n° 23083 | Fiche technique | 8856 caractères | 8856 1610 Temps de lecture estimé : 7 mn |
22/05/25 |
Résumé: Il y a des voix qui ne chantent pas : elles témoignent. | ||||
Critères: #exercice #réflexion #société #nonérotique #initiatique #nostalgie #personnages | ||||
Auteur : L'artiste (L’artiste) Envoi mini-message |
Projet de groupe : Une chanson, une histoire |
Il y a des voix qui ne chantent pas : elles témoignent. Des voix qui traversent le temps, les frontières, les couleurs de peau et les blessures de l’Histoire. Louis Armstrong avait cette voix-là. Une voix de braise et de miel, capable de faire danser la douleur et de consoler les silences.
Ce texte n’est pas un reportage. Ce n’est pas un souvenir exact. C’est une rêverie. Une nuit imaginaire où Armstrong aurait soufflé son jazz dans une cave, quelque part du côté de la rue de la Huchette, pour un homme, pour tous les hommes, pour Nougaro aussi.
Il pleuvait sur Paris ce soir-là. Une pluie de jazz, bleue, douce, qui caressait les pavés comme un vieux vinyle sous l’aiguille.
Je marchais dans le Quartier latin, le col relevé, le cœur un peu chaviré. Le genre de nuit où t’as pas envie de rentrer. Une nuit pour chercher quelque chose, ou quelqu’un. Une voix, peut-être. Une âme. J’ai tourné à gauche, rue de la Huchette, et là, je l’ai vu : Le Caveau du Chat Noir. Lumière rouge au néon, silhouettes en clair-obscur derrière les vitres embuées. Ça sentait le tabac froid, la sueur tiède, et le cœur chaud. Une bonne odeur de musique écorchée vive.
Et puis, je l’ai entendu.
Lui.
Louis.
Armstrong.
Pas besoin de l’annoncer, pas besoin de pancarte. Sa trompette parlait comme un cri venu du ventre du monde. Une plainte d’or et de cendre. Une joie qui avait traversé mille douleurs, et qui riait encore.
Je suis descendu. Trois marches. Un piano filtrait, une contrebasse ronronnait. Le swing me happait. Dans la salle, pas un mot. Juste des regards, des souffles suspendus.
Il était là, sur scène, en costume clair, cravate fine, le mouchoir blanc à la main. Les rides comme des portées musicales, ses yeux ronds et brillants dansaient avec les notes.
Et sa voix… Cette voix-là, mon frère, c’était une mémoire.
Quand son cuivre a sonné, le monde a cessé de tourner. Une note. Puis une autre. Des gouttes de miel, des perles de son qui pleuvaient dans la salle. Le batteur donnait le tempo avec délicatesse, le pianiste posait des accords, et lui, lui, il volait au-dessus comme un vieux dieu fatigué qui aurait choisi de jouer plutôt que de parler.
Je me suis assis au fond, à côté d’un type qui tapotait la table du bout des doigts. Une jeune femme pleurait, sans savoir pourquoi. Peut-être que c’était ça, Armstrong. Il te faisait chialer des choses que tu savais pas avoir en toi.
Lorsqu’il a joué « What a Wonderful World », tu pouvais presque le croire. Même avec la peur au ventre, malgré la guerre du Vietnam et les émeutes. Il chantait : « Je sais. Je sais tout ça. Mais regarde quand même, écoute, espère ». Et moi, je buvais son prêche, figé. Le verre dans la main, le cœur dans la gorge. Et pendant qu’il chantait, j’ai revu… le môme que j’étais.
J’étais un gosse du midi. Un petit blanc de peau, comme il dit dans la chanson. Le soleil me tapait sur le crâne et la lavande me montait aux narines. On vivait pas dans la misère, non, mais on roulait pas sur le jazz. Chez moi, c’était accordéon et Aznavour, le dimanche dans la cuisine, pendant que Maman touillait la daube et que Papa refaisait la guerre d’Algérie.
Et puis, un jour, la radio a craché autre chose.
Un souffle rauque. Une trompette comme une flamme. Un orage dans la gorge, un rire dans la pluie. Il avait du sable dans le timbre, du sucre et du sang. J’ai pas compris ce qu’il chantait – j’étais trop jeune, trop français, trop tout – mais j’ai senti que ça me parlait.
Armstrong. C’était son nom. Je l’ai lu sur la jaquette d’un vieux vinyle trouvé chez un oncle. Louis Armstrong. Je le prononçais « Louisse ». J’avais dix ans, et déjà, j’avais mal au monde. Mais lui, il soufflait dans son cuivre comme si la vie valait la peine d’être pleurée. Donc, j’écoutais. J’écoutais le noir qui faisait chanter la douleur, et rire le silence.
J’ai alors commencé à noircir des carnets. Des mots, des sons. J’écrivais comme on gratte une guitare : sans savoir, mais avec l’envie. Je voulais dire des choses, mais je savais pas encore quoi.
