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Temps de lecture estimé : 22 mn
06/10/11
Résumé:  Thomas fait d'affreux cauchemars...
Critères:  fh bizarre hmast policier fantastiqu
Auteur : Rain      Envoi mini-message

Série : Le Fauteuil

Chapitre 02 / 04
Le Fauteuil : Cauchemars

Résumé de la première partie : Après avoir acheté un fauteuil sur eBay, la vie de Thomas (cadre travaillant dans une boite de transports) devient un véritable enfer. Il dort très peu la nuit, fait d’étranges cauchemars dans lesquels son esprit occupe des corps de femmes. Le jour où le patron annonce au personnel de la boîte de transports que Julia, une jeune et jolie stagiaire de l’entreprise, a disparu, Bernard, le comptable de la société, mène son enquête. Il a vu Thomas et Julia quitter ensemble la société la veille de sa disparition. Et lorsqu’il se décide à interroger Thomas à ce sujet, ce dernier se contente de lui dire que Julia n’est pas restée chez lui car elle souhaitait sortir. Mais Bernard est convaincu que Thomas ment…



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Après avoir bondi du fauteuil, Thomas s’écroule au sol en sanglotant. Il reste à pleurer en silence jusqu’au lever du jour, recroquevillé comme un fœtus.


Le lendemain, il ne va pas travailler. Il est angoissé par ces atroces visions qui semblent tellement ancrées dans la réalité qu’elles n’en deviennent que plus effrayantes.


Son médecin l’arrête pour la journée, qu’il passe assis sur le fauteuil à lire la fin des Liaisons Dangereuses.


Il se sent relativement bien. Il oublie le tueur sans visage et se couche tôt.


Il est sujet à de nombreuses agitations au cours de la nuit. Ses paupières tressautent, son corps se tortille sous les draps.


Thomas se réveille plusieurs fois, ruisselant de sueur, les dents s’entrechoquant, avec une peur au ventre qui lui retourne les intestins.


Il a beau laisser la lumière allumée, elle ne lui est d’aucune aide.


Chaque fois il doit supporter le même cauchemar.


Le tueur prend en chasse Thomas et cette femme qui ne forment plus qu’un. À travers les ruelles, ils essaient ensemble de lui échapper. En vain. Toujours au même endroit elle trébuche. Thomas remarque alors les senteurs aigres qu’exhalent les aisselles de la femme, l’odeur entêtante des glandes sudoripares, le parfum de la peur.


Le malade mental s’apprête à empoigner sa proie et Thomas se réveille, les yeux hagards, terrifié.


Ce cauchemar le poursuit toutes les nuits et ne s’arrête qu’au moment où le psychopathe va poser ses paluches sur la femme dont il apprend le prénom, Polly, à la fin de la semaine.


Son cerveau ne se repose qu’une à deux heures par nuit, ce qui génère beaucoup d’irritabilité.


C’est à ce moment-là que ses collègues de travail commencent à le trouver de moins en moins sympathique.



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Le vendredi, Thomas est sur les rotules. Il s’est traîné toute la journée au travail. Il est tellement las qu’à de nombreuses reprises il a cru apercevoir, à la périphérie de sa vision, passer des petits animaux informes.


Il s’est aussi embrouillé avec Sophie qui, tous les matins, lui a dit qu’il avait « une sale gueule », ricanant et pensant qu’il se cuitait chaque soir. Il s’est tu jusqu’au jeudi où il lui a rétorqué, d’une voix douce et posée : « Ferme ta gueule connasse ! »


Cela lui a coupé le sifflet ! Elle s’est contentée de le regarder, les yeux brillant de larmes, la lèvre supérieure tremblotante sous la rage qui bouillait en elle.


Si Thomas avait écouté sa conscience, il lui aurait asséné une autre attaque verbale pour la faire chialer. À la place, il s’est rendu dans son bureau en arborant un large sourire dévoilant ses dents.


Des dents de carnassier !


Ceux qui ont vu ce sourire l’ont trouvé angoissant, adjectif qui leur a traversé l’esprit.


Le vendredi, quand Thomas passe devant l’accueil, Sophie fait semblant de plonger le nez dans des papiers.


