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Temps de lecture estimé : 31 mn
21/06/18
corrigé 06/06/21
Résumé:  Ah ! Seigneur ! Donnez-moi la force et le courage de contempler mon coeur et mon corps sans dégoût ! (Charles Baudelaire).
Critères:  fh hh jeunes asie couple copains amour trans mélo sf
Auteur : Hidden Side  (Priez pour nous, pauvres pêcheurs.)            Envoi mini-message

Série : Normes inversées...

Chapitre 02
Dieu, moi et les autres

Résumé de l’épisode précédent : Sale copulo !


Dans un monde parallèle où l’homosexualité est la norme, Tom, lycéen de 19 ans, tente comme il peut de cacher à tous qu’il est hétéro. Un jour, un nouveau camarade de classe débarque de nulle part. Tom se lie d’amitié avec Ken, ce garçon différent de tous les autres. Quand Tom tente d’aller plus loin avec lui, il s’aperçoit que Ken est trans. Cette énorme surprise devient rapidement un émerveillement partagé… et l’occasion d’une relation torride.

Après plusieurs mois à se fréquenter, Ken invite finalement Tom chez lui. La belle-mère de Ken, Cheryl, met en garde Tom sur sa tentation de ne pas considérer Ken pour ce qu’il est, mais comme le fantasme d’un corps féminin à son entière discrétion…



________________________________________




Comme elle le faisait régulièrement quand Cheryl n’était pas là, Patricia sortit le vieux cadre holo du tiroir de la table de nuit. Toutes ses photos de famille étaient réunies dans ce bout de plastique jauni par les années. En particulier sa chère Carine, arrachée à elle si brutalement. Et bien sûr, sa petite Keiko…


Ken lui avait demandé de détruire tout ce qui se rapportait à son identité passée, avant le début de sa transition. Elle avait dû dépouiller les cadres photo et supprimer des milliers de clichés où apparaissait Keiko, de toute petite à jeune fille boudeuse et maigrichonne. Elle avait juré à Ken et à Cheryl qu’il ne restait aucune image, à part les souvenirs bien à l’abri dans sa tête…


Patricia avait menti. Accepter que sa petite fille disparaisse pour toujours était au-dessus de ses forces. Cheryl ne pouvait comprendre, elle n’avait pas vu grandir son unique enfant. Et d’une certaine façon, détruire ces témoignages du passé, c’était aussi laisser Carine mourir une seconde fois. Alors elle avait soigneusement répertorié tous ces moments précieux et les avait mis à l’abri dans la mémoire inaltérable du bidule.


Le plus grand regret de Patricia ? Ne jamais avoir réussi à instaurer l’harmonie et la sérénité entre les deux grands amours de sa vie. N’avoir pas eu le courage de s’interposer entre sa compagne, la très pieuse Carine – parfois d’un rigorisme excessif – et Keiko, à qui sa moma avait si souvent mené la vie dure. La mère de Ken se reprocherait toujours de n’avoir pas été plus présente pour cet enfant si difficile, de n’avoir pas mieux su comprendre ses désirs brutaux et obstinés.


Si Cheryl n’était pas entrée dans leur vie au bon moment, que serait-il arrivé à Keiko ? L’aurait-elle laissée être « Ken » ? Comme le lui avait expliqué sa compagne, mieux valait un fils vivant et heureux qu’une jeune fille réussissant son suicide… Alors, par la force des choses, Patricia avait embrassé sa mission : devenir le plus fidèle soutien de son fils dans cette transition qui allait oblitérer pour toujours la jeune fille qu’il avait été – seulement pour les autres, s’ingéniait-il à répéter.


Après avoir lancé son diaporama préféré – celui où ses meilleurs souvenirs avec Keiko apparaissaient en bonne et due place – Patricia essuya une larme. Les fantômes d’un temps disparu affluaient, écorchant son cœur de mère. Pour la millième fois, elle contempla longuement les photos avant de ranger le cube-mémoire et de se forcer à essayer de dormir.


