n° 13944 | Fiche technique | 45500 caractères | 45500 7571 Temps de lecture estimé : 31 mn |
23/07/10 corrigé 12/06/21 |
Résumé: Récit d'une virée au pays des morts... | ||||
Critères: #sciencefiction fh | ||||
Auteur : Hidden Side |
Épisode précédent | Série : L'abri II Chapitre 03 / 06 | Épisode suivant |
Rappel des faits : Septembre 2016 : survenue brutale du chaos, après une attaque nucléaire de l’Iran sur Tel-Aviv. En quelques heures, une série exponentielle de répliques et contre-répliques fait basculer le monde dans l’apocalypse. Plusieurs têtes nucléaires rayent la région parisienne de la carte, alors qu’Alain Durieux se trouve coincé dans l’abri antiatomique sous la villa familiale. Élodie et Manon – sa femme et sa fille –, en balade au centre commercial au moment de l’attaque, trouvent la mort avec la quasi-totalité des Franciliens.
Après plusieurs mois de survie solitaire, Alain capte un SOS émis par une balise automatique depuis un autre abri, situé à Créteil. Au péril de sa vie, il réussit à sauver Eva Clarinsky, unique survivante d’un groupe de sept personnes piégées sous l’hôpital Albert Chennevier. Terriblement amaigrie après des mois de privations et d’horreur – Piotr, son mari, s’est sacrifié pour elle – Eva parvient à rejoindre l’abri d’Alain, malgré son extrême faiblesse. Elle découvre là une véritable forteresse, conçue pour permettre la survie de cinq personnes durant vingt ans, avec tout le confort moderne. Il y a même un substitut du monde extérieur : la serre hydroponique.
Pour Eva, c’est le temps de la reconstruction. Traumatisée par le sacrifice de son mari, la jeune femme décide de vivre et de se battre en son nom. Au fil des semaines, puis des mois, les deux rescapés – qui ont noué des liens d’amitié de plus en plus forts – s’installent dans une routine où le partage égalitaire des tâches a été impulsé par Eva. Celle-ci redoute pourtant l’inévitable, le moment où Alain va s’intéresser à elle en tant que partenaire potentielle. Et effectivement, ils finissent par échanger un long baiser. La jeune femme est plus troublée qu’elle ne l’aurait cru.
Le lendemain, Eva se réveille dans un abri vide : Alain a profité de son sommeil pour quitter le bunker. Elle finit par trouver un mot d’explication sur la porte du sas, reprogrammé pour l’empêcher de le suivre. Eva doit se résigner à attendre son retour. Alors qu’elle fait des essayages, l’abri est soudain plongé dans le noir. Après un moment de panique, Eva tente de réparer la génératrice, sans trop d’espoir. Elle est prête à jeter l’éponge et à se résigner à une mort lente quand elle entend du bruit : Alain est de retour ! Dans un sursaut d’énergie, elle trouve finalement le moyen de débloquer la génératrice et sauve Alain de l’asphyxie. Celui-ci lui raconte alors son périple à l’extérieur…
--<( — V — )>--
Bien qu’il ait omis de m’en parler, Alain préparait cette expédition depuis plus d’une semaine. Alors qu’il me souriait, faisait du sport ou participait aux tâches ménagères, ce malade peaufinait son projet. Il se taisait, craignant ma réaction, se doutant que cette entreprise, aussi dangereuse que vaine, ne m’emballerait pas. Au mieux, j’aurais tenté de l’en détourner, au pire, il aurait été obligé de m’emmener. C’est cela qu’il appréhendait le plus. Non que j’eusse constitué un poids mort – si j’ose dire ! Simplement, il se refusait à m’impliquer dans son obsession, à me faire courir des risques imbéciles.
Cet homme méthodique était pourtant loin d’avoir tout planifié. Il n’avait pas envisagé que l’émotion le rattraperait ce soir-là, comme il n’avait pas non plus prévu de se pencher sur moi et de m’embrasser. Après ma rebuffade – tardive, il est vrai – Alain, écrasé par le sentiment d’être un salaud, avait repris pied dans le réel. Se « jeter » sur moi alors qu’il persistait à croire son épouse en vie, c’était la tromper doublement. Avant de céder à ses pulsions, il lui fallait d’abord accrocher des certitudes à la pointe de ses regrets…
Cet idiot avait donc précipité son départ, malgré la douceur de mes lèvres – ou plutôt, à cause de cela. Dès que je m’étais endormie, il avait rassemblé son équipement et s’était tiré en douce, verrouillant l’abri derrière lui. Vers dix-huit heures, après avoir remonté le quad en surface grâce au treuil, il était à pied d’œuvre. Il avait alors mis le cap au nord-ouest, se dirigeant vers le dernier endroit où trouver une personne en vie : Créteil-Soleil et sa morne désolation.
Le ciel d’août, à peine voilé par quelques traînées nuageuses, lui avait paru immense, démesuré. La lumière ruisselait de toute part, ensanglantant de ses reflets mordorés l’immense cimetière qu’était devenu le monde. Aveuglé, il dut assombrir sa visière de plusieurs degrés. Après quarante minutes de slalom entre les tombes automobiles, Alain atteignit enfin les vestiges de l’énorme centre commercial, un plateau de béton craquelé, balayé par les vents. Des poussières iridescentes scintillaient dans les rayons du soleil ; la vague de feu avait déferlé ici au sommet de sa force. Un coup d’œil à son poignet lui confirma l’affolement du dosimètre.
