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Temps de lecture estimé : 11 mn
05/06/25
Résumé:  À travers un pot de confiture, Ludo part en quête de ce qu’il n’ose pas nommer : le goût perdu de l’émerveillement.
Critères:  #poésie #exercice #humour #conte #initiatique #regret #nostalgie
Auteur : L'artiste  (L’artiste)      Envoi mini-message

Projet de groupe : Une chanson, une histoire
Framboise Frivole

Inspiré par l’insolente tendresse de Boby Lapointe et sa chanson «  Framboise  », ce texte est une balade sucrée entre les souvenirs, les désirs, et les douces absurdités de l’âme.

À travers un pot de confiture, Ludo part en quête de ce qu’il n’ose pas nommer : le goût perdu de l’émerveillement.




Le baiser confiturier



Ludo Pichon avait une passion : les objets. Pas les utiles – non, trop de pression. Il collectionnait les choses qui n’avaient plus de fonction, mais beaucoup de souvenirs : bouchons de stylo sans stylo, étiquettes de chaussettes, cure-dents gravés.


Son appartement sentait la poussière de bibliothèque municipale et le linge humide oublié. Il portait la moustache comme on porte le doute : discrète, mais constante, trouvait fatigants les réseaux sociaux, suspects les machines à café, et absurdes les interactions humaines.


Chaque samedi matin, il se rendait chez Épices & Délices – un lieu étroit, débordant, où la propriétaire, Madame Jambon, veuve autoproclamée baronne des cornichons marinés, exposait ses produits sur des étagères penchées par la déprime.


C’est là que tout a basculé. Entre un bocal de pickles soviétiques et une boîte de sardines hongroises, il la vit.


Une confiture.


Un pot rond, dodu, habillé d’une étiquette violette en tissu. Un ruban de soie ceignait le couvercle, comme si la marmelade s’apprêtait à sortir en soirée mondaine.


Ludo tendit la main, presque en tremblant. L’étiquette disait :


« Framboise Frivole – cueillie à la main par L. Biche, à l’aube nue des Monts Patraques. »

« À consommer sans pudeur. »


Son oreille gauche rougit. Sa moustache frémit. Son imagination, jusque-là cantonnée à des fantasmes de rangement, s’emballa.


Qui était L. Biche ? Pourquoi l’aube était-elle nue ? Et surtout, pourquoi cette sensation étrange ? Il y avait là une promesse. Un message. Une pulsion. Une main invisible tirant doucement la braguette de son âme.



Ludo ne répondit pas. Il acheta le pot, sans négocier, sans réfléchir. Chez lui, il le posa sur la table. Il attendit la nuit que tout soit calme. Puis il l’ouvrit. L’arôme gémit. De la framboise, oui – mais aussi quelque chose de plus intime. De chaud. Une promesse en bouche.


Et ce fut une caresse dans un bain tiède, une main au creux des reins. La confiture ne fondait pas : elle s’offrait.


Ludo ne dormit pas cette nuit-là. Il rêva d’une femme aux cheveux emmêlés de lumière sucrée…, au rire doux, aux lèvres rouges de baies écrasées. Elle lui murmurait : « Trouve-moi. » Et au matin, il sut. Il quitterait tout : son poste de contrôleur de factures à la mairie, son appartement, Madame Jambon, les cornichons marinés. Il partirait. À la recherche de L. Biche.




Sur la piste du fruit défendu



Ludo ne fit pas ses valises. Il les contempla longtemps, puis décida qu’elles étaient trop pleines de passé pour contenir l’avenir. Finalement, il y fourra quelques slips, son dictionnaire des prénoms oubliés (édition 1976) et le pot vide de Framboise Frivole dans un sac en bandoulière qui sentait encore le lait tourné et la résignation.


Il laissa un mot à sa concierge :


Je pars chercher L. Biche. Arrosez mes cactus.

Ne touchez pas à mon grille-pain. Il est susceptible.


Son moyen de transport : un vélo pliant acheté un jour de spleen chez un brocanteur amoureux des causes mécaniquement perdues.


