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Temps de lecture estimé : 29 mn
26/10/18
corrigé 06/06/21
Résumé:  L'amour fou se déchaîne à Berlin comme un riff de guitare saturée, il brille comme une étoile noire au firmament du rock, une Black Star...
Critères:  fh amour cérébral pénétratio fsodo exercice mélo portrait
Auteur : Amarcord      Envoi mini-message

Série : Chaque photo cache une histoire

Chapitre 06 / 07
We can be heroes

Avertissement :

Ce texte forme le sixième et avant-dernier épisode d’une série dont l’objet était d’abord de tenter de construire de nombreux personnages. La lecture préalable des épisodes précédents est utile à ceux qui souhaitent suivre leur évolution.




À lire en musique ?


Il n’échappera pas aux lecteurs que cet épisode évoque à la fois les thèmes de l’écriture et de la musique, jusqu’à tenter la périlleuse métaphore d’une construction moins linéaire et d’une lente progression. À vrai dire, pour ce chapître, si j’ai tenu la plume, ce sont bien des chansons qui m’ont soufflé les mots et l’histoire, à partir de leur titre, ou de leurs paroles, ou encore de leur ambiance. Ceux qui le souhaitent trouveront, en tête de chaque "piste" une référence à ces morceaux précis, qui les invitera peut-être à une promenade musicale autour de Berlin et de Bowie. La septième et dernière partie, en particulier, a été cousue, comme la robe qui est évoquée dans le texte, sur la peau des deux chansons indiquées, qui tournaient en boucle dans la pièce où j’écrivais. À défaut de convaincre par ses propres mérites, ce chapitre aura au moins proposé d’autres émotions, musicales, à travers ces correspondances… À vos lecteurs Spotify, Deezer ou YouTube !




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We can be heroes

Suite musicale




Piste N°1

Station to Station

La voix de Robert


David Bowie, Station to Station, 10’18"



Ah… Andrzej… Comment te dire ? Et comment te le décrire ? Il y a ce que tu sais déjà, bien sûr. L’enfant terrible de la photographie, son petit prodige aussi. À 33 ans, l’âge du Christ, il est celui dont tous les critiques prophétisent l’avènement. Est-ce pour cela qu’il semble parfois porter sur ses épaules tous les péchés du monde ? Qu’il soulève son talent comme une croix, de station en station, de ville en ville ? Il étouffait en Pologne, vomissait le biotope réactionnaire. Alors il se décrète réfugié esthétique et part à Londres, il n’avait pas encore ton âge. Il y devient aussitôt la coqueluche des trendsetters. Le succès l’effraie, il part pour les États-Unis, et réussit en six mois à excéder tout le métier : agents d’artistes, galeristes, agences, clients, confrères… Cap sur Paris où, ô miracle, il se stabilise pour quatre ans. Stabilise n’est peut-être pas le mot approprié, compte tenu de son tempérament farouche. Depuis, il est passé par Amsterdam et Montréal avant de finalement se poser à Berlin. Pour combien de temps ?


Je l’ai un peu fréquenté il y a six ans. Il était si jeune, tenait absolument à travailler avec moi sur un gros projet. Attention, je ne dis pas que je l’ai formé. Il n’accepterait de personne une telle mainmise. Attends que je te dise le meilleur : il est autodidacte. Si, je t’assure. Sa véritable formation est pianiste classique, il pourrait en faire carrière. Il est doué pour les langues, autant dire que ses années parisiennes en ont fait un parfait francophone. Il est malheureusement nettement moins adroit quand il s’agit des rapports humains.


Comment ? Non, non, pas un gueulard soupe au lait dans mon genre. Plutôt un torturé. Je dirais romantique, si le terme n’était pas galvaudé. Il a ses zones d’ombre et de lumière. Un contraste qu’il manipule ceci dit comme personne sur un plateau. Il t’aime ou il te déteste, c’est imprévisible. Et même avec ceux qu’il apprécie, il peut être adorable un jour, odieux le lendemain. Parfois destructeur, et surtout même autodestructeur, parfois totalement euphorique, joyeux comme un enfant, si charmeur, si attachant. Je sais de quoi je parle.


C’est donc pour cet homme-là que tu vas poser. Heureusement que le projet en vaut vraiment la peine. Et puis… je crois que tu es de taille à le dompter. Je ne sais pas qui sera le plus têtu de vous deux. Ça risque de faire de sacrées étincelles, c’est sûr. Mais les photos seront belles, tu verras, de la poésie.




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Piste N°2

In Berlin, by the wall

L’écriture de Louise

Genre : Petite musique de nuit


Lou Reed, Berlin, 3’24"




Ma Zoé, ma puce, ma toute tendre,


Je t’écris de Berlin où j’ai trouvé ton message dans ma boîte de réception. Je suis si heureuse de te savoir amoureuse d’un garçon qui, à ce que tu me dis de lui, le mérite. Je devine sans peine l’état que tu traverses, celui où tout semble s’accorder à ton humeur : l’air plus léger, plus parfumé, la montre qui semble ne t’indiquer que l’heure des retrouvailles, la vie elle-même, plus intense.


Je suis arrivée hier à Berlin, pour concrétiser ce beau projet. Finalement, Muriel a dû le reconnaître : mon pari d’autrefois, celui de ne pas me surexposer comme modèle, a été payant. Loin de décourager les couturiers, il a renforcé l’intérêt des plus exigeants et éclairés. Dans ce cas précis, cette griffe prestigieuse a souhaité présenter sa nouvelle collection non pas dans un simple catalogue, mais dans un véritable recueil aux contenus variés. J’y poserai bien sûr moi-même dans leurs dernières créations, sous l’œil d’un photographe qu’on dit talentueux.