Et voilà ! Il était là, devant moi. Pas un mythe. Pas une statue. Un homme. Un vrai. Avec son ventre un peu rond, son front perlait sous les projecteurs. Son mouchoir blanc, il le passait sur son visage entre deux morceaux, comme on essuie l’émotion. On aurait dit qu’il portait toute l’Amérique dans ses rides. Pas celle des gratte-ciel. Celle du coton, des chaînes, des marches à Selma, des regards en coin dans les bus. Et pourtant, pas une once de haine dans ses yeux. Juste une lumière. Douce. Un peu voilée. La même que celle qui perce le brouillard, un matin d’automne.
Il chantait avec tout son cœur, avec ses tripes. Sa bouche s’ouvrait comme une fleur fatiguée, ses joues se gonflaient, éclataient presque quand il soufflait dans sa trompette. Et moi, je me disais : comment peut-on sourire comme ça, après tout ça ?
Il n’était pas juste un musicien. Il était un pardon vivant. Un baume. Un homme qui avait avalé la laideur du monde et qui la recrachait en beauté. Armstrong était le contraire d’un discours. C’était une prière sans dieu, une main tendue sans condition. Alors, dans cette cave parisienne, on était tous un peu moins cons, un peu moins seuls. Parce que ce vieux type noir qui soufflait dans sa trompette, nous confirmait sans l’énoncer : « Je suis là. Et je vous aime quand même. »
Le concert s’est terminé sans fracas. Pas de grandes acclamations. Juste un long silence, chargé d’émotion. Puis quelques applaudissements, timides, tremblants, presque coupables. On savait tous qu’on venait de vivre quelque chose qu’on ne méritait pas vraiment.
Les musiciens ont rangé leurs instruments. Armstrong a salué, d’un geste lent, comme s’il nous remerciait de l’avoir écouté… ou d’avoir existé un moment avec lui, en paix.
Je suis resté là, à regarder les gens partir. Et puis j’ai vu la porte de côté, entrouverte. Derrière, un couloir étroit, une lumière jaune. Mon cœur a cogné trois fois. Peut-être quatre.
J’y suis allé.
Assis sur une chaise pliante, une serviette sur les genoux, un verre d’eau à la main, il parlait avec le pianiste, en anglais, entre deux rires. Et quand il m’a aperçu, il a souri. Un vrai sourire. Pas un sourire de scène.
Je savais à peine quoi répondre. J’ai bredouillé un « Yes, very much… Thank you » qui devait sonner comme du camembert mouillé. Mais il a ri. Ce rire, encore. Une cascade dans la poitrine. Et alors, je sais pas pourquoi, j’ai dit :
Il m’a regardé un instant. Son regard est tombé en moi comme une pierre dans un puits. Il a hoché la tête, lentement.
On est restés là, une poignée de secondes, peut-être des siècles, à s’observer sans rien dire. Puis il m’a tendu la main. Une main large, douce, vieille comme un arbre. Je l’ai serrée comme on serre un secret.
Je n’ai rien dit de plus.
Il n’a rien dit de trop.
Et c’était parfait.
La nuit avait changé. Paris était la même, bien sûr – les pavés mouillés, les réverbères flous, les chats qui traînent – mais moi, j’étais un peu autre.
J’ai marché sans savoir où j’allais. Rue Monge, puis plus loin, vers les quais. Le jazz vibrait encore dans mes os, comme un reste de fièvre. Je me suis assis sur un banc. L’eau de la Seine brillait, noire et lente. Et j’ai pensé : « C’est ça, être vivant. Pas les grands cris, pas les drapeaux. Juste un homme qui chante. Et un autre qui écoute. »
J’ai sorti mon carnet. Celui que je trimballe depuis toujours, raturé, écorné. Et j’ai écrit. Pas une chanson. Pas un poème. Un murmure. Une tentative. Des mots qui disaient : « Je ne suis pas noir, je suis blanc de peau… »
Je sais pas si c’était bien. Mais c’était vrai. Depuis, je n’ai plus jamais écouté le monde de la même oreille.
Armstrong je ne suis pas noir
Je suis blanc de peau
Quand on veut chanter l’espoir
Quel manque de pot
Oui j’ai beau voir le ciel, l’oiseau
Rien, rien, rien ne luit là-haut
Les anges zéro
Je suis blanc de peau
Armstrong tu te fends la poire
On voit toutes tes dents
Moi, je broie plutôt du noir
Du noir en dedans
Chante pour moi Louis, oh oui
Chante, chante, chante ça tient chaud
J’ai froid, oh, moi
Qui suis blanc de peau
Armstrong la vie quelle histoire
C’est pas très marrant
Qu’on l’écrive blanc sur noir
Ou bien noir sur blanc
On voit surtout du rouge, du rouge
Sans, sans, sans trêve ni repos
Qu’on soit ma foi
Noir ou blanc de peau
Armstrong un jour tôt ou tard
On n’est que des os
Est-ce que les tiens seront noirs
Ce serait rigolo
Allez Louis, allé-luia
Au-delà de nos oripeaux
Noir et blanc sont ressemblants
Comme deux gouttes d’eau
Yeah
« Claude Nougaro »
https://www.youtube.com/watch?v=Dkqsh0kkjFw
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Le Caveau du Chat Noir n’a peut-être jamais vu passer Armstrong, mais dans ce Paris-là, réinventé par la mémoire et le swing, il y jouait pour Nougaro.