n° 12957 | Fiche technique | 23840 caractères | 23840 4325 Temps de lecture estimé : 18 mn |
25/10/08 |
Résumé: Avec en mémoire la scène aussi brûlante que débile jouée en compagnie de mon patron dans les combles de l'immeuble, je reprends le chemin du travail en espérant être parée pour la prochaine tuile. | ||||
Critères: #humour #nonérotique #aventure #policier | ||||
Auteur : Anne Grossbahn Envoi mini-message |
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Résumé du chapitre précédent.
Cette fois, je suis fixée : si Hubert Darville se montre soudain plus agréable, c’est parce qu’il n’est qu’un cinglé doublé d’un pervers, qui fantasme sur les blondes pulpeuses dans mon genre, comme me l’avait annoncé ma collègue Cheryl ! Comment reprendre sans arrière-pensée le chemin du travail, après la scène brûlante vécue la veille au soir ?
Vendredi 12 septembre (Première partie).
Après une mauvaise nuit, au cours de laquelle je n’ai pas réussi à dormir plus d’une heure ou deux, j’arrive chez Darville Printing sans le moindre retard, les tripes nouées à l’idée de rencontrer le concierge ou le patron. Aucun des deux n’est toutefois présent dans le hall d’entrée, où je rencontre uniquement Chantal, la réceptionniste. Je ne m’attarde pas, le mieux étant de filer de suite dans mon bureau. Négligeant l’ascenseur, j’emprunte la voie sportive, imaginant abandonner à chaque marche un peu de ma tension nerveuse à défaut d’une partie de mes kilos excédentaires, et me hâte jusqu’au second. Alors que je débouche dans le couloir en soufflant comme une otarie, je croise madame Demarche, qui me jette un regard peu amène en répondant néanmoins à mon bonjour. Je la vois jeter un coup d’œil à sa montre, et me demande si elle ne va pas se coller des torgnoles pour s’assurer que ma ponctualité n’est pas le fruit d’une hallucination passagère.
Je suis la première arrivée dans le bureau, et suis déjà installée à ma table, PC en marche, lorsque François fait son apparition. Il vient me faire la bise, et la monture de ses bésicles me heurte la tempe. J’essaie de déceler si ses yeux bleus de myope ne cachent pas quelque expression malicieuse, mais je n’y vois qu’un semblant d’hébétude. J’ai vraiment atterri dans une maison de fous !
Seul Axel me semble normal. Un homme heureux, sans histoire, au caractère enjoué, et qui me dit bonjour en souriant et en pensant probablement à la prochaine plaisanterie qu’il va tenter de caser dans la conversation. Il parle d’une petite fête qu’il organise chez lui ce week-end, pour l’anniversaire de son épouse, avec barbecue, musique et tout le toutim, et je formule en moi-même le vœu aimable et sincère qu’il cesse de pleuvoir bien avant lundi.
Vers neuf heures quinze, nous nous inquiétons de l’absence de Cheryl. Elle n’est pourtant pas en congé, et semblait en excellente santé la veille. Un quart d’heure plus tard, madame Demarche débarque dans le bureau, et nous demande si nous avons des nouvelles de notre collègue. Nous nous regardons, perplexes. Axel tente un coup de fil chez elle, puis sur son téléphone portable, mais personne ne répond.
Vers dix heures, François suggère que quelqu’un fasse un saut jusqu’à son appartement, puisque c’est à proximité.
Je glisse mon grain de sel.
Je le regarde sortir, puis plonge dans mes papiers. Ce n’est pas grave, me dis-je. Cheryl Lang va sans doute arriver dans cinq minutes, sourire aux lèvres, en s’excusant pour sa panne d’oreiller, ou pour sa batterie de portable complètement déchargée, ou pour avoir omis de nous avertir de sa visite annuelle chez sa gynéco, ou…
Une petite musique interrompt mes pensées. Dans mon sac, mon GSM annonce la réception d’un message, et je sors l’engin pour en prendre connaissance. Le SMS est de Cheryl !
