n° 23107 | Fiche technique | 8636 caractères | 8636 1438 Temps de lecture estimé : 6 mn |
30/05/25 |
Résumé: Marcia danse avec des jambes
Aiguisées comme des couperets
Deux flèches qui donnent des idées
Des sensations
Marcia, elle est maigre
Belle en scène, belle comme à la ville | ||||
Critères: #drame #nonérotique #personnages | ||||
Auteur : Laetitia Envoi mini-message |
Projet de groupe : Une chanson, une histoire |
La nuit est tombée sur Buenos Aires, enveloppant la ville d’une douce moiteur. Dans la salle de bal du Teatro Azul, les lumières tamisées caressaient les visages des musiciens, projetant leurs ombres sur les murs ornés de dorures fatiguées. L’orchestre s’échauffait, accordant ses violons et sa contrebasse. Les bandonéons et le piano faisaient leurs gammes, tandis que la foule bruissait d’excitation. Ce soir, Marcia Moretto allait danser.
Tous la connaissaient. Marcia, la femme au feu sacré. Marcia, dont les mouvements semblaient défier la gravité, qui brûlait la scène de sa passion, comme une étoile filante traçant son sillage dans la nuit. Son nom seul suffisait à remplir la salle. Mais ce que peu savaient, c’était que cette nuit serait sa dernière.
Marcia est née dans un quartier populaire, au bord du fleuve, où la musique et la misère se côtoient dans une valse quotidienne. Toute petite, elle s’accrochait aux jupes de sa mère, une couturière qui fredonnait des tangos en cousant des robes pour des femmes qu’elle ne serait jamais. Un jour, Marcia a surpris un couple dansant sur la place San Telmo. Elle n’a eu d’yeux que pour la femme, dont le corps se pliait et se déployait comme une vague sous les bras de son partenaire. C’était un langage secret, une conversation intime sans mots. Marcia a su, à cet instant précis, qu’elle parlerait cette langue-là.
Elle a commencé à danser à l’âge de huit ans. Une petite fille fine, les pieds nus sur le carrelage fissuré de la cuisine. Sa mère riait parfois, les bras croisés, l’aiguille toujours coincée entre deux doigts.
Mais elle ne s’arrêtait jamais. Même quand son père rentrait ivre. Même quand la pluie inondait les rues de son quartier, elle dansait.
Les années ont passé et son corps s’est façonné par la rigueur du travail. À seize ans, elle dansait dans des cafés pour quelques pièces. Elle venait de s’enfuir de chez elle, avec une valise et deux robes volées dans un music-hall du coin. À dix-huit, elle enflammait déjà les cabarets de la Boca, quartier de marins et de musique, de danger et de magie. Là, elle avait rencontré Maria, une ancienne danseuse qui la prit sous son aile.
Marcia apprit vite. Elle suivit les enseignements des plus grands maîtres de tango de Buenos Aires, mais aucun n’a su dompter l’incandescence qui brûlait en elle. Marcia était libre. Elle était le tango.
Puis est venue la renommée. Paris, Madrid, New York aussi. Partout où elle allait, on l’acclamait. Elle s’est produite avec les meilleurs, elle a aimé passionnément, souffert en silence. Mais elle n’a jamais cessé de danser. Jusqu’à ce que la maladie s’invite dans son corps sans qu’elle ne l’ait conviée.
Au début, ce n’étaient que des douleurs légères, des faiblesses qu’elle attribuait à la fatigue. Puis un matin d’hiver, le miroir lui renvoya un visage trop pâle, un cou marqué d’une tache sombre. Elle l’ignora. Puis, il y eut les vertiges, les essoufflements, la fatigue qui ne partait plus. Les médecins lui ont dit des mots qu’elle ne voulait pas entendre, le diagnostic tomba comme une lame : cancer. Agressif. Elle n’écouta pas les détails. Ce qu’elle entendit, c’était autre chose. Une phrase, une seule. « Il faudra arrêter de danser ».
Elle est restée assise un long moment après la consultation. Puis s’est levée, a remis ses lunettes noires et en sortant elle a murmuré :
Son corps, ce temple de mouvement et de grâce, se retournait contre elle. On lui conseilla le repos, les soins, la prudence. Mais comment demander à une étoile d’arrêter de briller ?
Alors Marcia a continué. Elle cachait la douleur sous des sourires éclatants, sous l’éclat de ses robes colorées et le rouge incendiaire de ses lèvres. Mais chaque danse lui coûtait un peu plus. Ce fut le début d’une guerre silencieuse. Elle dansait le soir, elle pleurait le matin. Elle enchaînait les traitements en cachette, refusant toute pitié. Elle ne voulait surtout pas qu’on se souvienne d’elle diminuée. Elle voulait qu’on se souvienne de la flamme.