Thomas affiche alors le même sourire que la veille. Cette fois-ci, personne ne le voit.


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Enfin le week-end est là ! Thomas est exténué et dès qu’il pénètre dans son salon, il se jette dans son fauteuil et s’y blottit comme un enfant dans les bras de sa mère.


Très vite, il sombre dans un sommeil sans rêve et, à son réveil, il se sent requinqué. Un peu d’air frais lui fera le plus grand bien.


Il est déjà tard (2h14) et la fraîcheur de la nuit le vivifie. La lune est presque pleine. Il la contemple un instant quand son esprit le plonge pour la seconde fois dans un cauchemar éveillé.


Ce coup-ci, l’assassin lui porte un coup derrière la nuque et la fille tombe à terre.


Bien qu’elle soit assommée, il continue à assister aux événements, comme s’il était un témoin invisible.


Le tueur traîne le corps de Polly dans une ruelle et l’abandonne contre un mur au fond d’une impasse. Thomas ne peut voir le visage du dangereux individu, en permanence dissimulé par la pénombre. La lune, à un moment, lui laisse entrevoir une paire d’yeux lugubres.


Le meurtrier s’en va et revient à peine une minute plus tard avec un immense sac de grains dans lequel il glisse sa victime.


Thomas veut faire quelque chose. Mais quoi ? Que peut-il faire ? Il assiste à la scène sans y être vraiment présent. Il se contente de suivre le fou furieux qui, quelques rues plus loin, ouvre la porte d’une bâtisse abandonnée et y dépose Polly après l’avoir attachée au mur avec des anneaux prévus à cet effet.


Il reconnaît immédiatement le lieu. Il l’a déjà vu en songe. C’est à cet endroit, que dans le corps d’une femme, il a compris que l’homme était dangereux. Un bourreau, voilà le terme qui circulait dans l’esprit terrifié de son « hôte ».


Pourtant la femme qu’il incarnait à ce moment-là n’était pas Polly, il en est certain.


Il voudrait aider Polly. Il aimerait bien la détacher mais il n’est qu’une espèce d’entité sans corps, aussi immatérielle qu’un fantôme. Sans enveloppe corporelle, il ne peut rien faire !


Lorsque le psychopathe se tourne dans sa direction, Thomas est certain d’avoir été repéré et pousse une plainte animale.



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Il hurle à la lune comme un lycanthrope. La panique s’immisce lentement mais sûrement dans tout son corps. Elle lui vrille l’estomac. Un de ses voisins allume la lumière. Thomas remarque une ombre qui l’épie un instant de derrière des rideaux.


Il essaie de se calmer et retourne à l’intérieur, glacé d’effroi. Son pouls s’est emballé. Il le sent même battre dans ses poignets. La déglutition est devenue impossible. Il étouffe, littéralement, et enlève tous ses vêtements.


Cela l’apaise un instant mais, bientôt, le regard d’ébène du cinglé au couteau lui apparaît en pensées. Il pousse une sorte de jappement qui, à ses oreilles, ressemble plus à une plainte émise par un spectre.


Il craint de se retourner et de voir dans l’encadrement de la porte l’homme au poignard.


Mais il n’y a personne, évidemment. Il commence à se détendre et parfait cet état de relaxation en buvant une bonne lampée d’eau-de-vie.


Il passe la nuit à tourner en rond dans sa maison.


Il ne veut pas (plus jamais) dormir. Dormir est devenu dangereux.


Pourtant, à 5h34, il se laisse choir dans le fauteuil et s’y endort.



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L’épouvantable cauchemar qu’il subit comme une épreuve divine le terrorise. Les images resteront gravées à jamais dans sa mémoire.


Il en est persuadé ! Ces horribles rêves racontent maintenant une histoire.


Est-elle passée ou est-elle à venir ? Il ne peut en être sûr à cent pour cent mais suppose que celle-ci est ancienne. Peut-être date-t-elle du début du XXe siècle. Il base ce jugement sur les atours que portait Polly quand il a vu son cadavre ou plutôt ce qu’il en restait dans ce cauchemar dont il peinera à se remettre.


