n° 23088 | Fiche technique | 27856 caractères | 27856 4370 Temps de lecture estimé : 18 mn |
24/05/25 |
Présentation: Une chanson qui invite à préserver l’Amour et la Fraternité pour éviter que les loups noirs nous dévorent. Les loups blancs en nous veillent. Lutte incessante entre lumière et obscurité. Qui l’emportera ? Celui que nous nourrirons le plus. | ||||
Résumé: Elvire s’étourdit dans des étreintes nocturnes, cherchant à assouvir l’avidité du loup noir qui gronde en elle. Mais au contact de Samuel, son ami de toujours, un loup blanc émerge. Deux forces opposées qui s’affrontent. Lequel d’entre eux dominera ? | ||||
Critères: #dystopie #initiatique #occasion #lieupublic fh | ||||
Auteur : Maryse Envoi mini-message |
Projet de groupe : Une chanson, une histoire |
Avant-propos : Ce texte porte le titre d’une chanson de Serge Reggiani que j’adore. Elle sonne à mon cœur comme une exhortation à préserver notre humanité. Une ode sombre, dure, sans concession où les loups noirs, flairant ripaille, nous envahissent et nous dévorent jusqu’à ce que nous retrouvons l’amour et la fraternité…
Mais tous les loups ne se ressemblent pas.
L’un d’eux m’est souvent apparu en rêve, à mes côtés, protecteur et apaisant, chaque fois que l’obscurité menaçait. Mon animal totem, assurément. Il n’était pas noir, mais d’une blancheur éclatante… peut-être celle que j’ai perdue bien trop tôt.
L’antre des loups noirs
Le bar suintait l’alcool bon marché. L’atmosphère confinée était saturée de l’odeur âcre des corps avides. Les néons rouges éclaboussaient les murs d’une lumière trouble, sanguine, où tout semblait devenir possible. Même l’interdit. Un lieu où l’on venait se perdre, où l’on cherchait moins une étreinte qu’une curée. Les regards glissaient, s’accrochaient, se dévoraient. Ici commençait le territoire des loups noirs.
Elvire se tenait au comptoir, ses doigts effleurant distraitement son verre de Mezcal. L’alcool aride lui brûlait la gorge, mais ce n’était rien comparé au feu qui lui consumait le ventre. Une faim qui n’avait rien de doux, rien de tendre. Son loup noir était en chasse, à l’affût. Il grondait, griffait, exigeait.
Sa robe légère et échancrée laissait deviner des courbes appétissantes, une peau offerte, un désir brut. Elle affirmait, s’il le fallait, son besoin trouble. Elle n’était pas là pour la tendresse. Elle était là pour s’oublier, se perdre dans des bras inconnus jusqu’à se dissoudre. Peut-être qu’à force de se donner, elle finirait par atteindre ce qu’elle cherchait désespérément sans parvenir à le nommer.
L’homme l’avait repérée de l’autre côté de la salle. Mâchoire anguleuse, regard concupiscent. Ses yeux avaient accroché les siens. Ils s’étaient compris. Deux fauves errants, deux prédateurs dont la solitude criait famine. Ensemble, ils allaient chercher pitance.
Ils n’avaient échangé que quelques mots. L’essentiel se jouait ailleurs, dans la lueur affamée de leurs pupilles. Lorsqu’il l’avait entraînée vers les toilettes, Elvire l’avait presque précédé.
L’endroit était sordide et exigu. L’odeur aigre du désinfectant bon marché ne les avait pas rebutés. Ils étaient ailleurs. Loin. En piste. Pour se rassasier. Rien d’autre ne comptait.
La porte à peine refermée, ils se jetèrent l’un sur l’autre, sans plus attendre, leurs corps se cherchant sans douceur. N’étaient-ils pas là pour se repaître ? Leurs souffles rauques se mêlaient, leurs muscles tendus tressaillaient spasmodiquement. Ils se dévoraient de leurs bouches, chacun cherchant à contrôler, à dominer, pris dans un rut instinctif. Leurs loups noirs grognaient, se défiaient, rivalisaient, luttaient pour posséder, pour arracher, là, sous le halo blafard du plafonnier des WC, comme s’ils étaient dans une nuit de pleine lune.