Besoin aide. Parle à personne. Appelle-moi en secret.
Je frémis en lisant ces quelques mots. J’entends la voix de François :
Je me ressaisis.
Je le vois hocher la tête.
Quelques minutes plus tard, je sors du bureau, et vais m’enfermer dans les toilettes. J’appelle aussitôt Cheryl. Sa voix n’est qu’un murmure :
Sa voix n’est qu’un murmure, mais j’entends son souffle oppressé, son débit haché.
Elle coupe la communication. Je reste à m’interroger sur la conduite à tenir. Il faut que je file en douce, mais comment, sans attirer l’attention ? Je me décide pour la méthode fonceuse : je regagne le bureau, prends ma veste et mon sac et jette à François :
Je me retrouve rapidement dans le couloir, et dévale l’escalier plutôt que d’attendre l’ascenseur. Dans le hall d’entrée, je croise Axel.
Juste comme je m’esquive, il me jette :
Je sors en vitesse, prenant à peine garde à sa mine franchement étonnée et aux regards d’incompréhension qu’il échange avec Chantal.
-oOo-
Le Bois des Tourelles est situé à proximité du quartier où je travaille, au milieu de plusieurs zones urbaines, sorte de chancre végétal tentant vilainement de nuire au règne du roi Béton. Malgré les efforts déployés par plusieurs générations d’industriels ambitieux, d’architectes mégalomanes et de politiciens têtus, l’infection résiste, soutenue à coup d’entraves et de procès par toute une racaille d’écologistes bêlants et de gagas de vieux cailloux empêchant qu’on élimine définitivement les restes des quelques tourelles à moitié en ruines disséminées de-ci de-là au sein de l’infâme espace vert.
Tout en conduisant doucement ma voiture sur la petite route qui en fait le tour, je me demande ce que Cheryl Lang a bien pu aller faire là-bas pour avoir besoin de mon aide. Je regarde à gauche et à droite, autant que devant moi et dans mes rétroviseurs, mais nulle trace de ma brune collègue. Que fabrique-t-elle ? Quelle mouche l’a donc piquée ?
J’en suis à ma troisième boucle de sept kilomètres sans rencontrer personne. Il pleut, aucun promeneur ne se hasarde dans le secteur, et les quelques rares automobilistes qui s’aventurent sur la petite route me dépassent rageusement à grand renfort de coups de klaxon. « C’est pas toi qui paie la benzine, Cheryl ! », je marmonne, maussade. Au moment où je me demande si l’Eurasienne ne s’est pas payé ma tête, je la vois qui débouche d’un sentier en faisant de grands signes de la main. J’appuie sur les freins, elle se précipite, ouvre la portière et se jette, mouillée et sale, sur le siège passager.
Je repasse la première et j’embraye en douceur.
Elle semble vraiment énervée, alors je ne discute pas et j’accélère. Je dois quand même préciser que la conduite d’une voiture et moi, ça fait deux, et que je suis plutôt de celles à qui les machos du volant gueulent habituellement, dans leur langage délicieusement courtois : « Et ton permis, connasse, tu l’as eu dans une pochette-surprise ? ». Alors, quatre-vingts kilomètres à l’heure dans une zone cinquante, c’est non seulement largement au-dessus de ce que le code de la route autorise, mais surtout très largement au-delà de mes compétences.
Cheryl se retourne à plusieurs reprises pour regarder à travers la lunette arrière.
Elle s’est encore retournée.
Elle commence à me gonfler, avec ses ordres ! Je n’ai pas l’habitude qu’on me parle sur ce ton, moi !
Elle se couvre le visage de ses deux mains. « Elle va pas se foutre à chialer, quand même ! » pensé-je. C’est à ce moment que je sens un impact à l’arrière de la voiture, avec un bruit qui fait « boum ».
