n° 23094 | Fiche technique | 12899 caractères | 12899 2164 Temps de lecture estimé : 9 mn |
26/05/25 |
Résumé: Une ballade irlandaise de 1973 dont le titre original est "The town I loved so well". | ||||
Critères: #article #nonérotique | ||||
Auteur : calpurnia Envoi mini-message |
Projet de groupe : Une chanson, une histoire |
Les hommes de guerre parlent fort, on n’entend qu’eux, leur voix constamment nous assourdit. D’autres apportent la paix, concrètement, efficacement. On perçoit beaucoup moins leur murmure fraternel, encore moins leur personnage. Pour une fois, partons à leur découverte, et pour l’occasion, faisons-le en chansons.
Un hymne de paix, donc. J’ai songé en premier au Déserteur de Boris Vian et Marcel Mouloudji, mais d’autres y ont sans doute déjà pensé. J’ai aussi envisagé 99 Luftballons que le groupe allemand Nena a chanté à l’ombre du mur de Berlin, mais celui que je vais vous proposer vient d’Irlande : The town I loved so well. Déjà, mon esprit contestataire vous chagrinera : quoi, de l’anglais, alors qu’on demande des paroles francophones ? Ne fuyez pas déjà, il en existe de nombreuses versions dans différentes langues, dont plusieurs dans la nôtre, et en prime, je vous soumets une traduction de mon cru qui se veut totalement fidèle au texte original, et que l’on peut chanter sur la même musique.
Il est impossible d’évoquer cette chanson sans parler d’abord du Bloody Sunday, le dimanche sanglant du 30 janvier 1972 dans la ville de Derry, en Irlande du Nord 1. On y compte aujourd’hui 85 000 habitants ; les Anglais disent Londonderry, l’appellation dépend de quel point de vue on se place. Depuis 1969, un conflit ouvert oppose les communautés protestante et catholique. Cette dernière minorité est victime de discriminations pour le travail et le logement, de découpages électoraux destinés à diminuer leur influence, ainsi que de provocations. En outre, depuis peu se pratique l’internement administratif et sans procès de contestataires, pour des raisons purement politiques.
Cette oppression mène la partie catholique habitant principalement le quartier de Bogside, sur la rive Ouest de la ville, à organiser une manifestation pour défendre leurs droits civiques et qui ne se veut pas violente. Cette marche protestataire est autorisée, mais seulement dans certaines limites géographiques que certains jeunes issus du cortège tentent de dépasser, ce qui provoque des tirs à balles réelles par l’unité parachutiste chargée du maintien de l’ordre. Un ordre de cessez-le-feu n’est pas respecté. Il y a en tout quatorze morts, dont un homme qui ne participait même pas au rassemblement.
Au cours des investigations qui suivent, les soldats impliqués affirment que certains manifestants possédaient une arme, ou du moins, quelque chose y ressemblant : « un objet cylindrique noir ». Des militaires prétendent avoir essuyé des coups de feu. Ils mentent sur ce point, et leur hiérarchie les protège, sans doute pour s’acheter leur loyauté. Pour établir la vérité, il faudra une seconde enquête, débutée en 1998 et diligentée par le Premier ministre Tony Blair qui veut en finir avec ce conflit communautaire qui dure depuis près de trente ans et atteint un total de 3500 morts dans les deux camps. Le rapport final est rendu public en 2010. Les soldats impliqués conservent leur anonymat et obtiennent la garantie de ne pas être sanctionnés – cette impunité est le prix à payer, très dur pour les familles des victimes qui réclament justice, mais une condition incontournable sur le chemin de la paix. Ils avouent alors avoir froidement abattu des hommes désarmés, dont six n’avaient que dix-sept ans 2.
Ce comportement aujourd’hui surprend : pourquoi les soldats ont-ils inventé une légitime défense qui n’existe pas ? Les guerres sont rarement à sens unique. L’IRA, l’armée républicaine irlandaise, le camp des catholiques donc, a dans les semaines précédentes envoyé des snipers tirer sur les troupes anglaises : sept morts. Plus les bombes artisanales, et le harcèlement. Il est probable que le massacre soit une vengeance des militaires contre la communauté qui a perpétré ces attaques. En France aussi, dans un contexte similaire, c’est-à-dire la guerre d’Algérie, nous avons déjà connu la répression sanglante du 17 octobre 1961, puis celle du métro Charonne, le 8 février 1962 : la police parisienne ouvre le feu sur des manifestants désarmés, voire les noie dans la Seine – entre 30 et 200 morts, selon les sources. Une chanson sur cet épisode ? Clarika, ce jour-là : https://www.youtube.com/watch?v=qCUD-p-83Cs
Mais revenons en Irlande de Nord, en ce dimanche 30 janvier 1972. De nombreuses créations musicales existent sur le thème de ce triste jour. La plus connue est sans doute celle du groupe U2 : Bloody Sunday, sortie en 1983.