Était-ce le fait d’avoir rencontré pour la première fois un petit-ami de Ken qui remuait si fort ce soir le couteau dans la plaie ? Elle aurait dû être comblée de le voir heureux auprès du garçon qu’il s’était choisi. Mais comment savoir si ce Tom n’allait pas le faire souffrir, lui aussi ?



***



Keiko avait manifesté très tôt sa détestation absolue des colifichets de petites filles. L’un de ses premiers accès de colère avait eu lieu à l’occasion de son cinquième Noël quand, déchirant de bon cœur le papier argenté recouvrant le plus gros des paquets, elle avait ouvert le cadeau choisi par Carine.


En découvrant la panoplie princesse Aurore offerte par moma, la fillette avait piqué une crise terrible. Hurlant de toute la force de ses petits poumons, Keiko avait charrié la robe et ses rubans dorés en direction de la cuisine. Et elle aurait certainement tout balancé dans la poubelle si Carine ne s’était pas violemment manifestée. Une bonne fessée avait poussé à leur paroxysme les hurlements de la petite.



Et, ramenant au salon Keiko agrippée à elle de toute la vigueur de ses petits poings, elle avait désigné à l’enfant un paquet recouvert de papier kraft, enturbanné de résilles chatoyantes au pied du sapin.



Ses larmes à peine séchées, Keiko avait déballé avec des cris d’allégresse son cadeau, une station-service rouge et or avec sa déclinaison de bolides miniatures.



Après les habits et les jouets, les « lubies » de Keiko s’étendirent à sa coupe de cheveux (jamais assez courte), le choix de ses amis (pour la plupart des garçons de son école et du quartier), sa sélection d’histoires préférées et, plus généralement, au refus de tout ce qui pouvait s’assimiler de près ou de loin au genre féminin.


Quand Patricia lui demandait la raison de ses choix, la petite Keiko – qui avait à présent bien grandi – répondait inlassablement : « Mais parce que ça me plaît, maman. C’est moi, c’est tout… »


Dans leur cité ouverte aux quatre vents, un terrain de foot pelé trônait entre les carrés d’immeubles. C’est là que se rassemblaient les garçons dès qu’ils pouvaient échapper à la corvée des devoirs. Et c’est donc là que Keiko apprit, dès dix ans, à courir après la balle, à dribbler, puis la faire savamment passer entre les jambes de ses adversaires. Rapidement devenue capitaine de leur équipe, ce n’était pas la dernière à distribuer tacles et coups de pieds.


Les marottes de Keiko faisaient très souvent s’affronter ses mères. Évidemment, les deux jeunes femmes redoutaient que l’étrangeté de leur fille ne lui amène de véritables ennuis, mais leur diagnostic différait du tout au tout.


Patricia, que Carine jugeait bien trop permissive, pensait que tout ceci lui passerait à l’adolescence. Quand elle choisirait sa première petite-amie, échangerait avec elle des baisers timides et des caresses maladroites, Keiko retrouverait d’elle-même « le droit chemin ». Par la force des choses, elle allait alors s’intéresser à ce qui pouvait plaire à ses conquêtes. Puis viendrait le temps où elle découvrirait des plaisirs plus intimes avec une partenaire qui l’initierait aux joies de la féminité.


Quant à Carine, depuis qu’elle s’était ouverte de ses craintes à la prêtresse de son église, elle s’était persuadée que la situation était bien pire que cela… Il n’y avait plus aucun doute : leur enfant allait définitivement et résolument devenir hétérosexuelle ! C’était évident. Pourquoi sinon se fourrer tout le temps avec ces maudits garçons, à faire les quatre cents coups ? Le jour où elle finirait par se donner à l’un de ces diaboliques copulos, son âme immortelle serait définitivement pervertie… Par cet inqualifiable « péché de chair », Keiko perdrait à jamais l’amour de Dieu et sa place dans le jardin d’Éden. La Papesse l’avait rappelé dans sa dernière encyclique : les femmes qui se laissent corrompre par ces hommes putrides se voient refuser le royaume des cieux pour les siècles des siècles. La pauvre Carine aurait beau passer des heures à prier, agenouillée dans la pénombre de leur petite église, Keiko n’obtiendrait jamais la grâce d’aller au Paradis. Sa litanie sans fin ne pèserait jamais assez lourd face à l’horreur de cette luxure dépravée…