D’ailleurs s’en est-il remis ? Ou cela l’a-t-il brisé à jamais ? Il n’est même plus sûr de sa santé mentale !


Thomas est cette fois-ci dans le corps d’une femme mûre à la peau délicate et pâle. Ses seins ronds sont lourds et il est heureux de les mater. Il aimerait que la femme dans laquelle son esprit s’est glissé empoigne sa poitrine afin qu’il puisse sentir sa chaleur dans ses paumes.


Mais c’est entre ses jambes qu’il ressent quelque chose !


Un homme bedonnant enfonce sa verge dans l’antre de la femme que l’esprit de Thomas a investie. Ses narines captent de lourds effluves enivrants. L’odeur du sexe.


Ils sont sur un lit dans une chambre aux couleurs criardes. Elle le chevauche à califourchon en lui tournant le dos. Il écarte ses fesses de ses doigts boudinés et insinue son pouce dans son plus petit orifice.


Elle n’apprécie pas ce genre de caresse, Thomas le ressent, mais elle n’est pas là pour faire des manières. Elle est là pour de l’argent ! Puis, elle connaît déjà le gros monsieur. C’est un rapide.


Effectivement, dès que son pouce s’insère entre ses fesses – comme son « hôte », Thomas n’apprécie pas trop la sensation –, l’homme grogne son prénom, Annie, et se répand en elle.


Thomas est dégoûté de sentir la semence chaude entre ses cuisses. Cela le trouble sur le plan de son identité sexuelle. Quand il est dans le corps de ces femmes, il vit ce qu’elles ressentent mais garde néanmoins sa conscience de mâle.


Et là, il a la sensation d’être victime d’un viol quand il sent le pouce dans son cul accompagné d’un sentiment de castration comme à chaque fois qu’il possède le corps d’une femme lors des cauchemars.


L’homme au visage porcin est en train de se rhabiller quand Annie quitte la chambre après avoir pris les pièces sans un regard pour son client. Elle passe par une issue de secours afin d’éviter le salon dans lequel des hommes pourraient avoir besoin de ses services.


Elle en a assez pour ce soir et veut rentrer chez elle.


Elle quitte donc le bordel par une petite porte qui donne sur une rue déserte. Une montre à gousset en argent qu’elle a dérobée à un client indique qu’il est 3h40.


L’air est frais en cette fin d’été, même s’il ne fait jamais bien chaud dans le coin. Annie se hâte à travers plusieurs ruelles, pressée de retrouver son foyer.


En chemin, elle aperçoit une masse couchée sur le sol. Elle pense tout de suite à un ivrogne en train de cuver sa bibine mais, au fur et à mesure qu’elle s’en approche, elle prend conscience qu’il s’agit d’une femme qui ne se relèvera plus jamais.


La gorge a été profondément entaillée et une énorme tâche de sang macule son entrejambe. L’abdomen est lui aussi ouvert à maints endroits et la bouche de la victime, close, est barbouillée de sang séché.


Cette vision funeste entraîne l’évanouissement d’Annie.


Thomas assiste toujours à la scène, ses yeux ne pouvant s’empêcher de s’attarder sur les détails macabres. Puis il se tourne vers la femme qu’il incarnait auparavant et observe son visage.


Le visage de la victime suivante qui persécutera son esprit dans les effroyables cauchemars qui l’assaillent chaque nuit. Il en est persuadé.


Il se réveille en pleurant.


Il est 15h45.



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Il passe le restant de la journée à revivre la scène à travers des flashes du cauchemar de la veille. Il vomit plusieurs fois dans les toilettes tant les images qui traversent son esprit sont nettes et précises. Il décide de ne rien manger de la journée de peur que cela finisse encore au fond des chiottes.


Il erre dans sa maison, ne sachant que faire pour tuer le temps et éviter de revivre sans cesse l’horrible cauchemar.


Il faut qu’il trouve un moyen pour ne plus dormir. Il ne doit plus jamais s’endormir. Il pourrait finir par y laisser la raison.


Il prépare du café et enchaîne les tasses jusqu’à neuf heures, le dimanche matin.


Chaque fois qu’il s’octroie une pause dans ses errances – il passe son temps à arpenter sa maison en long en large et en travers –, il s’assoit dans son fauteuil.