Suite au bain de sang dans la ville de Derry, l’armée britannique est obligée de se protéger contre le cycle de vengeances et d’exactions qui ne manquent pas de se produire, d’où les barbelés autour des casernes et bâtiments officiels de plus en plus hauts dont parle la chanson.
En 1973, le compositeur et pianiste britannique Phil Coulter a 31 ans et il est déjà un auteur musical réputé. Outre ses succès commerciaux, il a notamment gagné le concours de l’Eurovision en 1967 avec Puppet on a String, avec Bill Martin et chantée par Sandy Shaw 3. Avec le titre The town I loved so well, il réalise l’œuvre de sa vie.
Musicalement, il s’agit d’une classique ballade irlandaise. Mais ce sont les paroles de paix les plus fortes qui me soient données d’entendre, pour conclure dans le dernier couplet sur un rejet viscéral de la haine communautaire. Phil Coulter ne s’invente pas un personnage : il est réellement né à Derry. Le narrateur entretient un rapport avec sa ville natale que l’on peut qualifier de charnel. Il revient, après une longue période d’absence, dans ces rues qu’il a connues dans sa jeunesse belles et joyeuses, pauvres mais dignes, et qu’il découvre à présent blessées, balafrées, défigurées par la guerre. En 1974, le groupe irlandais The Dubliners la fait découvrir, lors d’un concert, à son public et l’inclut dans l’album Live in Dublin, qui n’atteint pas des sommets de vente, mais reste bien accueilli.
La vidéo YouTube dont le lien se trouve ci-dessous a été enregistrée cette même année, non pas dans la capitale irlandaise, ni hélas à Derry, mais en Belgique. Le chanteur Luke Kelly, rempli d’énergie avec sa grande barbe et ses cheveux de feu, adopte ces paroles comme totalement siennes, au point qu’on voit une larme couler sur sa joue vers 2 : 48 quand il évoque les petits bars où l’on pouvait librement chanter pour gagner sa vie.
The Town I Loved So Well - Luke Kelly & The Dubliners
https://www.youtube.com/watch?v=wbIZWbX07fE
On peut aimer ou pas cette voix un peu nasillarde. Il existe de nombreuses interprétations, au moins vingt ou trente sur Spotify, dont celle de Nathan Carter, avec des arrangements plus familiers aux oreilles contemporaines, accompagnée au piano par Phil Coulter lui-même, lors d’un concert en 2012 :
Nathan Carter & Phil Coulter The Town I Love So Well
https://www.youtube.com/watch?v=MtJ9sPYWYEA
On trouve aussi différentes vidéos où l’auteur chante lui-même sa chanson en solo. Son texte l’habite. L’Histoire le retiendra sans doute ainsi.
Il en existe également différentes versions en allemand, norvégien, gallois… Côté français, en 1976, Hugues Aufray sort l’album Aquarium dans lequel figure la chanson La ville que j’aimais tant, traduction libre, mais restant assez proche du texte original, et peu connue – je ne l’avais jamais entendue avant d’écrire ce texte. Il a cependant ajouté un dernier couplet qui ne figure pas dans les paroles originelles, mais qui, après tout, ne dépare pas l’ensemble :
Mais toi, p’tit frère qui n’as pas connu ça
Tes pistolets en plastique et tes sabres de bois
Range-les au vestiaire : on ne joue pas à la guerre
Dans la ville que j’aime tant !
Et puis en 1983 est arrivée l’interprétation du groupe Tri Yann. Malgré un titre identique, les paroles sont éloignées du texte en anglais, on ne parle même plus d’Irlande. Nous sommes dans le contexte d’élections municipales perdues par la gauche à Orvault, dans la banlieue de Nantes. Le succès est là, mais un couplet dérange, celui où
ils ont tout brisé, balayé et brûlé
ils ont tout interdit tout arraché
On parle là d’alternance politique on ne peut plus naturelle ; comparer cela au conflit armé nord-irlandais paraît totalement disproportionné. L’auteur et chanteur Jean-Louis Jossic a d’ailleurs, par la suite, supprimé ce passage au profit de mots plus consensuels – il est vrai qu’il a été conseiller municipal de la ville de Nantes, quand Jean-Marc Ayrault en était le maire socialiste. Sur la fin, l’appel à l’imagination sauve la chanson.
J’y ai vu un gamin en costume arlequin
Peindre un arbre bleuté dans un étang gelé
Nous avons su apprendre aux enfants à rêver
Dans la ville qu’ils ont tant aimée !
