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Temps de lecture estimé : 20 mn
15/10/07
Résumé:  Après le bal, le luthier éconduit tente à nouveau de séduire Claire. Mais qui est véritablement cet homme ?
Critères:  fh hplusag fagée extracon bizarre campagne amour vengeance mélo -amourdram
Auteur : Musea      Envoi mini-message

Série : Les sorcières de Saint Amant

Chapitre 03
Louis

Le lendemain, Claire eut toutes les peines du monde à ouvrir les yeux… Non qu’elle ne fut pas réveillée, mais ses paupières semblaient soudées. Elle y porta les mains et constata que ses cils s’étaient collés durant la nuit les uns aux autres, signe d’une crise de larmes dont elle n’avait pas eu conscience. Elle se leva et se dirigea à l’aveugle vers la commode où se trouvait le broc à demi plein de la veille et versa un peu d’eau au fond de la cuvette. Elle apposa doucement ses paumes humides sur ses paupières gonflées et peu à peu ses yeux purent retrouver la lumière. Dans la glace, son visage apparaissait bouleversé, comme pris d’une douleur secrète.


Les paroles du luthier résonnaient encore dans sa tête : Votre place, elle est ici et maintenant, entre mes bras. Un frisson la parcourut. Non, surtout ne pas attraper froid. Elle alla chercher ses pantoufles et une robe de chambre.



Elle descendit l’escalier et se dirigea vers le poêle de la cuisine dont elle ranima le feu. Puis elle mit l’eau à chauffer. Lorsque le café moussa dans sa tasse, elle se sentit rassérénée. Les choses allaient reprendre leur place. Il fallait s’occuper des bêtes, et puis préparer la grange pour la fenaison, filtrer le lait pour le fromage, passer voir les ruches…


Surtout, ne pas redescendre au village avant le jour du marché. Si elle avait besoin de quelque chose, elle demanderait à Anita. Justement, cette dernière arrivait à la barrière quand Claire s’apprêtait à nettoyer la grange à foin. Il était presque midi et les yeux de son amie étaient encore pleins de sommeil.



Anita sourit en s’étirant au soleil.



Anita, surprise de la férocité de la remarque, la regarda d’un air contrit :



Claire empoigna la fourche rageusement pour stocker le reste de foin près de la porte. Elle était en colère, une colère immense et confuse qui décuplait son énergie. Énergie qu’elle devait à cet imbécile de… Non, elle devait cesser d’y penser. Cet homme ne valait même pas le foin qu’elle soulevait.


Anita l’observait d’un air hagard, perdue entre sommeil et rêverie. Son esprit embrumé ne distinguait pas le trouble de son amie et encore moins l’étrangeté de son comportement. Le bal continuait à se dérouler devant ses yeux, et les visages de ses danseurs avec lui. Elle haussa les épaules, observa un moment son amie s’agiter en tous sens, s’étira en baillant. Une petite sieste serait la bienvenue tout à l’heure.



Anita finissait sa part de dessert quand elle commença son récit :



Claire fixa son amie d’un air attristé. Elle qui croyait que la soirée d’Anita avait été fabuleuse… Elle lui saisit la main par dessus la table de chêne et la pressa affectueusement :



Claire sourit. Finalement l’analyse de son cavalier d’hier était quand même en partie juste : Anita était une réaliste avant tout. Un instant, Claire se prit à l’envier car, hormis pour la ferme, elle ne décidait jamais rien en fonction de l’argent qu’elle pourrait obtenir. Et surtout pas en matière de sentiments !



Anita se mit à rire.



Anita soupira :



Claire se mit à rire :



Claire hésita un court moment avant de répondre. Devait-elle raconter à Anita l’étrange moment qu’elle avait passé ? Non… Anita lui en voudrait et puis elle n’était pas d’humeur à endurer les reproches d’une amie qui, elle, ne se serait pas enfuie devant cet homme mais au contraire aurait cédé à ses baisers… À nouveau prise par le trouble de la veille, elle soupira, ferma les yeux et répondit le plus calmement qu’elle put :



Anita leva les yeux au ciel :



Sur le chemin, Anita développa un portrait tout à fait personnel du luthier : c’était selon elle un Don Juan invétéré qui n’adorait rien tant que courtiser les dames. Il s’amusait à troubler tout ce qui portait jupon pour le simple plaisir de jouir de leur émoi. Claire l’écoutait, amusée. Cette analyse était assez pertinente, mais peut-être pas tout à fait au diapason de ce qu’elle pensait de l’homme qui l’avait fait danser. Si elle avait pu le définir, elle aurait dit que c’était un homme qui savait exactement ce qu’il voulait des femmes : le plaisir sensuel, l’étreinte, quitte à les provoquer. Il suivait ses désirs d’une façon animale, sans se préoccuper des sentiments d’autrui, du qu’en-dira-t-on… Sans s’en apercevoir, elle dit tout haut :