Alors que Keiko avait douze ans depuis peu, Patricia trouva Carine en pleurs devant l’image de la Madone ornant leur chambre. Leur fille venait encore de piquer une de ces crises dont elle avait le secret.



Les disputes entre les deux femmes se poursuivaient parfois pendant des heures.


« Rien de tout ceci ne serait jamais arrivé, pensait Carine, si la séparation stricte des sexes ne s’était pas perdue, après des millénaires de règne sans partage… » Dans un monde où l’on pouvait croiser des hommes à chaque pas, il n’était pas étonnant que les mœurs deviennent à ce point dissolues et barbares. Le comble, c’est que la loi des humains avait bafoué celle de Dieu en dépénalisant l’hétérosexualité et en inventant des délits contre ceux qui la fustigeaient à juste titre. Certains avançaient même l’idée – risible, évidemment – qu’un jour les copulos seraient assez enragés pour vouloir eux aussi se marier !




***



Une semaine avant son treizième anniversaire, Keiko se réveilla après avoir fait un rêve absolument magnifique. Durant la nuit, Dieu lui avait parlé, lui proposant d’exaucer son vœu le plus cher. Il avait ri lorsque Keiko le lui avait chuchoté à l’oreille, mais s’était exécuté. Le Très-Haut l’avait alors débarrassée des horribles bourgeons poussant sur son torse, puis il avait fait d’elle un garçon à part entière, pourvu du même pédoncule bizarre que Keiko avait un jour palpé dans le slip de Karim. Cela faisait tellement longtemps qu’elle priait pour que ça arrive ! Elle aurait voulu sauter du lit pour détailler son rêve à Carine et Patricia, leur faire partager la vérité profonde de cette illumination, mais depuis toute petite Keiko savait qu’il était dangereux d’aborder « certains sujets », quand bien même vos parents disent vous aimer… « Il est temps que je trouve le courage d’en parler à quelqu’un, pensa Keiko, et ce quelqu’un, ce sera sœur Juliette. » On était samedi, jour de catéchisme, et la sœur serait bien obligée de l’écouter dans le secret de son confessionnal en bois sculpté.


Keiko aimait beaucoup cette religieuse. Elle était jeune et enjouée, n’hésitait pas à sourire de leurs bêtises et n’élevait jamais la voix. Et surtout, elle leur apprenait que le Divin aime tout le monde, quelle que soit la personne et ce qu’elle a fait, en bien ou en mal. Quand un être si supérieur et si bon fait des erreurs, il ne peut que les reconnaître et les corriger, n’est-ce pas ? Et on peut dire qu’il avait commis une sacrée bourde avec Keiko ! Dans l’utérus qui les avait vus grandir, son frère et elle, ce pauvre Bon Dieu, sans doute un peu fatigué, avait confondu leurs âmes : il avait placé la masculine dans son tout petit corps de fille, et quelque part un garçon se baladait avec l’âme féminine qui aurait dû être la sienne…


En attendant que le vieux barbu un peu sénile accomplisse le miracle dont elle rêvait, il l’excuserait certainement de prendre un peu d’avance. Dans son insouciante témérité, Keiko avait décidé que son unique cadeau d’anniversaire serait que tout le monde comprenne enfin qu’elle était un garçon.


Ils n’auraient qu’à faire comme Karim, qui l’avait toujours considérée pour ce qu’elle était. Si, lui, avait réussi à s’en apercevoir, d’autres aussi pouvaient y arriver ! La seule chose que Keiko avait à faire, c’était de les aider à mieux décrypter ses signaux.