Mais d’autres contributions sont prévues, fournies par des écrivains, des artistes, des journalistes. Ils m’ont proposé d’y ajouter mes propres contenus, comme une reconnaissance de ma légitimité de photographe. Ils savent que je n’ai pas grande affinité pour la photo de mode. Et c’est justement ce qui les a enthousiasmés dans mon choix, celui d’y reproduire le long reportage que j’avais consacré en Irak aux combattantes kurdes. Un contrepoint parfait à la futilité des apparences, une façon pour moi de rire des superlatifs un peu embarrassants qu’on attribue à mon physique, et de prouver combien ma beauté est bien pâle face à celle, saisissante, de ces femmes que j’ai eu le privilège de côtoyer sur le front.


Je n’ai toujours pas rencontré Andrzej, le photographe, il avait fait faux bond lors de la rencontre initiale prévue au studio. En revanche, j’ai déjà sympathisé avec les autres membres de l’équipe, aussi large que les ambitions du projet : Dieter, l’assistant, Gunther, le spécialiste de la colorimétrie et du développement des fichiers, Ertan, l’accessoiriste, Silke, la styliste, Hannah, la coiffeuse, et Martina, la maquilleuse. Et puis aussi Paola et Gianluca, les directeurs artistiques du client.


Quant au studio, tout proche de l’emplacement qui fut celui du mur, il est vaste et magnifique. C’est un lieu habité. À vrai dire, il ne s’agit pas vraiment d’un local destiné à la photographie. La production a loué pour l’occasion la Meistersaal du légendaire studio d’enregistrement Hansa, celui où U2 créa Achtung Baby, celui où David Bowie enregistra Heroes. Il y trône même un piano à queue, ce qui a, paraît-il, achevé de séduire Andrzej.


Je m’adresse à toi depuis la chambre un peu impersonnelle de mon hôtel, sur le petit bureau où je m’efforce d’écrire. C’est ma plus récente découverte. J’aime écrire. Je ne me contente plus de photographier des portraits ou des reportages, je rédige les textes qui les accompagnent et les complètent. J’écris sans arrêt, j’écris pour des lecteurs, et j’écris pour moi. Mes photos captent l’instantanéité miraculeuse d’un moment, mes mots font danser mes souvenirs. À commencer par les plus intimes.


Ce n’est pas à toi que je le cacherai, Zoé, toi pour qui je n’ai presque pas de secrets. Te souviens-tu de notre conversation, chez moi, avec Victoire, il y a trois ans déjà ? Tant de choses ont changé entre-temps pour toi, pour moi, pour elle aussi, qui va bien, comme elle me l’a dit au téléphone, peu avant mon départ. Elle t’embrasse. Sais-tu qu’elle développe des jeux vidéo, à présent ?


Je repense à ta curiosité d’alors sur l’orgasme, à laquelle tu as certainement pu entre-temps apporter tes propres réponses. L’écriture m’a révélé une évidence. La jouissance sexuelle est la culminance de l’instant présent, qu’elle concentre à un degré aussi dense qu’un trou noir dans le vaste univers. Notre instinct le recherche, à juste titre, et il s’inquiète parfois de ne pas l’atteindre. Mais dès que tu écris, ce qui surgit des marées de ta mémoire n’est jamais l’instant du coït, mais toute autre chose, sans aucun lien avec des sécrétions ou échanges de fluides.


C’est l’instant du trouble, l’immortelle empreinte du désir.


Celui que provoque un regard, celui que déclenche la lente caresse d’un doigt osant pour la première fois suivre le contour d’un sein, c’est la chair de poule qui couvre soudain ton épiderme, c’est la sensation encore présente du souffle de l’homme aimé sur ta nuque, comme s’il attisait une braise.


C’est bien en cela que la pornographie est une imposture, elle qui s’aveugle à ne retenir du sexe que sa représentation la plus sommaire, à le réduire à une succession de pictogrammes qu’on dirait tirés du mode d’emploi d’un robot ménager. Toutes les images y sont, à l’état de schéma rudimentaire, mais sans que la lecture ne ressemble véritablement à l’expérience de l’usage.


Et que tu me suces, et que je te fourre, et que je te retourne, et que je t’encule, et que je te gicle à la gueule, toujours dans le même ordre, répété à l’infini, comme pour exprimer l’impossibilité de jamais aboutir à la vraie jouissance, à la vraie rencontre, en dépit de ces torrents de sperme, de ces concerts de couinements simulés. Tout ce carnaval triste de mâles bodybuildés limant des chattes comme ils soulèveraient des haltères, tous ces couples tirant leur crampe comme on prend une douche, par mesure d’hygiène, toutes ces pauvres filles guettant, la bouche ouverte et la langue tendue, la semence du connard qui les surplombe, avec dans les yeux l’extase de la bigote espérant l’hostie.


Ce que ma plume tente d’évoquer est d’un autre ordre : c’est la splendeur du désir.


C’est sans doute une ambition qui dépasse mes moyens. Mais j’essaie. Figure-toi Zoé que j’ai même entrepris récemment de m’y exercer sur un site où des anonymes partagent leurs textes érotiques. Je ne pense pas y être vraiment parvenue. Il faudrait bien moins de mots, des plus simples, des plus denses, et le talent d’un poète pour qu’ils deviennent chair, sang dans les veines, souffle court, pour qu’ils touchent à l’essentiel comme une caresse sur la peau nue.


C’est un vrai défi pour moi, la novice, que de mêler la fiction à l’authenticité de mes émotions, aux scories de mon vécu, et j’ai déjà trébuché, en postant un texte qui ne portait pas la même sincérité, à force de m’amuser à jouer avec les stéréotypes. Car c’est bien comme cela que je rédige pour ce site. Je repère les nombreux critères utilisés par ses membres pour décrire le contenu de leurs textes : les situations ou fantasmes les plus courants, comme autant d’accessoires. Et puis je m’astreins à les intégrer dans mes récits, même s’ils ne correspondent pas nécessairement à mes propres pratiques ou préférences, pour voir si je peux malgré tout les confronter à ma propre sensibilité, leur offrir une émotion qui me soit fidèle.


