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n° 14098Fiche technique55081 caractères55081
Temps de lecture estimé : 31 mn
17/10/10
corrigé 12/06/21
Résumé:  Un homme, une femme, un monde à reconstruire... Quoi de plus naturel que de commencer par le repeupler ?
Critères:  sf -sf
Auteur : Hidden Side      Envoi mini-message

Série : L'abri II

Chapitre 04 / 06
La petite graine qui pouvait tout changer...

Rappel des faits : Septembre 2016 : survenue brutale du chaos, après une attaque nucléaire de l’Iran sur Tel-Aviv. En quelques heures, une série exponentielle de répliques et contre répliques fait basculer le monde dans l’apocalypse. Plusieurs têtes nucléaires rayent la région parisienne de la carte, alors qu’Alain Durieux se trouve coincé dans l’abri antiatomique sous la villa familiale. Élodie et Manon – sa femme et sa fille –, en balade au centre commercial au moment de l’attaque, trouvent la mort avec la quasi-totalité des Franciliens.


Après plusieurs mois de survie solitaire, Alain capte un SOS émis par une balise automatique depuis un autre abri, situé à Créteil. Au péril de sa vie, il réussit à sauver Eva Clarinsky, unique survivante d’un groupe de sept personnes piégées sous l’hôpital Albert Chennevier. Terriblement amaigrie après des mois de privations et d’horreur – Piotr, son mari, s’est sacrifiée pour elle – Eva parvient à rejoindre l’abri d’Alain, malgré son extrême faiblesse. Elle découvre là une véritable forteresse, conçue pour permettre la survie de cinq personnes durant vingt ans, avec tout le confort moderne. Il y a même un substitut du monde extérieur : la serre hydroponique.


Pour Eva, c’est le temps de la reconstruction. Traumatisée par le sacrifice de son mari, la jeune femme décide de vivre et de se battre en son nom. Au fil des semaines, puis des mois, les deux rescapés – qui ont noué des liens d’amitié de plus en plus forts – s’installent dans une routine où le partage égalitaire des tâches a été impulsé par Eva. Celle-ci redoute pourtant l’inévitable, le moment où Alain va s’intéresser à elle en tant que partenaire potentielle. Et effectivement, ils finissent par échanger un long baiser. La jeune femme est plus troublée qu’elle ne l’aurait cru.


Le lendemain, Eva se réveille dans un abri vide : Alain a profité de son sommeil pour quitter le bunker. Elle finit par trouver un mot d’explication sur la porte du sas, reprogrammé pour l’empêcher de le suivre. Eva doit se résigner à attendre son retour. Alors qu’elle fait des essayages, l’abri est soudain plongé dans le noir. Après un moment de panique, Eva tente de réparer la génératrice, sans trop d’espoir. Elle est prête à jeter l’éponge et à se résigner à une mort lente quand elle entend du bruit : Alain est de retour ! Dans un sursaut d’énergie, elle trouve finalement le moyen de débloquer la génératrice et sauve Alain de l’asphyxie. Celui-ci lui raconte alors son périple à l’extérieur…


Il a tout d’abord effectué un pèlerinage sur les lieux mêmes de la disparition de Manon et Élodie – le métro de Créteil-Soleil - où il a vécu une étrange expérience de retour dans le passé, un jour avant l’explosion nucléaire. Sa famille était là, l’attendant sur les quais, mais sans pouvoir le voir. C’est sur un tas de cadavres qu’il se réveille alors, avec, dans la main, le collier de son épouse décédée. Alain tente ensuite de chercher du secours dans les décombres de l’Elysée, où il découvre un bunker souterrain, abandonné depuis par les politiques. À l’intérieur se trouve un ordinateur portable ultra-protégé, oublié là lors de l’évacuation définitive de la région parisienne.


Une fois revenu dans l’abri, il montre sa trouvaille à Eva, plutôt dubitative. Faisant preuve de dons étonnants pour le hacking, Alain lance alors une attaque sur le cryptage protégeant les données de la mystérieuse machine. L’intrusion logicielle s’étire sur des semaines, puis des mois. Pendant ce temps, cédant à une attirance mutuelle longtemps refoulée, Alain et Eva passent au stade supérieur de leur relation …



--<( — VII — )>--



Allongée douillettement dans la pénombre de ma chambre, je lisais pour la seconde fois un vieux polar de Michaël Connelly, « La Blonde en béton », l’un de ses premiers bouquins. Ce que j’apprécie dans les romans de Connelly, c’est la minutie maniaque avec laquelle il décrit l’univers de son héros, l’inspecteur Bosch. Il retrace chacun de ses gestes, la moindre de ses pensées, jusqu’à le faire s’incarner sous les yeux du lecteur. J’ai une affection particulière pour ce personnage de flic torturé, imparfait et solitaire, qui pourchasse les tueurs en série dans les bas-fonds d’Hollywood.