La bicyclette : Joséphine. Elle grinçait quand elle s’ennuyait, ce qui était souvent. Mais là, elle avait l’air… enthousiaste. Ou alors c’était la selle qui avait bougé.


Premier arrêt : Saint-Cul-de-Plat, un bourg oublié au pied des Monts Patraques, célèbre pour ses sirops hallucinogènes à base de mûres, et d’accidents de trottinette non déclarés.


À la boulangerie – qui sentait la farine tiède et la lassitude structurée –, il demanda :



La commerçante, une femme toute en couettes et en soupirs, plissa les yeux comme si elle essayait de retrouver un rêve dans une vieille poche.



Un frisson, minuscule, mais précis, chatouilla la nuque de Ludo. Ça sonnait bien, ça. Trop bien.


La boulangère lui indiqua une piste, au sens propre : un chemin de terre cabossé, bordé de mirabelliers tordus et de pancartes flétries où l’on pouvait lire « Attention : vaches introverties ».


Ludo pédala.


Longtemps.


Trop longtemps. Joséphine geignait comme une porte d’armoire.


Au détour d’un virage, il vit une cabane. En bois rugueux, avec des rideaux de dentelle et des bocaux suspendus. Devant… une femme. Bottes de pluie rouges, robe à fleurs chiffonnée, un pot de gelée à la main. Elle était en grande conversation avec une ruche.



Ludo freina. Tomba. Se releva en essayant d’avoir l’air digne (échec total).


Elle se tourna vers lui. Son regard avait la couleur d’une confiture de groseille trop cuite : intense, collant, impossible à oublier.



Elle s’approcha, tenant son pot comme une arme douce. Il ne bougea pas. Trop fasciné par une goutte de gelée caressante qui dévalait le poignet féminin.



Ludo ouvrit la bouche. Automatiquement. Elle y glissa une cuillère.


Petit feu d’artifice sous la moustache. Menton en compote. Soupir qui aurait préféré rester discret. Une onde de chaleur remonta jusqu’à ses cils.


Babette sembla satisfaite.



Elle lui tendit un petit pot enrubanné.



Il repartit.


Joséphine geignait sous lui, comme si elle pressentait l’absurde de sa quête. Ludo crut entendre son téléphone vibrer dans son sac. Un réflexe idiot, un fantôme de vie d’avant, faits d’alarmes oubliées et de messages jamais lus. Il sourit et pédala plus fort.


Là-haut, au-delà de Babette, se trouvait peut-être Lætitia Biche. La vraie. Ou bien l’idée d’elle. Ce n’était plus très clair. Mais une chose était sûre : à chaque bouchée de confiture… il se transformait. Et au fond de lui, quelque chose avait déjà commencé à fondre.




La Cerise sur le Labeur



Joséphine rendit l’âme au sommet du Col du Soupir Confit. Dans un dernier crrrrplongk mécanique, elle s’effondra sur le bas-côté comme un cheval fatigué. Ludo, lui, la remercia d’un baiser sur la selle. Un adieu digne. Enfin, presque : il avait du cambouis sur la joue et les rotules en feu.


Face à lui, une forêt. Pas bucolique pleine de lutins et d’accordéons. Non. Une forêt dense, saturée d’odeurs de terre mouillée, de résine brute, et d’autre chose… quelque part entre la vanille, et le souvenir flou d’un rêve humide en troisième B. Chaque pas l’enfonçait un peu plus dans cette jungle, comme si les arbres transpiraient leur propre nostalgie.


Au bout d’interminables heures, trois attaques de moustiques sentimentaux (ils visaient le nombril avec un romantisme navrant) et une glissade spectaculaire sur une racine, Ludo déboucha dans une étrange clairière.


Un cabanon trônait. Au-dessus de la porte, un écriteau pendait mollement :


Maison des Sens Sucrés

« Ici, on vous fait goûter ce que vous ne saviez pas que vous vouliez. »


Ludo hésita. Puis, fidèle à sa logique récente (ne plus réfléchir, juste croquer), il frappa.