Son plan consistait à délimiter le champ d’investigation en zones distinctes, qu’il devait fouiller une à une, méthodiquement. Alain se rendait compte à présent que l’inspection des deux niveaux du parking nécessiterait à elle seule une petite armée. Partout, des squelettes grimaçants jonchaient le sol, amas grisâtres d’os dénaturés par les intempéries et les radiations, parfois encore recouverts de vêtements. Comment avait-il pu caresser l’espoir de retrouver la trace des siens dans ce charnier ?
Il descendit enfin de son quad, fit quelques pas mal assurés. Des sanglots plein la gorge, il se laissa tomber à genoux. Bien qu’il transpirât à grosses gouttes, ce n’était pas la sueur qui embuait ses yeux. Après un long moment, il finit par se relever. Ne tenant aucun compte de ses réserves d’oxygène, il se mit à déambuler au hasard, raide comme un piquet. À chaque enjambée, ses semelles de Kevlar pulvérisaient les restes poreux de centaines de cadavres. À peine engagée, la mission de sauvetage tournait court.
Cet endroit dévasté n’était qu’un champ de ruines parmi d’autres, une friche stérile à perte de vue, qui n’inspirait nul recueillement, n’apportait aucune paix intérieure. Cette vision infectait l’esprit de toute sa désolation barbare et insensée ; c’était comme contempler une bête crevée, les viscères à l’air. Une nausée brutale, violente, le saisit. Vertiges. Envie de vomir. Vomir… Mauvaise idée, quand on a le bas du visage pris dans un respirateur isolant.
Une idée morbide s’était faufilée au cœur de ses pensées : ôter sa carapace anti-radiations pour exposer sa peau nue à la caresse de la brise. Surpris par l’étrange intensité de cette fascination suicidaire, il avait fini par s’en détourner. Se foutre en l’air n’avait aucun sens. En tout cas, pas tant qu’il n’aurait pas toutes les réponses à ses interrogations…
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En implosant, la galerie commerciale avait piégé sous ses voûtes un bon millier de personnes peut-être, transformant son lacis de boutiques dérisoires en autant de sépultures. Manon et Élodie se trouvaient-elles sous les gravats ? Alain en doutait. Au moment de l’impact, sa femme était en route pour le rejoindre, délaissant sa voiture inutile pour emprunter le métro. Il l’imaginait, leur petite fille dans les bras, en train d’affronter la cohue aveugle prenant d’assaut les dernières rames disponibles…
Le hasard de ses pas avait mené Alain devant la station de métro de Créteil-Soleil. Du moins, ce qu’il restait de ce bâtiment assez bas, qui avait plutôt bien résisté à l’effet de souffle. Lorsqu’il franchit le cadre éventré des portes métalliques, ses bottes crissèrent sur des fragments de verre. Des débris de toutes sortes encombraient le couloir : de larges plaques de plâtre moisi, décrochées des murs et du plafond, du mobilier urbain concassé, des pieux de métal, même un vélo, plié en deux. Et bien sûr, des cadavres par dizaines. Alain fit trois pas, puis se pencha pour ramasser un jouet : une poupée chauve au visage de plastique fondu. Son cœur se serra. Cela aurait pu être celle de Manon… Sa fille, si frêle, si innocente, et qui lui manquait tant !
Au-delà du coude que formait le couloir vers la gauche, la station de métro semblait épargnée. Les marches escamotables des escaliers mécaniques luisaient dans la pénombre, comme prêtes à reprendre vie. Alain emprunta le sombre passage, enjambant les squelettes tout en se tenant à la main courante. Malgré toutes ses précautions, sa botte ferrée heurta un crâne qui se détacha et se mit à rebondir de marche en marche, profanant le silence de l’édifice. S’attendant presque à se faire rabrouer par un contrôleur, Alain se hâta de descendre.
Il se faisait l’effet d’un cosmonaute explorant les vestiges d’une civilisation qui viendrait tout juste de s’autodétruire. Harnaché comme il l’était, il eut toutes les peines du monde à s’affranchir du portillon donnant accès aux voies. Nulle rame immobilisée ici à l’instant crucial. Juste un quai vide bordant une tranchée de béton mutante, transformée à la va-vite en fosse commune. Comme si après l’attaque nucléaire, on avait pris soin de dégager la plateforme en repoussant tous les cadavres sur les rails.
Alain se tenait au-dessus d’une mer de crânes ricanants, hypnotisé par leurs orbites vides. Que fichait-il donc là, tout seul face à cette abomination ? Quel signe cherchait-il encore ? Il n’y avait rien ici. Rien, à part la mort et l’affliction ! Il ferma les yeux pour prier en silence. Oui, lui, l’athée convaincu…
Mon Dieu, faites que je puisse les revoir. Je vous en prie !
Quand il dessilla les paupières, tout avait changé. Une aube incertaine régnait sur le quai, qui bruissait à présent de la foule des banlieusards se rendant au travail. Des dizaines de personnes se trouvaient autour de lui ; certaines téléphonaient, d’autres lisaient, baillaient ou discutaient entre elles. La plupart, immobiles, attendaient sans rien faire. On ne semblait pas le remarquer en tout cas, même si d’instinct les voyageurs s’écartaient de cet intrus en combinaison jaune flashy.
C’est pas possible ! Je deviens dingue…, songea-t-il, presque détaché.
