Dans la galerie de la mine, alors que la dernière bûche se consumait et que l’aube envoyait déjà quelques rayons roses par le puits de jour, Olivier Desgrange s’était enfin endormi. À ses côtés, posé sur une pierre plate, un modelage assez avancé de Claire, nue et lascivement allongée, semblait veiller sur son sommeil. Le jeune comte serrait convulsivement son grimoire tout en gémissant des mots sans suite. Ses longs cheveux blonds étaient emmêlés, son visage habituellement si blanc était maculé de terre noire, preuve du combat qu’il avait mené.
Dès la tombée de la nuit, il s’était rendu en bordure de la ferme, près de la source qui alimentait la maison et il avait récupéré dans deux paniers ce qu’il lui fallait de terre humide pour réaliser une petite statue d’une quinzaine de centimètres. Une fois le modelage suffisamment ébauché, il avait commencé à lancer quelques sortilèges, destinés à soumettre la maison de sa bien-aimée.
Mais, après s’être facilement introduit à l’intérieur de la ferme en invoquant le fantôme d’Albin Dupuy le père de Claire, il s’était heurté à un barrage magnétique d’une grande force et il avait vu son rival se servir de magie contre lui. Comment le luthier avait-il pu ressentir sa présence alors qu’il se servait d’une entité intermédiaire pour se déplacer? Cet homme était-il donc doté de pouvoirs comme le prétendait Marthe? Pouvait-il percevoir des choses par delà la réalité?
Il avait interrogé son pendule sans succès. Agacé, il avait recommencé le sortilège, approché une fois encore la maison mais il avait été si violemment repoussé qu’il était tombé à même le sol de terre battue.
De rage impuissante, il avait jeté son grimoire, maudissant les cieux, maudissant la magie elle-même, incapable qu’il était de pouvoir mener à terme son projet vengeur. Un instant, il avait défié du regard le portrait de Claire et il avait crié:
- — Mais qu’a-t-il donc de plus que moi ton luthier ? Il n’est ni jeune, ni noble, ni même pourvu d’un métier qui le fasse sortir du rang ? Qu’est-il donc pour que tu lui donnes la préférence et que la privauté où tu le tiens m’interdise toute approche ?
Le portrait lui renvoya une réponse silencieuse : les doux yeux bruns le contemplaient semblait-il avec une ironie moqueuse et alors qu’il se frottait les yeux pour chasser cette impression, le sourire de Claire sembla s’animer et deux fossettes malicieuses apparurent. C’en fut trop pour le jeune comte.
- — Tu te moques de moi ? Mais comment peux-tu me provoquer, toi qui ne connais rien à la magie ?
Qui donc te protège ? Qui ? hurla-t-il dans un cri qui résonna dans la clairière. Osez donc vous montrer, esprits de magie blanche ! Osez donc m’affronter si vous pensez être les plus forts !
Mais nulle réponse autre que la brise agitant les sapins noirs du Forez ne lui parvint.
Cependant, un message s’inscrivit à ses pieds, sur le sol de terre battue. Le jeune sorcier le déchiffra avant de le murmurer comme une incantation:
« L’amour surpasse toujours la haine. »
Il le répéta trois fois tout haut avant de s’exclamer:
- — Crois-tu donc me décourager, esprit ? Mais si l’amour surpasse la haine, comme tu dis, je ne devrais pas échouer dans mon entreprise car j’aime Claire plus que ma propre vie ! Ne le vois-tu pas toi qui me parles ? Par la terre de mes ancêtres, Claire est la femme que j’ai toujours aimée. Et je le lui prouve encore en m’exilant dans cette mine, en faisant croire aux miens que je suis mort… Tout cela, je le fais pour elle et pour elle seule ! Alors qu’as-tu à répondre à cela ?
Un silence de nouveau. Puis le cri morne d’un chavanieu au loin dans la forêt, présage de malheur.
- — Tu m’envoies cet oiseau de nuit pour répondre à ta place ? Mais quel courage dis-moi !
Va donc en enfer, si tu n’as rien de mieux à me proposer.
