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n° 23054Fiche technique14612 caractères14612
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Temps de lecture estimé : 10 mn
12/05/25
Résumé:  Il revient sur les traces de son passé.
Critères:  #réflexion #nonérotique #romantisme #regret #nostalgie #personnages
Auteur : Laetitia            Envoi mini-message

Projet de groupe : Une chanson, une histoire
Je vous parle d'un temps...

Le métro a ralenti en entrant dans la station Lamarck-Caulaincourt. J’ai senti mon cœur battre plus fort. Trente ans. Trente ans que je n’ai pas remis les pieds à Paris, encore moins à Montmartre. Assis sur le strapontin du wagon, le front contre la vitre, je scrute le quai. Mon sac de voyage est posé à mes pieds, contenant peu de choses, quelques vêtements, un carnet de croquis, des pinceaux, des crayons, vestiges de mon passé d’artiste-peintre.


Je gravis les marches de l’escalier qui monte à la sortie de la station. Je traverse la rue Caulaincourt. L’air parisien chargé d’humidité et d’effluves de viennoiseries provenant de la boulangerie du coin emplit mes narines. Je resserre mon manteau, frissonnant autant sous l’effet du vent que de l’émotion. Chaque pas me ramène un peu plus en arrière. À chaque marche de l’escalier de la rue Saint-Vincent, les souvenirs me reviennent bribe par bribe.


En haut de l’escalier, je continue la rue Saint-Vincent, passe devant le Lapin-Agile, le fameux cabaret, longe les vignes de Montmartre. Puis je m’engage dans la rue des Saules, jusqu’à la Maison Rose. Je m’arrête devant, hésitant à poursuivre. Plus haut, si je continue, je vais arriver place du Tertre. J’appréhende de la revoir aujourd’hui, loin de ce qu’elle est dans mes souvenirs, envahie de touristes asiatiques ou anglo-saxons et de faux peintres qui les escroquent en leur vendant des sérigraphies au prix de toiles, sans compter les pickpockets.


Je décide d’y retourner tout de même. C’est plus fort que tout. La place du Tertre est toujours là, fidèle à elle-même, les chevalets dressés, les portraitistes, les caricaturistes, les touristes émerveillés. Et pourtant, quelque chose a changé. Moi… je ne connais plus personne. Je cherche du regard un signe du passé, une ombre familière, mais rien. Juste des éclats de rire, des coups de pinceau qui résonnent dans l’air froid de ce matin de novembre. Je me suis approché du stand d’un jeune peintre qui applique des touches de bleu sur une toile représentant le Sacré-Cœur, avant de faire demi-tour.


Je reviens sur mes pas. Depuis la Maison Rose, je prends la rue de l’Abreuvoir vers l’immeuble qui abritait mon humble meublé niché sous les toits.


Descendant la rue de l’Abreuvoir, mon esprit se met à courir. Je me souviens de cette époque où nous étions jeunes et où la vie se mesurait à la couleur de nos rêves plutôt qu’à l’épaisseur de nos porte-monnaie. Autrefois, Montmartre était mon royaume. J’y ai peint, rêvé, aimé. Mais le temps a filé, emportant avec lui l’insouciance de la jeunesse. La vie m’a menée ailleurs, loin de ces ruelles pavées.

C’était une époque où l’on vivait plus avec le cœur qu’avec la tête. Le Montmartre des années 50, avec ses bistrots et ses ateliers, était le lieu où les poètes, les peintres et les musiciens se croisaient, se parlaient, s’engueulaient parfois, mais surtout, se comprenaient. La Butte fourmillait d’artistes en quête de gloire. J’étais l’un d’eux, un jeune peintre, vivant de presque rien, mais mon cœur débordait d’espoir, mon cerveau de rêves.


Et puis il y avait Blanche. Avec Blanche, nous formions un couple inséparable, insouciant et passionné, uni dans une vie d’art et de pauvreté. Nous vivions sous le ciel d’un Paris qui semblait éternel, où chaque instant devenait une œuvre d’art. Dans les yeux de Blanche brillait la promesse d’un bonheur fugace, éphémère, mais intense.


Je l’ai rencontrée par hasard. J’avais mis une annonce chez les commerçants de la Butte, cherchant un modèle pour mes toiles. Notre rencontre, je m’en souviens comme si c’était hier. Je me revois assis devant la fenêtre, dans la lumière du matin printanier qui s’étirait paresseusement sur les toits parisiens, inondant mon atelier. Vêtu de ma blouse tachée de vermillon et de cyan, j’étais devant ma toile, mettant les dernières touches à un tableau du Moulin de la Galette. Pas un chef-d’œuvre, loin de là, mais je comptais le vendre quelques francs à des touristes.


Blanche, je n’attendais qu’elle. Depuis le premier jour où elle a franchi le seuil de mon atelier, répondant à mon annonce, j’ai su que je ne peindrai plus qu’elle. Il y avait dans sa silhouette une grâce indéfinissable, dans son regard une lueur insaisissable que j’allais pourtant chercher à capturer. En vain, chaque toile, aussi réussie et belle soit-elle, me semblait incomplète, inachevée. Je dessinais, peignais, effaçais, corrigeais, recommençais. Je traçais les contours de son visage que je connaissais par cœur. Je traquais l’indicible, ce petit rien qui rendait Blanche unique. Je cherchais, plutôt que son image, ses sentiments, ses pensées.