Serait-il par exemple possible pour moi de raconter une sodomie, sans que ceci ne devienne un lieu commun, une banalité, une concession racoleuse au goût du jour, lui qui en fait, comme la pornographie, un ingrédient obligatoirement présent au menu ? L’amour comme un forfait touristique, entrée, plat de résistance, fromage ou dessert, Kleenex et liquides compris. Parviendrais-je à donner à cet épisode un sens, à l’entourer d’un vrai reflet d’émotion, d’un soupçon de délicatesse ? C’est le défi que je veux relever. C’est pour cela que j’écris. Je me moque des positions. Je ne m’intéresse qu’à l’émotion. À la pureté du désir. Et tant pis si cela sera perçu comme une idéalisation ridicule et précieuse, une pudibonderie. Je ne juge pas. J’accepte que tout un chacun vive la sexualité comme il le veut, qu’il la décrive avec ses mots, qu’il l’accorde à ses fantasmes, aussi longtemps qu’ils sont partagés. Cela me donne aussi le droit de revendiquer ma propre sensibilité, sans qu’elle soit elle-même jugée, sans que mes pudeurs ne paraissent suspectes.


Il est rassurant que certains lecteurs aient aussitôt décelé qu’un des textes, le troisième, sonnait faux, précisément parce qu’il emportait mon histoire vers le trop attendu, le trop imagé, le trop facile. Je regrette de l’avoir écrit, tant il échappe à la cohérence de l’ensemble. L’aventure que je raconte, c’est d’abord celle de mon écriture, que je veux la plus sincère possible. Je persévère, en me rapprochant toujours plus de l’essence de ma vérité, au risque de décevoir ceux qui me trouveront hermétique, verbeuse, qui s’agaceront de mes digressions, qui s’impatienteront de ne pas trouver à chaque paragraphe leur dose de cul et de situations scabreuses.


Peut-être survoleront-ils mes longs préliminaires, pour tenter de trouver les paragraphes plus explicites, comme on zappe la pub sur les programmes enregistrés. Ou comme certains de mes copains, qui négligent le match de foot pour ne regarder que la compil des buts. Mais que vaut encore la délivrance sans les émotions qui l’ont précédée ? Que les impatients et les amateurs d’action m’excusent. Je m’attache vraiment à suivre des personnages, à rendre son histoire à chaque photo. Si les miennes avaient été pornographiques, elles se passeraient de commentaire.


Mais s’il ne se trouvait qu’un seul lecteur ou une seule lectrice à se reconnaître dans la sincérité maladroite de mes textes, je me réjouirais d’avoir adressé un signe amical à ces autres amoureux de l’amour, de leur avoir entrouvert les portes de ma mémoire.


Cette mémoire que j’associe à mon mot préféré, qui est aussi le titre d’un film majeur, et qui n’appartient même pas à la langue française. Il ne porte pas plus la douceur latine de l’italien : c’est un mot du dialecte romagnol désignant un souvenir nostalgique. Un mot dont l’étrange musique consonante évoque en moi de mystérieux sortilèges barbares, des noms de continents engloutis, qui charrie en moi tous les frémissements de mes désirs, toute la beauté aperçue, toute la grâce évanouie, toutes les ombres de ceux que j’ai perdus, ce mot qui résumera à mon dernier souffle ce qui valait la peine d’être vécu. Amarcord.




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Piste N°3

Rebel Rebel

Jam Session


David Bowie, Fashion, 4’50"

suivi de

David Bowie, Rebel Rebel, 4’35"




(La voix de Gunther)


On était tous prêts, Dieter sur le plateau, moi aux écrans de contrôle, Ertan fignolait le décor, un truc de malade qu’il avait mis des jours à monter. Louise était prête, coiffée, maquillée, habillée d’une courte robe aux motifs graphiques, en pleine conversation avec Paola et Gianluca. Et puis Andrzej a fini par arriver, et on a aussitôt été soulagés. Il semblait heureux de retrouver l’équipe. Ses yeux noisette pétillaient, son visage s’illuminait d’un sourire malicieux, il nous donnait l’accolade, plaisantait. C’était l’Andrzej des bons jours, le prince charmant de la photo.


(La voix de Dieter)


Et puis pour finir, il est allé vers Louise. Il m’avait dit la semaine précédente que la fille voulue par le client n’était pour une fois pas un de ces mannequins stars, dont même le grand public connaît le nom. Ça lui bottait bien, vu que ça lui éviterait de faire la millième photo dont les gens se contenteraient de dire : tiens, c’est encore la Moss ou la Gigi. Il ne la connaissait pas, il savait juste qu’elle était elle-même photographe, et c’est le seul truc qui l’emmerdait un peu. Des fois qu’elle se mette à vouloir se mêler de tout.


(La voix de Silke)


Il s’est excusé auprès d’elle pour son absence de la veille. Elle l’a rassuré en riant, en lui disant qu’elle n’était pas la reine d’Angleterre. J’ai clairement vu qu’il était surpris. Pas tellement par la beauté de ses traits, il en avait vu défiler, des bataillons de filles magnifiques, sur les plateaux, ici et ailleurs. Mais il venait, comme nous la veille, d’être confronté au charme désarmant de cette fille, cette chaleur totalement naturelle qui émanait d’elle, et qui vous donnait instantanément l’impression de la connaître depuis toujours. Andrzej nous a fait visiter les lieux, en racontant tout ce qu’il en savait. Les nombreuses anecdotes entourant les enregistrements légendaires qui avaient résonné entre ces murs.