Non. S’il y avait bien quelque chose de fou là-dedans, c’était qu’autant de personnes acceptent de s’entasser ainsi de bon matin. Son voisin, un frêle jeune homme encore ébouriffé de sommeil, lisait un journal qui traitait de la crise ouverte entre Israël et l’Iran en première page. À travers le brouillard sale de sa visière, Alain parvint à distinguer la date de l’édition : vendredi 2 septembre 2016…
La seule chose qui importait, ce n’était pas tant l’explication de ce glissement temporel, mais de prévenir les gens de ce qui allait arriver ! Il devait à tout prix les convaincre de quitter la région parisienne ! Dégageant la fermeture de sa combinaison, Alain ôta son heaume et arracha son respirateur. Au diable la radioactivité ! Il prit une longue inspiration. Aussitôt, l’air nauséabond chargé d’ozone et de relents de pots d’échappement lui irrita la gorge.
Avisant un banc, Alain grimpa sur ce qui pouvait servir d’estrade de fortune, avant de se lancer dans une harangue improvisée :
Hurler dans le désert n’aurait pas eu plus d’effet… Durant près d’une minute, il gesticula en vain devant des voyageurs apathiques. Apparemment, les seuls que son discours avait fait fuir étaient le couple de pigeons qui tout à l’heure se disputaient les miettes sur le banc. Redescendant de son perchoir, Alain tendit alors la main vers l’homme au journal, dans la ferme intention de le faire réagir en le saisissant par le coude. Mais en lieu et place de la chair osseuse de cet inconnu, ses doigts ne rencontrèrent que le vide.
Bon sang ! Mais qu’est-ce qui se passe ?
Pas le temps de s’interroger ; une rame avait abordé le quai et déjà elle engloutissait la foule impavide. Le ressac de cette multitude anonyme, à présent entassée en bon ordre dans l’espace réduit des wagons, lui permit d’apercevoir la mère et l’enfant assises en bout de voie sur les sièges de plastique thermoformé. N’osant croire au miracle, il hésita à s’approcher.
Une poupée dans les bras, la blondinette leva aussitôt les yeux sur Alain, le transperçant de son regard bleuté. Un sourire illumina alors sa jolie frimousse.
Sa fille se précipita vers lui en courant. Fou de joie, Alain ouvrit l’espace de ses bras, anticipant l’impact tant attendu de ce petit torse nerveux contre le sien. Rien de tel ne se produisit, pourtant. Manon le traversa littéralement, tel un rideau de fumée porté par le vent.
Le visage empreint d’une joie simple et vraie, Élodie se leva à son tour et passa à moins d’un mètre de lui sans remarquer sa présence. Atterré, Alain pivota pour les suivre du regard. La surprise le fit déglutir quand il vit Manon rire aux éclats dans les bras d’un trentenaire un peu empâté et qui commençait à perdre ses cheveux. Sous ses yeux, Alain Durieux 2016 se pencha et déposa un baiser rapide sur les lèvres rouge grenat de son épouse disparue.
Il contempla sa famille, réunie sur le quai comme elle aurait dû l’être un an plus tôt. Que n’aurait-il pas donné pour pouvoir enfin serrer ses petites femmes adorées contre lui ! Mais, d’une certaine façon, c’était justement ce qu’il était en train de faire.
Une lueur aveuglante oblitéra soudain le ciel, éclipsant jusqu’à l’éclat du soleil. Les Durieux se tournèrent vers l’explosion, s’abritant de leurs mains en visière. Anéanti, Alain n’essaya même pas de leur crier de se mettre à l’abri dans le bâtiment. Ça ne servait à rien, il le savait. Quand la vague de plasma à dix mille degrés vaporisa les siens, il ne cilla pas. Il avait enfin compris que rien de tout cela n’était réel… Puis son corps éthéré explosa à son tour.
Alain se redressa brutalement, respirant par spasmes tel un noyé crevant la surface du rêve. Une migraine atroce avait colonisé ses tempes et bourdonnait sous son crâne. Coincé entre hallucination et réalité, il lui fallut plusieurs secondes pour faire la part des choses… Oui, il était réellement assis sur un tas de cadavres bouffés jusqu’à l’os, au bas d’un quai de métro. Non, il n’avait pas ouvert sa combinaison. Sa visière était toujours en place, tout comme son respirateur d’asthmatique intubé.
De nouveau, il dut admettre l’intolérable. Le 3 septembre 2016 avait bien transformé la planète en boule de feu radioactive. L’expérience mystique qu’il venait de vivre ? Le genre de truc qui peut se produire, quand on tombe sur la tête. En fait, tout s’imbriquait avec une parfaite logique. Dieu, cet enfoiré, n’avait rien à voir là-dedans…
Soudain, Alain s’avisa qu’il tenait quelque chose dans son poing crispé. Quand il desserra les doigts, un filet d’or étincela dans les dernières lueurs du jour. Lorsqu’il reconnut le collier d’Élodie, il faillit en perdre les pédales pour de bon. Puis, d’un seul coup, il accepta les choses telles qu’elles venaient, lâchant prise sur ce qu’il croyait possible. N’avait-il pas obtenu ce qu’il était venu chercher, en fin de compte, un « contact » avec les siens ? Alors, qu’importait que celui-ci se manifeste de façon si peu conventionnelle, sans aucune possibilité d’explication…
Titubant jusqu’au rebord de béton brut, il remonta sur le quai avant d’inspecter sa combinaison. La matière qui la constituait semblait plutôt résistante : pas de déchirures apparentes, malgré les chutes et les contorsions pour s’extraire de la fosse. Visiblement, il n’était pas contaminé.