Il n’avait pas plutôt fini sa phrase qu’un nouveau message se dessinait sur le sol:
« Possession n’est pas amour. L’amour est lumière, partage et vie. Le pouvoir est mensonge, trahison et mort. De tous les chemins qui menaient à la perdition, tu as choisi le pire.»
Olivier se mit à trembler de rage à cette lecture. Et comme une ombre longue se découpait sur le mur qui lui faisait face, croyant que cette ombre était celle de son ennemi invisible, le jeune sorcier saisit le bougeoir où terminait de se consumer une chandelle avant de le lancer sur la paroi.
Mais, à son grand désarroi, cette arme improvisée n’atteignit que son grimoire de toile grise, éclaboussant le portrait qu’il avait fait de Claire et parant les cheveux de la jeune fille d’un voile translucide.
Le présage était clair, le désastre annoncé. Le jeune homme se précipita mais le mal était fait: la cire déjà avait séché sur le portrait, immortalisant Claire en jeune mariée. Alors de désespoir, Olivier Desgrange saisit son cahier et hurla:
- — Claire, noooooooooon, ne me quitte pas ! Mon amour, qu’ai-je fait ? Pardonne-moi, pardonne-moi je t’en prie…
Il tomba à genoux en pleurant, serrant le portrait contre lui avant de sombrer de sommeil et d’épuisement sur son lit de fortune. Dehors, les premiers éclats orangés de l’aube, accompagnés de chants d’oiseaux annonçaient une journée heureuse.
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Il était presque huit heures lorsque Marius Pauvert aperçut avec soulagement le clocher de Saint-Amant Roche Savine. L’inspecteur était parti de Brioude avant l’aube et il lui tardait d’aller identifier le cadavre dont le gendarme Bardiau lui avait parlé. Il n’avait pas beaucoup dormi, relu plusieurs fois le dossier qu’il avait constitué sur l’affaire, interrogé nombre de brivadois ayant assisté à l’empoisonnement du petit Lemoine et pris une liqueur de verveine à l’auberge de la Dore au retour de Gustave Meyer. Ensemble ils avaient devisé jusqu’à une heure assez avancée de la nuit. Pauvert s’était assoupi deux heures dans un fauteuil avant de prendre la route d’Ambert.
Encore engourdi par le manque de sommeil et pressé d’arriver à destination, il ne vit pas la bicyclette d’Anita sortir du carrefour et il eut juste le temps de faire un écart brusque pour éviter de la renverser. L’automobile se rabattit juste devant la jeune fille, mais suffisamment près pour la déstabiliser et la faire chuter. Elle dérapa sur les graviers, le vélo glissant sur la route, avant de s’échouer dans l’herbe, la cheville endolorie, les mains et les genoux emportés. Avec une grimace de douleur, elle leva le poing et hurla:
- — Vous ne pourriez pas faire attention au lieu de rouler comme un fou ?
Pauvert, la voyant à terre, freina sèchement, se rangea sur le bas-côté et se précipita vers la blessée.
- — Je suis vraiment désolé mademoiselle, je ne vous ai pas du tout vue arriver… Avec tous ces virages, ces lacets, on finit par ne plus voir les chemins de traverse.
- — Chemin de traverse… ça c’est vous qui le dites ! C’est la route de Fournols quand même : vous n’avez pas vu les bornes ?
- — Je…je ne connais pas trop la région vous savez. J’arrive de Brioude et je n’ai quasiment pas dormi de la nuit. Je sais… ça n’est pas une raison mais… j’ai une trousse de secours : ne bougez pas. Je vais la chercher et vous soigner.
Anita secoua la tête en signe de dénégation, tenta de se relever mais déjà, Marius revenait avec une boîte débordante de gazes et de pommades. À cette vue, la jeune femme se mit à rire aux éclats.
- — Hé bien, dois-je comprendre que renverser une femme sur la route vous arrive souvent?
Pauvert rougit mais ne se démonta pas. Tout en désinfectant les paumes écorchées d’Anita, il risqua une explication:
- — Ce n’est pas mon genre, rassurez-vous ! Mais il se trouve que j’ai une mère particulièrement prévoyante. Et comme je suis inspecteur, lors de missions dangereuses, il peut se produire des blessures plus ou moins graves. Cette boîte m’est donc fort utile.
