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n° 16530Fiche technique28530 caractères28530
Temps de lecture estimé : 17 mn
05/12/14
corrigé 09/06/21
Résumé:  La nuit, dans une ville, toutes les rencontres sont possibles, surtout lorsqu'on marche vers quelqu'un que l'on aime.
Critères:  fh amour voir exhib massage mélo -amourpass -fhomo
Auteur : Calpurnia            Envoi mini-message

Série : Trajectoire dans la nuit

Chapitre 02 / 03
Au coeur de l'espoir

Résumé de la première partie : rencontrée lors d’une formation, la Finlandaise Volna, passionnée de vitesse, m’a emmenée sur l’autoroute en roulant à 300 km/h. Au cours du trajet, nous avons échappé à une bande de violeurs et failli mourir de froid en nous endormant dans la neige pour contempler le ciel, mais nous sommes tombées amoureuses. Arrivées saines et sauves à Paris, alors qu’en cette fin d’après-midi nous sommes attablées à un café, Volna perd brutalement connaissance avant d’être emmenée aux urgences de l’hôpital Lariboisière où je dois la rejoindre au matin.


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Mue par un besoin impérieux d’activer mes jambes, je marche ; peu importe la direction. Au hasard de mes pas, l’Hôtel de Ville, le pont d’Arcole sur la Seine, l’île de la Cité. L’angoisse. J’aurais mille fois préféré être emmenée par l’ambulance à la place de Valma. Je donnerais ma vie sans hésiter pour que cela n’arrive pas. Mais c’est arrivé. Elle est entre la vie et la mort, sans qu’il me soit possible de faire quoi que ce soit pour la sauver. S’il fallait sauter dans l’eau glacée pour qu’elle soit tirée d’affaire, je le ferais. Mais si elle vit, elle aura besoin de moi ; alors il faut que je vive pour elle.


Maintenant il fait complètement nuit. C’est aussi la nuit dans ma tête. Valma est mon oxygène, et j’étouffe sans elle. L’idée qu’elle puisse disparaître me terrifie. Je retrouve mes peurs d’enfant, lorsque le noir m’effrayait ; je croyais y voir de monstrueuses créatures cachées, attendant que je croise leur regard pour m’attaquer. Aujourd’hui la menace se précise. La mort est tapie au plus profond de la nuit.


Mon cœur est aussi lourd que s’il était en plomb. À cause du vent qui s’engouffre au-dessus du lit du fleuve, je suis gelée, d’un froid qui me transperce. Je porte son manteau, celui qu’elle m’a prêté il n’y a pas deux heures pour qu’on sorte la main dans la main. Le vêtement possède son odeur : je m’y engonce, col relevé, ceinture serrée. Il est chaud, et pourtant j’ai si froid… Marcher, avancer encore, pour essayer de ne plus penser et atteindre demain.


Le parvis de Notre-Dame, envahi par les touristes, ne m’intéresse pas. Par le Pont Neuf, retour sur la rive droite. Les souterrains des Halles m’offrent un abri. Un jeune dealer me propose du cannabis. Non, je n’en veux pas, merci. Les boutiques, les cinémas et même les librairies m’indiffèrent. Nous serions peut-être allées là voir un film ensemble si tout n’avait pas basculé. Un homme et une femme se disputent violemment et ils en viennent aux mains, se portent des coups dans l’indifférence générale. La peur de la violence emmure insidieusement les cœurs – le mien aussi. Le mal a-t-il ce soir envahi le monde ? On étouffe ici. Je préfère encore le froid.


Retour à la surface, sortie des entrailles nauséabondes de la terre ; forum des Halles, église Saint-Eustache. Un moment j’envisage d’entrer et prier pour Valma. Pourtant je n’ai jamais été croyante. Cela m’apparaît hypocrite d’avoir attendu d’éprouver des difficultés pour me convertir, alors je renonce, assise sur les marches du parvis. La tête cachée dans les bras, je ne peux plus retenir mes larmes. Une femme pose sa main sur mon épaule et me sourit. Probablement mon attitude suggère que je suis une clocharde. Ne le suis-je d’ailleurs pas devenue d’une certaine manière ?