Anita sursauta à ce qualificatif…



Claire soupira. Toujours ces mêmes réflexions de vieilles folles, cette manière de juger dès qu’un comportement n’allait pas dans le sens habituel de la morale publique. Pour un peu, elle aurait presque trouvé l’homme sympathique : se faire une réputation pareille en deux mois, c’était vraiment très fort. Il n’y avait guère que son père et sa mère qui avaient réussi à mobiliser aussi violemment les habitants. Dommage que le luthier soit si…


La scène de la veille revint à sa mémoire, la plongeant dans des sentiments contradictoires : peur et désir mêlés. Elle frissonna de volupté contenue, croyant encore sentir les lèvres mâles toucher les siennes.


Non, il ne fallait surtout pas revoir cet homme !


ooooooo00000000ooooooo


Cela faisait maintenant plus d’une semaine que le bal avait eu lieu. Le quotidien avait de nouveau repris les rênes de la vie de Claire, et elle y plongeait avec une énergie décuplée. Les marchés, toujours plus nombreux à la belle saison dans tout le canton, lui permettaient d’écouler chaque jour légumes et fruits du jardin, fromages, herbes et miel. Le dimanche, elle fabriquait les fromages frais et le beurre, ramassait et faisait sécher les plantes médicinales, les fines herbes qu’elle proposait régulièrement. Elle ne voyait pas les jours passer. Elle n’avait pas revu Lafargue et ce dernier ne s’était pas montré depuis leur rencontre. Elle en était soulagée. Tôt ou tard, elle savait qu’elle finirait par le revoir, mais elle souhaitait que cela soit le plus tard possible.


Un mardi, en revenant du marché, elle trouva un message dans sa boîte aux lettres. Elle ouvrit nerveusement l’enveloppe, le cœur battant et lut : Je suis désolé pour l’autre soir. Je ne voulais pas vous faire peur. Je ne sais pas si vous me pardonnerez, mais je l’espère. L.


Rien ne semblait accompagner la lettre mais Claire trouva un large bouquet champêtre posé sur le seuil de sa maison. Elle le prit avec des mains tremblantes, partagée entre colère et émotion : même s’il s’excusait, Lafargue avait trouvé le toupet de lui écrire et même de venir chez elle. Mais après tout, l’homme s’était donné du mal. Et il avait choisi les plus jolies fleurs de la saison. Ce serait dommage de jeter un pareil bouquet. Elle installa les fleurs dans une large cruche en vieux Strasbourg et la posa sur la table de la cuisine. Elle glissa le message dans un tiroir avant de se raviser et de jeter l’enveloppe dans le poêle à bois : nul besoin de garder ce genre de courrier. Puis elle partit vaquer à ses occupations.


La semaine suivante, lorsqu’elle revint de la petite ville voisine d’Ambert, elle trouva de nouveau un message mais coincé sous une pierre sur le seuil de la ferme. Elle le ramassa et lut : J’ai très envie de vous revoir. Je vous attends ce soir à 9 Heures, à la Croix Chenue. L.



Et elle jeta une nouvelle fois le message de l’homme au feu. Mais le rendez-vous ne cessa de la hanter tout le reste de la soirée, et elle en perdit l’appétit. Lorsque neuf heures sonnèrent à la pendule, elle ne put s’empêcher de frissonner. Et si, ne la voyant pas, il venait ici ? La Croix Chenue n’était pas très loin de la ferme. Non… Surtout ne pas céder à la panique. Cela ferait trop plaisir à ce Don Juan de pacotille. Rester digne.


Elle alla s’asseoir sur le banc de pierre sous le cerisier derrière la maison. Les roses embaumaient et les grillons faisaient entendre leur petite musique. Au loin, on entendait les cloches des salers et des aubracs. Claire soupira. Allons, c’était une belle soirée qu’il fallait savourer, même si un fâcheux tentait de la lui gâcher. Elle ferma les yeux et appuya son dos au tronc rugueux. La brise du soir caressait son visage et rafraîchissait son front et ses bras nus. La jeune fille se sentait bien, apaisée. Sa mère avait raison de dire que le jardin console de tout. Elle se laissait porter, attentive seulement aux bruits de la nature.