La porte s’ouvrit. Une femme apparut.


Pas belle. Pas laide. Évidente. Tablier transparent sur peau nue, parfum de confiture chaude et de défi tranquille.



Ludo hocha la tête. Pas parce qu’il comprenait. Mais parce qu’il n’y avait plus rien d’autre à faire que dire oui.


Elle l’installa sur une chaise rembourrée de noyaux.



Il obéit et elle porta une cuillère à sa bouche…


Contact.


Elle effleura ses lèvres. Puis sa langue. Détonation feutrée. Un fruit rouge, presque indécent, taquiné par une vanille légère et un fond de cuir souple – un goût de morsure tendre, de secret avoué trop tard.


Ludo gémit discrètement. (Enfin, en réalité, une mésange sur une branche voisine s’envola de panique.)


La femme approcha sa bouche de son oreille et chuchota :



Ludo rouvrit les yeux. Elle était si près que son parfum lui entrait dans la peau, et dans ses mains, un autre pot scintillait.



Ludo recula d’un souffle. Un vertige étrange, délicieux, dangereux, lui léchait la nuque. Il était au bord de quelque chose. Pas l’amour. Pas seulement le désir. L’envie de rester là. Avec cette femme. Avec ces fruits.


Mais il se souvint de Framboise Frivole. Et murmura, presque honteux :



Elle plongea la main dans un panier de bocaux, farfouilla comme une taupe enthousiaste, et en extirpa un carnet tout collant de nostalgie.



Ludo prit le calepin. Ses doigts tremblaient. Pas de peur. Pas même d’excitation. D’un mélange instable de souvenirs et d’espoir.


Elle l’embrassa sur la joue. Tout doucement. Juste assez pour allumer un incendie sous sa peau. Il sursauta comme un lycéen en pleine éducation sexuelle.



Ludo baissa les yeux. Il chercha une réponse dans le bois du plancher, dans la poussière de soleil, dans la confiture sur ses lèvres. Puis il murmura :





Confitures mentales et autres halluciberries



Ludo marcha jusqu’à un rocher plat qui ressemblait à une galette oubliée. Il s’y assit, ouvrit le carnet, et sentit, sans surprise, une forte odeur de mûre. Une vraie. Pas le fruit. Le sentiment. Le souvenir d’un aboutissement qu’on n’a pas osé cueillir.


Il découvrit un patchwork : feuilles collées, ratures, morceaux d’étiquettes, vers rimés de travers, dessins d’organes en forme de fruits. Au milieu, cette phrase tracée à l’encre verte :


« On ne tartine jamais par hasard. Si tu cherches la confiture, demande-toi ce que tu veux vraiment étaler. »


Ludo relut. À l’endroit, ou à l’envers, ça disait plus ou moins la même chose.


Les pages suivantes contenaient des noms. Certains familiers : Figue Fougueuse, Framboise Frivole, Pamplemousse Provocateur. Mais d’autres… nouveaux : Myrtille Mystique, Kiwi Cryptique, Mangue Menteuse.


Et des adresses. Des lieux épars, des collines, des villages. Un itinéraire, un jeu de piste, ou un piège.


Ludo choisit la plus proche : Le Belvédère de la Confiture Perdue, accessible par un sentier « bordé de ronces affectives ». La montée fut rude. Son pantalon collait. Il suait de l’intérieur du genou. Joséphine grinçait d’au-delà de la tombe. Mais il avançait, le carnet serré contre sa poitrine.


Arrivé au sommet, il ne vit qu’un banc. Et une boîte en bois. Avec une étiquette :


« Ouvre-moi, si t’es prêt à ne plus avoir faim »


À l’intérieur, un petit pot. Transparent. Rempli d’une confiture pâle, presque translucide. Une note était attachée :


« Pomme du doute – Elle a l’arôme de ce que tu aurais pu vivre. »


Ludo hésita, puis y plongea le doigt. Pas de frissons. Pas de gémissements. Juste un arrière-goût d’occasion manquée. Il sentit le creux. Le vide. La sensation d’un baiser non donné, d’une chambre déserte. C’était ça, le vrai goût du regret : sucré d’abord, puis amer longtemps.