Ce jour-là, le cœur léger et empli d’espoir, Keiko était donc allée à son cours d’éducation religieuse. L’ado avait été particulièrement attentive, perméable à toutes les bonnes paroles de la sœur, qui insistait sur l’amour de Joséa de Nazareth pour tous les humains. Puis elle avait pris son tour pour un tête-à-tête avec la première grande personne qui allait connaître son secret. Profitant de l’attente, Keiko avait réfléchi à la meilleure façon de lui expliquer son ressenti.


Ce qu’elle souhaitait lui dire n’était pas facile à entendre. Tellement difficile, en réalité, que Keiko cherchait encore comment l’annoncer à ses mères. Puis vint le moment d’entrer dans le déversoir à péchés véniels, tendu de velours parme. Keiko ne venait pas pour s’excuser d’être ce qu’elle (ou il) était, mais pour recevoir la bénédiction de la sœur quant à sa démarche.



Keiko resta silencieuse un instant. Ce qu’elle allait dire, elle ne pourrait pas le reprendre. Et ça, ça lui faisait terriblement peur.



Sœur Juliette n’ignorait pas que Keiko était un être à part. Même si elle était encore toute jeune, son style vestimentaire, sa coupe de cheveux et sa façon de se conduire n’étaient pas « classiques ». La sœur avait déjà eu des remarques acerbes de la mère supérieure, qui trouvait anormal que l’on accueille dans leur enseignement une enfant au comportement aussi étrange…

La religieuse se posait donc des questions sur la petite brunette, mais rien ne l’avait préparée à ce qu’elle était sur le point d’entendre.



Devant l’incompréhension persistante de la religieuse, Keiko avait dû se dévoiler plus clairement. L’ado souhaitait que tout le monde le reconnaisse pour ce qu’il était vraiment : un gars, pas une fille ! À commencer par sa maman et sa moma, mais aussi les profs, les élèves, les gens d’Église et les paroissiens, les passants dans la rue. Bref, la Terre entière.



La jeune Eurasienne sentit deux larmes rouler sur ses joues. Elle avait tant compté sur l’empathie et le soutien de sœur Juliette, de loin la meilleure et la plus charitable de toutes les religieuses… Elle avait imaginé que sa bénédiction pourrait même assouplir l’inflexible Carine.

Keiko se raccrochait désespérément à son rêve, cette vision d’un Dieu rédempteur capable de reconnaître et de réparer l’injustice qui lui était faite. Il ne pouvait en être autrement !



Frustrée, au bord de l’implosion, la jeune Eurasienne sortit du confessionnal en serrant les poings. Même la moins bornée de toutes les nonnes n’avait pas su écouter ce qu’elle avait à dire, à faire l’effort de la comprendre… Alors sa moma, n’en parlons même pas !




***



Recroquevillée au bas de l’immeuble de Karim, Keiko se sentait totalement abattue, la tête farcie d’idées noires. Après tout, qui était-elle pour oser exprimer que son corps, son enveloppe extérieure, ne correspondait pas à la façon dont elle était au dedans ? Face à la volonté d’un Dieu tout-puissant, tout ce qu’elle pouvait désirer n’avait aucun poids…


Sœur Juliette usait souvent d’une parole pour clore le catéchisme : « Si tu fais confiance à ton Berger, Il te conduira en lieu sûr, loin des vicissitudes qui menacent ton âme éternelle. » Depuis toute petite, elle avait suivi tous les commandements du Seigneur, toutes les règles qu’Il imposait à ses fidèles. Mais aujourd’hui… elle se sentait tellement trahie, méprisée et rejetée !

Elle décida que sœur Juliette ne savait pas tout. Même les gens d’Église peuvent se tromper !



Un bras entoura son épaule. Karim était arrivé sans qu’elle ne l’entende. Un don mystérieux semblait lui permettre d’être toujours là quand elle avait besoin de lui.



Keiko lui jeta un regard de défi. Dans le sien, elle ne lut que douceur et bonté.