Cet opus, écrit il y a près de vingt-cinq ans, était cependant plus que daté : Bosch évoluait alors dans un monde où les policiers tapaient encore leurs rapports à la machine, où la téléphonie mobile et internet n’étaient que balbutiants, un monde qui ne connaissait pas le Wifi, le Blu-Ray, les écrans plats et autres gadgets numériques. Toutes choses que notre société technophile avait tenues pour acquises, et qui me paraissaient à la fois communes et indispensables dans ma petite vie tranquille d’avant…

Le web, le média le plus influent de la planète, avait-il survécu au pilonnage des missiles ? Si j’en crois mes souvenirs, internet avait été conçu dès l’origine pour résister aux attaques nucléaires. Alors, les satellites, les antennes relais, les câbles sous-marins, permettaient-ils encore les échanges ? Allaient-ils servir à reconstruire notre civilisation ? Je l’espérais de toutes mes forces, même si j’avais un peu de mal à y croire…


J’essayais de m’immerger à nouveau dans ma lecture, d’oublier que Los Angeles n’était probablement plus qu’un tas de cendre, comme d’ailleurs la plupart des mégapoles occidentales. Mais le cœur n’y était plus. Je n’arrivais pas à me persuader que le monde décrit dans le livre de Connelly ait pu un jour exister.


Tout en tournant les pages jaunies, je me demandais s’il y avait encore en France des gens menant une vie normale. À quoi pouvait bien ressembler la région parisienne, à cette heure-ci ? Un énorme trou noir bordé d’une guirlande de cités, épargnées car sans intérêt stratégique ? Ou bien était-ce l’Europe toute entière qui était plongée dans la nuit, comme aux temps reculés de la guerre du feu ?


Je pressentais que notre abri n’était plus qu’une poussière civilisée dans un océan de vide. Frissonnant à cette idée, je posai mon bouquin sur la table de chevet, puis j’éteignis et me pelotonnai contre Alain. Il grogna avant de se tourner sur le côté. J’aurais aimé qu’il me prenne dans ses bras et me berce de paroles lénifiantes, mais je le laissai dormir, à défaut de trouver moi-même le sommeil.



ooOOoo



Je devais être folle ! Envisager, ne serait-ce qu’un instant, de concevoir un enfant dans ce souterrain… Offrir à notre futur bambin, pour tout univers, un sarcophage de béton sous les décombres de la région parisienne, voilà une idée qu’elle était bonne ! Et pourtant, cette envie ne me quittait pas.


Quel être humain souhaiterait voir le jour dans un enfer radioactif, un monde où l’air, l’eau et la terre sont empoisonnés, où la nature n’est plus qu’un cloaque en pleine mutation, les villes des cimetières automobiles jonchés de cadavres ? En imaginant les premières années de notre enfant, l’angoisse me saisissait. Qu’avions-nous à lui offrir ? Un monde-bulle sans soleil, une zone stérile privée de l’oxygène des contacts sociaux ? Une vie de dangers et d’interdits ? Oui, bien sûr. Mais aussi tout l’amour dont je nous sentais capable, Alain et moi.


J’essayais de rationaliser autant que je le pouvais. Après tout, ce n’était pas simplement l’instinct de survie qui nous avait tenus à l’écart du suicide. Accepter de croupir dans un monde tel que celui-ci impliquait un minimum de foi en l’avenir. Et quel meilleur symbole de notre volonté de faire face, d’avancer, qu’un ventre s’arrondissant, qu’un petit être qui sortirait de moi ? Je n’en démordais pas, je voulais porter cet enfant, le tenir un jour dans mes bras !


Nous n’avions rien à craindre des éventuelles contaminations radioactives. Pour l’instant… Calfeutrés dans notre trou, nous vivions dans un environnement protégé, sûr et sain. Ça risquait de ne pas toujours être le cas. Quand il serait temps de quitter le confort douillet de l’abri pour reprendre notre place dans le monde, notre fils allait devoir être solide (ce serait un mâle, sans aucun doute !). En tant que mère, je n’aurais que quelques années pour le préparer à affronter la surface…


Il n’y avait plus de temps à perdre, plus de questions à se poser. Fini de surveiller mon cycle, de compter les jours pour ne pas tomber enceinte. Craignant les « plus tard » et les « on verra », je ne tentai même pas d’argumenter avec Alain. J’avais déjà fait cette erreur avec Piotr…


Ma décision était prise : mon nouveau compagnon allait avoir l’insondable joie et l’immense privilège de me féconder. En ne stockant aucun article contraceptif dans son arche de Noé, ce bon vieux Keller m’avait d’ailleurs facilité la tâche. Le Suisse n’ayant apparemment rien d’un catholique intégriste, j’en concluais qu’il était à fond pour le repeuplement de la planète. Nous étions deux.


Pour commencer, j’allais offrir à Alain un festival de galipettes. Place à Eva l’insatiable ! Non que mon homme s’ennuyât avec moi, mais disons que j’avais mis un point d’honneur à me faire désirer… Ce qui, en soi, était un réel plaisir avec un partenaire aussi respectueux. Deux personnes enfermées sous terre vingt-quatre heures sur vingt-quatre et sept jours sur sept, sans rien d’autre à faire que se maintenir en forme et bâtir des plans sur la comète, c’est pas l’idéal pour éviter la monotonie. Aussi, je ne m’étais offerte qu’avec une extrême réserve, autant pour préserver la flamme que conserver cette part de mystère entre nous.


Sur ce point, j’envisageais de changer du tout au tout. Ne manquant ni d’imagination ni d’expérience, je comptais bien fournir à Alain l’occasion de vérifier que je n’étais nullement coincée de ce côté-là. Pour tout dire, j’avais bien l’intention de faire l’amour avec lui dans toutes les positions et pièces de l’abri, y compris sa chambre, évitée jusqu’à présent.


Peu d’hommes auraient renâclé devant un tel programme… En tout cas, moi je n’en connaissais aucun capable d’y résister !



