n° 11827 | Fiche technique | 20929 caractères | 20929 3641 Temps de lecture estimé : 15 mn |
12/10/07 |
Résumé: Alors qu'Anita l'abandonne pour aller danser, une rencontre inattendue va bouleverser Claire. | ||||
Critères: #personnages fh hplusag jeunes campagne danser fête hdomine dispute voir | ||||
Auteur : Musea Envoi mini-message |
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Le soleil lançait ses derniers rayons quand elles arrivèrent aux premières maisons du village, colorant les façades de rose. Les habitants s’étaient massés sur la grand-place et on entendait déjà, portés par le vent d’ouest, les premiers accords de violons et de vielles.
Les deux jeunes filles étaient parvenues à la petite place qui surplombait la grande, celle du marché en contrebas, à laquelle on accédait par une rue en pente.
Une balustrade de pierre et deux marronniers centenaires sous lesquels les vieux aimaient à s’asseoir et discuter les beaux après-midi d’été, bordaient ce promontoire tout à fait idéal et désert en cette fête de la St Jean.
Anita entraîna son amie sur le banc qui permettait une vue plongeante sur la grand-place. De là, elles purent admirer les villageois endimanchés, les musiciens du petit orchestre improvisé et même une partie du bûcher de St Jean, que les hommes n’allaient pas tarder à allumer.
Claire regardait la scène avec tendresse mais aussi une pointe d’ironie : elle aurait voulu revenir quelques années en arrière, pour ne voir dans cette fête qu’un divertissement populaire, avoir encore cette insouciance qui lui aurait donné le courage d’aller danser comme Anita.
Seulement… seulement c’était impossible pour Claire d’aller festoyer auprès de ceux qui avaient poussé par leurs ragots, son père au suicide. C’aurait été de l’ordre de la trahison… du parjure. Et même si le renoncement au plaisir était douloureux, il valait mieux que le déshonneur.
Souvent, la jeune fille s’interrogeait sur ses réelles motivations d’être restée au village après la mort de son père.
Elle aurait pu monter à Clermont-Ferrand ou bien au Puy en Velay chez des cousins qui l’auraient accueillie à bras ouverts. Et la vie aurait été plus facile…
L’orgueil et peut-être aussi un sens aigu d’indépendance, de liberté avaient été les plus forts : il lui fallait tenir là où ses parents avaient échoué, conquérir son autonomie malgré l’adversité.
Elle avait renoncé à passer son certificat d’études, bien qu’elle fut la plus brillante élève de l’école communale et, après avoir obtenu son émancipation, elle avait repris la ferme paternelle avec énergie et détermination : elle continuait à vendre du lait, du beurre, du fromage, du miel et quelques herbes médicinales et baies sauvages, comme ses parents le faisaient autrefois.
Aujourd’hui, elle pouvait dire qu’elle avait gagné le pari de vivre de sa terre. Ses revenus étaient modestes certes, mais elle pouvait payer tous les frais et même un aide agricole au moment de la fenaison. Et cela, elle le devait seulement à son courage, à son entêtement, à son travail quotidien.
Aucun des villageois ne l’avait aidée : on aide pas la fille d’un pendu, sinon on risque une malédiction. Claire le savait et cette solitude forcée l’avait en quelque sorte aidée à tenir les cinq années qu’elle venait de passer, la revêtant de la force nécessaire pour affronter toutes les difficultés, pour devenir adulte.
Mais ce soir-là en regardant la fête sur la place, elle réalisait brutalement qu’elle aurait voulu balayer ce passé encombrant, devenu soudain injuste, révoltant.
Et redevenir, juste le temps d’un bal, cette jeune fille qu’elle avait entrevue ce soir dans la glace, celle qu’elle n’était plus depuis cinq ans.
Elle soupira, submergée soudain par une immense bouffée de tristesse, de regrets.
Anita babillait sans qu’elle l’entende vraiment, de tout, de rien, des derniers ragots du village :
Claire éclata de rire :
Anita prit un air gentiment boudeur :
Anita désignait du menton une grosse fille joufflue aux longs cheveux blonds nattés, d’à peine dix-sept ans, engoncée dans un corsage rose bouffant et une jupe non moins bouffante qui la faisaient ressembler à une poupée gigogne. Deux fillettes la suivaient, jumelles de 14 ans, vêtues de robes bleues très ajustées, qui minaudaient avec affectation : c’était leur premier bal et on sentait chez elles l’envie de plaire. Elles coulaient des œillades appuyées aux jeunes garçons qui s’apprêtaient à allumer le feu. Et ceux-ci leur répondaient par des clins d’œil qui présageaient un carnet de bal bien rempli.