Elle ne me demande pas pourquoi je suis bouleversée. Je suis sensible à la douceur avec laquelle elle m’accueille, comme si j’étais une amie de longue date alors que nous ne nous connaissons pas. Les tables sont dressées. Préparée et servie par des centaines de bénévoles qui se relaient tous les soirs, la soupe de Saint-Eustache est une institution. En mangeant, les uns parlent beaucoup, les autres – dont je suis – se taisent, mais leur regard en dit plus long que des mots sur leur misère. Certains sont des habitués. Il y a là des vagabonds, des marginaux, des sans-papiers, des avec papiers mais sans emploi, des avec emploi précaire auxquels il ne reste plus rien pour manger une fois que loyer et factures sont payés, des salariés qui après trop de stress et un burn-out ne sont plus capables de rien, et aussi des retraités, des simples d’esprit, et toutes sortes d’esquintés de la vie, pas forcément démunis financièrement, mais seuls ; ils n’ont nulle part où aller, sinon là, pour trouver un peu de chaleur humaine.


J’avais faim. Une fois rassasiée, je demande à aider à faire la vaisselle pour ne pas avoir l’impression de rester jusqu’au bout une assistée. Les bonnes volontés sont les bienvenues. Chacun est accueilli ; peu importent d’où il vient ni sa foi ou sa non-foi. En écoutant les autres, un moment j’oublie ce qui m’amène ici. La reprise de contact avec la réalité n’en est que plus douloureuse, mais qu’importe. Non, le mal n’a pas envahi le monde. Ici se trouve une Arche d’humanité.


Je sors. Où aller ? Rentrer chez moi, dans mon studio de la banlieue sud, prendre une douche et dormir ? L’idée de retrouver mon lit de solitude sans Valma me fait horreur. Il faudra bien s’y résoudre, mais je repousse ce moment en marchant dans les rues, toujours au hasard. Marcher me fait du bien.


Minuit trente. Le dernier train doit partir en ce moment même. Non, je ne parviendrai pas à me décider à rentrer chez moi. Avec peut-être un brin de lâcheté, je ne me sens pas prête à affronter seule les feux tournants, sirène hurlante, d’une ambulance qui résonne encore dans ma tête, se frayant un passage parmi la foule de gens indifférents, emportant la femme que j’aime. Un banc m’accueille sur un quai, au bord de la Seine. Un homme s’y trouve déjà. À la lueur d’un réverbère, il est barbu, vêtu d’un long imperméable crasseux et d’un bonnet de laine qu’il ne retire sans doute jamais. Cigarette au bec, il ne sent pas la rose mais le vin premier prix ; en témoignent les bouteilles vides près de lui. Il me regarde curieusement, un peu comme une intruse. D’accord, c’est son banc, celui qu’il occupe régulièrement depuis des années peut-être, et qu’il a possiblement défendu à la force de ses poings.



Il a la voix éraillée de quelqu’un qui a trop fumé, trop crié ou trop pleuré ; peut-être même les trois en même temps. Nous observons un temps de silence, pendant lequel nous regardons ensemble le fleuve s’écouler.



La coprolalie n’est pas ma spécialité, mais là, c’est sorti tout seul. Il s’allume une nouvelle cigarette et m’en propose une que je refuse.



Tandis qu’il parle, je lui tiens la main. J’ai trop peur qu’il s’enfuie, et de me retrouver toute seule. Ça va, il n’est pas trop abîmé : il se laisse apprivoiser. Je prends sur moi pour lui sourire afin qu’il ne parte pas. Un nouveau temps de silence. Nos regards se croisent.



Il s’interrompt, me dévisage un moment, et reprend :



Il sort une liasse de photos de sa poche.



Des images d’une épouse dénudée. Sur certaines, qui sont mal cadrées et surexposées du fait du déclenchement retardé, ils font l’amour sous le bleu du ciel. La faible clarté orangée d’un lampadaire au sodium ne permet pas de bien voir les détails. Deux corps sont enchevêtrés en pleine lumière, épidermes dorés, nus, cœur-à-cœur sur le sable chaud. L’Eden. Lorsqu’on est plongé dans la nuit, le contraste est saisissant, et on a peine à croire que le jour a existé vraiment, que les souvenirs ne sont pas des rêves. La dame est belle, en tout cas nettement plus jeune que son mari, même à trois ans d’intervalle.



