Une Histoire sur http://revebebe.free.fr/
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Temps de lecture estimé : 5 mn
09/06/25
Présentation:  Ma participation au jeu d’écriture.
Résumé:  Impossible de choisir UNE chanson, c’est devenu LA chanson.
Critères:  #exercice #revebebe #article #philosophie #société #nostalgie
Auteur : Leo Aristys      Envoi mini-message

Projet de groupe : Une chanson, une histoire
La chanson, une histoire

Je suis un boomer.


Je n’y peux rien.


Et, à ceux que ma génération a engendrés, qui seraient tentés de couper court à mon propos d’un méprisant « OK, boomer ! », je profite d’être le seul à causer ici pour leur répondre « Je vous conchie ! » (ce qui est, convenez-en, plus raffiné et élégant qu’un vulgaire « je vous emmerde ! »)


Autrefois, les histoires, la musique et… les chansons se transmettaient oralement, dans les familles, au théâtre, aux kiosques à musique, aux bals populaires et aux salles de concert, portés par des acteurs, musiciens et chanteurs. Les boomers, eux, ont grandi avec l’explosion des moyens mécaniques de reproduction et de diffusion du son et de l’image : radio, disques, bandes magnétiques, cassettes, télévision.


Désormais, à l’instar de Lagardère, inutile de se rendre au spectacle, le spectacle venait à nous, et l’on a commencé à être gavés par les oreilles…


Ce n’est pas une chanson, mais des milliers qui ont accompagné ma vie de boomer.



______



« C’est bon ! Une chanson une histoire, c’est toi qui commences à nous gaver là ! »


J’en suis conscient, je prends des risques : hors sujet probable. Mais laissez-moi poursuivre, quitte à être éjecté de ce jeu d’écriture.


Une chanson, ce sont des paroles portées par une musique.


Un art mineur, comme le qualifiait Gainsbourg — n’en déplaise à Guy Béart – tous deux invités d’Apostrophe, la grand-messe littéraire de Bernard Pivot1. Un art qui ne requiert aucune initiation.


Quand j’étais gamin, les chansons qui m’attrapaient étaient joyeuses, parfois drôles, simples et faciles à retenir — l’insouciance de l’enfance. Hugues Aufray me ravissait avec Santiano, Stewball faisait pleurer les filles, Henri Salvador me réjouissait avec Zorro est arrivé ! ou Le travail c’est la santé ! Ensuite vinrent les années yéyé, Johnny, Eddy, Cloclo, Sheila, France Gall, le journal Salut les copains, les T-Shirts Chouchou.


Et puis, soudain ! Tout à coup ! Subitement ! Un coup de tonnerre, une déferlante, une vague scélérate, que dis-je ! Un raz de marée : les premières chansons en anglais… En un éclair, tout ce qui précédait était balayé !


Mais dans cette histoire, un doute me rongeait…

Questionnant mes camarades :



Un immense point d’interrogation flottait au-dessus de ma tête… Si les paroles n’étaient plus comprises, seraient-elles donc la crème d’un gâteau qui pouvait être mangé sans crème ?


Fils et neveu de musiciens, bientôt musicien moi-même, je réalisai que c’était la musique bien plus que les paroles qui me touchait.


Et force est d’admettre que les Beatles ou les Rolling Stones ont rebattu les cartes.



______



Alors, participer à un jeu d’écriture sur le thème « Une chanson, une histoire », vous imaginez mon embarras. Je suis un handicapé des paroles. Mes neurones ne sont pas connectés pour ça. Même en essayant, impossible de me concentrer au delà d’une phrase : la musique reprend toujours le dessus.


Attention, ce n’est pas parce que je suis imperméable aux paroles des chansons que je ne ressens pas d’émotions. Elles viennent, mais sans sous-titres.


Quand le grand Jacques chante Ces gens-là2, la musique transcende le texte avec sobriété et économie de moyens. Juste deux notes de contrebasse, un ostinato qui me transporte dans une toile de Van Gogh, de la première manière, sombre, terreuse, un repas dans une famille batave, atmosphère pesante… puis un accordéon s’élève, comme un espoir qui pointe. L’aigu des violons perce les nuages de rayons de lumière… les bois trillent, et soudain – le délire !


Après une hésitation, c’est le climax :


«

Et puis…

Et puis…

Et puis y’a Frida !

Qu’est belle comme un soleil !

Et qui m’aime pareil

Que moi j’aime Frida !

