n° 23119 | Fiche technique | 17462 caractères | 17462 3023 Temps de lecture estimé : 13 mn |
03/06/25 |
Résumé: Comme tous les soirs, il rentre chez lui, sauf que quelque chose ne va pas se passer tout à fait comme d’habitude. | ||||
Critères: #drame #rupture #adultère fh | ||||
Auteur : Delectatio Envoi mini-message |
Projet de groupe : Une chanson, une histoire |
Ce texte est librement inspiré de la chanson « Tu vas me quitter encore longtemps ? » de Hoshi.
Hoshi - Tu vas me quitter encore longtemps ?
https://www.youtube.com/watch?v=ZmMvbvXhdbk
K. O, en une heure à peine, tu m’as mise K. O
J’vais quitter la scène, éteindre le studio
Mais qui me relève quand c’est toi qui m’achèves
Sortez-moi de ce mauvais rêve
Non mais allô
C’est trop facile de quitter comme ça le bateau
Et toutes nos promesses les foutre à l’eau
J’viendrai te chercher à la nage
J’reconnaîtrai ton visage même si ton cœur fait naufrage
Cela faisait quarante-deux ans qu’ils étaient ensemble. Quarante-deux ans de gestes quotidiens et de paroles simples, érigés en souvenirs chers, grâce à leur régularité. Maude n’avait jamais douté. Bien qu’il y ait eu des phases plus éprouvantes que d’autres, rien ne les avait jamais vraiment divisés. Ils résidaient dans une belle maison aux volets azur, à l’orée d’un village typique que le temps semblait avoir préservé.
Ce soir-là, le thé fumait encore sur la table basse. La radio diffusait un vieux tube des années 80. Maude, les pieds emmitouflés dans une couverture, tricotait une ravissante brassière pour la petite merveille qui venait de naître. Quand elle entendit la porte d’entrée claquer, elle sourit sans lever les yeux.
Mais quelque chose clochait.
Il n’avait rien dit. Pas de « Bonsoir », pas de baiser sur le front comme à son habitude. Elle l’entendit monter l’escalier à pas lourds, presque mécaniques. Maude éprouva une raideur dans sa poitrine, une intuition persistante, mais aiguë. Elle laissa tomber ses aiguilles, dans l’attente.
Lorsqu’il redescendit, il portait la grande valise verte, celle qu’ils prenaient en général pour leurs voyages à l’étranger. Son visage était impassible et son regard semblait vide.
Elle pensa d’abord avoir mal entendu. Ses mots résonnèrent comme une lourde pierre qui tombe au beau milieu d’une étendue d’eau tranquille. Elle demeura pétrifiée, la bouche béante, les mains figées sur les genoux.
Pas de réponse. Il paraissait déjà bien loin.
Il haussa les épaules, un geste vague, comme s’il voulait évacuer le sujet.
Cette phrase ridicule, usée jusqu’à la corde, du genre de celles qu’on utilise pour ne pas blesser l’autre et finalement pour ne rien dire. Maude sentit quelque chose se fendre en elle.
Il détourna le regard. Puis il ajouta, dans un souffle :
Stupéfaite par la réponse, elle se figea sur place.
Mais, lorsqu’elle le vit tourner la poignée, elle bondit, tel un ressort.
Elle s’interposa, telle une furie, entre lui et la porte, les bras écartés, simples fétus de paille face à une vague déferlante. Son visage était blême, mais tendu par une force invisible, celle de toutes les années passées à ses côtés.
Il soupira, une main encore posée sur la valise, l’autre dans sa poche, comme s’il cherchait un refuge dans ce geste.
Elle ne pleurait même pas. Elle était perdue. L’énergie du désespoir la maintenait encore debout. Elle ne comprenait rien, refusant même d’y penser. D’ailleurs, qu’y avait-il à comprendre ?
Il venait de lui décocher une flèche en plein cœur en la regardant en coin, elle était trop déçue. Elle constata que ses doigts tremblaient légèrement, il n’était pas si à l’aise.
Il la dévisagea enfin, mais de façon glaciale, en l’absence de sentiments. Dans le regard de cette femme, il percevait l’usure des années, une fidélité amoureuse épuisante et un besoin inné de tout maîtriser. Alors que dans son esprit à lui, il voguait sur un océan agité, un joyeux désordre qu’il n’était pas capable de maîtriser, mais qui l’emmenait au firmament.