Du haut de ses quatorze ans et de sa morgue de caïd, Karim se sentait responsable de sa petite sœur Keiko. « Petit frère. » corrigea-t-il mentalement.



Devant le regard interrogatif de Karim, Keiko lui raconta sa conversation avec la sœur. Son rêve lui avait donné une confiance absolue en l’amour de Dieu, confiance qu’elle avait placée entre les mains d’une religieuse qui l’avait prise pour une dingue. Keiko avait parlé sous le sceau de la confession, mais rien ne garantissait que sœur Juliette ne s’en ouvre pas auprès de ses mères.



Les deux ados se précipitèrent dans les escaliers, bousculant monsieur Abdelkader qui, d’un pas épuisé, montait son caddie à roulettes plein de paquets soigneusement emballés.



Les pères de Karim n’étaient toujours pas rentrés. Ils devaient être au café du coin, en train de refaire le monde. Les deux gamins se ruèrent dans la minuscule chambre de Karim. Une fois Keiko allongée à côté de lui, l’ado lui tendit sa tablette à l’écran fendillé.



Keiko se racla la gorge, essayant d’être claire et directe pour que la machine puisse élaborer autour de ses interrogations.



Les deux ados se regardèrent en pouffant. L’un comme l’autre ne comprenaient rien à ce charabia.



Keiko et Hector parlèrent longuement. L’ado apprit des mots nouveaux, jamais entendus auparavant, tels « coming-out », « expression de genre », « transition », « transphobie ». Elle comprit surtout qu’il serait extrêmement compliqué de faire admettre sa différence, et qu’elle allait devoir être à la fois combative et courageuse. Le prix à payer pour que les autres acceptent qu’elle vive enfin sereinement sa vie.


Pour Keiko, il n’y avait pas d’autre issue que d’abattre toutes les barrières qui l’empêchaient d’être vraie avec autrui, et donc avec elle-même. C’était ça, ou bien mourir un peu chaque jour.




***



Patricia était nerveuse. Nerveuse et préoccupée. Leur fille n’avait pas décroché une seule fois son portable pour répondre à leurs appels angoissés, puis elle était revenue d’on ne sait où, très en retard sur l’heure du déjeuner. Le comble, c’est qu’elle ne semblait plus elle-même. Comme exaltée, parlant trop fort, répondant avec agacement à leurs questions inquiètes. « Pourvu qu’elle n’ait pas pris de la drogue ! » pensa Patricia, en panique.


Keiko avait à peine touché à son repas, mâchant sans appétit, perdue dans de sombres pensées. Tout juste avait-elle expédié sa mousse au chocolat – pourtant son dessert préféré – qu’elle sortait de table sans demander la permission ni attendre que Carine et elle-même aient terminé. Leur fille était partie s’enfermer dans sa chambre pour le restant de l’après-midi, les laissant se poser mille questions sur son attitude.



Alors que Carine avait finalement sorti son téléphone pour appeler l’Église Sainte Victoire-de-la-Miséricorde, Keiko quitta sa chambre pour les rejoindre. Très pâle, elle avait les yeux rougis comme si elle venait de pleurer. Patricia se leva d’un bond pour la prendre dans ses bras. Elle avait rarement vu sa fille aussi marquée par l’angoisse et le chagrin.



Patricia cogitait à toute vitesse. Karim avait-il fait fumer sa fille ? Est-ce que la drogue lui avait donné des visions démentielles, traumatisantes ? Était-ce ça, le fameux « rêve » dont elle parlait ?



Effectivement, Patricia se rappelait de cette anecdote. Elle l’avait même racontée à plusieurs occasions lors des repas de famille. Quand elle mimait la bouille colérique de sa petite Keiko, tout le monde riait. Et sa rage, quand elle lui avait expliqué qu’une petite fille, ça ne devient jamais un homme, jamais de la vie !