(La voix de Dieter)


J’ai dû l’interrompre, le temps filait déjà, il y avait un planning à suivre, et Gianluca m’a fait un clin d’œil d’approbation. Tout le monde s’est mis en place. Ce fut un accouchement difficile. Andrzej et Ertan avaient imaginé un vertigineux décor, comme un kaléidoscope, tout en miroirs et reflets, pour répondre à l’esprit géométrique de la petite robe. L’image de Louise se répercuterait comme à travers un prisme, décomposée en mille fragments lumineux. Sur le papier, une idée géniale. En pratique, un casse-tête. Le cadrage devait se faire au millimètre, chaque surface réfléchissante devait être réorientée de façon précise, pour obtenir l’effet voulu, et il y en avait des dizaines à régler de la sorte. Nous commencions à craindre l’impasse, mais Andrzej s’obstinait. Il avait raison : toutes les pièces finirent par miraculeusement s’emboîter, et le résultat fut étonnant.


(La voix de Paola)


Nous avions prévu de consacrer trois heures à cette photo, il en avait fallu deux de plus, et la pression commençait à monter. Je m’inquiétais pour Louise, qui avait dû si longtemps maintenir la pose, elle devait être épuisée, même si elle n’en montrait rien. Andrzej voulut enchaîner aussitôt avec la photo suivante, mais je m’y opposai. Il fallait qu’elle se repose, qu’on prenne nous-mêmes tous le temps de se détendre et de croquer un morceau avant de l’habiller, la coiffer, la maquiller à nouveau pour la scène suivante. C’est là qu’il montra les premiers signes de mauvaise humeur, comme un enfant gâté dont on cherche en vain à freiner l’impatience. Après tout, disait-il en grognant, c’est la seule chose qu’on lui demande, à un modèle, de la fermer et de prendre la pose. Si ça paraissait si dur que ça, fallait changer de métier. Gianluca m’avait rejointe, et nous lui fîmes comprendre, gentiment, mais fermement, qui aurait le dernier mot sur ce plateau. Il s’inclina de mauvaise grâce.


(La voix d’Ertan)


Heureusement pour moi, le tableau suivant était aussi minimaliste que le précédent avait été complexe. L’idée était de photographier Louise, tout simplement accoudée dans un grand canapé Chesterfield, en cadrant de façon assez serrée pour que ressorte la petite veste de tailleur cintrée de couleur vert pomme. L’ambiance était devenue plus électrique, Andrzej nous houspillait, il exigeait tout puis son contraire, donnait sèchement à Louise ses instructions, elles étaient tout sauf claires, et on commençait à s’échanger des regards entendus. On a pris une pause pour regarder les épreuves, il a fait « Alors ? », mais personne n’a osé répondre. Sauf Louise, toujours spontanée, et qui ne le connaissait pas encore assez que pour flairer le danger.


  • — Ce ne serait pas… je ne sais pas… un peu sage ?
  • — Ah, voilà, je me disais bien que c’est ça qui me manquait. L’avis autorisé d’une consœur.
  • — Tu me l’as demandé, je te le donne.
  • — Trop sage, donc. Et tu suggères quoi ? Qu’est-ce qu’il ferait à ma place, ton Pygmalion ? Dis-le-moi, c’est toujours instructif d’apprendre du grand Garassian.

Elle se taisait à présent, tout en soutenant froidement son regard.


  • — Attends, laisse-moi deviner. Moins sage… Il te demanderait de te goder devant lui ? Ou peut-être qu’il y mettrait du sien ? Il te prend sur ses genoux, tonton Robert ?

Il n’a rien vu venir. La gifle s’est écrasée sur sa joue avec une violence inouïe.


(La voix de Paola)


Le silence était à couper au couteau. Elle le fixait sans désarmer. Il voyait aussi que nous le dévisagions tous nous-mêmes avec mépris. Alors c’est bien lui qui a baissé les yeux, esquissé un geste fataliste de la main, comme une ébauche de regret, puis s’est éloigné, Gianluca sur ses talons.


J’ai posé ma main sur l’épaule de Louise, lui ai adressé un mot de réconfort, et puis j’ai dit à tout le monde qu’on en resterait là pour aujourd’hui. On aviserait pour la suite. Mais Louise m’a aussitôt contredite, avec une souriante assurance, comme s’il ne s’était rien passé.


  • — Non, Paola. On la fait, cette photo.
  • — Maintenant ? Sans lui ?
  • — Précisément maintenant. Avec ou sans lui, c’est son choix. Il reste le bienvenu, aussi longtemps qu’il me respecte. Qu’il nous respecte. Sinon, il y a bien assez de talent dans cette équipe.

Andrzej était plus loin, appuyé sur le bord du piano, à côté de Gianluca qui essayait de le raisonner à voix basse. Il avait entendu, baissait la tête, pensif.


Alors Louise a pris les choses en mains, distribué ses instructions à chacun. Elle s’est éclipsée un très long moment avec Hannah, Martina et Silke. Elle est réapparue comme surgissant tout droit du cœur des années’70. Elle portait une perruque à la garçonne aux cheveux orange, et sous la petite veste verte, à peine un petit slip bleu fluo, des porte-jarretelles assortis, soutenant des bas résille noirs menant à des platform shoes brillant comme les boules à facettes d’une discothèque. Elle avait demandé à Martina de lui appliquer un maquillage outrancier, en veillant à ce que des coulures de mascara donnent l’impression de traces de pleurs. Le plus étonnant était bien sûr que ce maquillage défait contrastait avec l’éclat de rire qui la saisit en voyant nos têtes. Et cette bonne humeur était contagieuse.



(La voix de Dieter)


Cette fille avait une fantaisie dingue, un talent différent de celui d’Andrzej, mais tout aussi sûr, et bien davantage tourné vers l’exubérance, l’improvisation. Elle ne cherchait pas à entrer en compétition avec lui. En fait, elle le complétait.