Pas question de lui dévoiler mes rêveries, et encore moins le tour sensuel qu’elles prenaient.


Ma randonnée dans les Alpes venait de se terminer. Je descendis de la bicyclette stationnaire et, sous le regard approbateur de mon compagnon, ôtai mon maillot détrempé afin d’essuyer les gouttes ruisselant entre mes seins. Comme me le confirmait la glace murale habillant ce coin du salon, ma poitrine remplissait agréablement le soutien-gorge d’Élodie. J’avais retrouvé mes formes à présent, je n’avais même jamais été aussi affûtée physiquement. Enfin sûre de mon pouvoir de séduction – et en bonne logique féminine – je n’en loupais donc pas une pour faire baver Alain… tout en restant chaste (enfin, la plupart du temps).



J’avais ma petite idée pour inaugurer la fin de cette période de « vaches maigres ». En farfouillant dans les affaires d’Élodie, deux semaines plus tôt, j’avais mis la main sur un plein carton de sous-vêtements canailles. Assez embarrassée, j’avais mis de côté ce paquet plutôt intime sans en parler à Alain. Je ne me voyais pas lui proposer de porter à mon tour les artifices de sa défunte épouse…


Il était temps à présent d’exhumer les bas-résille et les porte-jarretelles, les soutifs pigeonnants et les culottes fendues. J’avais peur d’en faire un peu trop, mais la suite me prouva que « trop, ce n’était jamais assez »…



ooOOoo



Durant les deux mois qui suivirent, mon plan fonctionna à merveille, même si les premiers temps je ne me sentais pas vraiment à l’aise. Manipuler Alain pour lui imposer mes choix, ça me dérangeait quand même un peu, quelque part. Ce qui allait résulter de nos parties de jambe en l’air n’avait rien d’anodin, ça risquait même de changer notre mode de vie du tout au tout…


Puis j’appris à me raisonner. Après tout, ce n’était pas comme si je lui mentais sciemment : nous n’utilisions pas de préservatifs et il savait que je ne prenais pas la pilule. Même si nous n’en parlions pas ouvertement, il ne pouvait ignorer ce qui allait se produire. C’est toujours comme ça, avec les mecs. Ils ne veulent pas se l’avouer, mais ils attendent souvent que nous prenions les décisions importantes à leur place.


Et donc voilà, ce qui devait arriver arriva…


Depuis plusieurs semaines déjà, mes règles étaient aux abonnées absentes. Sans qu’Alain, d’ailleurs, n’y trouvât rien à redire. Pour autant, nous n’avions pas encore abordé de front la question de cette grossesse « non désirée ». Certains indices me donnaient à penser que le pauvre chéri se sentait un brin fautif dans l’affaire. Tordant ! J’avais si bien habitué Monsieur à user et abuser de mon corps qu’il n’aurait guère pu en aller autrement.


Bien entendu, j’aurais dû le rassurer sur la joie que me procurait mon nouvel état… mais cela aurait impliqué d’avouer ma duplicité au grand jour. Je préférais donc le laisser mariner un peu. Qu’il continue d’être à mes petits soins !


En réalité, tout ce qui comptait, c’était que le fœtus soit là – frêle assemblage de cellules bien à l’abri dans ma matrice. Ce bébé en moi, c’était une réplique miniature de notre couple, en quelque sorte ; enseveli sous terre, isolé dans un bunker de béton et d’acier, relié à l’extérieur par le mince cordon sanitaire du sas filtrant, mais pourtant plein d’espoir. Cette idée un peu folle m’emplissait de force, comme si mon ventre me donnait le pouvoir d’envelopper mon compagnon dans un champ protecteur, l’empêchant de finir comme Piotr…


Piotr, qui avait donné sa vie pour moi. Vie que j’avais acceptée, que je le veuille ou non. Après avoir dévoré mon mari à belles dents, voilà que je m’apprêtais à enfanter la descendance d’un autre. À partir de ma chair – et donc, par extension, celle de mon défunt époux – j’étais en train de façonner un être nouveau. Les motivations profondes de cette maternité auraient pu intéresser un psy. Heureusement pour moi, il n’y en avait plus guère dans le coin…


Parfois, dans un demi-sommeil, j’avais l’impression de sentir cette minuscule crevette bouger en moi. C’était physiquement impossible à ce stade, bien sûr. Néanmoins, dans ces moments-là, mon désir pour Alain était décuplé – je ne tardais jamais à lui mettre le grappin dessus, d’ailleurs ! – comme si une sorte de prémonition m’incitait à profiter à fond de chacun de ces instants avec mon compagnon… Une fois l’envie assouvie, pelotonnée contre Alain, la raison reprenait le dessus : je faisais simplement partie de ces femmes dont la grossesse booste la libido. Je n’avais jamais cherché d’autre explication ; cet état de fait m’allait très bien, merci beaucoup !



ooOOoo




Si mes calculs étaient exacts, nous étions le matin du 24 décembre 2017, à quelques heures de Noël et du traditionnel banquet familial. Nous n’avions pas vraiment le cœur à célébrer un événement qui nous ramenait, encore une fois, à la perte brutale de nos familles et plus généralement de tous les êtres qui nous étaient chers. Néanmoins, il y a des traditions que l’on ne saurait ignorer. Alors j’avais prévu de sacrifier pour l’occasion un bocal de confit de canard et une bouteille de Sauternes, cuvée spéciale Yann Keller.


