Après avoir tenté de violer Claire Dupuy, Olivier Desgrange s’est caché dans une ancienne mine et, pour qu’on le croie mort, a fait brûler sa voiture dans laquelle il a mis le corps calciné du jeune avocat Marc Audebert qu’il venait d’assassiner. Grâce à des rituels de magie noire, il veut toujours posséder Claire mais il constate l’échec de ses sortilèges car elle est protégée par son fiancé le luthier Louis Bergheaud, initié en magie blanche, la bonne magie. Claire, qu’un policier accompagne, va vendre les produits de sa ferme au marché de Saint-Amant.
Mariette venait de descendre de voiture et regardait sa maîtresse se diriger vers la gendarmerie. En dépit d’un maquillage parfait, Lucie Desgrange faisait peine à voir. Ses yeux malgré onguents et nuage de poudre étaient rougis à force d’avoir pleuré et le pli amer qui donnait habituellement à son sourire un air désenchanté s’était crispé en rictus. Avec son sac serré contre elle, sa robe grise et ses perles, juchée sur des escarpins qui la faisaient buter régulièrement sur les pavés, la comtesse semblait une naufragée qui tente désespérément de faire face à la tempête.
La femme de charge la contempla un moment avant qu’elle tourne au coin de la rue puis, avec un soupir, se dirigea lentement vers la place où elle faisait son marché chaque semaine. Une agitation inhabituelle régnait près de la fontaine où un attroupement s’était formé. On riait, on se poussait pour voir, on applaudissait. Et lorsqu’elle arriva à la hauteur d’un premier groupe de Savinoises, elle comprit vite les raisons de ce tintamarre :
- — Ma foi, ma chère Nicole, je n’aurais jamais pensé que la petite Dupuy ait un tel cousin. Quel enjôleur ce moustachu ! Et quel vendeur ! Avec ses compliments, il m’aurait fait acheter tout son étal !
- — L’homme est un filou mais il est tellement séduisant… Ce coquin sait y faire pour flatter la clientèle féminine tout en vendant au prix fort. Je me suis décidée finalement sur ses conseils pour trois fromages frais, un pot de miel et une douzaine d’œufs. Je m’en veux d’avoir dépensé autant, mais comme nous devons recevoir la tante de mon mari la semaine prochaine, je me dis que cela sera vite mangé. Et puis, même si je répugne toujours à lui acheter quelque chose, je dois reconnaître que les articles de la petite Dupuy sont délicieux. Je le disais encore à Thomas la semaine dernière, que nous n’avions jamais eu avant elle des produits de cette qualité. Il faut croire que le malheur lui a profité finalement.
- — Le malheur, le malheur… il semble bien loin aujourd’hui. N’avez-vous pas remarqué l’anneau d’or à son annulaire ? La petite s’est fiancée récemment, c’est une certitude. Et à quelqu’un de riche. Vous avez vu ces brillants sur la bague ?
- — Peut-être a-t-elle reçu un héritage d’un vieil oncle dont elle ignorait l’existence ?
- — Allons allons, ne dites pas de bêtises, Claudine ! Vous savez bien qu’elle n’avait de famille que quelques cousins après la mort de ses parents. Sa mère comme son père étaient enfants uniques… Et heureusement d’ailleurs. Quand on voit le mauvais œil qu’ils ont apporté ici…
- — Vous êtes dure, Amélie. Son père n’était pas franchement sympathique mais sa mère était une brave femme qui ne ménageait pas sa peine pour soigner tous ceux qui lui demandaient assistance.
- — C’était une traînée, oui ! Qu’avait-elle à tourner la tête de Bertrand Bergheaud ? Elle n’avait pas assez de son mari à contenter ? S’il était un peu bourru, Albin Dupuy était plutôt brave homme et fidèle et attentionné. Mais elle, elle croyait sans doute que sa beauté lui donnait des droits pour voler le cœur d’un autre. Enfin, Dieu merci, ce n’est pas un héritage qu’elle a légué à sa fille.
- — Je n’en serais pas persuadée… Peut-être que ce fameux cousin est son futur époux ?
- — Impossible voyons, il est trop vieux pour elle et de plus il porte une alliance !
- — Et alors ? Si la petite est aussi délurée que sa mère, ça n’a pas dû la gêner.
- — Vous n’y entendez rien du tout. Je suis sûre qu’elle a choisi un homme selon son cœur. C’est une jeune fille timide et réservée qui a su émouvoir un garçon honnête.