Thomas trouve à chaque fois du réconfort auprès de son objet. Sans lui, la vie n’aurait plus de sens. Il craquerait…


Il l’aime ! Le vénère presque. Ses mains le caressent souvent sans qu’il s’en rende compte et il lui est même arrivé de l’enlacer pendant de nombreuses heures, se consolant dans ses bras de bois. C’est une relique qu’il ne céderait pour rien au monde.


Mais ce dimanche-là, à 9h02, son objet sacré va le plonger dans la suite de ses aventures cauchemardesques.



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Il se trouve sur la cuvette de WC d’un appartement miteux dans le corps d’une jeune femme qui se prénomme Élisabeth. Une envie pressante d’uriner l’a réveillée et en sortant des toilettes, elle entend des bruits de voix qui grondent à l’extérieur.


Une femme qui beugle « nooooon » – un non catégorique – et d’autres bribes de phrases dont elle ne peut saisir le sens de derrière sa fenêtre close.


Elle écarte légèrement les rideaux qui ont besoin d’être reprisés et aperçoit une femme qui se dispute verbalement avec un homme portant un long manteau noir et un chapeau sur la tête.


Élisabeth remarque, à un moment où il écarte un bref instant les pans de son manteau, un poignard dans son étui, accroché à la ceinture.


Elle restera encore quelques secondes à les observer, au cas où l’homme ferait usage de son arme.


Il crie sur la femme une nouvelle fois, lui tourne le dos et s’en va. La femme fait de même dans la direction opposée. Élisabeth quitte alors son poste d’observation et retourne au lit.


Cette dispute n’attire pas plus que cela son attention. Dans ce quartier, la prostitution est monnaie courante et les querelles, avec les clients ou les lourdauds qui voudraient bien profiter des charmes de filles de joie sans débourser la moindre pièce, sont presque quotidiennes.


Quelques jours plus tard, lorsque les journaux mentionneront la mort de plusieurs courtisanes, sauvagement assassinées, Élisabeth croira dur comme fer que l’homme qu’elle a épié de derrière sa fenêtre est le responsable.


Thomas a reconnu la femme qui échangeait des propos houleux avec cet homme mystérieux. C’est celle qui se tapait l’immonde gros dégueulasse pour de l’argent, celle qui s’est évanouie en découvrant le cadavre de Polly. Annie. Il est triste pour ce qui va lui arriver.


Il a voulu essayer de pousser Élisabeth à faire quelque chose. Il a essayé de lui transmettre ses pensées comme s’il était subitement devenu télépathe.


Malheureusement, Thomas n’a aucun pouvoir sur les enveloppes corporelles qu’il possède dans ces effroyables cauchemars.


Quand elle se met au lit, au moment où le sommeil l’emporte, Thomas change de corps.



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Il est maintenant dans le corps d’Annie. Elle n’arrête pas de regarder par-dessus son épaule. Cet homme lui a fichu la frousse ! Surtout son regard ténébreux, pas au sens plein de mystères, mais des yeux qui sont sombres comme un trou noir et aussi vides que ce dernier.


Elle trottine maintenant, emprunte les premiers passages sinueux qui s’enfoncent dans des ruelles où la lumière est inexistante. Des couloirs de briques au sein desquels elle pourrait se tapir dans l’ombre épaisse au cas où il apparaîtrait au détour d’un des boyaux de ce labyrinthe.


Au moment où elle sort de ces artères de briques, elle est soulagée. Elle a semé l’homme au manteau. L’homme au poignard, lui susurre la voix de la peur au centre de son crâne.


Dans moins de cinq minutes elle sera chez elle. Elle s’avance tranquillement vers un lampadaire situé à une dizaine de mètres quand deux mains accrochées au bout de puissants bras la saisissent par les cheveux.


Elle veut crier mais lorsque sa bouche s’ouvre un violent coup s’abat sur sa nuque. Annie s’écroule à terre, inconsciente.


Thomas est expulsé de l’enveloppe charnelle d’Annie et assiste à son meurtre sans pouvoir lui porter secours.