Il la plaqua contre le battant en bois avec une violence que d’autres auraient crue excessive, mais qu’elle accueillit avec un frémissement de plaisir. Les mains avides glissaient sur ses cuisses dénudées, la serrant à en meurtrir la chair. La douleur n’était qu’un écho minime de ce qui la dévorait vraiment. Il lui releva la jambe avec brutalité, et d’un geste empressé, lui déchira sa culotte, comme un loup l’aurait fait avec une proie.
Leurs corps se trouvèrent, submergés par ce désir furieux qui n’admettait ni douceur ni retenue. Les mouvements étaient pressés, bruts, sans délicatesse. La sueur perlait sur leurs peaux tendues. Leurs ongles se lacéraient la nuque. Leurs baisers étaient morsures, leurs cris des râles d’agonie. Leurs loups noirs déchaînés s’étaient reconnus. Chacun cherchant à trouver dans l’autre, à travers leur acharnement charnel, la satiété. Illusoire, impossible…
Quand ils sortirent, leurs respirations étaient encore hachées, leurs regards troubles, leurs visages défaits. Les loups noirs en eux hurlaient toujours. Leur faim sans fin ne s’était pas éteinte. Juste attisée. Encore plus féroce.
Lorsqu’ils arrivèrent à l’appartement impersonnel de l’inconnu, pour y finir la nuit, l’urgence ne s’était pas apaisée, bien au contraire. À peine le seuil franchi, ils se déshabillèrent l’un l’autre, s’arrachant leurs vêtements avec une frénésie intacte, toujours aussi rageuse. Elvire s’abandonna à cette brutalité désirée, cherchant à s’étourdir, à échapper à ce qui la rongeait, à oublier.
Mais les jouissances, aussi intenses fussent-elles, ne faisaient que suspendre leur insatisfaction, brièvement. Un baume fugace, offrant un court répit avant de tout recommencer, plus frustrés que jamais. Leurs loups noirs étaient devenus insatiables. Leurs ébats, éternels. En quête perpétuelle de ripaille.
L’aube réveilla Elvire. Elle ouvrit les paupières, l’esprit embrumé, le regard flottant. Les tiraillements de son corps lui rappelaient ses excès. L’homme dormait paisiblement à côté d’elle, repu, indifférent. Comme si elle avait déjà disparu. Comme si elle n’avait jamais existé.
Elle se leva en silence, rassembla ses affaires et sortit, fuyant ce lieu comme on déguerpit d’un mauvais rêve, comme on abandonne une illusion qui se désagrège et tombe en poussière, avant que la réalité crue ne vous heurte de plein fouet.
Pour elle, rien n’avait changé. Son loup noir était toujours là. Il continuait de hurler dans son ventre.
L’errance entre deux nuits fauves
Le temps s’étirait lentement, sous un ciel gris, poisseux. Elvire marchait au hasard des boulevards, ses talons frappant le macadam selon une cadence mécanique. La faim brûlait toujours en elle, celle qui jamais ne s’éteignait vraiment. Son corps portait encore les marques de la nuit passée, des souvenirs inutiles, presque pénibles, gravés dans sa chair.
Elle errait, cherchant à ignorer l’appel du loup noir qui réclamait plus. Mais rien n’y faisait. La lumière froide du jour n’apportait aucun substitut. Juste ce manque permanent qui soulignait la stérilité de ses quêtes nocturnes.
Ses pas la menèrent jusqu’à une immense place. Au centre, trônait le lion de Denfer, massif, puissant, un fauve caparaçonné dans son bronze vert, la tête majestueusement tournée dans la direction de la statue de la Liberté. Sa silhouette imposante semblait dompter l’agitation environnante.
Elvire le fixa un instant, fascinée par cette force contenue. Un fauve à l’arrêt, en maîtrise totale, une sérénité royale. Tout ce qu’elle n’était pas. Tout ce qu’elle aurait souhaité devenir.
Mais elle n’était pas de métal, ni de pierre, seulement de chair, d’os et de sang. Et comme pour le lui rappeler, le loup noir en elle hurlait, prêt à s’échapper, à s’élancer pour débusquer un nouveau partenaire et se satisfaire de son corps brûlant.
Elle détourna le regard et reprit sa marche sans but précis. L’après-midi s’égrena en une interminable errance entrecoupée d’arrêts vains. Cafés impersonnels, boutiques clinquantes, rues agitées. Rien n’apaisait son malaise incessant.
Presque par dépit, elle finit par appeler Samuel, un ami de longue date qui accepta son rendez-vous, comme toujours.