J’aime bien l’ambiance du petit bar où nous allons. La décoration y est simple, sans chiqué. Loin des touristes et des fêtards, on y trouve une clientèle de noctambules habitués. Nous trinquons nos demis débordants de mousse.



Nous continuons à discuter jusqu’à la fermeture, une heure plus tard. Avant qu’on se sépare, simplement je le prends dans mes bras. Sans porter mes lèvres jusqu’à lui ; mais même cela, je ne l’avais jamais fait avec un homme. Puis je lui souhaite bonne chance. Il m’a réconfortée, rendu le courage de reprendre mon errance dans les rues de Paris. Toujours aussi triste et vagabonde qu’avant, mais avec un peu plus d’espérance.


Plus que cinq heures avant de me rendre à Lariboisière pour avoir des nouvelles de Valma. Le ciel se dégage mais il reste d’un rouge orangé, reflet des éclairages surabondants. Je n’ai même plus une seule de mes étoiles adorées, victimes de la pollution lumineuse, pour me tenir compagnie.


La surface noire et ridée du fleuve renvoie le reflet troublé de l’éclairage public des voies sur berges, les boîtes aux lumières rouges et vertes au-dessus des toits des taxis, les puissants néons des commerces pourtant fermés à cette heure, les gyrophares bleutés des patrouilles portées de la police nationale appelées en urgence sur l’un des nombreux drames de la nuit urbaine. Leur deux-tons déchire le silence tout relatif d’une ville qui somnole sans jamais s’endormir. Bientôt les premiers métros se mettront à circuler. Une mouette glisse sans bruit juste au-dessus de la surface de l’eau.


C’est l’heure accidentogène où la vigilance est en baisse, celle du cycle des rêves, même pour ceux qui se veulent éveillés. En ce moment même, quelque part sur une autoroute un chauffeur de semi-remorque s’endort au volant ; dans un quart d’heure les gendarmes seront présents pour interrompre le trafic tandis que les pompiers activeront leurs lances à incendie. Je marche tandis que mes pensées partent en toutes directions. Passé, présent, futur, vraie vie et fantasmes s’entrechoquent dans ma tête. Je n’ai plus de projets ni d’avenir car tout est suspendu à une seule et unique question : Valma vit-elle, vivra-t-elle, et dans quel état ?


Pour supporter l’attente il me faut marcher jusqu’au matin. Confusément, j’ai l’impression que si je marche, elle vivra. Mais si je m’endors, elle ne s’en sortira pas. De toute façon, je n’ai pas sommeil. J’ai une destination, un horaire. Qu’importent le chemin, les détours, et les ampoules aux pieds. J’avais enfilé des chaussures légères en croyant que c’était pour cinquante ou cent mètres. Le bruit des semelles sur le trottoir, en rythme, est comme une chanson monotone, ou une comptine dont le refrain revient encore et encore tous les quatre pas :


Tu me manques

Chaque seconde

Et ma peine

Est profonde.


Un appartement au rez-de-chaussée, à la fenêtre sans volets ni rideaux. Une chambre à coucher avec un éclairage écarlate assez violent, assuré par toute une rampe de leds. Curieuse, je m’arrête un moment pour regarder. Un couple sur le lit. Hétérosexuel. Lui est complètement nu. Un minet grand, souple et un peu fluet, beau gosse sûr de son pouvoir de séduction. Elle, genre pornstar à la retraite, entre deux âges, avec deux grands et beaux globes par-dessus les poumons, et de grandes tétines pour mâles en rut. Elle est vêtue d’un pyjama et lit un roman allongée sur le ventre. Absorbée par sa lecture, elle n’accorde aucune attention à son compagnon qui lui masse les pieds. Lui est concentré sur son massage. Son sexe dressé trahit le désir. S’ils ne se cachent pas, c’est peut-être parce qu’ils veulent être vus ? La femme lève les yeux de son livre et croise mon regard. Puis l’homme fait de même. Je suis éclairée par un réverbère, et sans doute aussi éclaboussée par leur sanglante lumière, mais sans doute me voient-ils moins bien que je les vois. Le fait de se savoir observés semble les exciter fortement. Ils avaient attendu ma présence pour commencer. Je fais partie de leur fantasme, dirait-on, comme la pièce manquant d’un puzzle au dessin complexe et bizarre. Surtout pour monsieur, qui frotte son pénis sur les orteils de sa belle. Lorsqu’il éjacule, un rictus déforme son visage. Du bout des doigts, il étale son sperme avec soin sur la plante des pieds. L’homme me regarde à nouveau ; je ne sais pas s’il peut voir que je lui souris.