Mon atelier n’était qu’une mansarde glaciale l’hiver, suffocante l’été, nichée sous les toits d’un immeuble vétuste de la rue Girardon. Nous réchauffions l’hiver devant le vieux poêle. Les murs étaient tapissés de croquis inachevés et de toiles éclatantes, témoins d’une créativité sans limite. Parfois, le vent sifflait à travers les fentes des fenêtres mal calfeutrées, mais, peu nous importait. Nous avions tout à cette époque, la jeunesse, l’art et cet amour qui rendait les jours moins durs.



Elle riait, enroulée dans une couverture :



Nos rires résonnaient dans la pièce. Nous rêvions, comme pour conjurer la misère.

Je la revois se réveillant le matin, ses cheveux défaits, un sourire se dessinant sur ses lèvres en me voyant encore absorbé par mon élan créatif.



Je haussais les épaules. À quoi bon dormir quand chaque instant sans elle me semblait du temps perdu ?

J’attrapais un pinceau, le trempais dans mes couleurs que je mélangeais sur ma palette et traçais un premier trait sur une toile vierge. Blanche s’installait près de la fenêtre, faisant tomber sa chemise de nuit au sol et laissant la lumière jouer sur son visage et sa poitrine. Poitrine dont je saisissais le galbe avec mon pinceau.



Pour moi, elle était plus qu’un modèle, plus qu’une muse. Elle était ma raison de peindre, ma raison d’exister. Chaque toile, chaque croquis semblait plus vibrant, plus vivant. Je ne me contentais plus de peindre Blanche, je peignais l’ombre de son sourire, l’écho de son rire, la douceur de son souffle.


Elle chantait parfois dans des petits cabarets. Sa voix douce résonnait dans l’air comme un écho lointain de la vie que l’on menait. La bohème, c’était elle, mais aussi ce monde qui nous enveloppait, où tout semblait possible et tout paraissait fuyant à la fois.


Elle portait des robes simples, des couleurs qui se fondaient dans l’ombre des ruelles, et pourtant, elle avait cette lumière dans sa démarche qui me capturait à chaque pas. Nous n’avions rien, rien sauf nos rêves, et peut-être que c’était ça le plus précieux.


Les nuits, nous descendions dans les ruelles pavées, vers Pigalle et ses bars de nuit, où se réunissaient les âmes bohèmes. Nos soirées se déroulaient dans les cafés bruyants, entourés de gens qui riaient fort, qui buvaient du vin pas cher et qui parlaient sans fin de leurs projets, de leurs espoirs, mais aussi de leurs peines. Les conversations s’enflammaient sur l’art, la liberté et l’avenir.


J’esquissais parfois des portraits sur des nappes en papier, comme le faisait Picasso, tandis que Blanche chantait des airs mélancoliques pour distraire les clients et parfois obtenir quelques pièces des touristes. La vie semblait se résumer à cette quête de l’instant, de cette folie douce qui traversait les cœurs des gens qui, comme nous, croyaient que tout était encore possible. Nous n’avions rien, mais nous étions riches. La vie semblait si belle dans ces instants suspendus. Quand l’un de nous arrivait à vendre un tableau, il faisait manger les autres. Le reste du temps, nous nous retrouvions pour dîner à crédit Chez Plumeau, à la bonne franquette ou Chez la Mère Catherine, où nous croisions Piaf ou Aznavour, qui se produisait dans différents cabarets de Montmartre ou de Pigalle.


Dans les bars, dans les ateliers d’artistes, c’était calme, c’était paisible et fraternel. Modeste, mais on y sentait la chaleur et l’humanité. Montmartre était un village, et l’est toujours d’ailleurs.


En marchant, j’ai un flash de l’une de ces soirées passées du côté de la rue des Abbesses. L’air sentait la peinture fraîche et le café noir. Le vent tiède soulevait les rires des artistes et le froissement des robes légères. Pierre, un ami peintre, se reculait pour observer sa toile posée sur son chevalet installé au milieu du trottoir, son béret enfoncé sur le crâne.



Les deux amis et amants traînaient dans ce coin de la Butte depuis des années. Pierre, peintre bohème, passait ses journées à croquer des silhouettes Place du Tertre, tandis qu’Anna, serveuse au Consulat, enchaînait les discussions avec des inconnus, toujours prête à refaire le monde.

Au loin, l’accordéon d’un vieux musicien s’élevait au-dessus du brouhaha des terrasses du boulevard de Clichy. Les tables des bars débordaient de verres de vin et les discussions enfiévrées allaient bon train. Paul, un jeune poète sans le sou, récitait ses vers à une danseuse d’un cabaret qui riait d’un air faussement indifférent. Dans l’ombre d’une ruelle, deux silhouettes se frôlaient avant de s’unir et disparaître dans un baiser volé.