C’est une véritable boucherie et Thomas se réveille en braillant et en pleurant comme un bébé qui fait ses dents. À part qu’un bébé n’a pas les lueurs de la folie qui dansent dans ses yeux.



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Il faudra plus de trois heures pour que Thomas parvienne à recouvrer son calme. Les deux premières, il pleure de chagrin pour Annie, avant de se murer dans un silence de sépulture, effrayé par l’atrocité de la scène qui défile inlassablement dans son esprit torturé.


Les nombreuses mutilations qu’a subies Annie ne peuvent être décrites ici sans risquer de choquer le lecteur. Le narrateur se contentera de préciser que Thomas, s’étant réveillé avant la fin de cette boucherie, n’est pas encore au bout de ses peines puisqu’il fera le même cauchemar huit jours consécutifs.


Les sept jours suivants, il assiste à l’intégralité de la scène du crime.


Inutile de préciser qu’il s’est fait porter pâle. Son médecin l’a arrêté pour la semaine en constatant l’état de fatigue générale de Thomas. Il lui a prescrit des somnifères légers et des anxiolytiques, parce que le docteur Castignet pense que Thomas est au bord de la dépression.


Le Stillnox et le Lexomil n’ont absolument aucun effet ! Thomas aurait peut-être dû parler au médecin des cauchemars, plutôt que se contenter de lui raconter qu’il avait du mal à trouver le sommeil et que, parfois, des boules nouaient sa gorge. Comment aurait-il pu avouer les cauchemars qui le hantaient sans éprouver de honte ?


Pendant près de trente-six heures, il lutte contre la fatigue. Dormir est devenu trop flippant ! Mais le sommeil finit naturellement par remporter la bataille et il revit cette abominable scène de meurtre.


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Il envisage, le samedi, au bout du rouleau, de mettre fin à ses jours. S’il avalait toute la boîte de Stillnox, il devrait y rester, non ?


Cette solution lui parait être une excellente idée. La meilleure idée qu’il ait jamais eue.


Pourtant, à chaque fois, lors de ses promenades intérieures erratiques – Thomas ne quitte plus son domicile – il passe devant son fauteuil, le caresse un instant du regard. Cela lui redonne toujours un brin d’espoir.


Il ne peut pas l’abandonner ! Ou plutôt il ne veut pas que son objet atterrisse chez quelqu’un d’autre après qu’il se sera donné la mort. Il en crèverait de jalousie.


Mais non, idiot ! lui annonce la voix de la raison, si tu meurs tu ne ressentiras plus jamais rien. Certainement pas la jalousie.


Étrangement, cette petite voix l’aide à tenir le coup jusqu’au lundi soir.


Il passe beaucoup de temps à câliner son fauteuil, lui parle de plus en plus, et a même parfois l’impression que celui-ci lui répond !


Le fauteuil l’encourage, lui chuchote de ne pas craquer…


La nuit du lundi au mardi, quand le cauchemar de la tragique fin d’Annie cède place à un autre songe, Thomas est optimiste.


Il remercie son fauteuil, convaincu qu’il l’aide à trouver un semblant de quiétude.


Le fauteuil ne fait aucun commentaire.



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Son « hôte » est pour la toute première fois de sexe masculin. Il titube dans les étroites ruelles orange qui lui sont maintenant familières. Thomas ressent les relents de whisky bon marché qui imprègnent son palais. Le bougre est torché ! Thomas a parfois l’impression que son estomac se contracte. Même dans une enveloppe corporelle ivre, il se trouve plus à son aise que dans le corps de ses « hôtes » féminins.


Cet homme a cependant une idée précise en tête.


Il ne se promène pas la nuit par hasard !


Il est à la recherche de sensations fortes. De vengeance aussi. Et…


Thomas éprouve des difficultés à lire les pensées de cette personne, probablement à cause de l’alcool, finit-il par se convaincre.


L’homme s’arrête. Thomas pense qu’il a besoin de reprendre son souffle. En réalité, il bloque sa respiration, traquant le moindre bruit.


Il ouvre son manteau en douceur, et là, le sang de Thomas se fige.


La main de l’homme tire de sous le long manteau un poignard que Thomas reconnaît.