La femme dit quelque chose à son compagnon, mais la vitre absorbe les voix. Elle se couche sur dos et écarte les jambes, puis reprend sa lecture. Se faire tartiner de sève masculine lui a probablement inspiré quelques désirs lubriques : l’homme la déshabille complètement et lui prodigue un cunnilinctus. Le livre doit être vraiment passionnant car elle continue sa lecture : si on me faisait cela, rapidement je ne pourrais plus lire une seule ligne ! Peut-être que la dame est frigide, ou que monsieur s’y prend comme un débutant qui ne sait pas trouver le clitoris ? Non : elle finit par jeter son bouquin, se cambre et jouit en hurlant et en emprisonnant de ses mains la tête son partenaire afin d’obliger celui-ci à poursuivre. Cette fois j’entends bien le son de sa voix. À cinq heures du matin, les voisins doivent apprécier…


La fenêtre est très grande : ce doit être la vitrine d’une ancienne boutique transformée en appartement. On se croirait dans le quartier rouge d’Amsterdam où les filles attendent le client bien au chaud. Ou dans un cinéma porno : la vitre est peut-être un écran spécial derrière lequel il n’y a rien, et qui m’affichera bientôt une publicité pour une nouvelle voiture. Ou dans un rêve. Ou tout cela en même temps. Je n’avais jamais vu de sexe d’homme en vrai. Mis à part celui de mon petit frère jusqu’à ce qu’il ait neuf ou dix ans, mais là c’est un tout autre braquemart. On dirait les personnages d’une boîte à musique, exécutant encore et encore la même chorégraphie, jusqu’à ce qu’il soit nécessaire de les remonter. Mais sans la musique, qui doit être cassée, comme le sera ma vie si Valma meurt dans son hôpital de malheur.


La femme n’a pas rassasié son appétit charnel : les jambes largement écartées, elle se masturbe avec un grand vibromasseur que son vagin engloutit tandis que l’homme la regarde. Elle fait en sorte que je voie bien la fleur ouverte de sa vulve. Deux corps dénudés qui semblent ensanglantés par la lumière pourpre. Rouge sang, rouge incendie allumé par le désir. Rouge interdit, rouge transgression, nudités exposées, organes génitaux exhibés, sans aucune pudeur, à la passante aléatoire que je suis.


De nouveau elle jouit en poussant des cris comme si son compagnon était en train de l’égorger. Celui-ci se contente de lui caresser le cou et de répandre ses baisers à cet endroit, comme un vampire sur sa victime. Miment-ils un meurtre érotique ? Jouent-ils à un jeu sexuel bizarre mêlant mort et volupté ? Drôle de fantasme, d’autant plus troublant que j’en fais partie par le simple fait d’y assister.


Ensemble ils me font signe d’entrer pour me mêler à leurs ébats étranges. Non, je n’en ai pas envie. D’une certaine manière, à travers mon reflet sur la vitre, je vois déjà mon image au milieu d’eux. Pourtant je n’ai pas peur : en d’autres circonstances, l’expérience m’aurait peut-être tentée. Cependant, cette nuit je n’ai pas la tête à entrer dans une partie fine à trois. Une autre fois peut-être je participerai à leur jeu charnel, quitte à me faire dépuceler en public par un inconnu sous les yeux de sa femme en oubliant que je suis une lesbienne.


Je reprends ma route. Il faut dire que le spectacle auquel je viens d’assister ne manque pas de charme, et ma culotte humidifiée s’en souviendra encore une heure ou deux. Demain je me demanderai sans doute si j’ai vraiment été témoin de cette scène ou si c’était un rêve érotique particulièrement réaliste, inspiré par une soudaine pulsion bisexuelle. Peut-être que mes souvenirs ajoutent des détails à ce qui n’était au départ qu’un couple qui se montre en faisant l’amour. Les mots ne peuvent exprimer ce que murmurent les forces inconscientes que d’une manière imparfaite. La nuit n’est-elle pas, au-delà de l’absence du soleil, la rencontre entre le songe et la réalité sur une frontière incertaine et floue ?