Quand le soir tomba, à l’heure convenue, elle s’assit à la terrasse du bistrot, leur lieu habituel. Elle commanda un verre de Chardonnay frais.
Samuel apparut peu après. Un homme aux traits doux, un sourire paisible qui contrastait cruellement avec les regards fiévreux auxquels elle s’était habituée. Il s’assit à sa table, sans rien dire, comme si c’était la chose la plus naturelle qui soit, comme si c’était sa place. Tout simplement. Son regard désarmant se posa gentiment sur elle. Il ne cherchait pas à s’imposer. Il attendait patiemment qu’elle lui adressât la parole.
Elle engagea la discussion, parlant de tout et de rien, une conversation légère à laquelle il se prêta de bonne grâce. Il répondait fort à propos. Des phrases courtes où les mots tombaient juste. Il parlait avec une franchise sage qui aurait dû l’irriter mais qui, contre toute attente, la calmait.
Alors qu’ils discutaient, Elvire sentit quelque chose se détendre en elle. Le loup noir restait tapi, grognant par intermittence, mais sans chercher à prendre toute la place.
Et quelque part, dans un méandre de son esprit, une silhouette blanche surgit. Fragile, hésitante. Le louveteau qu’elle avait cru imaginer à plusieurs reprises était là. Elle remarqua qu’il avait les yeux vairons, l’un bleu, l’autre noisette, brillants et curieux. Une douceur inattendue émanait de lui. Sa simple présence tempérait l’agitation en elle.
Elle en perdit le fil de sa conversation avec Samuel qui, jusque-là, se déroulait avec fluidité, comme une évidence.
Elle eut soudainement l’étrange sensation que quelque chose était en train de changer. Une impression vite chassée par le cri prolongé et menaçant de son loup noir qui la rappelait à l’ordre.
L’apparition du loup blanc
De retour chez elle, Elvire tourna en rond. Elle hésitait. Sortir pour retrouver un autre corps d’homme ? Combler ce vide par de nouvelles étreintes tumultueuses, jusqu’à ne plus pouvoir. Jusqu’à s’effacer elle-même.
Ou bien se laisser tomber sur son lit, avaler des somnifères qui promettaient l’oubli, quelques heures de répit ?
Sa respiration s’accéléra. Le loup noir grondait, l’incitant à céder, à succomber à l’attrait de la ville, de la chair.
Mais quelque chose en elle résistait. Une détermination étrange qui l’incitait à ne pas sortir, à ne plus obéir à cette pulsion vorace qui consumait tout sur son passage.
Enfin, dans un soupir résigné, elle attrapa le flacon, avala un comprimé, puis un second. Une torpeur la gagna, anesthésiant ses sens et son esprit. Puis le sommeil la happa, l’entraînant dans le noir où tout s’effaça…
Soudain, une image s’imposa avec la netteté impitoyable d’un rêve trop vrai.
Elle se trouvait au milieu d’une forêt, en bordure d’une clairière. Tout autour, les arbres s’élevaient, immenses et noueux, leurs branches torsadées tissant une voûte opaque. L’air y était lourd, chargé d’une odeur de terre humide et d’humus. Un froid étrange s’infiltrait sous sa peau, la faisant frissonner.
Soudain, ils apparurent, surgissant chacun d’un côté opposé.
Le loup noir était colossal, une bête sombre aux crocs luisants, ses yeux brûlant d’une faim insatiable. Il hurlait à la mort, un grondement terrifiant qui semblait vouloir déchirer l’air et tout ce qui osait respirer autour de lui.
En face, se tenait le jeune loup blanc, frêle mais tranquille, fixant son congénère avec une sérénité déconcertante. Il ne cherchait ni à dominer ni à fuir. Il était là, simplement. Comme s’il revendiquait sa place.
La puissance du loup noir faisait paraître le louveteau encore plus petit. Pourtant, c’était l’aura paisible de ce dernier qui captait toute l’attention d’Elvire, comme une lueur fragile, impossible à ignorer, au milieu des ténèbres.
Mais le loup noir ne tolérait pas l’intrus. Il redoubla de fureur, grondant, défiant son rival, prêt à le réduire en lambeaux. L’affrontement était inévitable. Il avançait lentement, agressivement, la gueule ouverte, les épaules basses, le poil hérissé, les muscles tendus sous son pelage sombre. Chaque pas en avant sonnait comme une menace. Ses crocs luisaient dans la pénombre, aussi affûtés que son désir de domination.