C’est le couteau de chasse qu’il a vu lorsqu’il incarnait Élisabeth avant d’être expulsé de son corps pour prendre possession d’Annie.


Horrifié, Thomas imagine ce qui va se produire. Les images se matérialisent dans sa tête avec une clarté stupéfiante qui ne fait qu’accroître l’angoisse qui lui tiraille les tripes.


L’homme se concentre et Thomas réussit à discerner deux voix féminines qui discutent tranquillement au fond d’une ruelle.


L’homme sourit.


Thomas ressent l’érection de son « hôte ». Cela l’intimide et le trouble.


L’homme avance tranquillement, un pied après l’autre, comme s’il marchait sur des pierres dans une rivière infestée de piranhas. Il a toujours dans les mains la lame que la lune fait scintiller de temps à autres. Les voix féminines ont de plus en plus de consistance.


Quelques pas de plus, et l’homme et Thomas arriveront à leur hauteur.


L’obscurité règne partout. L’homme s’arrête et range son arme dans son étui, puis avance dans la direction des voix, à vitesse normale cette fois-ci.


Ses chaussures claquent sur la chaussée et lorsqu’il se trouve à portée de la brune et de la rousse vêtues de tenues indécentes, elles le regardent et lui sourient.


Des sourires aguicheurs. Des sourires de péripatéticiennes.


L’homme engage la conversation en retirant son chapeau :



Le visage de l’homme s’empourpre.


Thomas ressent les picotements sur ses joues.



L’homme toussote, porte la main à sa bouche et continue d’une voix chevrotante :



L’inquiétude de Thomas se change brutalement en anxiété.


L’homme n’a pas l’air content. Il est furieux même ! Thomas sent son ventre se tordre. Des aigreurs remontent dans sa gorge. Les palpitations cardiaques s’emballent.


L’homme a mal interprété ce que vient de dire la prostituée. Il pense que la salope parle de ce qui se situe entre ses jambes. Certaines se sont déjà moquées de lui. De sa nouille trop cuite comme avait dit cette pute d’Annie.


Et qu’est-ce qu’elle a dit quand il l’a entaillée une première fois avec sa lame ?


Ce souvenir le fait sourire.


Elle a imploré « Pitiéééé ! Pitiéééé ! », et son couteau a fini de la rendre muette. Pour l’éternité.


À la vision de ce sourire hideux, le visage des prostituées se décompose.


Thomas est tétanisé. Le trouillomètre à zéro tandis que son « hôte » est confiant comme Attila avant une bataille.


La main de l’homme fouille les poches du manteau à la hâte. Un nouveau sourire se dessine sur ses lèvres lorsque sa main frôle le manche du couteau, et se resserre sur ce dernier.


Il va le faire jaillir et trancher la gorge de la rouquine…


Alarmée par le sourire malsain qui s’estompe à peine de son visage, la prostituée rousse rectifie le tir :



Il semble s’adoucir. Ses mâchoires se décrispent. Un pâle sourire naît sur ses lèvres. Sa main se ramollit, lâche le couteau et quitte la poche du manteau. Il glisse cette même main dans l’autre poche et en retire une bourse en cuir marron.



Un instant, les deux prostituées se lancent des regards. Furtifs. Des regards que l’homme connaît bien. Des regards qui cherchent à avoir l’approbation de l’autre. Des regards qui tendent à vérifier si c’est une bonne idée.


Soudain Thomas passe dans le corps et dans l’esprit de la rouquine.


Son anxiété se métamorphose en phobie.


Quand on est deux, on pense souvent qu’on est toujours plus fort. Plus courageux. Alors elles acceptent !


Pourtant la police les a interrogées, puis les a prévenues qu’un désaxé avait agressé des courtisanes. Que sur ces pauvres filles des organes ont été prélevés par l’assassin, que les enquêteurs ne peuvent s’empêcher de qualifier de « chirurgien-boucher. »

Les pensées qui tournent en boucle dans l’esprit de la rousse affolent tous les sens de Thomas. Ses propres angoisses se mêlent à celles de son « hôte.» Elles lui laissent un goût amer dans la bouche. Puis le goût devient plus métallique.