Aux façades des immeubles haussmanniens du boulevard Magenta, les fenêtres progressivement s’illuminent tandis que commencent les tournées des éboueurs. Petit à petit s’anime la ville capitale ; les petites épiceries, les bistrots, les bureaux de tabac ouvrent leur rideau. Fatiguée de marcher, je m’assois un moment sur une barrière destinée à empêcher le stationnement : ce n’est pas un siège des plus confortables, mais Paris n’a rien de mieux à m’offrir à cet endroit-là. Il s’approche un groupe de cinq ou six jeunes que j’ai déjà vus sortir quelques rues plus loin d’une boîte de nuit aux néons bleutés. Enivrés autant par l’alcool que par une orgie de décibels, ils titubent sur le trottoir ; l’un d’eux vomit même sur son tee-shirt. Ils ne se sont même pas aperçus du froid. Pour communiquer entre eux, ils crient plus qu’ils parlent, les oreilles rendues cotonneuses par le niveau sonore d’où ils viennent. Les bribes de conversation que je parviens à comprendre m’indiquent qu’ils sont en première année de médecine et qu’ils viennent fêter la fin des examens partiels de janvier. Rapidement, la fraîcheur de nuit les aide à retrouver leurs esprits. La preuve : ils me voient et commencent à me draguer. Gentiment je repousse leurs avances maladroites. Ils m’invitent quand même à prendre un verre avec eux. Finalement, pourquoi pas ? J’ai envie d’un café afin de retrouver quelques forces.


Nous voilà autour d’une table de brasserie belge dont le patron, qui vient d’ouvrir, finit d’astiquer ses robinets à bière qui sont parfaitement rutilants – j’ai toujours apprécié le soin des cafetiers dans ce domaine. Rapidement, bien que j’aie pris soin de ne pas être la première à aborder ce sujet, la conversation tourne autour de leurs études, ce qui a vite fait de les dégriser. Ils me racontent les amphis bondés, les nuits de révision, le terrible examen avec numerus clausus qui les attend à la fin de l’année, la peur d’échouer… L’un d’eux est l’aîné d’une famille de trois, avec des parents tous deux médecins : c’est pour lui un destin tout tracé, et il ne faut pas décevoir, même s’il aurait préféré devenir boulanger ou tenir un restaurant. Un autre a vraiment la vocation et se prépare depuis le lycée ; mais avec un bac obtenu à la sauvette, son niveau risque de l’empêcher de franchir la barrière de l’examen. Un troisième n’a pas de problème de compréhension, et personne ne l’oblige à suivre ces études ; mais parfois il se demande ce qu’il fait dans ce monde étrange de l’université…


Dans l’intimité du bistrot, les confidences se font jour. Ils sont tout jeunes, à peine sortis de l’enfance, avec une innocence dans le regard. Ils sont venus tester les limites de leur corps grands et robustes en dansant jusqu’au bout de la nuit tout en absorbant de l’alcool en quantité. Ils n’ont pas tous quitté le nid familial : celui qui a maculé ses vêtements demandera sans doute à sa maman de lancer une lessive dans la matinée. Et dire qu’il y a quatre ans, j’avais leur âge et j’étais un peu comme eux… Les blagues fusent, grivoises comme entre garçons qui oublient ma présence, comme entre futurs carabins ; on s’esclaffe. Parfois une main se fait baladeuse ; mais non, désolée, je ne vous aiderai pas à réviser votre cours de gynécologie par une séance d’anatomie directe : vous n’avez qu’à travailler sur vos planches ! Mais ils sont drôles, et je m’amuse bien, jusqu’à en oublier pourquoi je suis là. Une heure passe, comme un trou dans le temps de mon inquiétude, un cessez-le-feu. Il me faut prendre congé après avoir remercié ces gentils garçons pour le café et en leur souhaitant bon courage pour la suite.


La marche reprend. Cette fois, plus de tours et de détours : droit au but. L’odyssée urbaine touche à sa fin : je me rapproche de ma destination dont l’ombre se dessine, menaçante, au bout de la rue Saint-Vincent de Paul. Il va falloir affronter la réalité. J’ai le cœur battant d’apprendre le sort de celle que j’aime.