Elle se dirigea vers le Chesterfield, et s’assit cette fois sur le dossier. Elle me demanda de hisser le trépied de l’appareil bien plus haut, de manière à la cadrer davantage en contre-plongée. À Ertan, qui venait de semer sur le canapé un joyeux désordre de pochettes de disques et de galettes de vinyle, elle expliqua qu’il ne s’agissait surtout pas de cacher tout l’attirail de trépieds, réflecteurs, spots et câblages. Nous n’allions pas chercher à produire un pastiche de Glam rock, mais au contraire assumer la mise en scène, la photo dans la photo.


C’était d’une intelligence rare, et l’image qui se formait sur le dépoli était forte, vibrante. Et puis franchement sexy aussi, soyons honnêtes. Il ne restait plus qu’à la concrétiser. Nous sentîmes une présence derrière nous, c’était Andrzej. Il se contenta de nous montrer un pouce levé, puis adressa à Louise des gestes un peu désordonnés, qui se lisaient comme des excuses, prouvant le remords qu’il avait de s’être conduit comme un abruti.


Elle lui répondit d’un clin d’œil.



Et c’est comme ça que c’est finalement lui qui l’a prise, cette photo qu’elle avait composée, et qu’elle lui offrait comme un cadeau, un pardon, d’autant plus généreux qu’il n’était pas formulé. Perché sur l’escabeau, l’œil collé sur l’œilleton, il voyait le regard de Louise rivé vers l’objectif. Il repensa sans doute au seul commentaire que lui avait fait Garassian quand il lui avait téléphoné pour s’informer sur elle. « Tâche simplement d’être à la hauteur » avait, paraît-il, dit Robert en mettant aussitôt fin à la conversation. Le vieux ne l’avait pas snobé. Il avait dit l’essentiel.


Alors il nous réunit, bafouilla des excuses, baisa la main de Louise, nous dit combien nous avions fait un boulot exceptionnel. Et nous invita tous à faire la fête en ville.





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Piste N°4

Modern Love

La voix de Louise


David Bowie, Modern Love, 4’48"




Andrzej avait eu une idée brillante en choisissant le Clärchens Bauhaus, ce restaurant logé dans une ancienne et magnifique salle de bal. Il y a foule, la présence de danseurs de tango sur la piste ajoute au charme et l’ambiance est joyeuse et bruyante. Celle à notre table l’était d’autant plus qu’on n’avait pas lésiné sur la boisson, ce qui avait désinhibé tout le monde, et en particulier Paola qui était gentiment pompette. Andrzej avait eu la générosité d’inviter les conjoints. Gunther était venu avec son compagnon, un gars plein d’humour à la barbe de hipster. Dieter était accompagné par sa copine, Martina par son mec, Silke nous avait rejoints plus tard avec son mari, le temps de trouver une baby-sitter au pied levé. Il y eut une clameur et des applaudissements quand Hannah répondit à Paola qui lui demandait si elle était venue seule. Elle rougit, désigna Ertan, révélant leur liaison jusque-là secrète, et bien entendu, ils durent s’embrasser, et bien entendu, nous dûmes à nouveau boire à leur santé. N’étaient donc seuls que Paola, Gianluca, moi-même, mais aussi Andrzej, que Paola choisit aussitôt d’asticoter, pour le plus grand plaisir de toute la tablée. Même si j’avais choisi pour ma part de prendre des photos avec un des Leica que m’avait offerts Robert, je ne perdais pas une miette de la conversation.



Et ils rirent tous de bon cœur, avant de sacrifier à un de leurs rites, celui qui voulait que chaque photo de la journée reçoive un titre, ce qui donnait lieu à des débats où perçaient toujours les taquineries. Pour la première photo du jour, ils tombèrent assez vite d’accord sur « Labyrinthe », mais Gunther ne put s’empêcher de chambrer Andrzej en lui disant qu’à ce moment-là, je ne pouvais pas encore me douter qu’il était habité par le Minotaure. Andrzej haussait les épaules en souriant, tout en m’adressant une grimace de résignation assez cocasse. Il s’attendait manifestement à pire pour la deuxième, à de nouveaux sarcasmes sur sa conduite, mais personne ne l’osa, comme si tous voulaient effacer ce moment pénible et profiter de l’harmonie revenue. Ils étaient tombés d’accord sur « Glam Girl », quand Paola, de plus en plus grisée, fit repartir les rires :



Tout le monde riait, mais Andrzej était un peu gêné à mon égard.



C’était habile d’Andrzej que de dévier malicieusement la conversation vers la jolie quadra italienne. Il m’adressa un clin d’œil. Et c’est elle à présent qui rougissait, s’emberlificotant dans des explications confuses qui déclenchaient de nouvelles salves de rires. Andrzej vint bientôt à sa rescousse. Comme pour montrer que si c’est lui qui avait salement dérapé l’après-midi, il avait repris le contrôle sur lui et sur le groupe, et qu’il veillait désormais à ce que tout restât bon enfant.





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Piste N°5

Satellite of Love

La chanson d’Andrzej

Lou Reed, Satellite of Love, 3’41"

Production & chœurs : David Bowie



Vais-je lui parler

Vais-je lui dire

Va-t-elle m’aimer

Va-t-elle me fuir

Vais-je oser

Vais-je encore partir

Quitter Berlin, ou Londres ou Paris

Le lieu n’a pas tant d’importance

Le départ était ma vraie patrie

Jusqu’à ce qu’elle m’arrive

Jusqu’à ce qu’elle me satellise

Jusqu’à ce ce que je redoute

Qu’elle s’éclipse

Qu’elle se fasse la belle

Qu’elle s’en aille en douce

Qu’elle m’abandonne sur mon orbite

Que je perde son signal

Que je dérive à des années lumière

De sa lumière

Vais-je lui parler

Vais-je lui dire

Va-t-elle m’aimer

Va-t-elle me fuir

Bientôt le moment des sueurs froides

Les valises dans le hall, le taxi qui s’annonce

La serrer dans mes bras, m’efforcer de sourire

Merci pour tout vraiment quel bonheur ce fut

Fais bon voyage prends soin de toi ne nous oublie pas

On se dira des gentillesses

On promettra de s’écrire

Je ne saurai plus quoi ajouter

Je me tournerai vers son regard

Je graviterai autour de son rire

Je n’oserai plus regarder ses photos

Je redoute déjà de prendre celles qui manquent encore

Vais-je lui parler

Vais-je lui dire

Va-t-elle m’aimer

Va-t-elle me fuir

Vais-je oser

Vais-je me maudire




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Piste N°6

Comme un prélude

La voix de Dieter


Johann Sebastian Bach

Andante du concerto en si mineur BWV 979

Transcription Alexandre Tharaud – 3’25"