Je ralentis, dans l’intention de m’arrêter.
Je freine à bloc. Je me dis que c’en est trop, et qu’elle exagère avec ses airs supérieurs. Derrière, il y a un choc violent quand l’autre vient nous emboutir. Ma voiture est propulsée vers l’avant, puis s’arrête sur le bas-côté, à deux mètres d’un arbre.
Elle est tellement excitée, et semble avoir si peur que j’obéis et - chose incroyable - trouve instantanément le bouton de verrouillage et pousse dessus. Une seconde et demie plus tard, une grosse patte s’abat sur la poignée de porte et la secoue pour tenter de l’ouvrir. Je vois à travers la vitre le visage grimaçant du concierge de l’immeuble qu’occupe Darville Printing.
Je lance le moteur qui avait calé, remets la première et tente de démarrer. Les roues patinent, et la voiture bouge à peine, alors que Devreux a fait le tour pour secouer la portière du côté du passager.
Cheryl me secoue le bras.
Devreux a lâché la poignée, je le vois qui se baisse pour ramasser quelque chose. Au moment où il balance la pierre et que Cheryl se protège la tête des deux bras, la voiture démarre dans un boucan d’enfer. La vitre vole en un millier de petits éclats, tandis que le gros caillou lancé par le concierge poursuit sa course à l’intérieur de l’habitacle, heurte mon appuie-tête et traverse la vitre arrière gauche. Inutile d’insister : je comprends l’urgence et m’empresse d’écraser le champignon. La vieille Renault bondit de toute la puissance de ses vieux bourrins fatigués, et c’est la première fois de ma jeune existence que j’entends crisser sur l’asphalte les gommes d’une bagnole dont je tiens le volant. J’ai aussi l’impression que c’est la dernière fois, tant le paysage défile rapidement !
Cheryl se retourne.
Je ne ralentis pas pour autant.
Je me rends soudain compte que je suis probablement en train de l’agacer un tout petit peu, alors je fais un effort et je ralentis l’allure. Cheryl se retourne à nouveau, puis me regarde et me lance :
Elle a l’air mal en point. Ses vêtements sont souillés de boue, trempés par la pluie, et ses cheveux lui collent au front.
J’évite une voiture qui vient en sens inverse, et j’entends de féroces coups de klaxon.
Je me mords la langue pour éviter d’être désagréable.
Bon. Elle ne veut pas aller chez elle. Elle est sale et mouillée, avec son blouson, un pantalon de toile brune à larges poches appliquées, et un chemisier beige maculé de boue. Exactement les vêtements qu’elle portait la veille, si ma mémoire ne me trahit pas.
En chemin, je tente de lui poser des questions, mais elle répond évasivement, à coups de « plus tard », « laisse-moi récupérer », ou « je t’expliquerai une fois qu’on sera au calme ». C’est vrai que dans la voiture, c’est loin d’être calme. Ma Renault est devenue un palais du courant d’air, avec entrées d’eau à l’avenant. La note va être salée, et j’envisage de demander à Cheryl si elle compte m’indemniser pour les dégâts, mais j’hésite un peu à aborder immédiatement le sujet, pressentant que le moment est mal choisi pour lui poser la question.
-oOo-
Pauline est déjà partie au boulot, et la cuisine n’est pas trop en désordre. Je démarre un pot de café, espérant qu’il ne sera pas trop infect, ramasse quelques vêtements qui traînent et fais un peu de rangement, pendant que Cheryl se douche. Lorsqu’elle revient, vêtue d’une sortie de bain en tissu éponge, je suis en train de vider les poches de son pantalon.
Un mouchoir de poche et un peu de monnaie atterrissent sur la table, bientôt suivis par deux autres objets qui m’intriguent aussitôt : des clés USB.
Cheryl hoche la tête.