C’est vrai, elle avait humilié Keiko. Peut-être qu’au fond d’elle, Patricia en avait marre que sa fille soit toujours différente des autres gamines. Elle ne voulait que des jouets de garçons, traîner avec des garçons, s’intéresser à des trucs de garçons… Derrière sa colère, il y avait probablement de la peur. La crainte récurrente d’avoir été une mauvaise mère, d’avoir loupé un truc essentiel dans l’éducation de Keiko. Ne pas l’avoir assez aimée, ou bien l’avoir trop aimée et ne pas avoir mis les limites qu’il fallait, là où il fallait. Avec, en point d’orgue, cette terreur que ce soit sa faute si un jour sa fille finissait hétéro ! « C’est si difficile d’élever une gosse ! C’est une telle responsabilité ; on n’en fait jamais assez ou ce n’est jamais assez bien ! »



Surprenant tout le monde dans la pièce, à commencer par elle-même, Carine explosa de rire. C’était du délire ! Sa belle-fille était hystérique, elle perdait complètement la raison !



Patricia pouvait lire sur le visage de sa fille l’impact terrible de chacune de ces paroles. Chaque mot de Carine semblait l’atteindre physiquement. Sur son visage, la rage avait fait place à la défaite, à la confusion et au dégoût.



Carine lui jeta un regard noir. Comment sa femme osait-elle la reprendre devant la petite ? Et en plus, donner la parole à cette gamine hallucinée et l’encourager à développer ses inepties ? Ah non, alors ! Ce qu’elles auraient dû faire, c’était punir son insoutenable arrogance !



Puis, sortant un papier plié en quatre de la poche de son jean, elle commença à lire le texte qu’elle avait préparé :



« Ken » replia tranquillement sa feuille, le visage toujours empreint d’une expression grave et solennelle. Un court instant, un silence de mort flotta sur le salon des Subaku. Puis, d’un même élan du cœur, les deux femmes s’écrièrent :



Les joues brûlantes, mais soulagée d’avoir pu garder son calme jusqu’au bout, l’ado ne répondit pas. « Ken » ne savait pas encore que cette déclaration, rédigée avec la complicité d’Hector, signait le début d’une longue descente aux enfers.

Sitôt que leur fille eut tourné les talons, Carine explosa :





***



Après cette « mise au point » avec Cheryl, je me sentais à la fois soulagé d’avoir livré mon lourd secret et plus perdu encore dans mes sentiments pour Ken. Ce que j’allais faire de cette confusion, de cette honte et de ce dégoût de moi-même m’appartenait entièrement. La seule chose qui me semblait évidente, c’était que je devais faire en sorte de ne pas blesser leur fils. Non parce que Cheryl me l’avait demandé, mais par respect et empathie pour Ken et tout ce qu’il avait pu subir dans son parcours trans.


Après avoir pris congé de la trop belle Cheryl, je m’introduisis sans bruit dans la chambre de mon ami. J’enviais sa tranquillité de dormeur apaisé. Lui au moins avait trouvé le repos !


Tandis que je me déshabillais dans le noir, les paroles de Cheryl résonnaient dans ma tête, tel un écho accusateur : « Ken est un mec et il a des besoins de mec… Comment pourrait-il se satisfaire d’un copulo comme moi ? » Même si elle ne l’avait pas dit ainsi, c’était exactement ce que m’inspirait mon « hétérophobie interne » forgée par des années de déni. J’admirais autant la force de caractère de Ken que je déplorais ma propre veulerie ; ce qui m’attirait chez mon ami, c’était justement la seule chose qui l’empêchait d’être un « homme bio » ! Et j’étais incapable de le lui dire en face…


L’idée de sa chatte accueillante me faisait bander, sa bouche experte savait comme nulle autre me faire triquer, mais avais-je réellement éprouvé une seule fois un véritable « sentiment romantique » pour lui ? En tant qu’hétéro non assumé, je me servais juste de son corps comme d’un formidable vide-couilles.