En ce jour de festivités tristes, Alain quant à lui croyait plus que jamais au gros bonhomme à longue barbe blanche et habits rouges. Penché sur notre vieille Cibi, un énorme casque vissé aux oreilles, mon compagnon ressemblait à un opérateur radio de la guerre de 40, un explorateur d’onde en quête d’un « présent » inespéré.



Et voilà, la même rengaine, encore et toujours… Depuis la découverte de ce message ironique dans le bunker de l’Élysée, Alain n’avait plus eu qu’une idée en tête : contacter le ou les survivants passés par là avant lui. Il n’avait jamais abandonné l’espoir de joindre quelqu’un. N’importe qui ferait l’affaire, pourvu que l’on rompe cet isolement qui peu à peu nous rendait chèvres…



Sa soif d’échanger ne m’incluait plus, visiblement. Se tournant avec humeur, Alain s’absorba à nouveau dans sa tâche : balayer sans fin les fréquences disponibles, répéter encore et encore les mêmes paroles dans son micro. Alors que j’aurais eu besoin de passer un moment agréable avec un mâle pour chasser mes angoisses, voilà que celui qui était à ma disposition me faisait passer après ses chimères !


Je retins de justesse mon envie d’exploser. Au lieu de cela, je pris le parti de m’isoler une heure ou deux dans la serre. J’avais besoin de respirer un autre air, celui des plantes me ferait le plus grand bien.


Depuis quelques jours, l’ambiance s’était tendue entre nous. Alain faisait preuve d’un certain manque d’enthousiasme vis-à-vis de ma grossesse, à mon goût. C’était peut-être sa façon d’exprimer les craintes que lui inspirait mon état… Durant ces quelques mois sous l’hôpital Chennevier, j’avais souffert de sous-nutrition extrême et peut-être même encaissée des doses dangereuses de rayonnements – à l’époque, mes compagnons et moi, nous ne savions même pas qu’il fallait changer les filtres antiradiations ! Alors, effectivement, un tas de choses pouvaient mal tourner d’ici à la naissance du bébé. Mais nous n’y pouvions rien !


Bien que supérieurement équipé, l’abri des Keller ne disposait pas d’un échographe. Aucun moyen donc de s’assurer que l’enfant était normal. Alain pouvait tout imaginer, y compris que je finisse par accoucher d’un monstre hydrocéphale… De mon côté, je faisais confiance à la nature. À presque deux mois de gestation, notre fils s’accrochait toujours ; pour moi, c’était le signe qu’il était destiné à vivre. Sinon mon corps l’aurait expulsé de lui-même.


L’enfermement dans un lieu hermétique, privé de l’alternance des jours et des nuits, pouvait aussi expliquer la tension qui s’installait peu à peu entre nous. Ce facteur m’inquiétait encore bien plus que l’évolution de ma grossesse. Depuis près de dix mois, nous partagions le même microcosme sans savoir quand nous pourrions le quitter, ni même si nous pourrions le quitter un jour.


Psychologiquement, Alain et moi étions dans un état déplorable ; deux réfugiés de l’enfer tout proches du désespoir. L’être humain n’est pas équipé pour encaisser durablement un tel niveau de stress. C’était même un vrai miracle que nous n’ayons pas encore pété les plombs pour de bon, l’un ou l’autre !


À ma connaissance, la seule expérience d’isolement volontaire sur une telle durée avait été la simulation d’une mission pour Mars, au début de la décennie. Si je me souvenais bien, le but était de tester la cohésion d’un groupe d’astronautes enfermés durant plus de 500 jours dans un vaisseau fictif, abrité dans un hangar de la banlieue de Moscou. Je ne me rappelais pas vraiment l’issue de cette expérience, mais il me semblait qu’ils avaient dû l’interrompre pour empêcher l’équipage de s’écharper définitivement. Un an et demi à tourner en rond, excusez du peu ! Et dire qu’Alain et moi, nous n’étions plus très loin de ce record… La seule chose qui pouvait nous aider à tenir, c’était la force de nos sentiments. Et, bien sûr, le sexe.


Allongée sur une chaise longue, je profitais de la moiteur de la serre lorsqu’Alain se pointa soudain. Et, ô surprise !, il tenait à la main deux grands verres à cocktail bordés de cristaux de sucre. L’un deux était un Afterglow, mon péché mignon : moitié jus d’ananas, moitié jus d’orange, sur fond de sirop de grenadine. Avec en prime une belle fraise rouge piquée sur la touillette décorative.



Alain choqua son verre contre le mien, puis s’assit près de moi sur le sol irrégulier. Il sirota quelques instants son cocktail avant de me faire la proposition la plus insolite de ces derniers mois :



Toute à mon excitation, je terminai mon rafraîchissement en deux gorgées avant de me précipiter vers le sas, heureuse comme une gamine à qui l’on a promis un tour de manège. Quand mon compagnon me rejoignit, j’avais presque fini de m’équiper.



Hors de notre terrier, un spectacle à couper le souffle m’attendait. Du blanc partout, à perte de vue ! Bien que peu épaisse – dix à quinze centimètres au plus – la couche neigeuse avait suffi à faire disparaître les gravats.