Nous nous asseyons au salon, de chaque côté de l’élément de coin, avec nos genoux qui se touchent presque, et avalons à petites gorgées le liquide brûlant. Cheryl semble vachement inquiète, et je me demande si ce n’est pas à cause de mon café. Il me semble cependant que le moment est venu de tenter de lui arracher quelques confidences, quitte à la menacer d’une seconde tasse.
Elle en profite pour déposer sa tasse encore à moitié pleine. Souffrirait-elle d’un ulcère à l’estomac ?
Elle soupire.
Elle commence à m’agacer, avec ses mystères et ses atermoiements !
Là, je sens que j’ai marqué un point. Elle tend la main vers sa tasse, mais se ravise aussitôt.
Je regarde les deux clés USB.
Elle a décidé de me contrarier.
C’est ce moment que choisit mon portable pour sonner.
Puis, dans le portable :
Elle coupe la communication.
Cheryl est furieuse.
Elle prend une bonne inspiration, sans doute pour se retenir de se jeter sur moi, et je la vois qui serre les poings avant de se renverser dans le fauteuil. J’ai vraiment dû faire le café trop fort.
Je quitte le fauteuil et prends son pantalon, sa chemise et ses sous-vêtements.
Je la regarde, vexée.
Je lui indique la penderie, dans la chambre de Pauline, et je la laisse se débrouiller pendant que je charge la machine avec ses vêtements et un tas de linge, déjà trié et prêt à laver, qui attend dans un panier.
-oOo-
Quand je reviens un peu plus tard, Cheryl est toujours dans la chambre de Pauline. Elle est en slip et en soutien-gorge, et je sens une pointe de jalousie m’assaillir, au moment où elle se tourne vers moi. Elle est belle comme une gravure de mode, et pourrait faire de la pub pour une grande marque de sous-vêtements.
Elle me regarde, étonnée, puis comprend que je plaisante, et enfile les vêtements.
Elle se mordille la lèvre.
Je pense à ma Renault, emboutie à l’arrière, endommagée à l’avant, et avec deux vitres latérales pulvérisées. Les temps ont été durs pour elle.
Je suis contente d’avoir glissé la question dans la conversation, et vois Cheryl qui ouvre la bouche pour répondre, mais à ce moment le carillon de l’entrée se fait entendre.
Je regarde par l’œilleton, au moment où on sonne à nouveau.
Je n’ai pas spécialement envie de me tirer en vitesse, mais je n’ai pas non plus une folle envie de parler à Darville ; et encore moins s’il a des intentions malsaines ! Je l’entends qui cogne à la porte et la secoue pour essayer de l’ouvrir.
On insiste. Des coups résonnent sur le battant.
Je tire le verrou et ouvre d’un coup. Cheryl fonce, au moment où Darville, surpris, s’encadre dans l’ouverture.
Darville s’effondre, sonné. Il essaie de se redresser, mais ne sait apparemment plus où il est, et retombe assis, adossé au mur du couloir.
Elle veut démarrer vers les escaliers, mais à ce moment Devreux, le concierge, surgit en trombe dans le couloir et se précipite vers nous.
Elle fait demi-tour et moi aussi, et on reflue dans l’appartement en essayant de fermer la porte, mais le concierge se précipite et pousse de tout son poids. Je suis projetée contre le mur, et Cheryl Lang part en arrière, trébuche contre un portemanteau sur pied et s’écroule en emportant vestes, parapluies et leur support dans un impressionnant tintamarre.
Deux secondes plus tard, Devreux ricane en braquant vers nous un revolver qui, malgré sa petite taille, n’a pas l’air d’être un jouet, tandis que Darville, en titubant, entre dans l’appartement et referme la porte derrière lui. Cheryl se relève et nous reculons toutes deux vers le living. Nos visiteurs ont beau avoir un drôle de sourire sur les lèvres, je n’ai pas l’impression qu’ils sont là pour rigoler.