En face, le loup blanc restait immobile, comme s’il jaugeait son adversaire qui fondait sur lui. Son calme paraissait insensé face à l’imminence du danger.
Elvire sentit son cœur battre furieusement dans sa poitrine, une panique sourde s’infiltrant dans chaque recoin de son être. Elle voulait crier, intervenir, mais ses lèvres refusaient de s’ouvrir.
Le loup noir bondit. Son pelage sombre recouvrit l’espace de son ombre sinistre. Le loup blanc esquiva en poussant un jappement, les crocs acérés claquèrent sinistrement à quelques centimètres de son cou. Il se replia, mais n’abandonna pas. Face à cette furie dévastatrice qui voulait le mettre en charpie, il se dérobait, se faufilant entre les racines torturées, reculait parfois, échappant de peu aux griffes qui cherchaient à le déchiqueter.
Son pelage blanc était maintenant maculé de terre. Mais ses yeux, eux, brillaient, toujours aussi vaillamment malgré l’inégalité de l’affrontement.
Quand le loup noir poussa un hurlement de mort, faisant vibrer l’air de toute sa rage, le louveteau comprit qu’il ne pouvait rien faire de plus. Pas maintenant.
Alors, il se retourna vivement et disparut entre les arbres, fuyant la violence brute qui le poursuivait.
Elvire voulut l’appeler, l’encourager, lui promettre de le protéger, mais aucun son ne monta de sa gorge serrée. Comme si elle savait inconsciemment que sa promesse était impossible à tenir.
La forêt se referma autour d’elle, obscure et hostile. Seul résonnait le hurlement triomphant du loup noir. Un cri qui anéantissait tout espoir. Un sentiment d’abandon la submergea. Le loup blanc avait disparu. Elle était seule. Seule sous la coupe du loup noir.
Les cendres de la voracité
Le loup noir braillait en elle. Une faim sourde, corrosive, qui dévorait ses entrailles. Elvire avait cherché à y résister, mais la lutte était inégale. Chaque seconde qui passait émoussait sa volonté. L’appel devenait trop fort, trop impérieux, balayant tout le reste.
Alors, elle était sortie. Ses pas l’avaient menée jusqu’à un autre de ces lieux sordides, fréquenté par des âmes semblables à la sienne, tenaillées par la même faim vorace. Un bar sans nom, un repaire où se retrouvaient les êtres comme elle, qui voulaient éteindre leurs appétits lancinants.
Comme à son habitude, elle s’était installée au bar, perchée sur un tabouret haut, laissant ses longues jambes se balancer à la vue de tous. Ses doigts s’agitaient autour de son verre. L’alcool qui lui brûlait la gorge n’était qu’un baume dérisoire. Les regards se posaient sur elle avec une avidité familière, celle qu’elle recherchait précisément. Il fallait qu’elle choisisse vite pour combler ce vide, museler la bête qui grondait et rugissait en elle, l’étouffer sous un festin de chair avant qu’elle ne la dévore de l’intérieur.
Enfin, un contact visuel, un harpon qui l’accrochait. Il était grand et massif, ses yeux durcis par la faim. Il ne dissimulait rien de son désir, et elle, ne chercha pas à l’ignorer. Leurs loups s’étaient déjà choisis.
Il s’approcha, puis tout se précipita.
Les doigts la saisirent par le poignet, la tirant jusqu’à l’arrière-salle déserte que les relents d’alcool et de sueur imprégnaient. Une tanière sombre et glauque, à l’abri des regards.
Elle le suivait sans hésitation, sans un mot. Ses propres désirs enragés la poussaient à s’offrir, elle qui n’attendait rien d’autre que d’être dévorée. Pour calmer son loup.
Son dos heurta la paroi froide du mur. Une bouche força la sienne avec une brutalité voulue. Leur étreinte commençait. Plus un combat qu’une union. Leurs deux loups s’étaient élancés, chacun cherchant à se rassasier. Il la tenait fermement, l’écrasant contre la surface rugueuse, ses gestes brusques, insistants, à l’image de son loup affamé.
Elle voulait se perdre, s’éteindre dans cet emportement, dans ce simulacre de lutte. Tout oublier. Ne plus entendre ce qui criait trop fort en elle. Tout comme lui, sûrement.
Mais quelque chose résistait. Une lueur blanche, minuscule mais têtue, refusait de s’éteindre dans ses tréfonds.