- — Mais qui ? Elle vit retirée dans sa ferme depuis des années et elle doit plus fréquenter les oiseaux et ses vaches que les hommes. Elle ne vient jamais à aucune de nos fêtes.
- — Et elle ne vient pas non plus à l’église ni aux réunions de patronage. Comment ferait-elle des rencontres ?
- — Elle vend régulièrement des produits à Ambert et à Brioude. Alors peut-être qu’elle a rencontré son futur mari là-bas. Ou peut-être va-t-elle épouser le jeune métayer qui vient depuis deux ans faire la fenaison sur ses terres ?
- — Moi, je crois plutôt que la jolie Claire va épouser le châtelain et vous savez pourquoi ? Parce que la bague que porte la petite est trop belle pour être un cadeau de paysan.
- — Le comte Desgrange serait son fiancé ? Mais vous êtes folle, Louise… jamais il ne s’intéresserait à une petite paysanne.
- — Que vous pensez… Moi je sais de source sûre que le père Dupuy avait surpris le jeune comte en train d’embrasser sa fille il y a quelques années. Et maintenant que le bel Olivier a terminé ses études… peut-être s’est-il déclaré ? Après tout, Claire n’a besoin d’aucune autorisation puisqu’elle est émancipée.
- — Et la comtesse ? Vous croyez qu’elle laisserait son fils faire une pareille mésalliance ? Moi je ne pense pas qu’elle donnerait son consentement. Ce serait terrible pour sa famille… Non, croyez m’en, mesdames, je ne vois pas un tel mariage se nouer. Et puis Marie Vialatte nous en aurait parlé, n’est-ce pas ? conclut la dénommée Nicole en inclinant la tête d’un air complice du côté de la femme de charge qui s’avançait dans leur direction.
Toutes les dames se tournèrent d’un seul mouvement vers la vieille domestique mais celle-ci répliqua d’un air pincé :
- — Je ne vous dois aucune confidence, Madame Duclos. La vie privée du comte et de sa mère ne concerne qu’eux. Et ils savent que je n’irai jamais colporter de rumeur à leur sujet. Alors vous feriez mieux de retourner à vos fourneaux au lieu de médire de personnes honorables. Et si vraiment vous souhaitez apprendre qui est le fiancé de cette petite peste, interrogez-la. Ou mieux interrogez son cousin. À écouter le récit énamouré de Claudine Imbert à son sujet, il me semble disposé à toutes les folies.
L’interpellée haussa les épaules et objecta :
- — Vous pensez bien que nous crevions d’envie de lui poser la question mais nous n’avons pas osé. La petite n’est guère causante, comme à son habitude. Et cet homme, il est si… si extravagant et si… Enfin ce n’est guère poli d’interroger un étranger sur la vie de sa cousine.
- — Courageuses mais pas téméraires ! Si ce n’est que cela, j’interrogerai le monsieur. Et nous aurons une réponse.
Et, avec une moue méprisante, Marie Vialatte s’éloigna du groupe. Intérieurement, elle fulminait contre ces vieilles femmes à l’affût du moindre potin mais elle n’était pas moins impatiente de savoir qui Claire allait épouser. Était-ce le luthier, comme le pressentait son jeune maître ? Ou un autre ?
En arrivant à la hauteur de l’étal de Claire Dupuy, elle retint son souffle. Le fameux cousin qui accompagnait la jeune fille occupée à servir quelques habitués avait les yeux fixés sur elle et la contemplait avec malice. Gênée par ce regard insistant, Mariette tourna les talons puis finalement revint sur ses pas. L’homme se mit à rire et observa :
- — Vous savez, je ne mange pas les dames ! Alors n’hésitez pas à me dire ce qui vous ferait plaisir. Je m’efforcerai de vous donner satisfaction. En tout bien tout honneur, s’entend, ajouta-t-il d’un air gourmand.
- — Je… bredouilla Mariette embarrassée, totalement désarçonnée par le ton désinvolte du vendeur.
- — Vous aimeriez quoi ? insista Cabet, les poings sur les hanches.
- — Eh bien… une livre de beurre, lâcha Mariette piteusement. Et du thym frais.
- — Aaaaaaah, je me disais aussi que la fraîcheur d’une belle motte dorée vous séduirait. Vous l’avez déjà goûté ce beurre ? Un délice, n’est-ce pas ? Seul sur un peu de pain doré ou avec une pointe de miel ou de confiture… Et une bonne tenue à la cuisson par dessus le marché !