Ce soir, elle le savait, serait son dernier ballet. Pas parce qu’elle allait mourir tout de suite, mais parce que son corps ne supporterait plus un autre combat. Elle voulait partir comme elle avait vécu, en dansant.
L’orchestre entama les premières notes. Le son plaintif d’un bandonéon solitaire s’éleva dans la salle. Le silence s’installa dans la salle, chargé d’une attente presque religieuse. Le rideau pourpre vibrait légèrement sous l’effet de la musique. Marcia attendait dans les coulisses, droite comme une statue, enveloppée dans sa robe noire, brodée de fils dorés qui capturaient la lumière. Une robe qu’elle avait cousue elle-même, comme un linceul de gloire. Son partenaire de toujours, Luis, s’approcha et lui tendit la main. Ses yeux sombres la scrutaient avec une intensité qu’elle connaissait bien. Il ne dit rien. Luis ne disait jamais rien avant une danse. Il savait que dans ces moments-là, les mots pèsent trop lourd. Il posa sa main sur la sienne, un contact léger, presque timide. Elle tourna la tête, leurs regards se croisèrent. Il savait ! Tout avait été dit. Ce soir serait le dernier.
Marcia leva les yeux vers le rideau. Derrière, les murmures des spectateurs faisaient vibrer l’air, comme un frisson collectif d’attente.
Elle ferma les paupières une seconde, inspira profondément, le rideau s’ouvrit. Les projecteurs découpaient son ombre sur le bois verni de la scène. Sa silhouette longiligne se tenait droite malgré la douleur. Son menton était relevé. Elle avait passé l’après-midi pliée en deux, recroquevillée dans sa loge. Mais maintenant, elle était debout.
Le silence s’épaissit dans la salle, et elle se lança. La danse commença comme un murmure.
Dès le premier pas, elle oublia tout. La douleur, la fatigue, l’angoisse de l’après. Il ne restait que la musique, la chaleur du corps de Luis, la pulsation du sol sous ses pieds. Son corps, malgré les souffrances, se pliait encore aux lois du tango. Chaque pivot était un défi, chaque mouvement une déclaration d’amour à la vie. Un glissement de pied, une épaule qui s’incline, une main qui frôle sans saisir. Marcia n’était plus Marcia, elle devenait l’ombre de toutes celles qu’elle avait été. L’enfant pieds nus dans la cuisine, l’adolescente qui rêvait sous les néons, l’amante furieuse qui avait tout brûlé sur son passage.
Chaque geste était un souvenir, une offrande. Elle ne dansait plus pour elle. Elle dansait pour les autres. Pour celles qui avaient été réduites au silence, pour celles que la maladie avait emportées sans laisser le temps de briller.
Autour d’elle, le monde disparaissait. Il n’y avait plus que la danse, ce langage qu’elle maîtrisait mieux que les mots. Elle se laissa emporter, tourna, s’inclina, s’éleva encore une fois, comme si elle pouvait défier la fin qui l’attendait.
Luis la suivait, la devançait, l’enlaçait avec une douceur qu’il ne s’était jamais autorisée. Il sentait ses tremblements, il sentait sa chaleur diminuer sous ses doigts, mais il la guidait comme si elle était éternelle.
À un moment, elle vacilla. Une demi-seconde. Un infime fléchissement du genou. Le public ne vit rien. Luis la rattrapa, elle reprit son axe et continua.
Le morceau s’intensifia, le rythme s’accéléra. Les deux corps n’étaient plus que spirale, tension, abandon. Et dans l’envolée finale, Marcia fit un dernier tour sur elle-même, les bras ouverts, le regard levé vers le plafond du théâtre.
Puis la dernière note retentit. Un frisson parcourut la salle. Marcia s’immobilisa, le souffle court, le regard brillant. Luis, la main toujours posée sur sa taille, serra légèrement sa main. Une larme coulait sur sa joue.
Un silence. Puis une ovation. Les spectateurs s’étaient levés d’un seul mouvement, acclamant cette femme qui venait de leur offrir un instant d’éternité.
Marcia les regarda, grava cette image dans son esprit, et sourit une dernière fois. Du bout du doigt, elle écrasa la larme sur la joue de Luis. Il se pencha sur elle et murmura :
Elle fit un pas en arrière, salua, puis elle quitta la scène lentement, sans se retourner, laissant derrière elle une salle encore vibrante de son énergie. Elle savait qu’elle ne reviendrait plus. Mais quelque part, dans chaque note de musique, dans chaque pas esquissé par un autre danseur, elle continuerait d’exister.
Elle ne dansa plus jamais. Mais dans les cœurs de ceux qui l’avaient vue ce soir-là, elle ne s’est jamais arrêtée.
Les Rita Mitsouko - Marcia Baïla
https://www.youtube.com/watch?v=neHsQMaGzaY