- — Vous êtes de la police ?
- — Oui, mademoiselle.
- — Sapristi ! Alors vous venez à Saint-Amant pour résoudre le meurtre de Marie la Tourette ?
- — Non… pas vraiment… cette affaire regarde la gendarmerie locale. Je ne pourrais leur être d’une grande utilité. Hormis si l’enquête venait à m’être confiée.
- — Alors, dans ce cas, que venez-vous donc faire chez nous ?
- — C’est une mission délicate dont je ne peux vous entretenir.
- — Eh bien…que de mystères !
Pauvert sourit tout en terminant de panser le genou d’Anita.
- — Je suis là pour les résoudre. Du moins tenter d’éclaircir des choses inexplicables.
- — Et ça vous plait ?
- — Assez. Surtout quand je rencontre sur ma route une jolie fille en détresse !
- — Hummm… en détresse par votre faute ! Mais bon, je ne dirai rien puisque vous avez eu l’extrême gentillesse de vous arrêter et de me soigner.
L’inspecteur se mit à rire à cette remarque et ses yeux bleus pétillèrent de malice:
- — Ai-je donc ainsi obtenu votre pardon ?
- — Vous l’avez. Mais il faudra me conduire jusqu’au village dans votre auto. Ma roue de bicyclette est voilée et je serai en retard à la blanchisserie si je continue à pied.
- — C’est entendu. De toute façon, je vous aurais proposé mon aide. En échange pourriez-vous me donner un renseignement ?
- — Dites toujours…
- — J’aimerais savoir où demeure Melle Dupuy.
- — Claire ? Mais que lui voulez-vous ?
- — Rien de grave. Juste entretenir son fiancé qui loge chez elle.
La nouvelle fit l’effet d’une bombe sur la jeune fille. Sa bouche s’arrondit d’étonnement.
- — Vous pourriez répéter ?
- — Je veux entretenir son fiancé qui…
- — Mais Claire n’est pas… comment pourrait-elle être fiancée ? Et pourquoi vouloir rencontrer cet homme ?
Il s’est passé quelque chose à Brioude n’est-ce pas ? Quelque chose de grave qui vous inquiète ! Est-ce que cet homme a déshonoré Claire ? Est-ce pour ça qu’il lui est fiancé ? Est-ce sur lui que vous faites une enquête ?
Pauvert, désarçonné par ce flot soudain de questions interrogea à son tour:
- — Mais voyons, mademoiselle…comment pouvez-vous penser de telles horreurs?
- — Oh je sais je ne devrais pas…mais comprenez…Claire est ma meilleure amie depuis l’école communale. Alors j’espère que rien de fâcheux ne lui est arrivé. Parce que c’est moi qui lui ai dit d’accepter d’aller au bal avec le luthier, que c’était un homme bien et qu’il l’aimait. Mais c’était juste une première impression. Je ne connais guère ce monsieur qui ne vit au village que depuis trois mois. Simplement, j’ai cru comprendre qu’il était vraiment amoureux de Claire et je me suis dit que ce serait dommage qu’elle renonce à lui. Alors si… si un malheur est arrivé parce que j’aurais été trop naïve… je m’en voudrais beaucoup. Dites-moi que je n’ai pas provoqué une catastrophe…
Marius sourit, tapota l’épaule de la jeune fille et lui tendit les mains pour l’aider à se relever. Puis il chercha une réponse adaptée à son interlocutrice sans qu’il ait à dévoiler le but réel de sa venue :
- — Le fiancé de Melle Dupuy semble fort respectable et aimable. J’ai eu d’excellents rapports sur lui tant sur sa probité que son savoir-faire en matière de lutherie. Il est je crois profondément et sincèrement épris de votre amie. C’est pourquoi il a profité du 14 juillet pour se fiancer à elle. Cependant… j’ai besoin de lui demander quelques précisions pour l’enquête que je mène. Il a été témoin involontaire dans cette affaire et je me dois, comme tout bon policier, de l’interroger à ce sujet. Il m’avait dit qu’il logerait quelque temps près de sa fiancée. C’est pourquoi je vous demande où elle réside.