- — Je suis au courant. Je prends régulièrement du beurre à Mademoiselle Dupuy. Mais j’ignorais qu’elle avait besoin de sa famille pour l’aider dans les marchés à présent.
- — Ohhhhhhh alors vous êtes une de ses clientes régulières ? Quelle joie ! Je ne suis que de passage chez elle. Je suis son cousin Henri, du Puy-en-Velay. Je suis venu la féliciter lorsqu’elle m’a annoncé il y a environ une semaine son prochain mariage. Vous savez ce que c’est que les préparatifs d’une noce, l’effervescence et le tracas qui accompagnent cet évènement ! Ma femme m’a dit que jamais Claire ne pourrait s’en sortir toute seule alors elle m’a demandé de veiller quelques semaines sur ma cousine en attendant qu’elle soit mariée.
- — C’est une attention on ne peut plus louable. Mais sans vouloir être indiscrète, qui donc mademoiselle votre cousine épouse-t-elle ? Elle semblait plutôt solitaire ces dernières années et elle ne se mêle jamais à aucune des fêtes ni réunions paroissiales. Aussi je m’étonne d’un mariage aussi rapide en la circonstance…
- — Ma cousine est en effet une jeune femme aussi sage que prudente. Mais c’était sans compter sur son charme naturel qui a enflammé le cœur d’un de vos concitoyens : un homme excellent, artisan au village depuis peu et surtout grand luthier parisien. J’étais très surpris de cette union mais tout à fait convaincu lorsque Claire m’a présenté son fiancé. L’homme est honnête, droit, riche et très attentionné, ce qui ne gâte rien. Évidemment, il aurait mieux valu un mari fermier mais Claire est tellement indépendante ! L’essentiel est qu’elle se sente heureuse auprès de cet homme et c’est manifestement le cas. N’est-ce pas, ma cousine ?
Claire sursauta à l’interpellation. La jeune fille se tourna vers Cabet en fronçant les sourcils. Pourquoi avait-il révélé son prochain mariage à l’intendante du château ? Elle crut bon d’interrompre l’indélicatesse. Et fixant les doigts graisseux de son protecteur, qui tenait encore la motte qu’il s’apprêtait à découper, elle sourit malicieusement :
- — Cousin, je vous remercie de vos compliments enthousiastes, mais je crains que le beurre frais ne les supporte guère…
L’agent lui rendit son sourire, bardé d’un clin d’œil et s’empressa de servir sa cliente :
- — C’est vrai, c’est vrai, où avais-je la tête ? Tenez, chère madame, dit-il en tendant onctueusement son beurre bien emballé à la femme de charge. Avec le bouquet de thym et celui de basilic que la maison vous offre, cela vous fera 2 francs 50.
Mariette hocha la tête, choisit parmi les bottes d’herbes fines les plus grosses et les plus odorantes et les déposa auprès du beurre dans son panier avant de régler son achat. Claire ferma les yeux de soulagement. Mais, ne voulant pas repartir sans une remarque acerbe, la vieille femme conclut d’un ton mielleux :
- — J’espère au moins que ce bonheur conjugal ne perturbera pas la qualité de vos productions. Ce serait très fâcheux pour votre toute nouvelle et fragile bonne réputation.
Claire, soufflée par la brutalité de l’attaque, ne trouva pas le courage de répondre. Même si la femme de charge du château ne l’avait jamais beaucoup appréciée, elle n’avait encore jamais usé de méchanceté à son égard. Ce fut Henri Cabet, aiguillonné par la remarque de Mariette, qui trouva l’énergie de lui répliquer, avec une candeur pleine de rosserie :
- — Que madame est gracieuse de se préoccuper de ta réputation, ma cousine ! Avec un chaperon aussi maternellement attentif toutes ces années, je ne m’étonne plus de ta réussite. Un tel exemple de gentillesse, forcément, cela n’a pu que t’aider à donner le meilleur de toi-même… Madame, veuillez me faire l’insigne honneur de me laisser vous baiser le bout des doigts, en signe de ma profonde et éternelle reconnaissance.
Et sans laisser le temps d’un volte-face à Mariette, il s’empara de la main libre de la vieille dame, la porta à ses lèvres dans un geste théâtral avant d’attirer brutalement la domestique contre l’étal. Mais cette dernière, surprise par le geste, buta sur les pavés et, déséquilibrée par le poids de son panier plein, avança son visage qui heurta de plein fouet une botte d’orties que Claire vendait pour soigner les maux de gorge. La femme de charge hurla de douleur avant de se dégager vivement sous les rires et les quolibets de Savinois que la scène amusait autant qu’un montreur d’ours un jour de foire.