Un choc à l’arrière de ma combinaison me fit me retourner. Alain rassemblait déjà de quoi faire un second projectile. Je l’imitai en riant, et nous mîmes alors à nous canarder sans répit.



ooOOoo



À notre insu, le cheminement des jours nous avait entraînés vers l’an de disgrâce 2018 – l’an II après l’apocalypse… à moins que nous n’ayons attaqué l’an II dès le mois de septembre. Je n’avais guère la tête à me soucier de ces questions de calendrier ; tous ce que je savais, c’était que les jours succédaient aux heures et les semaines aux jours, dans une farandole de grandes vacances figées à jamais.


Les seuls changements concrets, je les vivais dans mon corps. Une montée en poids irrésistible, où, mois après mois, les kilos de chair s’ajoutaient aux kilos de bébé. J’avais dépassé les 63, à présent, ce qui était trop, et trop vite. J’aurais évidemment dû en prendre conscience, voir venir les complications. Au lieu de cela, j’imputais ce poids superflu à l’inactivité, à un régime trop riche. La suite de cette histoire s’en serait-elle trouvée changée, si j’avais été moins insouciante ?


Bref, à peine le temps de dire ouf et je me retrouvai mamelonnée comme une idole préhistorique. Pour le plus grand bonheur d’Alain, bien sûr. Nous faisions toujours l’amour, de plus en plus souvent même. À se demander si ma grossesse ne rajoutait pas une dose de piquant, à ses yeux. Ce à quoi je ne trouvai rien à redire. Au moins le temps avait-il le bon goût de passer plus vite lorsque nous parcourions ensemble les contrées du plaisir…



ooOOoo



Ce matin-là, ce fut le froid qui me réveilla. Aucune main secourable n’ayant remonté le drap sur mon corps engourdi, ma vessie en profitait pour se rappeler à moi de façon pressante. La veille nous nous étions endormis sur le côté, emboîtés l’un contre l’autre, la couverture tirée sur nous. Le poignet d’Alain reposait sur mon ventre bombé, son bassin réchauffait mes fesses. Mais ce matin-là, j’étais seule dans le lit. Je trouvais cela étrange. En général, j’étais la première à me lever.


Après un tour au petit coin, je passai un peignoir et me mis en quête de mon compagnon. Je l’appelais, mais il ne répondait pas. D’étrange, la situation devint angoissante. Un sentiment de déjà-vu s’empara de moi. Alain avait-il décidé de me laisser encore une fois seule dans l’abri ? Soudain, je reçus un coup sous l’estomac. Une réponse à la brusque montée de mon anxiété.


Posant une main à hauteur de mon nombril, je sentis un petit pied peser contre la paroi chaude et élastique de mon ventre. Mon fils. Il se rappelait à moi, comme chaque jour à présent. Je murmurai quelques paroles apaisantes, autant pour moi-même que pour lui :



Une main sur la poignée de la porte de la cuisine, je m’apprêtais à entrer quand une ombre se faufila derrière moi. Des doigts se pressèrent sur mes yeux, occultant ma vision, tandis qu’une voix menaçante chuchotait dans mon oreille :



Il me guida dans la petite pièce. À tâtons, je repérai un siège et m’assis. J’entendis Alain farfouiller dans un tiroir, puis il y eut le bruit d’une allumette qu’on gratte.



Sur la petite table, dans une assiette en faïence, un gros gâteau nappé de chocolat luisant me faisait de l’œil. Fiché en son centre, une unique bougie éclairait la pièce d’une lueur tremblotante.



J’avoue que je n’avais pas vraiment retenu la date. À cette époque-là, j’étais encore un peu en vrac. Mais enfin, s’il le disait… Discrètement, j’essuyai une petite larme au coin de l’œil. Cette attention me touchait vraiment.



Ce que je fis, avec empressement. À l’intérieur, un bristol avec ces quelques mots : « Merci d’éclairer ma nuit. » Au dos de la carte, Alain avait réalisé un portrait au crayon : moi, devant un champ de blé, tenant notre enfant dans les bras. Magnifique, c’était tout simplement magnifique.



Il posa deux tasses sur la table, qu’il remplit de café chaud, puis sortit les assiettes et les petites cuillères. Il y a quelques jours, j’avais eu des envies de cake au chocolat et, visiblement, il s’en était souvenu.



Je me penchai au-dessus de la petite table et l’embrassai avec émotion. Nous étions en train de déguster notre seconde part de gâteau quand une stridence lancinante se mit à retentir dans l’abri.



Le bruit semblait provenir de notre coin salon – salle de sport. Alain se leva, les sourcils froncés. Je le suivis dans la pièce attenante. Oublié sur une table basse depuis des mois, l’ordinateur portable exhumé du bunker sous l’Élysée venait de reprendre vie. Brusquement tiré de son interminable hibernation, il clignotait comme un véritable arbre de Noël.



ooOOoo




L’écran affichait en son centre une longue série de lettres et de chiffres, suivis d’un message :


Hourra ! Clé décryptée !

Temps de calcul : 4718 heures, 37 minutes et 52 secondes.


À peine le temps de concevoir un enfant et le mener au deux tiers du terme. Une paille…


Se saisissant d’un fascicule dans la bibliothèque des Keller, Alain arracha une page au hasard et nota fébrilement la combinaison. Puis il redémarra le portable, saisit le fameux code et attendit. Quelques secondes plus tard, Windows s’ouvrait, avec en fond d’écran la photo d’un quadra aux tempes argentées, flanqué d’une blondasse rondouillarde et de trois boutonneux poussés en graine ; tous les cinq souriaient. Une parfaite photo de famille au coin du feu.