Quand il s’installa au guidon de son quad, le soleil avait complètement disparu. Durant quelques dizaines de minutes encore, un halo résiduel illuminerait l’horizon. Puis il ferait nuit noire. Mieux valait ne pas compter sur la lune ou la lueur des étoiles, pour le guider à travers le chaos qu’était devenu la route… Il démarra donc son brave engin et prit la direction de Créteil centre.
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Le bunker sous l’hôpital Chennevier était tel que nous l’avions laissé quatre mois plus tôt. Robert achevait lentement de se décomposer, son corps putréfié répandant un fumet abominable dans le sas de décontamination.
Cette manifestation de bonne humeur, légèrement hystérique, n’était pas de trop pour l’aider à affronter la suite du programme, soit déposer les restes du chef de service à l’extérieur du bâtiment et chasser les fluides vitaux, noirâtres et nauséabonds, dans la bonde de la douche, avec en prime une cargaison toute fraîche d’asticots. Sans produits d’entretien, c’était le mieux qu’il puisse faire, estima-t-il.
Pour une fois Alain n’était pas mécontent de se mouvoir en combinaison isolante et masque à gaz. D’ailleurs il attendit d’être dans l’abri et d’avoir refermé le sas pour se débarrasser de son respirateur. Même s’il avait en partie réussi à éviter l’odeur, il n’était pas près d’oublier ce spectacle putride, le genre à alimenter pour longtemps vos pires cauchemars. Il se prépara néanmoins une ration lyophilisée, qu’il avala sans appétit avant de s’arranger un lit dans le dortoir commun. La nuit s’annonçait longue, très longue.
D’autres fantômes hantaient les lieux – les miens ! – et il faut croire que, d’une certaine façon, la contagion s’était établie dans son esprit car Alain ne dormit presque pas durant les heures qui suivirent… Il passa le plus clair de son temps à évoquer son hallucination – si tant est que l’on puisse nommer ainsi un tel état de conscience – et plus particulièrement le moment où son regard s’était posé sur sa femme et sa fille, la joie sur leur visage et leur sourire, quand elles avaient aperçu cet autre lui-même au bout du quai.
Aucune logique ne pouvait expliquer la matérialisation du collier d’Élodie entre les mains d’Alain, bien que celui-ci ait eu sa petite idée sur la question, une croyance qui ne cadrait absolument pas avec son scepticisme habituel. À force de le cuisiner, il avait fini par me cracher le morceau ; selon lui, sa défunte épouse aurait profité de son « état de transe » pour le conduire jusqu’au bijou – et donc à son squelette – planqué dans un recoin de la station de métro. Très surprenant de la part d’un esprit aussi rationnel ! En tout cas, ce crétin refusait à présent de se débarrasser du collier irradié, ce qui n’était pas sans poser certains problèmes…
Lors de sa longue veillée solitaire, il avait aussi sondé ses sentiments à mon égard, envisagé la possibilité d’un futur à deux. Bien sûr, ce sagouin n’avait pas voulu me donner de détails sur ses cogitations, me disant ne pas vouloir anticiper sur la suite de notre histoire… Mouais ! Enfin, ce rigolo pensait mieux comprendre le calvaire que j’avais enduré dans mon abri juste parce qu’il y avait passé une nuit tout seul ! Laissez-moi rire ! En réalité, je ne crois pas qu’il soit possible d’appréhender une telle expérience, à moins d’avoir la terrible malchance de la vivre soi-même. Tout au plus peut-on en prendre la mesure…
À force de se retourner sur sa couche, Alain, épuisé, avait fini par s’endormir sans s’en apercevoir.
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Après quelques heures d’un mauvais sommeil, il avait ouvert les yeux sur un environnement aussi agressif qu’étrange, avec l’impression de n’avoir pas du tout dormi. Il avait pensé à moi dès son réveil, se demandant comment je vivais ma captivité forcée. Puis il s’était extrait de sa couche et s’était préparé un café sur un réchaud sommaire, accompagné d’une tranche de pain maison et de quelques carrés de chocolat. Lentement il avait bu l’amer breuvage, les yeux dans le vide, le regard tourné vers l’intérieur, vers ce qu’il avait « vu » la veille.
Tous ces gens sur le quai du métro… Ça paraissait impossible et pourtant, il y a un an à peine, c’était le quotidien de millions de travailleurs. Existait-il encore des métros en état de marche de par le monde, des voyageurs pour monter dedans ? Sur sept milliards d’humains, combien avaient survécu ? Les frappes directes n’avaient concerné qu’une partie restreinte de la planète, les pays engagés d’un point de vue nucléaire, plutôt situés dans l’hémisphère nord. Qu’en était-il de l’Afrique sub-saharienne, des archipels du Pacifique, de l’Australie, de la Suisse et d’une partie des pays de l’Europe ? Comment s’en sortaient les gens, là-bas ?
L’arsenal atomique avait visé en priorité les zones les plus denses, avec une efficacité effrayante. Les armes de destruction massive qu’on avait déversées sur la tête des pauvres gens avaient libéré 90% de leur pouvoir létal en quelques microsecondes, annihilant les populations alentour. Les 10% restants flottaient dans la haute atmosphère sous forme de poussières radioactives, des centaines de millions de tonnes encore en suspension.
Alain ne se faisait pas d’illusions : à l’heure qu’il était, les retombées avaient contaminé la totalité du globe, provoquant une véritable épidémie de cancers thyroïdiens et de leucémies qui n’était pas près de s’éteindre, malheureusement. Pour corser le tout, l’annihilation presque totale de la couche d’ozone exposait les survivants à une augmentation effarante du rayonnement ultraviolet, ce qui d’ailleurs aurait dû contribuer à un changement climatique majeur. Pourtant, Alain avait pu constater que le fameux hiver atomique que l’on nous avait promis, celui censé anéantir toute vie végétale et animale à la surface de la terre, était resté lettre morte.