- — Ciel, comme je suis maladroit ! clama Cabet à la cantonade. Mille pardons, gente dame ! Mais l’enthousiasme et la reconnaissance où je suis m’interdisaient la tiédeur.
La femme de charge le foudroya du regard, haussa les épaules et lui tourna hostilement le dos sans autre forme de salut avant de s’éloigner promptement. Un immense fou rire explosa alors autour d’elle, intensifié par sa fuite, aussi rapide que celle d’une pie voleuse.
- — Avec ces caresses d’orties, vous allez nous la cuire avant l’heure du déjeuner, la Marie Vialatte ! s’exclama le boucher, pas mécontent de lancer une bonne blague.
- — Pour sûr, mais ça n’attendrira pas pour autant la viande, renchérit son commis d’un air sentencieux. Parce que, si c’est dans les vieux pots qu’on trempe la meilleure soupe, faut jamais y ajouter de la vieille carne ! Comme me disait ma sainte mère, ça fait toujours tourner le bouillon.
Cabet éclata d’un rire sonore et adressa au jeune homme un clin d’œil de sympathie avant de se tourner vers Claire, consternée, blanche jusqu’aux lèvres, anticipant déjà une représaille cinglante sur ses ventes :
- — Allons allons, ma cousine, ne soyez pas si bouleversée ! Ne voyez-vous pas que les habitants ne sont pas dupes de la méchanceté dont une fâcheuse vous gratifie ? Des clientes aussi désagréables ne méritent ni larmes, ni terreur, ni confusion, croyez-moi.
- — Mais vous ne comprenez pas qu’elle peut persuader sa patronne la comtesse de cesser ses commandes et celles de ses amies ? Vous venez de me faire perdre ma plus grosse cliente ! Ou du moins celle dont les achats réguliers me garantissent les deux tiers de mes gains sur trois marchés.
Le policier frémit :
- — Cette femme serait-elle une domestique du château Desgrange ?
- — Bien sûr, c’est la femme de charge.
- — Ciel ! Quelle poisse ! Mais baste, elle méritait une correction à la hauteur de son insulte et salir ainsi votre travail, c’est tout bonnement indigne ! N’est-ce pas, vous autres ?
Les plus proches voisins d’étal opinèrent du bonnet et la boulangère qui apportait une fournée de brioches encore toutes chaudes risqua malicieusement :
- — Sûr que madame Vialatte n’aura pas fait dans la dentelle et méritait une punition ! Mais elle a quelques raisons à ses aigreurs : veuve sans enfant, au service depuis près de trente ans de la plus capricieuse comtesse et de son diable de fils, tout ça n’a pas adouci son caractère.
- — Tu oublies, Violette, de parler à Monsieur de son amitié avec… enfin… tu sais bien qui ! souligna Marcelline la bouquetière en baissant la voix d’un ton de confidence.
La boulangère soupira :
- — C’est vrai que Mariette s’est aussi entichée de notre sorcière locale, une vieille fille tout ce qu’il y a de plus aigri et ronchon. Une vraie ligue de vertu à elle toute seule mais aussi une vraie langue de vipère.
- — Généralement, ces deux aspects cohabitent sans problème dans une même personne, approuva Cabet. Et alors, cette sorcière aurait-elle transmis ses dons les plus noirs à cette brave dame ?
- — Pensez-vous ! Mais Marthe Rougier a su lui tourner l’esprit comme le vent fait tourner les girouettes. Dans le sens où il souffle. Alors comprenez bien que Mariette a appris comme ses mentors la menace et le mépris. Et qu’elle se vengera sur votre cousine dès qu’elle en aura l’occasion.
Et s’adressant à Claire, elle ajouta avec gentillesse :
- — Mademoiselle, si vous acceptez mon conseil, avant même qu’elle tente quoi que ce soit, parlez de cet incident à votre fiancé. Monsieur Lafargue vous défendra publiquement car en trois mois de séjour ici, il n’a jamais eu peur de lui dire son fait, ni à elle, ni à la vieille Rougier ni à qui que ce soit qui le traînait dans la boue. Je suis sûre qu’il saura rassurer les bourgeoises d’Ambert et vous garder leur clientèle. Et avec monsieur votre cousin pour protecteur supplémentaire, et nous autres en soutien si nécessaire, vous n’aurez pas à craindre de manquer d’acheteurs.