Anita poussa un soupir de soulagement.
- — Donc tout va bien ! Merci mon Dieu ! Jamais je n’aurais pu me pardonner s’il était arrivé malheur à mon amie. C’est vrai que se rendre chez Claire est un peu compliqué. Il faut d’abord vous rendre à Saint-Amant. Ensuite prendre la direction de Bertignat et puis…mais j’y pense, Claire doit venir ce matin vendre ses produits au marché. Vous pourrez lui demander la route vous-même. Elle vous guidera jusque chez elle.
- — C’est une idée judicieuse !
Et prenant la bicyclette d’une main et lui offrant son bras de l’autre l’inspecteur ajouta :
- — Venez à présent que je vous raccompagne. Je m’en voudrais, en plus de vous avoir blessée, de vous faire renvoyer de votre travail.
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A la ferme, les agents Cabet et Charpin aidaient Claire à charger ses produits dans la charrette. La jeune fille s’affairait à rassembler fromages, panier d’oeufs frais, fines herbes en bouquets et enfermait dans un épais papier le beurre qu’elle avait préparé au cellier, lorsqu’elle aperçut Louis, absorbé dans la lecture d’un gros livre posé sur la table de la cuisine. Inquiète en même temps qu’agacée, elle l’interpella :
- — Louis, dépêchez-vous, nous allons être en retard !
- — J’arrive…
- — Que faites-vous donc ? Vous n’avez même pas touché à votre café.
- — Un peu de lecture…
- — Encore ce grimoire ? Mais à quoi peut-il bien vous servir à présent ? Vous êtes guéri et…
- — Et le sorcier noir est toujours dans la nature, potentiellement dangereux. Je n’ai pas envie qu’il nous tue, comprenez-vous ? Et je ne veux plus qu’il vous approche : alors je m’instruis sur la meilleure façon d’en finir avec lui.
Claire considéra le luthier avec émotion. Elle était touchée de cette attention mais aussi effrayée par la colère qu’elle lisait sur le visage de son fiancé : elle sentait Louis épris de vengeance contre leur agresseur et elle craignait que le grimoire retrouvé ne l’entraîne dans une folie. Aussi, elle tenta de le rassurer.
- — Vous ne devriez pas vous tourmenter ainsi : je ne crains plus rien puisque nous avons deux policiers avec nous. Et l’enquête de Mr Pauvert va lui faire peur. Il n’osera plus se montrer.
- — Ça, j’en suis beaucoup moins sûr que vous. Notre fâcheux est loin de se laisser décourager facilement. Ma présence ne l’a pas dissuadé de s’en prendre à vous. Et il n’a pas hésité à empoisonner un pauvre garçon et à me poignarder pour vous enlever. Il tentera à nouveau quelque chose j’en suis persuadé et je ne veux pas rester les bras croisés à attendre qu’il vous viole ou qu’il nous tue.
- — Mais comment y parviendrait-il ? Puisque vous allez vivre ici désormais et que nous allons nous marier…
- — Avec la magie noire, tout est possible, mon amour. Ce garçon est trop épris de vous pour ne pas chercher à vous reprendre. Et ça je ne le permettrai pas.
Claire soupira. Elle considéra un moment l’épais volume que consultait Louis, puis elle objecta :
- — Je ne suis pas certaine qu’employer des sortilèges nous protégera du comte Desgrange. N’oubliez pas que nos parents sont morts à cause de la magie. Celle que ma mère et Marie ont employée ne les a pas non plus protégées du pire…
- — Peut-être mais au moins grâce à la bonne magie, elles ont lutté et gagné quelques batailles. Et elles ont empêché que Saint-Amant ne tombe complètement sous l’emprise de la magie noire.
- — Qu’en savons-nous exactement? Tout ce qu’il nous reste, ce sont des grimoires, des lettres, des cahiers avec des remèdes, des pierres…Personne ne pourra plus témoigner de ce qui s’est réellement passé.