En bref, même si nous en mourrions d’envie tous les deux, s’installer dans une ferme abandonnée n’était donc pas à l’ordre du jour. Pas avant un sacré bout de temps, du moins. Ce qui n’empêchait pas d’essayer de contacter d’autres survivants d’ici là.
C’était exactement ce qu’Alain avait prévu de faire, en commençant par le plus illustre d’entre eux, notre bien-aimé président. Son idée première était de se rendre dès aujourd’hui au palais de l’Élysée, épicentre probable de l’attaque sur Paris. Alain doutait de trouver là-bas quoi que ce soit qui tienne encore debout, et certainement pas Nicolas Sarkozy et ses glorieux, barricadés dans un quelconque bunker souterrain. Ce genre de scénario étant prévu de longue date, on avait dû évacuer dare-dare nos précieux politiques vers une base secrète. Mais s’il y avait le moindre soutien organisé au profit des rescapés, il y avait de bonnes chances que ce soit là qu’il ait vu le jour.
Une fois sur place, en guise de succursale de la Croix-Rouge, le plus probable était de se retrouver nez à nez avec un trou assez grand pour y ensevelir la Tour Eiffel, à supposer qu’elle fut encore debout.
Ça ne coûtait pas grand chose d’essayer, cependant. Hormis bien sûr quelques gouttes d’un carburant désormais introuvable…
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Alain avait eu la bonne idée de longer les quais de Seine avec son mini quad, évitant les grands boulevards et leurs amoncellements de gravats. Il y a autre chose qu’il avait délibérément occultée : la possibilité d’une panne ou même d’une simple crevaison. En cas de pépin, il n’aurait pas le temps de rejoindre l’abri à pied, il le savait. Et pourtant, il fonçait sans se préoccuper de rien, toute peur oubliée, point de non-retour franchi depuis longtemps.
Au fond, était-ce si grave d’y passer aujourd’hui ? Il y avait cette envie folle qui le tenaillait : franchir à nouveau l’écran du réel, retrouver Élodie et Manon, toutes deux fraîches et pures comme dans ses souvenirs. Que lui importait de partir si cette vision accompagnait ses derniers instants ? Alors autant tenter quelque chose, avant de mourir en homme…
Mon héros n’eut pas à trépasser : la brave petite machine le mena jusqu’à l’Élysée sans anicroches. Au cœur de Paris, Alain releva un niveau de radioactivité deux fois plus élevé qu’à Sucy-en-Brie. Quant au degré de destruction, il était similaire : rien ne ressemble plus à un tas de gravats qu’un autre tas de gravats…
L’ancien hôtel particulier était réduit à un amas de poutrelles métalliques et de blocs informes. Seules subsistaient les premières marches du grand escalier d’apparat, gravi solennellement par tant de chefs d’états, ainsi que la base de deux des imposantes colonnes de marbre marquant l’entrée du prestigieux bâtiment à présent atomisé.
Et maintenant, que faire ? L’endroit était désert, aucun signe d’une quelconque mobilisation !
Moteur au ralenti, Alain scruta la large cour d’honneur, avant de redémarrer et d’en faire plusieurs fois le tour à petite vitesse, louvoyant entre les débris. Au bout d’un quart d’heure de vaines recherches, il allait se résoudre à partir quand il entrevit une ombre entre les pavés disjoints. Sautant de son quad, il s’agenouilla devant une découpe au sol qui tranchait par son aspect régulier. Un carré d’un mètre de côté environ, avec un anneau serti en son centre. Tirant sur l’attache métallique, Alain fit basculer une large trappe dont le mécanisme coulissa sans effort. Il venait de découvrir une ouverture secrète ! Cela faisait des mois qu’il n’avait pas ressenti une telle excitation !
À ses pieds, un puits d’accès s’enfonçait à la verticale vers un large sas, illuminé par trois rangées d’halogènes, une dizaine de mètres plus bas. En moins d’une minute, il se laissa glisser le long de l’échelle et atteignit le fond du puits. Sur la porte du sas l’attendait quelque chose qui ne l’aurait pas plus surpris ni ému que la preuve d’une vie extra-terrestre : une photo de notre cher grand homme en tenue d’apparat, taguée avec la fameuse mention : « parti sans laisser d’adresse ».
Alain tenait entre ses doigts tremblants le témoignage irréfutable que d’autres survivants étaient passés par là avant lui. C’était officiel, nous n’étions plus les seuls rescapés de la région parisienne ! Il retourna la photo. Au dos, une écriture penchée avait inscrit : « Entrez, c’est ouvert. » Et en effet, quand il pressa la commande de déverrouillage, le panneau d’acier s’effaça avec un léger chuintement, dévoilant un local aux allures militaires, violemment éclairé par plusieurs rampes de néons. Comme il l’avait prévu, l’endroit était désert.