Toute la semaine avait été euphorique. Le repas pris à la brasserie avait créé des liens forts entre nous tous, et Andrzej découvrait une façon de travailler pour lui totalement inédite : collective, chorale. Nous formions une bande, presque comme un groupe de rock. Il en était sans doute le leader, mais sans plus se sentir écrasé par la responsabilité solitaire d’aboutir au résultat, et en se montrant ouvert aux apports de chacun. Son talent était intact, son ego s’était évanoui avec son angoisse de l’échec. Nous étions stupéfaits de cette transformation, qui déployait toute sa décontraction, sa séduction, son humour. Et lui-même en était sans doute le plus surpris : on le sentait libéré, comme si la possibilité de pouvoir créer ensemble, et dans la joie, venait de s’imposer à lui comme une révélation.


On nous avait changé Andrzej. Louise y était pour beaucoup : elle était le catalyseur du groupe. Jamais elle n’eut la prétention de vouloir exercer une forme de pouvoir sur celui-ci. Mais quatre ans dans le rôle d’assistante de Garassian lui avaient appris, au-delà de la technique, le tact qu’il faut pour travailler avec un monstre sacré, avec respect, mais sans se laisser écraser par sa personnalité. Elle excellait aussi à rassurer ou stimuler ceux qui en avaient besoin, avec une folle délicatesse.


Et puis nous en étions tous témoins : entre Andrzej et Louise, une véritable alchimie s’était créée. Andrzej était l’œil du projet, elle en était l’âme. Il posait les paroles sur sa musique.


Nous adorions tous cette fille, nous adorions tous ce job, ce groupe, cette totale complicité qui s’était créée, et ce fut avec un pincement au cœur que nous nous préparâmes à clôturer la série avec le clou de la collection.


Dans cette longue robe de soirée noire, Louise était tout simplement sublime. Deux larges bretelles croisées autour de son cou, maintenues chacune par un précieux bouton, la retenaient sur son corps, en dégageant la perfection de ses épaules et de ses bras nus. Elle n’était pas du tout décolletée, mais Louise la portant à même la peau, l’effet était plus sensuel encore, puisque le fin tissu de soie épousait ses pleins et ses déliés. Sans surprise : Louise avait préalablement procédé à plusieurs essayages à Milan, et cette robe-ci avait littéralement été cousue sur son corps. C’était follement suggestif et pourtant classe.


Le seul inconvénient était que l’image parfaite de Louise dans sa robe révoquait toute tentative de décor. Celui, pourtant raffiné, qui avait été préparé, semblait totalement anecdotique, décalé, il parasitait la pure évidence de cette vision. Loin de s’en inquiéter, Andrzej choisit d’en rire.



Tout le monde se marrait, sauf elle qui souriait à peine et ne releva pas, ça l’emmerdait toujours un peu qu’on la complimente sur sa beauté.



On se regarda tous, et on sut aussitôt que c’était une idée de génie. Alors on déménagea tout le matos autour de cette Rolls-Royce musicale. Et puis nous aidâmes Louise à s’installer sur la surface plane du couvercle, en cherchant une pose qui soit aussi naturelle que possible, tout en mettant en valeur la sensualité de la robe. Silke jugea que le contexte exigeait que Louise eût les pieds nus, et elle lui ôta ses fines sandales à hauts talons. Ce qui inspira une vanne à Paola.



Andrzej ne fut pas le dernier à s’en amuser. Mais il se concentrait surtout avec moi sur l’extrême subtilité de l’éclairage requis par cette photo : il fallait marier, sans les confondre, l’étoffe noire et satinée à la surface noire et brillante de l’instrument. Au troisième test, il fut satisfait, et réclama mon avis en désignant l’écran de contrôle.



Il réfléchissait, hochant la tête. C’est Gunther qui relaya mon avis.



Andrzej s’exécuta, comme s’il n’attendait que cela, et prit place sur le tabouret, face au clavier. Je n’en revenais pas qu’il me laisse la main, l’autorité sur cette photo, la dernière, la plus marquante de la collection, peut-être. Et encore moins qu’il accepte d’y figurer, même de dos, même flou, hors de la profondeur de champ. Qu’il me croie aussitôt sur parole quand je lui dis que c’était parfait, et que j’étais prêt, qu’ils pouvaient se concentrer sur la pose. L’ambiance changea aussitôt du tout au tout. Il la regardait, elle le regardait la regarder, et il montait dans cet échange une intensité folle.


J’avais parlé de perfection, mais je me trompais : elle ne surgit qu’ensuite, aussitôt qu’il se mit à jouer au piano, un air de Bach, je crois. La mélodie était grave, poignante, il lui offrait une grâce infinie, une délicatesse de mousse. Mi-couchée sur le piano, Louise n’était plus qu’abandon, il la caressait en musique, chaque note touchait son corps et la faisait vibrer, et lui-même vibrait en retour, plongé dans les abîmes de son regard. Ils avaient tout oublié, l’équipe, les boîtes à lumière qui s’illuminaient à chaque pression de mon doigt sur le déclencheur. Ils étaient seuls avec l’instrument, ils étaient eux-mêmes purs instruments. Et nous étions tous profondément émus.