Elle recula d’un pas, comme frappée par un projectile. Mais resta droite malgré elle.
Fabrice avança d’un pas. Il ne la toucha pas, mais ses yeux s’humidifièrent un peu à sa présence.
Maude baissa les bras. Elle ne comprenait rien. Elle détestait ne pas comprendre.
Elle se poussa lentement, à contrecœur. La porte s’ouvrit sur un gémissement lugubre. Le vent s’engouffra dans le salon, faisant frissonner les rideaux.
Puis il sortit sans ajouter un mot.
Elle referma, tel un automate, s’appuya contre le chambranle, ferma les yeux. Et alors seulement, les larmes déferlèrent.
Les larmes avaient coulé, oui. Mais ce n’était pas une fin, pas même une pause, c’était un tremblement. Cela bouillonnait dans son cerveau. Plusieurs fois, elle avait essayé de le joindre au téléphone, mais ce salopard l’avait mis sur messagerie.
Elle se leva très tôt le lendemain matin, après une nuit blanche à ruminer. Elle tournait en boucle cette phrase : « Je me suis éteint. » Non. Ce n’était pas lui. Fabrice pouvait être fatigué, aigri parfois, mais il était incapable d’une telle introspection. Après quarante ans de vie commune, elle le connaissait quand même un peu, elle l’imaginait mal aller se réfugier seul dans un hôtel sans charme. Où était-il d’ailleurs ? Pourquoi ne lui avait-elle pas posé la question ?
Et cette valise déjà prête… Ce regard fuyant… Cette façon d’esquiver toute vraie réponse. Il y avait forcément autre chose, une vraie raison. Elle en avait la conviction. Avec cette histoire de malaise existentiel, il l’avait carrément prise pour une demeurée, profitant du fait qu’elle s’était trouvée désarçonnée par l’effet de surprise.
Elle repassa mentalement les derniers mois. Des détails lui revenaient par bribes. Des absences prolongées. Des téléphones éteints. Des dîners repoussés. Et cette odeur inconnue sur son écharpe en décembre dernier — elle avait mis ça sur le compte d’un dîner avec d’anciens collègues. Trop naïve. Trop confiante. Trop conne.
Elle connaissait sa manière de justifier les écarts, de faire passer ça pour des maladresses d’homme vieillissant. Par le passé, il avait eu des aventures, elle le savait, mais il y en a presque toujours dans les couples. Elle n’avait jamais rien dit. Parce qu’il revenait toujours et qu’elle tenait à lui. Parce qu’il n’avait jamais mis leur vie en danger. Jusqu’à maintenant !
Il y avait forcément des traces quelque part. Maude passa deux jours à tout retourner : les tiroirs, les papiers, et même l’ordinateur fixe de son bureau — mot de passe facile, la date de naissance de leur fille aînée, sa petite chouchoute. Il ne se méfiait pas, il la considérait sûrement comme une gourde, il était de la vieille école, les femmes aux fourneaux, les hommes à la bricole.
Il aurait pourtant dû le savoir, au bout de toutes ces années, elle était beaucoup plus futée que ce que son manque d’éducation scolaire laissait supposer.
Oh t’as sali notre amour, pour une putain de sorcière
Tu t’rendras bien compte un jour, que t’as tout foutu en l’air
Mon cœur qui va le recoudre ? J’ai brûlé ta marinière
On avait eu un coup de foudre, t’es partie en un éclair
J’espère que tu penses à moi, quand tu te perds dans son corps
Cette conne ne connaîtra pas, le vrai toi qui valait de l’or
Et quand tu vas décaper, ton petit cœur avec du chlore
C’est mon reflet que tu verras dans une piscine de remords
Une adresse e-mail qu’elle ne connaissait pas, avec un prénom, « Bénédicte ». Quelques messages, des rendez-vous. Pas beaucoup, mais assez pour interpeller. Elle vivait à Lorient. Elle n’avait que 58 ans, une petite jeunette, en somme ! Divorcée. Elle écrivait des poèmes ridicules que Fabrice lisait avec des yeux humides. Il parlait d’elle comme d’un renouveau et d’une révélation. « Avec toi, j’ai l’impression d’avoir vingt ans. »
Maude serra les dents. Pas de jalousie, pas encore. Juste un immense effroi. Malheureusement, ce n’était pas une simple histoire de cul. Ces deux-là s’entendaient à merveille, des « Je t’aime » à répétition et des « Mon cœur » en retour, de quoi bien l’écœurer ! Et ils avaient des projets communs, acheter un camping-car, partir en randonnée avec des amis à elle, qu’apparemment il appréciait. Mais ce n’était pas tout, ils avaient déjà visité des maisons, car ils espéraient déménager prochainement.