Alain se décontamina rapidement, avant d’abandonner sa défroque antiradiation. Dès qu’il s’engagea dans l’abri présidentiel, une puanteur aigre l’assaillit, remugle de nourritures avariées et relents de moisissures. Il fit quelques pas dans un couloir anonyme qui débouchait sur une très grande pièce aux allures de fumoir. Entre les vastes canapés de cuir sombre, l’épaisse moquette grise était jonchée de détritus : des gobelets et des emballages vides aux armoiries des traiteurs les plus prestigieux, balancés ici et là au milieu de quelques bouteilles de champagne. Nulle femme de ménage n’avait eu la chance d’intégrer ce club de winners, visiblement…
Le bunker ne semblait pas avoir été occupé plus de quelques jours. Glacé et à l’abandon, ce n’était plus à présent qu’une salle d’attente pour VIP. La chambre des reines, après le passage du bulldozer sur la fourmilière… Pourtant l’effervescence avait dû régner dans cet endroit, pour ne pas dire la panique, quelques heures après que l’inimaginable se fut produit, les conversations fusant à travers l’épais brouillard des havanes dont les cadavres refroidis jonchaient encore d’épais cendriers de verre. Puis, la fatigue aidant, les politiques avaient rejoint leurs familles dans les discrètes alcôves disposées tout autour de la pièce.
Nicolas avait dû se glisser tout contre Louise Bourgoin, sa quatrième épouse. Un mariage qui avait fait grand bruit se souvenait Alain, peu après le plébiscite de son second mandat. Avec ce nouveau sacre, les manières de Sarkozy s’étaient d’ailleurs mises à ressembler de plus en plus penser à celles du regretté Silvio Berlusconi, assassiné par la Camorra lors d’un déplacement électoral quelques années plus tôt.
Au fond de la vaste salle de repos se dressait une porte blindée, imposante et toute d’acier riveté. Des senseurs biométriques rendaient l’obstacle infranchissable. Derrière cet opercule de métal devait se trouver le centre de commandement des armées, supposa Alain, avec entre autres gadgets, le célèbre bouton rouge ayant déclenché un peu partout sur la planète la mise à feu des missiles français.
Dépité, Alain se rabattit sur les alcôves ministérielles pour tenter de glaner des infos sur le lieu d’évacuation de tous ces braves gens, après qu’ils eurent vaillamment participé à la destruction du monde. Hormis deux trois pièces de lingeries, quelques préservatifs et un godemiché, rien ne semblait pourtant devoir le renseigner sur les activités auxquelles s’étaient livrés nos dirigeants durant ces heures sombres, avant que leurs limousines héliportées ne les emmènent en lieu sûr, loin de tout cela.
Après une demi-heure de recherches infructueuse dans l’enfilade des baisodromes insonorisés, Alain dénicha un attaché-case marron sous un sommier cinq étoiles. À l’intérieur, un laptop ultrafin, encore imprégné du parfum de sa propriétaire. Constatant que l’ordinateur ne s’allumait pas – les batteries devant être mortes – Alain le brancha sur une prise murale. La machine zonzonna un bref instant avant de lui demander d’apposer son index sur le lecteur d’empreintes digitales pour continuer à booter.
Il n’avait plus rien à faire dans cette coquille vide. Alain avait remis le cap sur notre abri, loin de s’attendre à l’accueil qui lui était réservé…
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Il ne disposait plus que d’une demi-heure d’autonomie, son respirateur isolant au trois quarts vide, quand il est enfin parvenu dans la rue dévastée où, deux ans plus tôt, sa famille et lui avaient élu domicile. Alors qu’il s’apprêtait à se glisser dans les profondeurs accueillantes de la terre, mon explorateur du dimanche s’était soudain immobilisé. Une touffe d’herbe jaunie s’agitait dans la brise de cette fin de journée. Oh, pas grand-chose. À peine quelques brins malingres entre deux pierres. Mais déjà un vrai miracle en soi !
Comment ne l’avait-il pas remarquée plus tôt ? N’en croyant pas ses yeux, Alain s’est approché de cette vie primitive qui, tant bien que mal, s’accrochait à son bout de terre, une terre irradiée sur un bon mètre de profondeur. S’agenouillant devant la plante, il avait alors assisté à un fabuleux spectacle ; quelque chose bougeait entre les radicelles ! Des fourmis, minuscules, mais bien vivantes ! Le nez au ras du sol, Alain avait suivi quelques instants leur ballet, le souffle coupé, ému à l’extrême. Comment avaient-elles fait pour résister au cataclysme ? Il en vit émerger plusieurs d’une fissure entre les éboulis. Mais oui ! Enfouie loin sous la croûte terrestre, la fourmilière ancestrale avait tenu bon face à la folie destructrice des humains, au déchaînement de leur puissance…
Quelque part, il ne savait plus où, il avait lu que les fourmis peuvent survivre onze mois à une exposition au césium radioactif. Celles-ci n’avaient pas l’air mourantes, bien au contraire ! Adaptées à leur nouvel environnement, elles recommençaient à coloniser le monde, réinvestissant les niches écologiques laissées vacantes. Présentes sur terre des millions d’années avant l’apparition de l’homme, elles seraient toujours là, bien après la fin de son règne.
Pêchant un sac à échantillon dans l’une de ses poches, Alain avait délicatement prélevé trois brins d’herbes. Sous la fine pellicule de plastique, emprisonnées avec sa récolte, courraient quelques fourmis. Heureux comme un gosse, il avait dévalé les marches menant au sas de notre abri : il comptait limiter quelque peu ma fureur légitime en me faisant part de cette découverte incroyable…
Il avait eu la surprise de sa vie lorsqu’il avait pianoté le code d’ouverture sur la porte : le panneau blindé n’avait pas bougé d’un pouce ! Au lieu de cela, un message s’était mis à défiler sur l’afficheur, juste au-dessus du clavier mural :
Qui que vous soyez, allez en enfer !