Surprise, elle ouvrit les paupières, et l’espace se distordit. Ce n’était plus l’homme qui lui faisait face. Ce n’étaient plus des yeux fiévreux qui plongeaient dans les siens pour la dévorer.
Mais d’autres, L’un bleu, l’autre noisette. Lumineux. Frémissants. Ceux du louveteau, un peu plus grands, un peu plus fort, et toujours empreint de cette sérénité étonnante.
Le loup noir en elle gronda, rugit, cherchant à annihiler cette vision. Mais celle-ci restait là, ancrée, si nette qu’elle en devenait réelle. Une clarté qui refusait de s’en aller, presque douloureuse dans l’obscurité.
Elle essaya de repousser l’homme, de lui échapper, mais il ne comprit pas, ou refusa de lâcher prise. Ses mains se firent plus rudes, ses dents mordirent sa peau, son corps l’écrasait. Il la voulait. Rien ne l’arrêterait. Il s’appropriait d’elle comme d’un territoire conquis.
Il ne s’arrêta pas. Ses gestes se déchaînèrent. Ils exigeaient, brutalisaient. Sa résistance, vaine et étouffée, nourrissait sa frénésie. Il resserra son étreinte, força. La pénétra d’une envie conquérante, explosive. Puis jouit dans une rage sourde, l’abandonnant aussitôt après. Sa violence se prolongea en insultes furieuses avant qu’il ne s’éloigne, tel un loup victorieux, laissant sa proie gisant sur le sol froid.
Le silence retomba, poisseux, étouffant. Elvire restait là, recroquevillée, le corps meurtri, l’esprit en miettes, incapable de se retrouver, ni de se relever.
Elle ne savait combien de temps elle demeura ainsi, figée dans sa torpeur, perdue dans le néant.
Puis, dans l’obscurité, quelque chose bougea. Un léger cliquetis sur le carrelage sale. Un bruit de pas entêtant.
Elle leva les yeux.
Le loup blanc était là, debout devant elle. Il avait grandi, son pelage luisant d’une pureté éclatante. Il la fixait avec une intensité douce, presque réconfortante.
Il s’approcha doucement, ses pattes foulant le sol avec une légèreté aérienne. Elvire sentit son souffle tiède, paisible, lui effleurer la peau. Une chaleur douce contre sa chair glacée.
Son loup noir, malgré son revers, tenta de le repousser d’un vague grognement. Il le fit taire en retroussant les babines. Calmement, sûr de lui, imposant sa blancheur.
Puis il tourna la tête vers la sortie, comme une invitation muette.
Ses jambes tremblaient lorsqu’elle se redressa, chaque mouvement devenant un effort pénible. Mais elle avança tant bien que mal, son regard rivé sur le dos de l’animal qui trottinait devant elle avec une assurance tranquille.
Le loup la guidait à travers l’obscurité, jusqu’à l’extérieur.
Dehors, la lune brillait, ronde et parfaite. Blanche comme le loup. La lumière pâle se réfléchissait sur le pelage scintillant.
Soudain, une idée déroutante perça son esprit. Pour la première fois, elle n’avait pas choisi de fuir dans l’obscurité, mais de suivre son loup blanc vers la lumière. Et, sans savoir pourquoi, cela la réconforta, un bref instant.
L’équilibre des loups
Elle avançait lentement, la tête baissée, le dos courbé, telle une louve défaite par un loup plus puissant, plus vorace.
À force de frôler les limites, n’était-il pas inévitable de croiser quelqu’un qui n’en avait aucune ?
Ses vêtements déchirés et son corps meurtri témoignaient de l’affrontement brutal qu’elle venait de vivre. Mais c’était surtout sa fierté qui était blessée. Elle était aussi penaude que son loup noir, qui léchait ses plaies, caché dans un recoin, étrangement silencieux, comme s’il reconnaissait la supériorité de la force qui l’avait vaincu…
Le loup blanc marchait devant, nonchalant et sûr de sa direction, sans jamais se retourner, convaincu qu’elle le suivait.
Ce que faisait Elvire… l’esprit vide, accrochée à cette silhouette immaculée, presque éthérée, qui fendait la nuit.
Lorsque la porte de l’appartement s’ouvrit, le visage surpris de Samuel se teinta aussitôt d’inquiétude. Sans poser de questions, il l’accueillit avec sa gentillesse coutumière, l’attirant doucement à l’intérieur.