Elle aurait préféré n’importe quoi d’autre. Même la mort. Au moins la mort, on peut l’accuser, on peut la haïr. Mais là…
Elle éteignit l’ordinateur, resta un instant les bras croisés, la gorge sèche, le cœur durci. Il était prêt à tout effacer pour une illusion tardive, pour quelques poèmes, pour un semblant de jeunesse, pour une femme qui avait probablement pour lui toutes les qualités, parce qu’elle lui avait tapé dans l’œil. À elle, Maude n’en voulait même pas, elle vivait sa vie, elle avait bien raison. Mais lui, quel fumier ! Il avait fait une croix sur quarante ans de vie commune, sans aucun signe avant-coureur, il l’avait néantifiée ! Elle n’avait rien vu venir, ne savait même pas à quel moment elle s’était retrouvée effacée du paysage et était devenue pour lui un meuble.
Elle se leva, prit sa propre valise — jamais utilisée depuis leur dernier voyage en Andalousie. Elle la remplit très vite, en y mettant un peu n’importe quoi, et s’engouffra dans sa voiture.
Lorient n’était qu’à une heure de route, elle y serait pour le dîner.
Tu sais quoi, j’vais arracher tout ce qui parle de toi
J’apprendrai même si c’est pas mon choix
Ouais, t’as tout niqué cette fois
Souviens-toi, ta personne préférée c’était moi
Même sur cette chanson, j’entends ta voix
Mais j’peux plus y croire pour toi
Maude s’arrêta sur le parking d’un immeuble cossu avec vue sur mer, ou plus exactement vue sur l’estuaire du Blovet. Elle avait récolté toutes les informations, l’étage, la porte et même le code de l’interphone, Fabrice avait tout noté, pas étonnant avec son manque de mémoire. Mais elle n’osa pas monter sans prévenir, il lui restait un minimum de savoir-vivre. Elle sonna donc chez Madame Lanty qui lui répondit très aimablement. Elle se présenta de la même manière.
Elle entendit bavasser à l’autre bout de la ligne. Manifestement, ils n’étaient pas d’accord. Maude crut comprendre qu’il lui demandait de raccrocher, ce qui accrut sa colère. Mais la propriétaire revint au bout de quelques minutes.
La femme qui vint lui ouvrir était belle, c’est indiscutable, pimpante avec sourire craquant, malgré quelques petites rides. Maude comprit de suite le pourquoi du comment. D’autant plus qu’elle avait un abord facile, aimable malgré les circonstances et quelque chose dans son regard qui ne pouvait être que de la bienveillance. Elle n’était pas coupable, elle aurait presque pu s’en faire une amie.
Et elle s’éclipsa sans un bruit à l’opposé de l’appartement.
Était-ce son mari ou bien son ex ? Elle ne savait même plus. Il trônait, tel un pacha, dans un fauteuil et ne se leva même pas pour l’accueillir. Il lui proposa de s’asseoir face à lui sur la banquette. Atmosphère de salle d’audience de tribunal.
Il ne répond même pas, il attendait qu’elle se lasse. Elle avait envie de tout foutre en l’air, de détruire le mobilier, de bazarder la déco, de lui arracher les yeux. Mais évidemment, elle n’en fit rien.
Elle le regarda de nouveau, son silence était assourdissant, elle se battait contre un moulin à vent. Elle décida d’abréger sa propre souffrance :
Maude se releva, elle n’avait plus aucune envie de s’éterniser, car ça ne servait à rien.
Cette évocation le ramena tout à coup à la vie.
Sans attendre de réponse et sans lui laisser le temps de s’extraire de son putain de fauteuil, elle lui tourna le dos et fila droit vers la porte. Elle crut entendre le mot « connasse » derrière son dos. Mais elle n’en avait rien à foutre. Elle dévala les escaliers, sortit sur le parking, avala un grand bol d’air pur, avant de rejoindre son véhicule.
Déjà, dans son sac, le téléphone se mettait à sonner. Elle le bascula sur silencieux, afin d’avoir la paix.