- — C’est justement pour cela qu’il faut nous battre. Nous avons entre nos mains leurs outils et leur bénédiction pour vaincre ces malédictions. Et nous ne pouvons pas laisser le mal continuer d’anéantir ce village, tuer nos amis et nos familles sans réagir. Nous savons aussi que Desgrange a besoin de vous pour réussir son plan d’anéantissement. Parce que vous êtes la dernière représentante de la magie blanche et parce qu’il est fou amoureux de vous. Mais ce qu’il ignore encore, c’est que votre mère m’a légué ses pouvoirs magiques et que nous avons été promis l’un à l’autre depuis notre enfance. Ce qui veut dire que je peux faire échec à ses plans de destruction.
- — Mais comment ? Olivier doit avoir une pratique de la magie bien supérieure à la vôtre et des pouvoirs bien plus développés. Il vous tuera dès que vous ferez un rituel contre lui.
- — Non…si cela avait été possible, il aurait réussi à me tuer au bal. Or malgré son adresse et sa ruse, il n’a fait que me blesser superficiellement. Claire, je suis sûr que je peux le contrer. Le livre de votre mère me l’indique et Marie me l’avait dit elle aussi. Il faut que j’essaie…
- — Au risque que de vous perdre et de nous faire tuer ? Je vous en prie Louis, si vous m’aimez… renoncez à la magie. Elle a fait déjà trop de mal dans nos familles pour que l’on continue d’en faire usage. Et je ne veux pas qu’elle vous entraîne dans un combat sans merci.
- — Mon amour, tôt ou tard, je devrai affronter notre ennemi. Et je préfère que ce soit les armes à la mains plutôt que soumis au bon vouloir d’un sorcier maléfique. Je vous en prie… faites-moi confiance ! Je vous promets que je ne ferai rien qui puisse mettre nos vies en danger.
Claire n’eut pas le temps de lui répondre. Un bruit sourd suivi d’une galopade l’avertit que Domino s’était dételé de la charrette.
La jeune fille sortit de la maison en hâte avant que l’âne n’enjambe la murette qui séparait la cour du jardin. Agitant un bouquet d’ herbes fraîches, elle força l’animal à reculer, puis le saisissant par son licol, le guida vers la cour. Les deux policiers attendaient près de la voiture, et l’un deux s’avança l’air penaud:
- — Je suis désolée, mademoiselle. Il y a trop longtemps que je n’avais plus attelé.
- — Ça ne fait rien monsieur Charpin. Il n’y a eu aucun dégât. Les fromages ont juste glissé de leur caisse. Aidez-moi à relever la charrette s’il vous plait. Heureusement que je n’avais pas encore porté le panier des oeufs et le beurre…
Le policier aidé de son collègue s’exécuta et ils eurent tôt fait de remplir à nouveau la voiture.
- — Cabet, tu descends avec Melle Dupuy, moi je prends l’automobile pour aller au village avec messieurs Bergheaud et Bideau.
- — Hein ? Ah non, moi je ne redescends pas à Saint-Amant s’affola le vieil homme. Pas envie que cette cinglée de Marthe s’en prenne à moi.
- — Il faut pourtant que vous alliez témoigner, Mr Bideau. Et puis vous ne serez pas seul. Je viendrai avec vous et je suis sûr que votre ami luthier voudra vous accompagner à la gendarmerie.
- — Bien sûr ! Vous pouvez compter sur moi, approuva Louis qui fermait la maison à clé. Et j’en profiterai pour passer prendre quelques affaires à l’atelier et récupérer les vôtres à l’hospice. Si vous voulez vivre ici avec nous, il va vous falloir du linge.
Le vieil homme grimaça. Il ressentait une angoisse sourde qui le paralysait. Nerveusement, il tapait la pointe de sa canne ferrée sur le seuil de la ferme sans se décider à avancer. Et il fixait le sol avec une expression de terreur telle que Claire vint entourer maternellement ses épaules et lui prit sa main qui tremblait dans la sienne:
- — Je sais ce que vous éprouvez… j’ai ressenti la même chose… mais faites la démarche, sinon vous aurez encore plus peur et jamais le crime qui a coûté la vie à Marie ne pourra être résolu.