N’ayant que trop peur de comprendre, Alain avait retapé le code, sans résultat. Un nœud à l’estomac, les doigts tremblants, il avait alors tenté l’ancienne combinaison. Toujours rien… Que se passait-il ? Une sueur grasse s’était mise à couler le long de ses tempes, en lourdes gouttes glacées qu’il ne pouvait qu’écraser à travers le tissu élastique de la combinaison.
Essayant de ne pas paniquer, il se répétait que je devais être en train de lui faire une mauvaise blague. À tout moment, il s’attendait à ce que la lourde porte s’ouvre et que ma tête narquoise s’encadre dans l’ouverture. Chaque goulée d’air précipitait l’épuisement de ses réserves faiblissantes et, les secondes passant, son souffle s’accélérait au fur et à mesure qu’il en prenait conscience.
Dans son esprit, la peur s’était soudain muée en une violente panique. Il avait gravi les échelons de métal quatre à quatre, puis les avait redescendu une lourde pierre à la main. Priant pour que je l’entende, il s’était alors mis à frapper comme un sourd sur l’épais panneau d’acier.
Lorsque j’avais répondu à son appel, sa réserve d’oxygène était quasiment épuisée. Et quand j’avais enfin réussi à déverrouiller l’abri, Alain était plongé dans une profonde narcose. La suite, nous la connaissions tous les deux…
--<( — VI — )>-—
Son récit terminé, Alain resta silencieux un moment. Un voile d’inquiétude troublait son regard tandis qu’il me jaugeait, essayant de savoir jusqu’à quel point j’étais en colère. Il était mal, et avec raison : deux jours à être claquemurée contre mon gré, c’était tout à fait le genre de truc à m’énerver, même si je suis du genre à être bien lunée, à la base.
Pas de réponse. Je me rendis soudain compte que j’étais en train de hurler, tandis qu’Alain fixait le bout de ses chaussures sans rien dire. Ben voilà autre chose ! Le bon vieux schéma de la mère castratrice en train d’engueuler son gamin, maintenant… Eh ben, moi qui prônais les relations d’égal à égal, j’en donnais le parfait contre-exemple !
Songeant à la culpabilité qu’il ne cessait d’éprouver, au stress de cette station de métro jonchée de cadavres – jusqu’à en halluciner d’impossibles retrouvailles avec sa femme et sa fille – je décidai de passer l’éponge sur ce départ en catimini, quelles qu’en fussent les raisons. Je glissai donc ma petite main dans la sienne, laçant nos doigts avec force pour essayer de lui communiquer un peu de réconfort. Le sourire timide qu’il me lança alors était plus que craquant…
Spontanément, sans réfléchir, j’avançai mes lèvres vers lui et nos bouches se rejoignirent, nos langues se trouvèrent. Nulle réticence, ni de sa part, ni de la mienne. Et oui, parfois, c’est pas plus compliqué que ça, une femme.
Tandis que nous mêlions nos salives en grognant, Alain, immisçant ses doigts dans l’échancrure de mon chemisier, empauma doucement l’un de mes seins, faisant battre mon cœur plus vite. Cette fois, je ne le repoussai pas. Mieux, sans même interrompre notre baiser, je l’incitai à s’allonger sur moi en le harponnant par la nuque.
Alain me couvrit de son corps musclé, puis, relevant brutalement l’une de mes cuisses, il entreprit de se frotter à moi, provoquant dans mon bas-ventre des sensations presque oubliées. Je sentis une marée brûlante m’envahir et je me mis à gémir. Tandis que nous nous échauffions vaillamment l’un contre l’autre, je l’enlaçai de toutes mes forces, le serrant jusqu’à l’étouffer. Pour mieux me noyer sous lui, je nouai mes jambes aux siennes, mes talons plantés au creux de ses genoux, je m’ouvris à ses coups de boutoirs jusqu’à en avoir mal au pubis.
Je grognai de dépit quand il s’écarta pour s’attaquer à la fermeture éclair de mon jean. Néanmoins, j’arrêtai son geste en posant ma main sur la sienne.
Il s’interrompit, le souffle court. Puis, prenant mon visage entre ses paumes, il vissa nos regards l’un à l’autre. Je voyais luire le désir, dans ces yeux-là. Pourtant, en vrai gentleman, il n’insista pas.
Alain avait tout compris sans que je n’eusse besoin de rien préciser. Plutôt doué, cet homme-là… À nouveau, il s’empara de mes lèvres gonflées et nous nous butinâmes quelques minutes encore, plus tendrement cette fois, avant qu’il ne se redresse et ne s’assoie. Je me lovai dans ses bras sans un mot et je restai ainsi, immobile et silencieuse, un long moment, tout étonnée de la vitesse à laquelle nous venions l’un et l’autre d’occulter nos vies antérieures. J’étais bien, tout simplement.
Ce fut lui qui rompit le silence, tendant la main vers le portable abandonné sur la table basse :
Il se leva pour fureter dans les tiroirs de la bibliothèque. Après une rapide recherche, il revint vers moi en tenant entre le pouce et l’index une minuscule pastille colorée.