La jeune fille, émue, tendit la main à la femme Nallet :
- — Je vous remercie de votre gentillesse, madame ! Mais je ne voudrais pas que ce soutien soit cause de désagréments pour vous…
- — Pensez donc ! De toute manière, ces vieilles biques ont besoin de mon pain et je ne suis plus à une mauvaise réputation près. Les commères en ont tellement dit sur moi que je me sens toujours sous leurs regards aussi sale que si j’étais tombée dans un tombereau de fumier. Alors, perdue pour perdue… Je ne gagnerai certes rien de concret à votre défense, mais du moins je n’aurai pas vendu mon âme. Ce qui est finalement largement plus essentiel.
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Au même instant, dans les locaux de la gendarmerie de Saint-Amant, l’inspecteur Pauvert examinait seul le cadavre que l’on avait sorti expressément de la glacière. Les orbites défoncées, la bouche tordue, rendue grimaçante sous la pression des flammes, le crâne mis à nu laissant voir quelques touffes de cheveux calcinés, l’homme trouvé dans la Delage incendiée était méconnaissable. Marius lui reconnaissait la taille, les vêtements et même la chevalière dont son annulaire droit était paré mais quelque chose clochait, qu’il ne parvenait pas à définir clairement.
Perplexe, il tournait comme le rapace autour d’une proie, se remémorant les attitudes, les expressions et comparant de mémoire la stature du cadavre à celle qu’il donnait au sorcier, prélevant des débris de bois et d’acier sur le velours du pantalon, lorsque Bardiau fit irruption dans la pièce :
- — Inspecteur, il y a là un monsieur Charpin qui souhaite vous parler. Puis-je le faire entrer ? Il dit qu’il vous connaît et que c’est important.
Pauvert s’immobilisa, fronça les sourcils de contrariété mais acquiesça sans pour autant interrompre son examen. Le gendarme s’effaça pour laisser entrer le visiteur que la vision horrible du cadavre figea d’horreur. Il sortit son mouchoir pour couvrir son nez et, pris de nausées, s’empressa d’aller ouvrir le battant de la fenêtre qui donnait sur la cour :
- — Miladiou monsieur, que vous voilà en charmante compagnie ! Où êtes-vous allé pêcher cette puanteur ? Chez Lucifer lui-même ?
- — Presque, mon bon Alphonse, presque… Et à première vue il s’agirait de l’homme que nous cherchions : le comte Olivier Desgrange.
- — Le sorcier ?
- — Lui-même en chair et en os. Enfin, surtout en os au vu de ce qu’il en reste.
Charpin ouvrit des yeux ronds comme des billes puis reconsidéra le cadavre avec plus d’attention et moins de dégoût. Sous le coup de l’émotion, il en laissa tomber son mouchoir.
- — C’est pas possible qu’il s’agisse de notre affreux !
Marius Pauvert eut un sourire ironique, hocha la tête et fixant le cadavre répondit avec lenteur :
- — Contre toute logique, si… Les gendarmes ont trouvé ce cadavre dans la voiture du comte, avec les habits qu’il portait à Brioude, sa chevalière et même sa montre à gousset marquée à ses armoiries et son étui à cigarettes. Tout ce que j’avais déjà remarqué lorsque je l’avais vu et que j’ai failli l’appréhender.
Le ton de l’inspecteur était si accablé que son agent observa en souriant :
- — Pour autant, vous ne semblez pas convaincu de son identité ?
- — Comment le pourrais-je ? C’est censé être un magicien habile, sournois, fin stratège, pas quelqu’un qui tombe aussi maladroitement dans un ravin et termine son existence criminelle brûlé vif dans sa voiture…
- — Faut pas oublier qu’il fuyait nos services qui étaient lancés à ses trousses !
- — Je n’oublie rien. Mais c’est un accident trop bête pour qu’il soit naturel.
- — Inspecteur, de nuit, sur une petite route de montagne et dans la précipitation où il était… voyons…
- — Je sais Alphonse, je sais. Sauf que toutes ces évidences ne m’expliquent pas la raison de deux traces de pneus différents sur la route au moment du drame.
Ce rebondissement inédit cloua Charpin sur place. Il bredouilla :
- — Quuuuuuuuuuuuoi ? Quuuuuuue que voulez-vous dire ?
Marius soupira, se racla la gorge avant d’avancer ses hypothèses :
- — Je suis monté sur les lieux de l’incendie-accident tout à l’heure avec le dénommé Bardiau, chef de l’escadron d’Ambert. J’ai fait le tour, comparé les distances, la fraîcheur des indices, des passages et j’ai pu remarquer, dans l’herbe qui borde le précipice, des traces étranges. Des pneumatiques de largeur différente, qui me laissent penser qu’au moment des faits, il y avait deux voitures. Donc deux conducteurs. L’un était forcément notre homme mais l’autre… je n’en ai aucune idée.