Tout en me parlant, Alain avait fait apparaître dans l’explorateur du portable une liste de documents triés par ordre chronologique de modification. Les plus récents remontaient au 13 septembre 2016 ; des notes jetées à l’écran, des brouillons de discours rédigés par quelqu’un qui, apparemment, avait perdu de sa verve et de son tranchant. Je lus quelques bribes de prose Élyséenne, par-dessus l’épaule d’Alain :


« mes chers concitoyens, sachez que je suis à vos côtés dans cette terrible épreuve… catastrophe nationale, que dis-je, mondiale ! … ceux qui souffrent dans leur chair, les victimes éplorées de cette boucherie sans nom… nous nous relèverons, la France se relèvera malgré les morts par millions, je puis vous l’assurer ! … Nous pouvons compter sur l’assistance de nos voisins européens qui, pour certains, ont été moins touchés que nous… Un gouvernement provisoire va être mis en place… Des raisons de défense nationale nous obligent à délocaliser le pouvoir exécutif au cœur des Alpes, dans un complexe hautement sécurisé et tenu secret… »



Je ne rebondis pas sur la remarque d’Alain. Je ne pouvais pas, l’amertume me nouait les tripes. Dans mon esprit, une image occultait tout le reste : les politiques et leurs collaborateurs, bronzés et détendus, s’installant pour des dîners interminables, tandis que dans notre gourbi antiatomique, nous en étions réduits au cannibalisme…


Remontant les jours, Alain continuait de se balader de fichiers en fichiers. Début septembre, puis fin août 2016. Alors qu’il cliquait sur un fichier anodin, baptisé « Mélusine », une boîte de dialogue s’ouvrit, exigeant un mot de passe d’accès aux documents classifiés. Un drôle de pressentiment m’envahit soudain.



Après avoir balancé un scan sur le disque dur à la recherche de je ne sais quoi, Alain m’expliqua sa théorie sur les faiblesses inhérentes aux mots de passe. Les seuls mots de passe réellement efficaces étant par définition impossibles à mémoriser – de longues chaînes de caractères plus ou moins aléatoires – l’utilisateur finissait toujours par les enregistrer quelque part. En général, dans un endroit aisément accessible. Un iPhone ou un PDA, lui-même synchronisé à la machine censée être protégée… Il suffisait alors de tomber sur le carnet de note numérique du propriétaire et le tour était joué.



Une fenêtre s’ouvrit, répertoriant toutes les entrées de l’organiseur de Dalembert. À la rubrique habilitations nous attendait un mot de passe : « Viviane ».



À ma demande, Alain fit une nouvelle recherche sur mots clefs. Le prénom Viviane apparaissait plusieurs fois dans les entrées du portable ; un répertoire lui était même associé. Dévorée par la curiosité, je me penchai et cliquai sur le dossier en question. Des clichés apparurent à l’écran, pris sous l’éclairage froid et direct des néons.



Enserré dans un faisceau de tubulures chromées et de câbles électriques, un cœur de graphite et d’acier reflétait le flash de l’appareil photo. L’ensemble, aussi imposant qu’une sculpture de Botero mais loin d’être aussi sexy, était monté sur palan.



Cliquant à nouveau sur le document, il entra le mot de passe enchanté. Le fichier s’ouvrit cette fois-ci. Il s’agissait d’une synthèse sur la situation géopolitique de l’Iran. Alain lisant beaucoup plus vite que moi, je n’en étais qu’au début de la seconde page lorsqu’il émit un grognement :



« La menace atomique représentée par l’Iran et ses agressions répétées vis-à-vis de la communauté internationale ne nous laisse plus le choix. Nous devons intervenir à brève échéance, malgré les alliances stratégiques nouées par le régime des Mollahs avec la Russie et la Chine. La présidence américaine, opposée à un engagement direct de type Irak ou Afghanistan – inenvisageable dans ce contexte – préconise une frappe ciblée, afin de « régler définitivement le problème ». Toutefois, en accord avec le Parlement européen, ce genre de mesures ne saurait être mise en œuvre qu’après utilisation effective de l’arsenal nucléaire iraniens contre un pays ami… »


Les mâchoires serrées, Alain passa rapidement à la suite. Je sentis ma gorge se nouer.


« Nos services font état de discussions avancées entre chefs intégristes pour lancer une attaque sur Tel-Aviv dès le 8 septembre. Pour nous, cela représente l’opportunité idéale de décapiter un système politique et religieux menaçant toute la planète. »



« En accord avec le commandement unifié de l’Otan, il a été décidé de ne pas activer les cellules logistiques infiltrées sur place. Certes, en simulant un incident nucléaire sur le site de Natanz, nous empêcherions les tirs de missiles iraniens, mais nous nous priverions du même coup d’une occasion unique d’abattre le régime, et ce avec l’aval des Nations-Unies. D’autre part, le général Mc-Allister nous assure que le bouclier anti-missile déployé au-dessus de Tel-Aviv est capable de tenir en échec toute attaque, même massive. Afin de profiter au mieux de l’indignation soulevée par l’agression directe contre Israël et nous assurer du soutien de l’opinion publique pour frapper à notre tour, nous préconisons donc de garder secrètes toutes les informations dont nous disposons. Un filtrage total devra s’exercer sur les médias, afin d’éviter d’affoler les populations en regard des enjeux de l’opération Mélusine… »


Nous étions scotchés. Ce que nous venions de lire éclairait d’un jour nouveau les causes de ce cauchemar planétaire. Avant même l’envoi du premier missile couvait déjà une guerre souterraine, mobilisant l’arsenal nucléaire de chaque camp en vue de la bataille décisive.