Si vous voulez l’écouter :
Tri Yann - La ville que j’ai tant aimée
https://www.youtube.com/watch?v=kOV1k7SThdQ
Cette manière de transposer un texte est néanmoins curieuse : pour un nouveau propos, pourquoi ne pas avoir composé une musique originale ? Mais il suffit d’écouter, par exemple, la version allemande d’Hans Wader qui a pour théâtre Wissenbourg, dans le Bas-Rhin, tout près de la frontière : à chacun sa ville qu’il a tant aimée, dans sa langue maternelle, avec son combat politique à mener pour la protéger. Les uns et les autres en ont fait un hymne universel de paix. J’espère seulement que Phil Coulter contrôle bien ce qu’on fait dire à sa musique.
La version norvégienne, d’après la traduction de Google, est fidèle au texte original, avec une fin demeurée en anglais. Pour Lillebjørn Nilsen, aucune chanson, aucun sourire ne sort d’un véhicule blindé. Les variations linguistiques, et j’en oublie sûrement, forment un patchwork qui tient chaud.
La voici :
LilleBjorn Nilsen - Byen Jeg Kjente Som Min
https://www.youtube.com/watch?v=A_x2JlwucNQ
Le conflit nord-irlandais, que les Anglais nomment « the troubles », se termine en 1998 par les accords appelés « Good Friday Agreement », que l’on traduit par « l’accord du Vendredi saint », à cause du jour où la signature a eu lieu. Il a fallu le valider par un double référendum, en Irlande du Nord et en République d’Irlande, et à chaque fois le oui l’a largement emporté. Aux côtés du Premier ministre de l’époque, Tony Blair, l’un des artisans de cette entente se nomme John Hume et pour ce travail, celui-ci a reçu la même année le prix Nobel de Paix. Il était un ami de Phil Coulter, et The town I loved so well était sa chanson préférée. Nul doute qu’elle l’a inspiré dans ses négociations avec les différentes parties prenantes, là où tous ceux qui l’ont précédé avaient échoué sur l’écueil des chapelles, des nationalismes et des intérêts partisans, lorsqu’il a fallu trouver un terrain d’entente pour mettre fin à la guerre civile. Ses funérailles ont eu lieu à Derry, en 2020. Au son de cette chanson 4.
Ma traduction :
La ville que j’ai tant aimée
C’est un souvenir profondément gravé
Peut-on pour une ville tant d’amour éprouver
Nous allions à l’école dans les fumées d’usine
Balle au mur de la prison voisine
Nous courrions sous la pluie dans les ruelles sombres
C’était le temps heureux ; nos joies étaient sans ombre
Nous avons dans les rues tant de rires semés
Dans la ville que j’ai tant aimée.
Les femmes s’en allaient le matin de bonne heure
Ouvrières elles partaient aux premières lueurs
Quand les hommes s’occupaient des enfants et des chiens
Le chômage ça ils connaissaient bien.
Lorsque l’argent manquait, ils faisaient attention
Ils ne se plaignaient pas tous fiers sans concession
Leur courage en mon cœur ils ont su essaimer
Dans la ville que j’ai tant aimée.
Il y avait une musique qui flottait sur Derry
Nous l’avions dans nos cœurs ; nous en étions pétris
Je me souviens du jour où je pus empocher
De mon groupe le tout premier cachet.
C’était là ma jeunesse et pour être sincère
J’étais triste de laisser tout cela derrière
Et l’amour d’une femme dans mon cœur a germé
Dans la ville que j’ai tant aimée.
Quand je suis revenu, j’ai trouvé, pétrifié
Une ville à genoux que l’on a crucifiée
Les blindés, les soldats, fils de fer barbelés
Et les musiques étaient muselées.
Qu’ont-ils fait à ma ville ?
Tout était saccagé
Jusqu’aux petits bistrots les bombes ont ravagé
Qu’étaient donc devenues les ruelles parfumées
De la ville que j’ai tant aimée ?
La musique s’est tue, mais eux ils continuent,
Même lorsque la peur en leur cœur s’insinue,
À espérer la paix pour leurs enfants demain :
Ils ont su, unis, rester humains.
Non sans rien oublier le passé est passé
À quoi bon s’attarder sur nos joies fracassées ?
Je prie pour que la paix soit un jour ressemée
Dans la ville que j’ai tant aimée.
Mais si cette traduction personnelle ne vous convient pas, vous en trouverez une autre ici, plus littérale : https://www.lacoccinelle.net/257158.html
1. ↑ À ne pas confondre avec un autre Bloody Sunday irlandais, le 21 novembre 1920 à Dublin,
2. ↑ J’ai dû résumer l’histoire qui est un peu plus compliquée que cela. Pour les détails, voir : Bloody Sunday (1972)
3. ↑ Puppet on aString (Sandie Shaw song)
4. ↑ « Mon copain John Hume a fait sien l’hymne de Derry » : voir ici