La douceur du lieu l’enveloppait, portée par l’odeur apaisante du thé qu’il avait rapidement préparé. Samuel s’activait, son calme inébranlable remplissant l’espace. Il lui tendit une serviette propre, murmura qu’elle pouvait prendre une douche. Et lorsqu’elle en ressortit, lavée de la crasse de la nuit, il l’attendait avec un mug de soupe fumante.
Le loup blanc était là aussi, assis près du canapé, examinant Samuel avec bienveillance, comme s’il l’avait accepté.
Elvire s’assit lourdement, ses mains accrochées à la tasse brûlante qui lui donnait une contenance. Elle but une gorgée. Le liquide coula en elle, lui réchauffant la gorge, l’estomac, le cœur.
Le temps défilait en silence, un cocon protecteur où elle pouvait enfin respirer, sans craindre d’étouffer, sans fuir. Samuel restait près d’elle, attentif mais sans chercher à en savoir plus.
Le loup blanc, calmement allongé sur le sol, veillait, la tête et les oreilles dressées.
Pour la première fois, Elvire sentait que quelque chose de nouveau était en train de poindre en elle. Une sorte d’apaisement, certes fragile mais présent, grandissant dans la quiétude ambiante.
Le loup noir était toujours là, tapi quelque part dans les ombres de son esprit. Ses grognements n’avaient plus la même force, comme étouffés par une lassitude qu’elle ne lui connaissait pas. Ses griffes cherchaient encore à la pousser vers l’oubli, à raviver l’urgence de sa faim. Mais sa voix s’était amoindrie, un râle plaintif plutôt qu’un ordre autoritaire.
Elvire finit par s’endormir sur le canapé, enveloppée dans une couverture imprégnée de l’odeur familière de Samuel. Le loup blanc restait à ses côtés, plus adulte et plus vigoureux que jamais, comme s’il se fortifiait. Son sommeil fut agité, mais moins qu’avant. Chaque fois que le loup noir tentait de surgir, le loup blanc se dressait sur son chemin, l’empêchant d’avancer.
Une nuit comme elle n’en avait pas connu depuis bien longtemps…
À son réveil, la lumière du jour s’infiltrait doucement à travers les rideaux. Samuel était déjà debout, occupé en cuisine, sa présence réconfortante emplissant l’appartement.
D’ordinaire, les matins l’arrachaient à l’inconscience dans une brusquerie crue, le cœur au bord des lèvres, l’envie de disparaître chevillée au corps. Mais pas cette fois.
Elvire s’étira lentement, comme si ses muscles avaient trouvé leur souplesse, leur fluidité. Un étrange sentiment s’imposa. Celui que l’on éprouve à la perspective d’une journée plus clémente.
La faim n’avait pas complètement disparu, mais elle semblait moins oppressante. Contrôlable, presque.
Le loup blanc était toujours là, l’enveloppant de son attention douce, protectrice.
Ce matin-là, elle ne ressentait pas le besoin de fuir.
Il hocha la tête, sans insister. Elle appréciait qu’il n’exige rien, qu’il n’essaie pas de savoir ce qui la dévorait. Sa présence était une ancre à laquelle elle pouvait se raccrocher sans avoir à s’expliquer.
Le loup noir n’avait pas disparu. Elvire sentait sa présence, lointaine mais persistante. Il s’était replié quelque part, affaibli par les événements de la nuit, par l’attention paisible de Samuel, par la présence du loup blanc qui partageait maintenant son territoire…
Les jours passèrent et avec eux, Elvire découvrait une nouvelle vie. Son loup noir semblait perdre en appétit, en férocité.
Elle passait de plus en plus de temps en compagnie de Samuel. Leurs conversations étaient éparses, souvent entrecoupées de silences qui n’étaient pas pesants. Des silences qui soignaient. Des silences qui lui apprenaient à remplir doucement le vide en elle, sans avoir à recourir à la violence du passé.
Le loup blanc gagnait en taille, en force au fil des jours. Il ne la quittait presque jamais, sa présence apaisant ses nuits tourmentées. Et lorsque le loup noir refaisait surface, les yeux vairons brillaient de plus belle dans l’obscurité, lui donnant la volonté de ne pas succomber.
La faim en elle persistait, mais elle n’était plus aussi dévorante. Quelque chose avait changé, s’était atténué. Le loup noir s’agitait encore, montant parfois à l’assaut, cherchant à la précipiter dans l’oubli et la violence. Mais elle parvenait désormais à l’ignorer, plus souvent qu’avant.