Claire les regarda avec amusement : nul doute que ces deux chipies seraient bien trop occupées pour observer et rapporter les faits et gestes d’Anita. Seule Mélanie l’aînée, pourrait être une gêne. À moins que…
Le clocher de l’église sonna la demie tandis que l’éclairage public s’allumait sur la place… Il était temps d’allumer le feu. Monsieur le maire, entouré du conseil municipal réclama le silence, se racla la gorge et comme tous les ans, entama un petit discours de circonstance qu’Anita et Claire connaissaient par cœur car il ne se renouvelait jamais. Elles se regardèrent d’un air malicieux et entonnèrent en chœur :
Puisse ce foyer apporter gaieté et prospérité à notre village. Très bonne soirée à tous et que la fête commence !
Presque aussitôt le grand bûcher de St Jean s’embrasa et après une courte bénédiction du prêtre, l’orchestre attaqua une bourrée sous les applaudissements de la foule. Le bal commençait toujours ainsi.
En effet, le séducteur d’Anita n’avait pas daigné se montrer malgré l’heure avancée.
Claire lui répondit seulement :
Et elle embrassa son amie.
Cette dernière dévala la rue en pente qui rejoignait la place, et Claire ne tarda pas à l’apercevoir, entourée d’un essaim de jeunes gens dont le fameux Bernard.
Anita serait encore une fois, la reine du bal.
Claire sourit en la voyant adresser force clins d’œil à Juju pour le persuader d’inviter Mélanie, qui la fixait d’un air scandalisé.
Le jeune homme bien qu’un peu déconfit d’une pareille cavalière s’empressa d’obéir. Fasciné par Anita depuis l’enfance, il ne savait jamais rien lui refuser. Et il alla prendre galamment la main de la cousine toute rougissante.
Du feu montait des flammèches orangées, des pétillements d’or qui rejoignaient le ciel où les étoiles s’allumaient. Les couples se formaient pour enchaîner valses, bourrées, tangos et marches, sous le regard vigilant des dames patronnesses et des pères de famille. La buvette fonctionnait à plein régime pour désaltérer les danseurs.
Même Monsieur le Curé céda au plaisir d’un verre de St Pourçain : c’était jour de fête !
Claire se leva. La lune était suffisamment haute dans le ciel à présent et les réverbères éclairaient les rues du village. Le chemin du retour serait facile. Et puis à quoi bon s’attarder ? Anita lui raconterait.
Elle avait à peine fait quelques pas lorsqu’une voix mâle, sortie de l’ombre d’un marronnier, la figea sur place :
Elle fit volte-face et se retrouva face à un homme brun, plutôt grand, aux larges épaules, qui l’observait avec une avidité étrange : ses prunelles claires, bleues sans doute, lui donnaient un air de loup affamé. Il détaillait la jeune fille d’une telle façon qu’elle rougit. Elle recula et s’apprêtait à fuir mais l’homme la retint en lui prenant le poignet pour l’attirer doucement à lui. Semblant deviner ses pensées il ajouta d’une voix douce :
L’homme qui la retenait avait dit cela d’un ton moqueur, qui cachait mal son envie de rire.
Une dame malade a besoin de soins constants plusieurs fois par jour… Allons Claire, si vous laissiez de côté les mensonges… Je ne sais pas grand-chose de vous, mais j’en connais suffisamment pour savoir que vous vivez seule.
Et, ce disant, il attira encore davantage à lui la jeune fille qui se retrouva presque dans ses bras. Mais rétive, Claire se raidit, cherchant une fois de plus à se dégager :
Claire soupira, vaincue. L’inconnu avait une poigne de fer mais ne semblait pas méchant. Autant lui céder et partir sitôt la danse finie :
Mais curieusement, ça n’a pas marché avec vous, jusqu’à ce soir ! Et pourtant je vous ai acheté du miel, du beurre, des herbes chaque semaine ! À croire que pour vous je n’existais pas !
Claire sourit et s’excusa.
Et sans attendre sa réponse, il enlaça la jeune fille et l’entraîna dans la danse.