Soudain, une mélodie la fit sursauter. Cela venait de la colline derrière la maison. Quelqu’un jouait du violon. Immédiatement, Claire sut que c’était lui. La musique était douce, tendre, prenante. Les notes semblaient se fondre au paysage qui se préparait pour la nuit. Claire, figée, écoutait cette sérénade. Malgré le trouble qu’elle ressentait, ou peut-être à cause de lui, elle ne pouvait s’empêcher de trouver cette attention délicate. La musique apaisait ses craintes sur l’homme qui en était l’auteur, et lui donnait un tout autre éclairage de la personnalité de ce dernier. À l’écouter se donner ainsi dans la musique, Claire se disait qu’il devait avoir une sensibilité à fleur de peau, une générosité et une gentillesse non feintes. Ses réticences à son égard fondaient comme neige au soleil. Elle vibrait toute entière à la musique, comme elle avait vibré dans les bras du luthier, au bal de la Saint-Jean. Mais cette fois, la peur s’éloignait d’elle comme un mauvais cauchemar. Et si elle n’avait été si timide, elle se serait sans doute décidée à rencontrer celui qui suscitait ce trouble. La mélodie tendre l’enveloppait dans une douce torpeur dont elle souhaitait qu’elle se prolonge le plus longtemps possible.


Mais après quelques minutes, la musique s’arrêta. Le concert était fini et le soleil venait de plonger derrière les monts d’Auvergne. Le violoniste voulait regagner Saint-Amant avant la nuit. Claire sourit puis décida qu’il était temps aussi pour elle de regagner sa maison. Elle poussa le loquet et monta se coucher, le cœur content. Elle n’avait plus peur de Louis Lafargue. Elle avait compris qu’il ne lui voulait aucun mal.


oooooooOOOOOOOOooooooo


Quelques jours plus tard, le luthier vint chercher du miel et du fromage à son étal. Claire le servit de bonne grâce et lui sourit lorsqu’elle lui tendit les provisions. L’homme lui rendit son sourire et d’un ton malicieux il murmura :



Claire rougit et répondit simplement :



Évidemment, la scène n’avait pas échappé au père Bideau qui attendait, comme tous les mardis, son pot de miel de châtaignier, mais il n’en souffla mot. La fille du pauvre Albin avait eu suffisamment à subir les ragots de toutes sortes, pour qu’il s’abstienne de tout commentaire. Et puis c’était si joli de la voir enfin s’ouvrir aux autres… Ce Lafargue, finalement, avait suivi ses conseils. Si ce musicien réussissait à conquérir le cœur de Claire, le père Bideau se dit qu’il exigerait d’être leur témoin de mariage ou de devenir parrain de leur premier enfant. Lui qui s’était toujours désolé de n’avoir pu en avoir avec sa femme, morte à la fin de la guerre, il aurait au moins un quasi petit-enfant. Il sourit à Claire en prenant le paquet qu’elle lui tendait et repartit vers l’hospice en clopinant gaiement malgré ses rhumatismes et sa canne qui se coinçait entre les pavés de la place. Il tourna au coin de la rue Gaubert et décida de prolonger vers le cimetière pour en parler à Simone, sa défunte.


Il allait pousser la grille chantante lorsqu’il aperçut quelque chose qui le figea sur place : un homme se tenait de dos devant la tombe du père Bergheaud, le maréchal-ferrant. Et cet homme, même si le père Bideau n’avait pas ses lunettes, c’était Lafargue. Que faisait le luthier, en prière devant la dernière dépouille de celui dont il habitait la maison ? Peut-être juste de la curiosité ? Non, il n’aurait fait qu’un signe de croix tout au plus. L’attitude de l’homme était celle d’un familier du mort. Et pourtant Lafargue n’était au village que depuis deux mois. Étrange, vraiment étrange. À moins que… Le visage du père Bideau se décomposa subitement et il faillit lâcher le filet à provisions qui contenait son pot de miel. Il tourna brusquement les talons, et alla s’asseoir sur le banc de pierre qui jouxtait l’entrée du cimetière. Il avait chaud, froid, tremblait et son vieux cœur battait à tout rompre.



