rare : celui de faire vibrer son silence sans même parler. Il hésita un instant à embarquer ce sous-vêtement comme porte-bonheur – elle lui rappelait vaguement une nuit où, contre toute attente, il s’était un peu investi. « Un jour, tu trouveras une raison de te lever », lui avait-elle dit en l’embrassant sur le front. « J’espère juste que ce ne sera pas quand je serai déjà partie. » Il était persuadé qu’elle bluffait. Avec ce bout de tissu, il emporterait au moins avec lui quelques souvenirs. Il jeta un dernier regard à son plafond si familier, puis sortit sans refermer derrière lui.


Adrien marcha, sans but, laissant ses deux pieds choisir la direction à sa place. Il traversa des rues qu’il ne connaissait pas, longea des vitrines sans y faire attention, croisa des passants pressés qui ne le voyaient pas.


Alors que le soleil se couchait, il s’arrêta devant un banc, dans un petit square à peine éclairé. Il s’y assit, posa son sac à côté de lui, et leva les yeux vers le ciel, rouge-feu. La ville ronronnait, indifférente à sa présence.


Dans la poche de son pantalon, il sentit le tissu doux de la culotte rose à cœurs. Il la sortit, la porta à son nez et inspira profondément, puis la coinça dans un pli de son bagage, comme un symbole de son errance.


Un chat surgit d’un buisson, à quelques mètres, et le fixa sans ciller.



La boule de poils cligna des yeux et s’étira, visiblement peu pressée de répondre.


Alors, Adrien s’allongea sur le banc, les mains croisées derrière la tête. Bercé par la lenteur nocturne, il sourit béatement, sans raison particulière. Peut-être qu’il dormirait ici. Peut-être repartirait-il au matin. Il avait tout le temps.


Et pour la première fois, cela lui sembla suffisant.




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1. Thomas Fersen - Deux Pieds


https://www.youtube.com/watch?v=Rrwc1PCT2u0