Notre histoire pouvait-elle avoir une suite ? Alors qu’il m’avait déjà tout donné, qu’il avait satisfait le moindre de mes désirs, allais-je à présent le « jeter », au prétexte que je ne pouvais vraiment désirer qu’une femme se revendiquant comme telle ? Rester avec lui pour ne pas le blesser tout en fantasmant sur des filles sublimes comme Cheryl ? C’était une trahison encore plus moche, tant envers Ken que moi-même.


Nu à présent, je me glissai en tremblant entre les draps froissés. Dans un mouvement de rapprochement inconscient, mon copain se serra contre moi, poussant ses jolies fesses contre mon entrejambe… qui se mit immédiatement au garde-à-vous. Depuis le premier jour, il y avait entre nous cette alchimie sexuelle qui nous poussait à baiser comme des bêtes dès que nous nous trouvions dans un semblant d’intimité.


Encore à moitié endormi, Ken commença à me masser langoureusement le sexe avec son fessier accueillant… et ce qui devait arriver arriva ! Quelques instants plus tard, comme animée d’une volonté propre, ma queue glissait sans la moindre peine au fond de son vagin torride et affamé. Mon ami commença aussitôt à me pomper, coulissant de lui-même sur ma verge dans un rythme de plus en plus rapide, bientôt effréné… Moins d’une minute plus tard, je me vidais avec un râle étouffé au fond de sa chatte gluante.


Depuis quelque temps déjà, nous baisions « à cru », sans plus de volonté de nous protéger. Notre frénésie ne s’encombrait plus de la moindre considération de sécurité. Et Ken, bien sûr, ne prenait pas la pilule… À force, malgré la testostérone, est-ce que je n’allais pas finir par le mettre « enceint » ?



Avant que je n’aie le temps de mentir avec conviction, il m’embrassa avec une passion communicative. Je rebandai rapidement. Il faut dire que Ken m’y aidait en me branlant sur le rythme auquel s’agitait sa langue dans ma bouche. Quand je fus assez dur à son goût, il tourna à nouveau vers moi son côté pile et me dit, de sa voix la plus chaude :



Je n’eus aucune peine à faire ce qu’il me demandait, mon désir étant aussi brûlant que le sien. Pourtant, de ce côté-là, Ken était parfaitement semblable à un mec. Et tout aussi open.


Demain. J’allais lui parler demain. Il le fallait… Je ne pouvais plus retarder l’échéance.




***



Une lumière de petit matin filtrait par les persiennes ajourées, au travers des voilages qu’agitait un souffle d’air. Penché sur moi, Ken faisait glisser le bout de ses doigts sur mon épaule. Il avait l’air en admiration, ce qui finit de me réveiller complètement.



Tout me revint d’un coup : la conversation avec Cheryl, la baise effrénée de cette nuit, mes doutes récurrents sur notre relation, sur ma capacité à être un partenaire valable pour Ken.



La caresse de sa main sur mon cou s’arrêta soudain. Mon copain me fixait, une lueur interrogative dans ses grands yeux gris.



Ken s’allongea en soupirant, les bras croisés derrière la tête, s’enfonçant à demi dans son gros oreiller en flanelle parme. Son sourire avait disparu. J’avais très peur de là où pouvait nous mener cette mise au point.



Ken me regarda d’un air attristé. Il n’avait pas l’air choqué, mais profondément déçu, ce qui était pire.



Ken jaillit du lit, entièrement nu. Il s’habilla en quelques gestes brusques, passant une chemise sur son torse aux petits seins érigés par sa brusque poussée de colère, puis enfila un jean cigarette troué aux genoux.



La porte de sa chambre claqua derrière lui. J’étais seul dans le grand lit froid.

Terriblement seul.