Alors, sans un mot, nous nous sommes discrètement effacés, nous les avons laissés là. Au bout de la salle, Gunther avait déjà récupéré mes clichés via Bluetooth, et imprimé la feuille, qu’il me tendit, tout en refermant derrière nous la porte de la Meistersaal.


Ce n’était pas une photo. C’était de la musique. La pure harmonie de la musique.




~~oOo~~




Piste N°7

Heroes


Love is Blindness, U2, 4’23"

suivi de

Heroes, David Bowie & Brian Eno, 3’33"




Vous êtes là, vous lisez toujours ?

C’est donc que vous croyez au pouvoir de la fiction.

Alors peut-être entendrez-vous ma voix.

Elle l’avait aussitôt compris, elle vous l’avait même écrit : ce lieu est habité.

J’habite ici depuis si longtemps. Je fais partie des meubles.

Je suis les meubles, je suis la poussière qui les couvre, je flotte dans l’odeur du parquet ciré. Je ne suis même pas un fantôme, je ne suis que l’esprit du lieu, le témoin inerte et muet de quelques moments rares. Je ne vis que de mes souvenirs. De tous les petits miracles intervenus ici, quand le talent était réuni.

Il est de retour. Il va se créer quelque chose, c’est une telle évidence.


Ils se sont regardés longuement, comme s’il s’agissait de retrouvailles. D’un retour du front. De celui qu’on attendait, de celle qu’on n’espérait plus.

C’est le moment le plus étrange, le plus mystérieux. Le moment juste avant l’amour, est-ce déjà de l’amour ? Le moment du trouble. Celui du désir, bien sûr, qu’elle désespère de pouvoir décrire. C’est impossible : il n’est jamais le même. Parfois, il se suffit à lui-même, il n’appelle que sa satisfaction. On baise. Et c’est bon.


Mais celui qu’ils vivent à l’instant est autre, unique, ils le savent, ils prennent le temps de sentir ce pur désir les envahir. Il est beau, il est grave et brûlant, il les renverse, il éloigne aussitôt la malédiction des jours qui passent, le voile de l’ennui, le poids de la solitude.


Il s’est levé, l’a aidée à se redresser, à descendre du piano.


À présent, il l’attire vers lui. Leurs visages s’approchent, dans l’épaisseur du silence. Dans le rythme de leurs respirations. Dans le boucan d’enfer de leurs cœurs. Jusqu’à ce que s’effleurent leurs lèvres. Jusqu’à ce que leurs bouches se dévorent. Jusqu’à ce qu’elle lui souffle :



Il dégage avec précaution les deux boutons des bretelles, laisse lentement glisser l’étoffe sur sa poitrine. La robe tombe sur le sol, elle est aussitôt entièrement nue.


Elle le sent parcourir son corps avec la ferveur d’une prière. Son doigt suit lentement le trajet menant de son cou à ses épaules, il part dans son dos, glisse sur ses omoplates. Elle sursaute et lâche un petit cri quand il trace d’un mouvement plus vif, de haut en bas, la ligne de sa colonne vertébrale. Il suit ensuite superficiellement le sillon de ses fesses. Et puis c’est de la paume qu’il ose frôler le doux mystère de son sexe, où il s’attarde en inspirant plus intensément, avant de remonter vers son ventre. Ses mains aboutissent à ses seins, elles les effleurent comme le menuisier juge de la perfection d’une pièce amoureusement polie.


Elle lui parle, elle lui murmure, avec parfois des rafales de tempêtes. Elle lui dit ne crains rien, ne crains pas mon amour, vois comme je suis vulnérable. Laisse-moi t’aimer avec mes mains, mes jambes, mon ventre, mon sexe. Avec mes seins, avec ma bouche, avec mon cul. J’ai envie de toi, avec une telle violence, avec une telle douceur. Je veux t’offrir l’amour infini que peut exprimer le corps d’une femme.


Ils s’embrassent et ça n’en finit pas, il se noie dans sa bouche, dans les tourbillons de sa langue. Il la porte, il la bascule, la couche à nouveau sur la surface lisse et sombre du piano, d’où son corps se détache, comme une offrande à un dieu païen. Il s’enivre de toutes les nuances de son parfum qu’il saisit en la caressant de son visage, à la surface tendre de son cou, de ses aisselles, de ses seins, de l’émouvant creux de son ventre ; il ouvre ses cuisses, il plonge en elle, il la dévore longuement, sans répit et sans pitié, et elle se cambre, et elle lui dit des choses insensées. Prends-moi, baise-moi, accorde-moi le réconfort du fouet, la douceur de la gifle. Elle se débat, elle se tend, elle se projette violemment vers lui, elle le veut, maintenant, et lui aussi la veut, elle le dépouille de sa chemise avec tant de fébrilité qu’elle en arrache des boutons.


Il s’est dévêtu. Son sexe s’est durci. Elle le sent dressé, ferme et doux contre son ventre doux et ferme. Il la prend dans ses bras, il lui prend les lèvres, il lui prend les seins, il les embrasse, les suce, il emprisonne doucement ses tétons de ses dents et les étire à peine, et elle se raidit, elle les lui tend encore et elle gémit, et plus elle gémit, plus il insiste, tandis qu’elle plante ses ongles dans son dos.


Et puis son envie d’elle, l’envie d’être en elle, le submerge. Il la soulève, la plaque contre les lambris sombres, il écarte ses jambes fuselées, guide son membre jusqu’à sa source, il y plonge sans plus attendre, et goûte enfin sa douceur d’amande. Elle ferme les yeux, jouissant de le sentir glisser en elle, de percevoir l’accélération du souffle de l’homme, l’accélération de ses coups de reins, du choc de son corps contre ses fesses écartées, encore et encore. C’est fort et c’est émouvant, c’est âpre et c’est voluptueux, c’est vieux comme le monde, c’est ce que la vie exige depuis qu’elle est la vie, depuis qu’elle se sait fragile et fugace, depuis qu’elle use de stratagèmes, qu’elle donne à ces frottements éphémères plus d’intensité qu’on n’en trouve dans tout le savoir des humains. La vie triomphe, la conscience s’abandonne, la jouissance s’éveille, elle murmure, elle chante, elle crie, elle emporte tout sur son passage, elle fait exulter ce corps juvénile tendu comme un arc, sa vibration bouleverse l’homme qui le bande.