»


Et là, porté par les cuivres, Brel m’emporte vers un monde éclatant, solaire, la palette de Vincent en feu. Tous poils dressés, j’en pleurerais. À chaque écoute, une émotion intacte. Un chef-d’œuvre.


Mais comment se limiter à une seule chanson ?


Et comment ne pas célébrer les élisions et allitérations de Gainsbourg dans La javanaise ?


Comment — sur « Revebebe » — ne pas évoquer la sulfureuse et longtemps censurée Je t’aime… moi non plus ?


Impossible aussi d’ignorer Claude Nougaro maître du swing des mots.


L’avantage de mon infirmité parolière, c’est que je me fiche de la langue d’une chanson. Seule compte la cohérence entre texte et musique. Et là, la liste est longue…


Frank Sinatra accompagné par Count Basie, arrangements signés Neal Hefti, un régal.


West Side Story éblouissement total – musique, chanson et danse.


Freddy Mercury et Bohemian Rhapsody – quelle claque !


Al Jarrau, Bobby McFerrin – fusion parfaite des mots et de la musique.


Michael Jackson et Quincy Jones – Jubilation.


Je vais m’arrêter là, il y en aurait tant à dire encore.



______



Mais, aujourd’hui, qu’en est-il ?


Qu’on me l’explique. Une fois écarté le rap (qui n’est pas de la musique) – même si je reconnais à certains une vraie maîtrise rythmique, les propos orduriers crachés dans la soupe me laissent froid.


Les assemblages de boucles de son juxtaposées avec une voix outrageusement auto-tunée sur deux ou trois notes façon Une poule sur un mur et je pleure.


Mais on peut mieux faire encore !

Si, si ! C’est possible !


Certaines chansons d’antan portaient des messages, suggérés avec finesse, parfois coquins, souvent intelligents. Il fallait un minimum de culture pour les saisir.


Aujourd’hui, les messages sont explicites, totalement dénués d’élégance et de subtilité.


Que penser de celui, clivant, de la cérémonie d’ouverture des JO de Paris ?


Ou encore de la perruche en tutu non genrée du concours Eurovision (je le concède, pas le plus mauvais du lot) ?


Et que dire des Victoires de la musique3 ? Ce sosie très approximatif de Freddy Mercury, bras en moins, qui commence avec une intro empruntée aux Bee Gees – How deep is your love – pour basculer ensuite dans quelque chose où la médiocrité le dispute à l’indigence…


Que penser du bombardement de messages en lettres capitales affichés à l’arrière-plan en rafales quasiment subliminales :

MAKE HUMANITY GREAT AGAIN, NO CLASSISM, NO FASCISM, NO FATPHOBIA, NO HATE, NO HOMOPHOBIA, NO PATRIARCHY, NO RACISM, NO SEROPHOBIA, NO SEXISM, NO TRANSPHOBIA, NO VIOLENCE, NO XENOPHOBIA, NO ABLEISM…


Une avalanche de slogans.


Que sont ces injonctions ? Ces imprécations ?


Un prêt-à-penser pour zappeurs et « swipeurs » biberonnés à l’indignation sociétale outragée, prêts à battre leur coulpe pour des péchés qu’ils n’ont pas commis et plus prompts à donner leur avis que leur effort ?

Une rhétorique dogmatique propre à irriguer la doxa contemporaine ?

Des paroles huilées au service du consensus ambiant ?

Des insultes à l’intelligence ?


Je ne saurais dire lequel l’emporte…

Mais Henri Salvador aurait certainement dit Enfoncez-vous ça dans la tête4.


Ces chansons-là marqueront-elles leur époque, comme celles qui ont marqué la nôtre ?


Je ne dirai pas « c’était mieux avant », je dirai simplement c’est désolant aujourd’hui.


Et je sais déjà ce qu’on me répondra : « OK boomer ! »

Mais… vous connaissez déjà ma réponse.



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1. Apostrophe - Gainsbourg-Béart

https://youtu.be/zj5pF8dsOuM?si=mpohFuiuB_MQX8jH


2. Brel - Ces gens là

https://youtu.be/O6MGGh8WUco?si=Kl9SO3OudL1AkP9R


3. Victoires de la musique, Lucky Love Masculinity

https://youtu.be/oglFd90FwtI?si=81LUzZpqt9YXn2UY


4. Henri Salvador Enfoncez-vous ça dans la tête

https://youtu.be/XUTNcins4_k?si=28PbgtD3557w4QDl