Le goût du sang ! Avec comme bonus l’ignoble odeur de celui-ci quand il est abondant.


Le monde se met à ondoyer et le champ de vision de la rousse s’obscurcit.


Thomas veut crier, comme la rouquine, mais le corps dans lequel il se trouve actuellement ne peut plus émettre le moindre son.


La mort est venue chercher son dû.



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Quand les yeux de la brune détectent le couteau, elle fuit sans se soucier du sort de son amie. D’ailleurs ce n’est pas vraiment une amie, se console-t-elle en essayant de semer l’homme sur ses pas dans les ruelles baignées d’ombres inquiétantes.


Quand le meurtrier essaie de retirer son schlass de la gorge laiteuse de sa victime, celui-ci a tellement pénétré l’os de la mâchoire qu’il n’arrive pas à le faire ressortir et le laisse planté là. Du coin de l’œil il remarque que la brune essaie de prendre la tangente.


Il se rue à ses trousses en farfouillant dans une poche intérieure de son manteau. Il sait qu’à cet endroit se trouve son « joujou. » Un bistouri chirurgical qui lui sert à effectuer les prélèvements d’organes.


Il le retire et poursuit sa future victime dans le dédale de couloirs de briques.


La garce se déplace vite !


La peur donne parfois des ailes, il l’a constaté maintes fois. Mais il a toujours fini par les rattraper. Aucune ne lui a filé entre les doigts. Quand sa mission sera accomplie, il en sera à sa cinquième victime. De toute façon s’il est arrêté, il a assuré ses arrières…


Cette pensée lui donne du baume au cœur et il accélère.


Il lui faut néanmoins sprinter pendant près de cinq minutes dans ce quartier pauvre de la ville.


Quand sa main se pose sur la nuque de la brune, cette dernière hurle à se déchirer les poumons. Mais son geste est précis, comme ses attaques, et le premier coup porté par l’instrument chirurgical est fatal.


Pendant tout ce temps Thomas demeure dans le corps de la rouquine. Il a compris qu’elle était morte, pourtant il se rend compte avec effroi que son cerveau n’a pas encore dit son dernier mot. Des moments clés de la vie de d’Élisabeth tourbillonnent à toute allure dans les méandres de son cerveau mourant.


Vient ensuite le néant. Pas de tunnel avec des lumières au loin. Le noir absolu.


Cela ne rassure évidemment pas Thomas.



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Nouveau changement de corps. Thomas retourne dans la peau de l’assassin. Il est d’abord frappé par l’odeur du sang qui recouvre les vêtements du meurtrier. Il constate ensuite que son « hôte » est déstabilisé. Des attaques de panique l’envahissent en formant des boules dans sa gorge et dans son estomac.


Son esprit n’arrête pas de lui répéter qu’il a été trop gourmand, qu’il n’aurait pas dû attaquer deux femmes à la fois.


Il court jusqu’à la rouquine après avoir dissimulé le corps de la brune dans un recoin sombre. Il doit récupérer son couteau avant que quelqu’un ne découvre le cadavre. Et l’arme du crime…


Si quelqu’un met la main sur le couteau, sa carrière de surineur se terminera brutalement.


Pour une fois que quelqu’un s’intéresse à lui ! La presse prend un malin plaisir à décrire son modus operandi et se complait à narrer les détails les plus sanglants.


Il n’a pas respecté les principes qu’il s’était fixé avant de commencer à se venger de ces putes qui se sont foutues de sa gueule.


Et il pourrait bien le payer !


Sur le manche du couteau a été gravé son prénom et la première lettre de son nom de famille. Si la police récupère cette preuve, il ne lui faudra pas longtemps pour remonter jusqu’à lui.


L’arme a été achetée il y a à peine trois mois chez un armurier qui fabrique lui-même les couteaux de chasse qu’il vend à sa clientèle.


Il a été tellement exigeant sur l’acier qui a servi à confectionner la lame que le vendeur se rappellera immanquablement de lui. Aucun doute.


Il est essoufflé quand il retourne à l’endroit où il a abandonné le cadavre de la rousse. La lame est toujours fichée dans la mâchoire de la prostituée.