J’aimais Blanche comme un fou, c’est indéniable. Et pourtant, l’amour à Montmartre, c’était aussi un peu comme un mirage. Il naissait facilement, brillait intensément, mais se fanait tout aussi vite. Blanche avait ses rêves à elle, ses envies de liberté, et moi, je ne pouvais pas l’empêcher de partir un jour, de suivre sa propre route, de chercher ailleurs ce qu’elle ne trouverait plus ici. C’était la règle de ce monde-là : l’amour était libre, mais souvent fragile. Blanche m’aimait, mais le temps a passé. Mes rêves de gloire ont commencé à s’effriter face à la réalité. Mes tableaux ne trouvaient pas preneurs. Les critiques étaient cruels, ou pire, indifférents. La faim, la pauvreté s’intensifiaient. Blanche, qui voyait la lumière de son amour vaciller, commença à poser pour d’autres peintres, pour quelques francs.


Un soir, alors que nous marchions du côté de la place des Abbesses, je lui ai dit :



Elle serra ma main, ses yeux brillaient d’une tendresse infinie.



Les mois, les années ont passé. Notre jeunesse, si ardente, laissa la place à une certaine mélancolie. Un jour, j’ai reçu une lettre. Une galerie de renom voulait exposer mes tableaux. Enfin, mon travail était reconnu.


Mais il était trop tard.


Blanche était partie depuis longtemps. La pauvreté, les désillusions et peut-être l’usure du temps avaient eu raison de son amour.


J’ai assisté seul à mon triomphe, à la reconnaissance, mais je n’y ai trouvé aucune joie. J’ai quitté Montmartre et Paris, pour m’installer dans le bassin d’Arcachon. Blanche ? J’ai appris qu’elle s’était mariée avec un notaire et avait fondé une famille du côté de Châteauroux. Nous ne nous sommes jamais revus. Je pense à elle chaque jour.


Le temps a passé, comme il passe toujours. J’ai quitté Paris, donc. Les années ont effacé un peu la magie, mais quelque part, dans un coin de ma mémoire, la bohème vit encore. Je revois Blanche, un sourire timide au coin des lèvres, les cheveux au vent, disparaissant au détour d’une rue, sa silhouette s’effaçant dans la lumière dorée du matin.


Bien sûr, j’ai connu d’autres femmes. J’ai même aimé certaines d’entre elles, mais jamais comme j’ai aimé Blanche. Aujourd’hui, quand je repense à elle, je sais qu’il y a des amours qu’on ne possède pas, qu’on ne retient pas, mais qui restent en nous, comme une mélodie qu’on fredonne sans y penser. La bohème, c’est ça aussi, un rêve qui s’envole, mais qui, au fond, ne disparaît jamais vraiment.



ooo0000ooo



Aujourd’hui, je suis donc revenu à Montmartre, comme pour retrouver le souffle de nos vingt ans. Même si le quartier a changé, les rues, les escaliers, les ruelles sont les mêmes, sauf qu’ils semblent vides sans Blanche.


Pourtant, avec la pluie qui s’est mise à tomber doucement sur les pavés de Montmartre, dans cette lumière tamisée par l’automne, on pouvait encore sentir l’âme de la bohème, de ce vieux Paris où chaque coin de rue est une scène de poésie vivante.


Rue Girardon, au 5, l’immeuble est toujours là. Je suis entré. La modernité n’a pas encore atteint la bâtisse, pas de digicode. J’ai monté l’escalier jusqu’en haut, le sixième et ses chambres de bonne. L’étage semble désert et plus habité. Au fond du long couloir, il y avait notre mansarde à Blanche et à moi. Les larmes me montent aux yeux. J’imagine son rire à travers la porte. Mais non, le silence règne. Elle est entrouverte. En entrant, j’ai trouvé mon atelier, vide, poussiéreux, mais intact. Au fond d’un placard dort un vieux cahier contenant des dessins que nous avions faits ensemble. Les pages sont fanées, jaunies, oubliées. Au milieu, j’ai retrouvé une vieille photo datant du début du vingtième siècle, de Pablo Picasso et de Fernande Olivier, sa compagne de l’époque avec leurs chiens Féo et Frika, devant le Bateau-Lavoir.


En tournant les pages, j’ai murmuré :



Enfin, dans ce silence pesant, j’ai compris que ce n’était pas la gloire que j’ai pu connaître par la suite, que je cherchais à l’époque. C’était juste cette simplicité, ce feu d’autrefois que je ne pourrais jamais raviver.


Je me suis assis près de la fenêtre contre le mur, j’ai pris un crayon dans mon sac et j’ai dessiné sur le vieux carnet trouvé dans le placard. Je me suis remis à dessiner Blanche, notre jeunesse, notre bonheur. Car, même si elle n’est plus là, elle reste à jamais ma muse, mon étoile, ma bohème. Bien qu’absente, elle ne m’a jamais quitté.






« Tu sais bien que nous n’avons été heureux qu’à Montmartre. »

Picasso, à son ami André Salmon, 1955



Charles Aznavour - La Bohème


https://www.youtube.com/watch?v=hWLc0J52b2I