La rage que j’éprouvais contre les responsables de ce gâchis phénoménal était telle que ma vision se brouilla. Subitement, une nuée de mouches se mirent à danser devant mes yeux. Je manquai d’air, et dus m’asseoir pour ne pas tomber. Les points noirs se diluèrent peu à peu, laissant apparaître le visage inquiet d’Alain, penché sur moi.



En réalité, non, ça n’allait pas du tout. Je me sentais oppressée, j’avais chaud comme si on m’avait appliqué des compresses brûlantes sur les joues. Alain n’était pas dupe, d’ailleurs. Il ne me lâchait pas du regard. Dans ses pupilles, l’expression concernée s’était muée en autre chose. Presque… de l’horreur !



Il avait raison. Sous mes doigts palpitaient les chairs tuméfiées d’une étrangère. Le nuage vrombissant s’était à nouveau satellisé autour de ma tête. Je ne devais surtout pas m’affoler me souvins-je d’avoir pensé, juste avant de basculer en avant.



ooOOoo



Je repris lentement conscience. Alain m’avait allongée sur son lit où, semble-t-il, il s’employait à tamponner mon visage avec un linge humide. Je roulai sur le côté, avec l’impression de revenir de très, très loin. Une douleur sourde pulsait dans mon dos, comme un coup de poignard au niveau des reins, tandis qu’une sueur glacée trempait mon front. Que m’arrivait-il ? Une brutale allergie au chocolat ? Le contrecoup de l’émotion ?



Il s’éclipsa, juste à temps pour éviter un flot de matières organiques à moitié digérées. Beurk ! Infect… Quand il revint, avec une bassine, des gants et une serpillière, j’évacuais un reste de bile dans une succession de haut-le-cœur. Alain, quelque peu secoué, conservait néanmoins assez de vaillance pour nettoyer la mare visqueuse que j’avais projetée à l’endroit précis où trente secondes plus tôt il se trouvait. Je lui lançai un regard piteux et reconnaissant à la fois.


Je m’essuyais la bouche avec le linge abandonné par mon chevalier servant lorsque je me rendis soudain compte à quel point mes doigts étaient gourds et gonflés… Ce fut cela, finalement, qui me mit sur la voie.



Je dévisageai Alain un long moment avant de répondre.



Le tableau clinique était on ne peut plus clair. Prise de poids inexplicable, gonflement subit du visage et des extrémités, troubles de la vision… Si l’on avait pu réaliser une analyse d’urine dans l’abri, nul doute que l’on aurait retrouvé de l’albumine dans les miennes.


Combien de fois avais-je vu ces symptômes, chez l’une ou l’autre de mes patientes ?


Le souvenir d’un visage rond et pâle effleura à la surface de ma mémoire. Une jeune femme inconsciente que l’on avait emmenée au service d’obstétrique, en pleine crise d’éclampsie, deux jours à peine avant la fin du monde. Une césarienne d’urgence les avait sauvées, elle et son bébé. D’extrême justesse…


Face à la prise de poids suspecte de la future mère, son médecin traitant, une généraliste habituée des défilés d’angines et de gros rhumes, avait décrété qu’elle devait « arrêter le Coca, les frites et les glaces », avant de la réexpédier chez elle sans même une ordonnance. Cette pétasse avait bien failli avoir la peau de la jeune femme et de son enfant…


Où étaient-elles aujourd’hui ? Mortes, très certainement. Deux squelettes anonymes dans une chambre d’hôpital délabrée, l’un allongé dans un vestige de lit, l’autre, minuscule, dans un berceau de plexiglas.


Avec une toxémie gravidique en pleine évolution, je n’avais aucune chance de mener à terme ma grossesse. Peut-être pourrais-je reporter l’inévitable de quelques semaines, au mieux, en dormant sur le côté gauche et en évitant les efforts brusques et les émotions violentes – en priant aussi, pourquoi pas. Mais cela suffirait-il à sauver mon enfant ?


Je n’avais pas le choix : malgré le risque de souffrance fœtale, je devais retarder l’échéance au maximum. C’était l’unique moyen de mettre au monde un bébé viable, quitte à finir avec un décollement de rétine… Sans parler des convulsions qui, à tout moment, pouvaient me faire perdre connaissance. Comment être certaine d’éviter la crise qui nous serait fatale à tous les deux ? Il n’y avait qu’une seule solution. Inculquer à Alain des rudiments de chirurgie de guerre … et prier pour que, le moment venu, il ait le cran de m’ouvrir le ventre sans perdre de temps.



ooOOoo




Blanc comme un linge, Alain me fixait avec l’air de ne pas comprendre. À croire que nous ne parlions plus la même langue. J’avais terriblement envie de me jeter dans ses bras pour y sangloter comme une petite fille. Mais auparavant, je devais lui arracher la promesse qu’il allait bien faire ce que j’attendais de lui. Ensuite seulement pourrais-je me permettre de lâcher mes larmes en me serrant contre son torse rassurant.