Puis il commença :
Si je prends votre amie par exemple, elle ne rêve que du beau mariage et si elle joue les affranchies, elle n’ira jamais avec un garçon sans la bague au doigt et avec l’assurance d’un compte en banque bien garni : c’est une aguicheuse réaliste. Regardez-la prendre ses distances avec ses cavaliers et en même temps leur faire des œillades appuyées… Elle aime plaire mais calcule tous ses gestes pour ne pas donner raison aux commérages.
Sa cousine rêve de l’imiter mais comme elle n’a pas les mêmes atouts, elle enrage de ne pouvoir l’égaler et en plus, elle n’a pas le sens de la mesure : soit elle finira mal, soit elle finira nonne. Elle a une telle manière de danser avec son cavalier… La passion à l’état pur.
Prenons un autre exemple : la vieille Rougier assise près de la mère Privat, fait partie des aigries de la pire espèce. Et vous savez pourquoi ? Son air pincé trahit qu’elle n’a jamais eu d’amant et chaque fois qu’elle croise une femme qui pourrait en avoir un, elle la critique. Je suis persuadé que même à son âge, elle crève d’envie d’un homme qui l’enverrait au septième ciel, mais elle se parjurerait plutôt que de l’avouer. Alors elle se cantonne dans les commérages. C’est un plaisir bien différent certes, mais qui au moins comble pour un temps ses frustrations intimes en lui donnant l’illusion d’un pouvoir sur les autres. Regardez-la parler avec volubilité à monsieur le curé. Je suis sûr qu’elle mijote un mauvais coup. Si seulement elle savait les délices de l’étreinte, de cet élan qui pousse les amants l’un contre l’autre et qui les fait gémir dans l’attente de se joindre…
Et ce disant, il regardait Claire avec émotion, resserrant son bras gauche autour de ses reins, et plongeant la jeune fille dans un trouble qui chahutait sa respiration et colorait ses joues d’incarnat. Pour faire cesser sa gêne, elle protesta :
Claire, sous le coup de l’émotion, resta silencieuse. La valse se terminait et Louis l’enlaçait toujours plus étroitement. La jeune fille sentait le regard de l’homme la consumer. Elle était blême, anéantie par ses paroles, son cœur battait à tout rompre dans sa poitrine et une douce chaleur s’emparait d’elle, la faisant trembler…
Louis rapprochait son visage du sien sans qu’elle puisse trouver le courage de protester. Ce ne fut que lorsque les lèvres épaisses de l’homme frôlèrent les siennes, que le contact l’électrisa et la rejeta en arrière.
La jeune fille, interdite par tant d’audace trouva pourtant le courage de répondre aussi calmement qu’elle put :
Sur ce, monsieur, bonsoir ! Nul doute qu’à la fête, une dame vous accordera ce que vous cherchez puisque, selon vos dires, vous savez lire en elles !
Et sans lui laisser le temps ni de répondre ni d’esquisser un geste pour la retenir, elle courut vers la ruelle qui rejoignait la grand-rue avant de plonger dans le dédale des chemins du faubourg. Dans ces petits passages, seulement connus des habitués, elle se savait insaisissable.
Jamais elle n’avait couru aussi vite avec des chaussures à talons. Arrivée à la sortie du village, elle se déchaussa pour pouvoir filer par les prés sans risquer une foulure.
Quelle imbécile elle avait été de danser avec cet homme !
Décidément, la St Jean ne lui valait rien. Cet épisode le lui confirmait avec une violence qui la meurtrissait plus que les herbes, les orties et les ronces. Elle aurait dû se fier à sa peur, à sa solitude, de bonnes vieilles amies qui malgré leur âpreté, ne lui avaient jamais fait défaut.
Quelle idée de suivre Anita ! Heureusement, personne d’autre que le luthier ne l’avait vue.
Arrivée chez elle, elle courut à sa chambre se déshabiller, passer un peu d’eau fraîche sur son visage en sueur. Elle enfila une camisole et se glissa dans son lit, non sans avoir vérifié que le verrou avait été poussé.
La peur que l’homme l’ait suivie la tint éveillée quelques minutes mais, épuisée par sa course et par l’émotion de la rencontre, elle ne tarda pas à s’endormir…
Resté seul sur la place, Louis maugréait :
J’ai beau avoir plus de 80 printemps, je n’ai quasiment jamais entendu autre chose de sa bouche que bonjour, le prix du miel et au-revoir !
Louis se retourna et aperçut un vieillard courbé sur sa canne, qui s’avançait vers lui.
Louis en convint avec un sourire ému.
Le père Bideau tapota son épaule et de sa canne désigna un des bancs sous les marronniers.