Après avoir inséré sa clef dans le portable, Alain le reposa sur le formica de la table basse, puis l’alluma. Il tapa une séquence de touches au démarrage et ce qui s’afficha cette fois sur la machine n’avait rien à voir avec l’habituelle mire de sécurité. Le symbole des pirates en tout genre avait envahi l’écran : une tête de mort sur fond de tibias croisés…
Un menu apparut, présentant toute une série d’options. Alain choisit celle qui s’accompagnait d’un petit pingouin animé. Dans la fenêtre qui s’ouvrit, il entra une série de commandes qui auraient tout aussi bien pu être du swahili pour ce que j’y comprenais. Hyper concentré, les yeux brillants, Alain tapait sur un rythme démentiel. On sentait le « geek » en manque, le mec prenant son pied à casser du code gouvernemental. Un talent caché aussi utile dans ce monde mourant qu’un don pour l’électronique en plein moyen-âge. Sauf peut-être en ce moment précis…
Au bout de dix minutes, lassée de le regarder faire, je me dirigeai vers la cuisine. Ce fut à peine s’il remarqua ma retraite en direction des fourneaux.
Je me contentai du vague « Mmmh » qu’il me lança sans décrocher le regard de sa machine. Une rivale inattendue venait de se dresser entre nous, qui l’hypnotisait en direct live, là, juste devant moi. Je me rassurai en me disant que même s’il n’arrivait à rien, ça lui occuperait au moins un peu l’esprit. Une sorte de transition avant de revenir à notre quotidien, avant de s’intéresser de nouveau à moi…
J’étais en train de disposer les couverts sur notre bonne vieille table de cuisine, de part et d’autre du plat de pâtes à la sauce tomate encore fumante, quand Alain daigna pointer le bout de son nez dans l’antre de Lucullus.
Et c’est ainsi que nous enterrâmes le sujet pour toute l’année 2017. Durant les mois qui suivirent, ni l’un ni l’autre ne fîmes plus vraiment attention à cette petite machine branchée dans un coin, plongée dans son coma mathématique, épuisant en silence son lot de combinaisons, des milliards et des milliards chaque jour.
ooOOoo
Après le dîner ce soir-là, nous rejoignîmes le salon. Alain se rassit dans le canapé et je repris ma place entre ses bras, ronronnant de bonheur. Nous chuchotions comme deux ados s’apprêtant à faire des bêtises. Je le laissai ôter mon chemisier, frissonnant doucement lorsqu’il se mit à me caresser les seins. Si je tremblais, ce n’était pas de froid. Nous nous embrassâmes avec une infinie tendresse tandis qu’il me massait la poitrine, mais nous n’allâmes pas plus loin.
Nous finîmes par descendre nous coucher. Au moment de nous séparer, j’avais bien vu la lueur interrogative dans ses yeux, mais, d’un sourire, je déclinai l’invitation muette avant de rejoindre ma chambre. Ce n’était pas uniquement à cause de mon cycle. En vérité, je ne me sentais pas vraiment prête à investir le lit conjugal. Il y avait mieux comme autel pour notre relation naissante que la couche qu’ils avaient partagée, Élodie et lui. Bien qu’Alain eut évité de s’appesantir sur le sujet, je savais que l’hallucination vécue dans le métro l’avait marqué. Ce souvenir allait continuer de le hanter encore longtemps. À tort ou à raison, je m’imaginais le fantôme de son épouse tenant compagnie à Alain lorsque celui-ci peinerait à trouver le sommeil.
Durant deux jours environ, nous continuâmes de flirter avant que je ne me sente prête pour « les choses sérieuses ». Un peu après le petit-déjeuner, Alain lavait avec application nos tasses, les mains pleines de mousse, lorsque son regard s’attarda sur moi. Plus particulièrement sur mes seins, mis en valeur par un t-shirt presque transparent. Il était temps de passer à l’offensive ! Je lui lançai un sourire, avant de quitter la cuisine en balançant maladroitement les hanches, essayant d’oublier ce que ma croupe avait de garçonne. Misère ! Je n’avais jamais été une grande séductrice, mais là, je n’étais plus que l’ombre de moi-même…
Il faut croire que cela avait suffit car il laissa soudain la vaisselle s’entrechoquer dans l’évier. Je ne l’attendis pas pour descendre, semant un à un mes vêtements en route. Ce fut nue que j’entrai dans la serre hydroponique, deux niveaux plus bas. Étalant au sol une serviette, je m’allongeai sur le ventre et je fermai les yeux. La chaleur des sphères luminescentes caressait agréablement mes chairs offertes, comme un soleil d’été. Je n’avais aucune peine à m’imaginer dans un verger en plein mois de juin, l’ambiance olfactive – sucre des fruits, musc acide des plantes alentour – m’aidant à me replonger dans ce paradis perdu.
Alain entra et s’approcha de moi sans un mot. Les paupières toujours closes, en appui sur mes avant-bras à demi fléchis, je m’arquai, balayant de la pointe de mes seins érigés le tissu rêche de la serviette. Agenouillé à mes côtés, Alain se mit à masser mon dos, ma nuque, faisant jouer ses doigts dans mon épaisse chevelure avec une douceur confondante. Puis, d’un geste sûr, il empoigna ma poitrine menue, pinçant mes mamelons avec impatience.
Il n’y avait pas plus d’hésitations dans son désir que dans le mien. N’y tenant plus, je me tournai vers lui et je l’enlaçai, l’attirant à moi pour qu’il m’embrasse, pour qu’il me pénètre enfin. Il me fit l’amour sans se presser, tendrement, comme pour une première fois. Et c’en était une : la première fois de ma nouvelle vie avec lui. Il ne posa aucune question quand des larmes s’échappèrent de mes yeux grands ouverts. Je pressai fort mes lèvres sur les siennes, ondulant du bassin pour que sa verge me fouille plus profondément.
Piotr ! Comme tu me manques…
[À Suivre…]