- — Vous pensez que le sorcier a un complice ?
- — Peut-être.
- — Mais alors ? Le cadavre ne serait pas notre criminel ?
- — Ça je n’en sais encore rien. Ça reste à confirmer. À ce sujet, je dois assister Bardiau à l’audience de la comtesse Desgrange dans une demi-heure. Je verrai si elle reconnaît son sorcier de fils. Pour le moment, il semble que cette dépouille soit bien celle du suspect. Mais ce peut être aussi un cadavre déterré amené par l’autre conducteur, habillé et grimé pour l’occasion, dans le dessein de faire cesser promptement mon enquête. Et je ne parle même pas de la possibilité que ce cadavre soit le complice objectif du sorcier… et sa dernière victime. La deuxième en une seule nuit.
- — Vous voulez dire la troisième, monsieur ! Même si ce n’est pas lui qui a tué la vieille dame de l’hospice, apparemment il est aussi lié à ce crime.
Ce fut au tour de Pauvert de tomber des nues. Il contempla son adjoint d’un air ébahi et demanda :
- — D’où tenez-vous une telle affirmation ? Qui en est l’auteur ?
Charpin satisfait de son petit effet, sourit largement avant de répondre :
- — D’après le témoin, un vieil homme qui nous attendait chez Mademoiselle Dupuy, l’auteur de ce crime serait une certaine Rougier, vieille fille de 75 ans, présidente du comité paroissial, très engagée dans les affaires de la commune et accessoirement sorcière de son état.
- — Tiens donc… Ne serait-elle pas la grande prêtresse de magie noire à Saint-Amant Roche Savine ?
- — À ce qu’il paraît. Ç’aurait même été celle qui aurait formé à la magie le comte Desgrange.
- — Et votre informateur-témoin est ami avec Mademoiselle Dupuy ?
- — Apparemment c’est juste un client de la jeune fille. Il semble être plus proche de Louis Bergheaud. D’ailleurs c’est à lui que le vieil homme a remis les dernières volontés magiques de la vieille dame étranglée qui était aussi sorcière, mais blanche comme la colombe celle-là.
- — Voilà qui ne manque pas de sel… La victime de l’hospice est une sorcière qui confie son testament à Bergheaud ! Je vais finir par croire qu’il me faut me méfier de tout le monde ici. Mais poursuivez…
L’agent lui conta point par point les évènements auxquels il avait assisté. Pauvert l’écoutait attentivement, les sourcils froncés, notait quelques détails sur un calepin et, lorsque Charpin eut fini, poussa un profond soupir avant de conclure sentencieusement :
- — Vous voulez que je vous dise, Alphonse ? Le mystère qui imprègne et relie entre eux tous ces crimes est en train de s’épaissir aussi sûrement qu’une béchamel sur le feu. Va falloir que je réinterroge rapidement notre charmant petit couple, peut-être pas si innocent que l’agneau qui vient de naître… Et il faudra que je touche un mot à Bardiau pour qu’il me laisse enquêter aussi sur la mort de la vieille dame de l’hospice. Ces histoires de sorcières commencent sérieusement à m’échauffer les oreilles. Et dire que ma mère pressentait que le luthier nous cachait quelque chose… Seigneur ! J’aurais bien besoin de ses conseils aujourd’hui pour démêler cette affaire.
Charpin sourit en pensant aux intrigues policières qu’aimait dénouer Madame Pauvert et, vérifiant l’heure à sa montre, se hâta de conclure l’entretien :
- — Je dois retrouver à présent Monsieur Bergheaud avec le témoin, Cabet et la demoiselle chez le notaire de Granval, Maître Boyer. Le luthier veut faire établir un contrat de mariage avant d’aller faire publier les bans à la mairie. Donc je n’ai pas trop le temps de rester. Je n’étais venu ici que pour soutenir le vieux dans sa déposition et j’ai eu la chance, en donnant mon nom, de tomber sur le gendarme Bardiau qui m’a dit que vous étiez ici et que vous me demandiez… Compte tenu de vos projets, rejoignez-nous à la ferme dès que vous le pourrez. Je vais vous noter le chemin. D’ici là, j’aurai averti Henri de vos démarches et nous aurons à l’œil les faits et gestes du luthier et de sa belle.