Il chercha un mouchoir au fond de sa biaude et s’épongea le front. Il était bouleversé par l’émotion. La grille chanta et Lafargue apparut. Il aperçut aussitôt le vieil homme et, inquiet de le voir livide, il s’avança pour le secourir. Mais le père Bideau le repoussa en grommelant :



Lafargue le fixa avec étonnement puis, semblant comprendre il répondit assez sèchement :



Le luthier, mal à l’aise détourna le regard :



Bideau contempla son interlocuteur d’un air sombre :



Le vieux avait glapi les derniers mots, presque à bout de souffle. Il toussa. Lafargue s’assit blême à côté du vieil homme et commença :



Le père Bideau secoua la tête négativement. Louis continua :



Louis se mit à rire :



Et puis, un matin, lassé de la vie trépidante, je n’ai eu qu’un désir : me réveiller en écoutant chanter les oiseaux, comme autrefois. Je n’ai pas hésité. Je savais que la maison paternelle était toujours à vendre et que personne ne se souviendrait de moi. Le village n’est pas trop loin de Clermont, pas trop loin des musiciens, même si Paris était idéal. J’ai laissé un associé sur l’atelier parisien et j’ai pris ma part des bénéfices pour monter une affaire ici et racheter la maison. Et puis je me disais que Claire avait dû partir chez ses cousines, que je ne la reverrais pas. Je ne me souvenais que d’une gosse qui vous dévorait du regard, aussi je n’avais aucune envie de la croiser.


Seulement, dès que je suis allé au marché, je l’ai vue et reconnue : elle ressemble tellement à sa mère ! Même grâce, même sauvagerie, même je ne sais quoi qui m’a donné envie d’elle. Au début, je me suis dit que déniaiser la fille de la maîtresse de mon père, ce serait amusant. Et puis, je crois que j’ai compris en la regardant vivre, en dansant avec elle l’autre soir, l’attachement que mon père pouvait avoir pour sa mère. D’ailleurs je vous l’ai dit sincèrement le soir de la Saint-Jean. Maintenant que je suis rentré au pays et que j’ai de quoi vivre honorablement, j’aimerais qu’elle soit ma femme. Je crois que je saurai mieux que n’importe quel homme la rendre heureuse, la comprendre. C’est ce que je suis allé dire à mon père. Peut-être la première fois que je peux lui parler d’une chose qui me tient à cœur !


Le père Bideau écoutait Louis attentivement. Au fur et à mesure de son récit, il se détendait et reprenait des couleurs. Finalement, sa première impression était la bonne : Louis était un homme honnête et qui saurait aimer Claire, même si, une fois instruite de sa parenté, la jeune fille risquait d’éconduire définitivement le malheureux. Il soupira :



Louis sourit et ajouta :



Le père Bideau tapota le bras de son compagnon.



Louis l’aida à se relever, lui prenant le bras d’autorité, et lui répondit d’un air malicieux :



ooooooo00000000ooooooo



Assise devant la porte de sa maison, la vieille Rougier observait avec un œil mauvais le duo du luthier et du vieil homme s’éloigner du cimetière. Elle ne présumait rien de bon de cette association. Elle avait vite remarqué l’attention que le nouveau venu donnait à la petite Dupuy et cela l’irritait profondément. Malgré son état d’orpheline, de fille maudite par le sort, réputation que Marthe avait savamment entretenue par quelques commérages, menaces et pressions depuis de nombreuses années, l’homme s’efforçait de la séduire et même de la conquérir. Une épine dans le projet d’anéantissement que la vieille femme avait en tête. Bideau, elle le connaissait depuis l’école communale. C’était un fourbe, un bavard, un traître. Heureusement qu’il était lâche et qu’il n’avait plus aucune responsabilité à la mairie, sinon, il aurait fait échouer ses plans.


Bientôt, elle l’espérait, son jeune disciple prendrait sa relève en magie noire et avec sa prestance et son savoir d’avocat succéderait au maire, bien trop mou et rustre pour diriger Saint-Amant. Elle avait veillé à l’instruire, après l’avoir choisi dans la famille la plus riche du village. Ne restait plus qu’à patienter et trouver le moment propice pour lui faire rencontrer la jeune Claire. Cette dernière commençait à sortir peu à peu de sa retraite. Il ne fallait pas qu’un amoureux gâche tout. À moins que… Elle venait d’avoir une excellente idée, elle en ferait part à son élève, qui terminait son droit à Clermont. Nul doute qu’il se rangerait à ses vues. Malgré un tempérament jaloux, elle saurait lui démontrer les bienfaits d’un initiateur pour amadouer sa fiancée.


Marthe sourit avec cruauté. Elle triompherait bientôt définitivement de tous ceux qui avaient empêché et retardé son pouvoir maléfique. Claire épouserait Olivier et lui donnerait l’enfant qui sonnerait la fin de la magie blanche et le pouvoir suprême de la magie noire. De cela elle était certaine. Elle avait tout fait pour isoler cette enfant, préparer sa vengeance. Ce n’était pas un parisien qui pourrait révolutionner ce village, ni faire barrage au pouvoir de la magie. Elle y veillerait personnellement.