Bideau soupira, fixa la jeune fille avec des yeux remplis de larmes, secoua la tête en reniflant bruyamment avant de hausser les épaules:
- — D’accord, je vais aller témoigner à la gendarmerie mais faudrait pas que Marthe s’en prenne à vous…
- — Avec le grimoire que vous nous avez apporté pour nous défendre, je pense qu’il lui faudra réfléchir à deux fois, répondit le luthier. Et puis maintenant, la maison est protégée.
- — Protégée ?
- — Eh oui ! Vous savez, les améthystes et l’oeil de tigre qui ont cogné la porte hier soir, je les ai retrouvés au quatre coins de la maison pour que ni la sorcière ni son élève ne puissent pénétrer ici. Avant qu’ils arrivent à nous atteindre, ils se casseront les dents et l’esprit sur des sortilèges.
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La charrette allait entrer dans Saint-Amant lorsque Cabet stoppa Domino et donna ses dernières recommandations à Claire:
- — Si les gens nous interrogent, nous leur répondrons que je suis votre cousin Henri du Puy en Velay. Je vous aide momentanément à la ferme avant votre mariage avec Mr Bergheaud.
- — Avec Mr Lafargue ! Louis a pris cette fausse identité pour s’installer au village et il ne veut pas que les habitants sachent trop tôt qui il est.
- — Ah oui ? Et pourquoi ça ?
- — Je…ce n’est pas à moi de vous le dire. Ce ne serait pas honnête vis-à-vis de mon fiancé.
- — L’inspecteur Pauvert est-il au courant ?
- — Je n’en sais rien. Je pensais que oui…
- — Mais vous n’en êtes pas sûre ? C’est très grave s’il n’a rien dit à l’inspecteur. Cela pourrait rendre caduque toute notre enquête et faire de son témoignage un faux.
- — Ce n’était pas son intention. Seulement… il ne pouvait pas vivre ici sous son véritable nom.
- — Et pourquoi ? Il a commis un crime dans le passé ? Sa famille a-t-elle volé ou escroqué des gens ?
- — Non… rien de tout cela. Sinon je n’aurais pas accepté sa demande en mariage. Mais à Saint-Amant, ce n’est pas comme à Brioude. La moindre dispute familiale est montée en épingle et les commérages vont bon train pour colporter les pires choses… Sans compter que… ma mère et son père étaient amants. Alors… imaginez si les gens apprenaient qui il est, ce serait terrible pour moi et je ne pourrais plus rien vendre ni même l’épouser. Cela a été suffisamment difficile quand mon père s’est pendu… alors… s’il vous plait, ne révélez pas le vrai nom de Louis !
Cabet observa avec émotion le visage suppliant de la jeune fille. Elle paraissait vraiment inquiète et il n’eut pas le coeur de la peiner davantage. Il tordit sa moustache du bout des doigts, fronça les sourcils et se promit d’en parler à Pauvert sans pour autant révéler publiquement ce qu’il venait d’apprendre avant que de répondre:
- — Vous ne me facilitez pas les choses, mais soit, cette confidence restera entre nous. Par contre, je vous conseille de persuader Mr Bergheaud de parler rapidement à l’inspecteur. Sinon, il pourrait s’exposer à des poursuites pour faux témoignage. Et je ne pourrai pas le protéger.
- — Je vous le promets, monsieur ! Merci.
- — Appelez-moi donc Henri, ce sera un bon début. Et maintenant, reprenez-vous, hein ?! Il ne faut pas que les gens puissent soupçonner quoi que ce soit sur ma présence ici. Je vais vous aider à la vente ce matin et puis nous rejoindrons mon collègue et votre fiancé chez le notaire et le maire. Il faut que nous ayons l’air d’une vraie famille, unie et heureuse.
- — Et pour Mr Charpin?
- — Nous dirons que c’est mon beau-frère…vous vous souviendrez ?
- — Je vais essayer.
Cabet sourit et tapota amicalement le bras de Claire:
- — Allez, respirez un bon coup et ne pensez plus qu’à vos clients. Nous allons faire de la bonne ouvrage, vous verrez ! Je suis sûr que nous vendrons toute votre production. Autrefois j’aidais mon grand-père à la halle au blé d’Issoire et ma foi, il n’a jamais eu qu’à s’en féliciter.