Piotr me manquait comme jamais. Mon cher mari, son jugement sûr, son inébranlable confiance en lui et surtout ses doigts experts, que n’aurais-je donné pour qu’ils soient là, réunis à mes côtés dans ces instants redoutables ? Mais non, c’était par un apprenti boucher que j’allais devoir me laisser charcuter la couenne, en lieu et place d’un jeune et talentueux chirurgien obstétrique… Et déjà, je pouvais m’estimer heureuse si Alain faisait le job.



Et ce fut le moment choisi par ce grand dadais pour ouvrir les vannes. En un rien de temps, c’est moi qui me retrouvai avec son mètre quatre-vingt-cinq dans les bras, en train de lui tapoter gentiment le dos pour le réconforter. Je vous jure ! C’est pas marrant tous les jours, devoir être forte pour deux !



ooOOoo



Cette « nuit » -là, j’eus toutes les peines du monde à m’endormir. Quand le sommeil vint finalement me chercher, il apporta avec lui un rêve étrangement réaliste.


Recroquevillée dans un coin du lit, je vis soudain la porte de notre chambre s’ouvrir. Le plus tranquillement du monde, Piotr s’avança vers moi, un doigt sur les lèvres. Un quart de seconde plus tard je repoussai les draps et me levai d’un bond. Loin de la simple manifestation ectoplasmique, mon mari était bien là, devant moi, aussi tangible que tout un chacun. N’arrivant pas à le croire, je laissai courir mes doigts sous le tissu parfumé de sa chemise entrouverte, palpant son torse chaud et ferme. Puis, pleurant sans bruit, je l’enlaçai convulsivement, pressant mon ventre de femme enceinte contre le sien, dévorant de baisers pressants son cou, respirant à pleins poumons son odeur suave.


Piotr, me repoussant avec douceur, me fit alors signe de le suivre. Nous n’avions toujours pas échangé un mot. Avant de franchir à sa suite le seuil de la chambre, je jetai un coup d’œil à la forme blafarde sur le côté gauche du lit. Alain en écrasait comme un bienheureux ; il ne risquait pas de nous surprendre. Cela m’apporta un étrange réconfort. Pour une raison inexplicable, il était vital que ce rêve ne s’interrompe sous aucun prétexte. S’il s’agissait bien là d’un rêve…


Sans transition, comme bien souvent dans les songes, je me retrouvais dans le salon des Keller, au premier niveau de l’abri. Piotr avait allumé l’ordinateur portable. Dans la pénombre de la pièce, la lueur violente, presque agressive de l’écran me faisait mal aux yeux. Celui-ci diffusait un film amateur aux images hachées, aux prises de vues approximatives. Je m’approchai pour mieux voir. Une énorme boule de feu avait envahi le ciel et se détachait au-dessus de la silhouette massive d’un centre commercial. Fuyant les gaz incandescents, une foule affolée se ruait droit sur la caméra. Au milieu de ces gens qui courraient, une femme avec une enfant dans les bras. Je les reconnus aussitôt : Élodie, l’épouse d’Alain. La fillette apeurée s’accrochant à son cou devait être Manon.


J’allais détourner les yeux pour ne pas voir la suite quand la voix de Piotr a retenti à l’intérieur de mon crâne :



L’effet de souffle avait atteint le temple de la consommation, broyant les structures métalliques, pulvérisant les vitres, transformant des blocs de bétons gros comme des pianos en météorites bardées d’acier. Soudain la foule hurlante fut soulevée de terre et projetée en tous sens. L’angle de vue changea, la caméra s’éleva pour filmer le désastre d’en haut. Une poussière grisâtre, légère comme de la farine, se déposait sur les bras, les jambes, les torses émergeant des décombres. Je m’attendais à ce qu’un flot rouge éclabousse les débris, que des geysers de sang jaillissent des membres arrachés, des artères sectionnées, qu’une pluie de viscères tapisse le sol. Mais non, rien de tout cela…


L’objectif s’approcha d’un groupe de corps enchevêtrés. Je me forçai à ne pas quitter l’écran des yeux. Ce que j’y vis me laissa sans voix. Ce n’était plus des cadavres qui jonchaient le sol, mais des mannequins en plastique. Je crus d’abord qu’il s’agissait du contenu d’une vitrine, propulsé là avec d’autres débris. Mais un lent travelling sur les décombres me montra qu’il n’y avait pas une seule vraie personne parmi les victimes, simplement des pantins aux visages inertes, sans expression. Les yeux qui me fixaient, grands ouverts, n’étaient que des billes de verre colorées.


Durant quelques secondes le tableau resta figé, seule une poussière ondoyante témoignant d’un quelconque mouvement. Puis la vague incandescente déferla à son tour. Les visages se mirent à fondre, les perruques à grésiller, se tordant comme des serpents jetés au feu. Bientôt, des mannequins, il ne resta plus que des trames en acier aux formes vaguement humanoïdes. Je me mis alors à hurler…


…et me retrouvai dans mon lit. Dans les bras d’Alain plus précisément. Lequel essayait de me calmer en me berçant contre lui. Piotr avait disparu, et avec lui le message qu’il tentait de me communiquer. Un goût de fer dans la bouche, je restai là, absente, à fixer Alain telle une idiote, cherchant un sens caché dans ces bribes de ce cauchemar. Je n’en trouvai aucun. Je répondis enfin aux questions angoissées de mon compagnon, l’assurant que je n’étais pas sur le point de faire une nouvelle crise.


La signification de tout ceci m’échappait. Je finis par me rendormir, avec la certitude d’être passée à côté de quelque chose d’énorme… Mais quoi ?



[À suivre…]