Il ferma les yeux et pleura. Pas beaucoup. Pas bruyamment. Mais sincèrement.


Quand il les rouvrit, elle était là. Assise sur le banc. Cheveux ébouriffés. Robe tachée de mûre. Une cuillère à la main.



Silence. Vent. Une abeille explosa contre un caillou.



Elle s’approcha. Ludo sentit l’odeur de fraise mûre et de fin d’illusion.





Abricot Absolu



Ludo avait tremblé pour la Figue Fougueuse, frissonné pour la Cerise Complice, pleuré dans sa barbe devant la Pomme du Doute. Mais face à l’Abricot Absolu, il sentit autre chose : cette panique tranquille de celui qui a trop attendu pour reculer.



Il approcha la cuillère de ses lèvres. L’odeur était forte, presque animale : un abricot écrasé au soleil, entêtant, mêlé à ce parfum oublié d’un dimanche sans chaussures, d’un rêve jamais raconté. Il comprit que goûter, c’était perdre à jamais l’innocence de la faim.


Puis tout bascula.


Il n’était plus dans la clairière. Plus même tout à fait debout. Il flottait entre des couches de lui-même : gamin collectionneur d’objets inutiles, contrôleur de factures sceptique, aventurier moustachu du pot de confiture.


Des voix lui chuchotaient : sa mère, un vieux prof de techno, une amante imaginaire qui lui disait qu’il n’était « pas si mal pour un jeudi ». Et puis Lætitia. Partout. Une mosaïque d’envies, une déesse sucrée sortie de sa propre faim d’émerveillement.



Il ouvrit les yeux.


La clairière avait disparu. Il était… dans sa cuisine. La sienne. Grille-pain susceptible, cactus silencieux, placard à mièvres souvenirs.


Sur la table : le carnet, posé comme une vieille lettre jamais envoyée. Et entre ses doigts : un pot vide, sans étiquette.


Au fond de la pièce, la radio grésillait doucement. Une chanson de Boby Lapointe passait.


🎶 Elle m’a dit, t’as du sucre au coin des lèvres, j’ai dit non, c’est de la fièvre… 🎶


Ludo sourit. Pas triomphalement. Pas héroïquement. Mais comme après avoir traversé un rêve à pied nu.


Il se fit une tartine. Lentement. Avec cette précision maladroite qui, autrefois, lui servait à réparer des bouchons de stylo.


Et en étalant la confiture – ou peut-être un fragment de lui-même – il pensa :


« Tartiner, c’est vivre un peu en diagonale. »


Puis il ne chercha pas à comprendre, il croqua.




Tartine parallèle



Ludo croyait avoir tout goûté. Jusqu’au matin où, en cherchant ses chaussettes propres (mission échouée d’avance), il tomba sur un pot inconnu dans son placard. Pas d’étiquette. Juste trois mots gravés dans le verre :


« Tartinade Temporelle – À consommer avant ou après l’instant présent. »


Il hésita. Puis, comme un type qui tente un salto arrière sans piscine, il ouvrit.


Une bouffée de parfum jaillit : souvenirs de goûters oubliés, dimanche pluvieux, baisers jamais donnés. Le temps fit une pirouette bizarre, et devant lui apparut… lui-même.


Un deuxième Ludo. Même pyjama triste. Même moustache perplexe. Même air de marmotte réveillée par accident.


Ils se regardèrent, partagèrent une tranche de pain sans parler, et dans un discret pop (plus beurré que magique), ils fusionnèrent en un seul Ludo. Un peu plus cabossé. Beaucoup plus entier.


Il se lécha les doigts, haussa les épaules, et gribouilla sur le pot vide :


« Peut contenir des fragments de soi. »


Il fit une tartine. Avec lenteur. Avec respect. Avec l’insolence douce de ceux qui ont enfin compris que le goût du bonheur n’a pas besoin d’étiquette.