Samuel l’acceptait telle qu’elle était, avec ses silences, ses absences, ses brusques reculs. Il ne cherchait pas à comprendre, il était simplement là, offrant une présence tranquille qui n’exigeait rien en retour.
Et le loup blanc gagnait en puissance.
L’Étreinte apaisée
La nuit était tombée depuis longtemps quand Elvire quitta son appartement. Elle marchait sans vraiment réfléchir, laissant ses pas la guider. La faim était là, présente, mais supportable.
Cette fois, le loup noir n’était pas seul à la pousser en avant. Il grondait encore, les babines retroussées sur des crocs avides. À ses côtés, le loup blanc avançait, serein et apaisé.
Ils marchaient côte à côte, coexistant, chacun ayant trouvé sa place. Le loup noir exprimait parfois sa faim, rappelant qu’il devait se nourrir, qu’il ne se laisserait pas museler. Mais il n’attaquait plus. La rage brute s’était muée en un appétit plus maîtrisé, moins destructeur.
Sans vraiment comprendre comment, elle se retrouva devant la porte de Samuel. Le loup blanc l’encouragea d’un petit coup de museau. Ses mains tremblaient légèrement quand elle frappa, mais cette fois, sa décision était prise.
Son ami lui ouvrit presque aussitôt, ses yeux bruns l’accueillant avec une surprise teintée de douceur.
Il s’effaça pour la laisser entrer, sans plus attendre, sans poser de questions. L’appartement exhalait cette chaleur tranquille, si caractéristique de son ami. Il referma la porte derrière elle, son regard cherchant le sien avec une bienveillance désarmante.
Le silence s’installa entre eux, mais ce n’était plus ce gouffre glacé qui l’avait jadis terrifiée. Il y avait une harmonie dans cette attente, une connivence intime dans ce moment suspendu. Un équilibre nouveau qui occultait son besoin de fuir.
Sans réfléchir davantage, elle s’avança vers lui, ses doigts trouvant le chemin de sa nuque. Leurs lèvres se rejoignirent avec une douceur inédite pour elle.
Ses étreintes passées avaient été précipitées, brutales, insatiables. Celle-ci était une caresse lente, une exploration paisible. Le loup noir haletait toujours en elle, mais sans violence. Son désir se mêlait à quelque chose de plus profond, de plus serein comme s’il se nourrissait de ce que lui donnait le loup blanc.
Leurs vêtements glissèrent sur le sol sans brusquerie. Comme une douce et lente découverte échangée. Leurs corps s’embrassèrent, cherchant à s’accorder plutôt qu’à se dévorer. Elvire ne cherchait plus l’extinction ou l’oubli, mais l’union véritable, celle qui se donne, qui se partage. Et non qui se prend.
Chaque baiser, une promesse. Chaque souffle, une offrande. Et lorsqu’ils s’abandonnèrent enfin l’un à l’autre, ce fut sans peur, sans violence. Une communion, d’abord lente, leurs mains accrochées, leurs regards complices, leurs corps s’apprivoisant. Puis, peu à peu, leurs mouvements s’accélérèrent, portés par la même ardeur, les emmenant tout droit vers la complétude, vers ce plaisir absolu que leur plénitude rendait toujours plus incandescent.
Elle sentait en elle la présence des deux loups. Le noir, grondant mais contenu comme un feu maîtrisé. Et le blanc, serein, apaisant, sa douceur venant tempérer la faim de son jumeau.
Samuel gémit, son souffle haletant contre sa peau. Elvire ferma les yeux, son esprit étrangement comblé. Pour la première fois, elle comprenait que l’équilibre ne signifiait pas l’extinction de l’un des loups, mais leur association, chacun se complétant. Ils se nourrissaient à part égale, sans chercher à déposséder l’autre.
Tout comme Samuel avec elle.
Pleine de cette révélation, elle se laissa aller, s’immergeant corps et âme dans cette étreinte où la violence habituelle avait laissé place à une tendresse infinie. Là, contre ce corps qui l’accueillait, qui lui offrait un renouveau, elle sentit la paix l’envahir. Une paix, comme la vie elle-même, faite d’ombre et de lumière entremêlées. À l’image de ses deux loups.
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Pour écouter la chanson :
Serge Reggiani, « Les loups sont entrés dans Paris »
https://youtu.be/K9VFqvGRhNs