Il est rassuré et s’empresse de la récupérer, ce qui n’est pas si facile. À l’aide du bistouri il l’extirpe rapidement, cependant.


Des bruits de pas (un groupe de quatre ou cinq personnes, suppose-t-il) résonnent dans une ruelle proche de celle dans laquelle il se tient.


D’habitude, il emporte dans sa tanière les macchabées. Ses macchabées. Dans son antre, il prend le temps nécessaire pour pratiquer la chirurgie. Une fois ses « opérations » achevées, il dispose les victimes dans le quartier, selon une logique que lui seul comprend.


Les pas ont l’air de se diriger vers lui.


Il est fou de rage de devoir partir précipitamment et larde à plusieurs reprises le cadavre de la rouquine avant de détaler.


Il entend le groupe d’individus pousser des cris de surprise mêlée à ceux de la peur en s’éloignant.



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Thomas ne comprend plus rien !


Il devrait être terrifié après ce qu’il a vécu à travers les esprits de tous les protagonistes de ce terrible cauchemar.


Bizarrement, il va plutôt bien. Très bien même !


Rien ne parvient à l’extirper de son sommeil alors qu’il a l’impression d’être en Enfer !


Quand l’homme pousse la porte de son repaire, Thomas sait immédiatement où il se trouve.


Il reconnaît le grand espace de ténèbres que les faibles halos de lumière des lampes à huile ne suffisent à dissiper. Il reconnaît le sol dallé. Il reconnaît les anneaux reliés aux lourdes chaînes.


Et tout au fond de la pièce, il reconnaît son fauteuil.


Le psychopathe s’assoit sur ce dernier, baisse son froc et s’astique la colonne.


Thomas se masturbe lui aussi dans son sommeil.


Les deux éjaculent en même temps.


Thomas se réveille et éclate en sanglots.


Il reste une dizaine de minutes, assis en tailleur sur son lit, à essayer de chasser les horribles pensées qui ont accompagné la branlette de l’assassin parce que, dans une certaine mesure, Thomas les a trouvées jubilatoires.


Jouissives, lui susurre la voix de la folie.



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Thomas est troublé le lendemain. Il encaisse un choc psychologique important. Il commence à se faire peur. Il doute de son équilibre psychique. La frontière entre le bien et le mal est devenue de plus en plus ténue.


Cette nuit-là, il ne rêve pas.



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Le jour suivant, après avoir ingurgité un bon petit déjeuner, il pète le feu. Il sort dans son jardin et profite de la matinée ensoleillée. Les rayons du soleil chauffent agréablement sa peau. Il est détendu, paisible et, pour la première fois, présume qu’il va passer une agréable journée.


Petit à petit, son esprit se focalise sur les événements du cauchemar. L’épisode pendant lequel son « hôte » est le meurtrier. La scène de la masturbation. Les activités mentales perverses et licencieuses qui se déroulaient sous le crâne du psychopathe…


Comment peut-il avoir le sourire alors qu’il a vu, entendu, et apprécié (c’est bien cela le problème) les horreurs qui excitent l’assassin ?


Il a assez profité des bienfaits du soleil. Il doit rentrer.


Il va aller parler au fauteuil, cela l’apaisera.



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Cette nuit-là et les suivantes, Thomas fait d’autres cauchemars. Il incarne à tour de rôle les corps des quatre prostituées et vit, mais plus souvent endure, chaque nuit, des épisodes de leur vie.


Il aura la joie de connaître la jouissance féminine à travers le corps d’Annie, seul moment agréable et heureux des songes qui le réveillent de plus en plus fréquemment.


La plupart du temps les sentiments qu’il éprouve ne sont que doutes, craintes et inquiétudes. Il côtoiera des individus abjects, rencontrera la bassesse, la perfidie, la cruauté et bien d’autres sensations désagréables.


Ensuite, une semaine avant que Julia effectue son stage, le cauchemar du rituel se produit et dure la semaine.


À l’arrivée de la petite Julia dans la boîte de transport, Thomas a assemblé toutes les parties du puzzle.


Le fauteuil lui a bel et bien raconté une histoire.


Et maintenant, il sait qu’il se doit d’écrire la suite.



À suivre…