Elle le freine de la main, elle se dérobe, elle lui fait face, elle l’embrasse, tout en gainant sa verge de ses mains délicates, qui se mettent à l’ouvrage. Il lui fait totale confiance, il la laisse guider. Il sent ses lèvres poser des baisers sur son torse, descendre sur son ventre. Il frémit de sentir les pointes durcies de ses seins tracer sur lui de nouveaux sortilèges. Et puis il est dans sa bouche, c’est doux et chaud ; il lui dit que bientôt il ne pourra plus l’attendre, et il veut l’attendre encore. Elle s’arrête, se relève, le regarde, c’est tout aussi doux, tout aussi chaud, elle passe sa main sur sa joue, sur son front. Elle hésite. Attends-moi, lui dit-elle.


Elle se précipite vers les bacs de la maquilleuse, leur chaos de produits cosmétiques, elle les fouille en toute hâte. Elle en extrait un tube qu’elle lui tend. J’ai envie, lui dit-elle. Avec toi. J’ai envie que tu me prennes comme aucun homme ne l’a encore fait. Mais avant de s’offrir à nouveau, elle glisse un disque dans la platine, sélectionne la troisième plage, appuie sur le bouton loop, tourne le volume au maximum.


Alors les savants tapis sonores de Brian Eno déchirent soudain l’atmosphère, martelant les tambours de leurs cœurs, éveillant mes propres souvenirs. Et quand elle s’agenouille sur le cuir du Chesterfield, la grâce de son visage reposant sur l’assise, la splendeur de son petit cul dressé comme une gourmandise, la voix de Bowie s’élève enfin.



I, I will be King

And you, you will be Queen



Il l’a rejointe, sa langue explore sa corolle, remonte son périnée, aboutit à sa rosette et la fouille comme un doux poisson-pilote.


I, I wish you could swim

Like the dolphins

Like dolphins can swim



Il a glissé une main sous son sexe, y a trouvé sa clef, qu’il tourne avec délicatesse. De l’autre, il ouvre légèrement son compas, sillonne sa vallée avec la tendresse d’un ruisseau, y déposant un peu du fluide prélevé du flacon. Elle sursaute à peine au contact de cette froideur humide, mais il sent pourtant que s’assouplissent tous ses barrages.


We can beat them, for ever and ever

Oh we can be Heroes, just for one day



Ses doigts de pianiste jouent une partition de virtuose. La main gauche suit un doux rythme d’andante, un doigt, puis l’autre, enfonçant avec mille précautions sa touche la plus aiguë. La main droite, elle, accélère le rythme, ce qui ne tarde pas à perturber le souffle de sa belle.


I, I can remember

Standing by the wall



Elle l’appelle, elle l’attend. Il s’est lui aussi préparé, soigneusement lubrifié. L’extrémité de son sexe frappe à sa porte, qu’il s’apprête à déverrouiller, il est en pleine vigueur. Mais bien plus qu’elle, il éprouve de l’appréhension. Il est tout aussi inexpérimenté qu’elle, il ne cherche pas à posséder, à s’imposer, il veut que chaque geste reste fidèle à leur émotion. Il pousse pourtant, et bien aidé par le gel, son gland franchit l’obstacle, alors qu’elle émet à peine une plainte étouffée.


And we kissed, as though nothing could fall

And the shame, was on the other side



Il a interrompu le mouvement de sa verge, mais ses doigts jouent de tous les registres sur sa clochette, et elle est proche d’aboutir. Alors c’est elle qui vient à sa rencontre, elle qui vient le chercher, comme elle se l’était promis, elle qui se donne corps et âme, elle ne peut pas être plus nue, plus aimante. Elle ouvre les vannes de leur plaisir, et bientôt il les inonde.


Mais ce n’est pourtant pas la véritable apogée, celle qu’ils atteignent plus tard, quand il la prend dans ses bras, et qu’ils se serrent comme des naufragés agrippés à la bouée, tremblants. Leurs corps sont brûlants, leurs sueurs se mêlent, il la porte, ils tournent au rythme hypnotique de la musique, et cette transe amoureuse pourrait aussi bien pour eux ne jamais cesser.


Que voulez-vous que j’ajoute encore ? Moi qui ai vu entre mes murs tant de moments de pure création, je reconnais celle qui se concrétise à l’instant. Désolé de vous décevoir, il n’y a plus désormais de vocabulaire, plus d’anatomie. Plus de queue, plus de chatte, plus de fesses ni de seins, plus de mots à faire bander ou mouiller, plus d’effets de style, il n’y a plus que des coeurs qui battent, des consciences qui chavirent, totalement envahis par l’éblouissement de l’autre.


Il n’y a plus que lui, bouleversé, qui la respire, et qui tâche d’enregistrer pour toujours l’émotion du contact de sa peau douce, de la caresse de ses cheveux parfumés.


Il n’y a plus qu’elle, qui se moque des serments, qui n’attend aucune promesse. Elle ne croit plus qu’à ce qu’elle touche, aux harmonies de tout ce qui est proche et qui vibre à l’unisson, les corps, les âmes, les cordes du piano.


Qui sait à quoi elle pense, accrochée au corps de son amant, les yeux clos ? Elle qui s’imprègne de la voix de Bowie célébrant dans ses boucles rageuses la beauté sauvage de l’innocence, le triomphe de l’amour fou.


We can be heroes

We can be heroes

We can be heroes


Just for one day