***



Ken avait décidé qu’il nous fallait un break. Pour un temps indéterminé, nous ne nous verrions plus que comme de simples amis. Avec la fin de l’année scolaire qui approchait à grands pas, ça risquait fort de devenir définitif. Il m’avait même proposé de sortir et de rencontrer du monde, « d’explorer toute la palette de mes envies ». Même si ce n’était pas une rupture en bonne et due forme, ça s’en rapprochait méchamment. Et, à ma grande surprise, ce n’était pas nos baises effrénées qui me manquaient le plus, mais la présence rassurante de Ken à mes côtés, nos doigts enlacés, l’odeur de sa peau, ses bisous dans mon cou, tous les petits moments de tendresse ou de pure déconne vécus ensemble…


En cours, il avait changé de place. Il m’évitait dans les couloirs du lycée et ne répondait que sporadiquement aux textos dont je persistais à l’assaillir. Nous étions « potes », un point c’est tout. « Mais quel con j’ai été ! »


Un soir, après mes révisions pour le bac, j’étais insouciamment allongé sur mon lit, en train d’espérer une réponse de Ken à mes messages, quand Franck m’avait crié depuis le salon « Tom ! Faut absolument que tu viennes voir ça, ça vaut le coup d’œil ! » Mes parents étaient vautrés sur le canapé, Jipé couché en chien de fusil, la tête sur les genoux de Franck qui lui caressait distraitement les cheveux. Tous deux regardaient l’holovision avec une expression franchement amusée.


Il s’agissait d’une téléréalité américaine, doublée de façon tout à fait indigente. On y voyait la piscine d’un hôtel de luxe où un très bel homme sensuellement étendu sur une chaise longue était occupé (si l’on peut dire) à parfaire son bronzage. Le plan suivant montrait onze autres types aux looks et aux tenues diverses allant de « pire que banal » à « beau gosse », voire « dragueur professionnel ».


Un commentaire excité en voix off nous détaillait leur mission : chaque concurrent aurait l’occasion de séduire le beau Sergio lors d’une ou plusieurs soirées passées avec lui. Toutes les semaines, le « million-dollar boy » devait désigner les trois candidats les moins convaincants, et les holospectateurs votaient pour en repêcher un. Lors d’une finale à trois, le vainqueur remportait le droit de passer une nuit de rêve avec sa proie consentante, assortie d’un chèque au montant substantiel.


Mais ce qui était vraiment le « clou » du show – et que l’on avait soigneusement caché aux onze concurrents – c’est que Sergio était en réalité Mylena, un « transsexuel très réussi » ayant bénéficié d’une mammectomie et d’une hormonation qui le rendait « conforme » du haut… mais pas du bas. Un kaléidoscope de séquences vidéo montrait la réaction des candidats éliminés quand on leur expliquait, photos à l’appui, qu’ils avaient dragué – et parfois embrassé ! – un « faux mec », mais véritable trans…



On voyait alors une séquence holo en très gros plan où son visage s’approchait de celui, plus timide, de Sergio, avant que le candidat transi d’amour ne lui colle finalement sa langue de bœuf dans le bec. Une machine à rythme lançait alors une série de « Bouh ! » de circonstance tandis qu’on assistait au sacrilège du trans abusant de son apparence pour tromper un pauvre type.



Hilare, le teint pivoine à force d’être pété de rire, Franck se frappait sur la cuisse en nous apostrophant, Jipé et moi :



Je me forçai à sourire faiblement. Quel magnifique exemple de transphobie de base inculquée aux masses laborieuses, qui de toute façon n’ont pas vraiment besoin de leçons en la matière. Il ne fallait pas que je réagisse. Surtout pas ! Fallait que je la ferme, fallait que…



Ça me démangeait tellement de leur dire, pour Ken et moi ! À cet instant-là, j’étais assez en colère pour tout déballer. Ce qui voulait dire « outer » Ken sans son aval. Et ça, c’était clairement forbidden.

Pourtant, fallait bien que « quelque chose » sorte. C’était pas possible autrement…



Je fermai les yeux, imaginant le corps nu de mon ex dans mes bras. Non, ça n’avait décidément rien d’indécent… c’était juste merveilleux, absolument magique. Et moi, comme le connard que j’étais, j’avais laissé passer ça.



(À suivre…)