n° 18636 | Fiche technique | 13959 caractères | 13959Temps de lecture estimé : 8 mn | 31/10/18 corrigé 06/06/21 |
Résumé: Dernier texte, en forme d'adieu aux personnages de cette série, tout en adressant ma gratitude à ceux qui ont eu la générosité de la lire. | ||||
Critères: fh amour mélo | ||||
Auteur : Amarcord Envoi mini-message |
Épisode précédent | Série : Chaque photo cache une histoire Chapitre 07 / 07 | FIN de la série |
Note de l’auteur
Ce texte forme l’épilogue d’une série comptant six autres épisodes traversés par de nombreux personnages. Il ne prendra dès lors de sens que pour les lecteurs les ayant préalablement découverts.
Premier épisode : « Mimosa » ;
Deuxième épisode : « Jonas » ;
Troisième épisode : « Transports routiers ».
Quatrième épisode : « Conquêtes et Victoire ».
Cinquième épisode : « Notre-Dame de la Virginité ».
Sixième épisode : « We can be heroes ».
En achevant cette série, je tiens à exprimer toute ma gratitude aux correcteurs de Revebebe, pour toute leur bienveillance et leur patience, en espérant ne pas les avoir trop agacés avec mes petites manies formelles et mes maladresses quand il s’agit de maîtriser des principes aussi simples que l’enregistrement d’un texte ou sa validation ;-) . Ils sont les vrais héros non chantés de ce site, et je tenais absolument à saluer leur travail, colossal et généreux.
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Je m’appelle Robert Garassian, et je suis mort le 27 octobre 2018 à neuf heures quarante-quatre, au lieu-dit Les-Hauts-du-Bois.
Vous ne me croyez pas ? Vous avez tort, vous ne trouverez pas de meilleur témoin. Laissez-moi vous décrire la scène, elle est parfaitement stupide. Au guidon de ma Norton, j’emprunte un des nombreux ronds-points de la nationale, à vitesse modérée. Je vois soudain surgir un gros 4x4 sur une des branches menant au sens giratoire. Ses vitres sont assombries, mais pas assez pour que je ne remarque la conductrice très agitée, l’oreille collée contre un de ces foutus téléphones portables.
Mon instinct m’avertit : nos vecteurs respectifs sont alignés sur une trajectoire menant à la collision, et les lois de la cinétique rendent improbable son évitement. Le 4x4 brûle effectivement la priorité, fonce sur moi, taureau mécanique dans l’arène d’asphalte, mais mon réflexe ne suffit pas à empêcher l’encornement.
Décharge d’adrénaline.
Souffle coupé.
C’est tellement rapide, tellement con, j’en rigolerais presque.
Je me sens flotter dans l’air.
Je ne revois pas ma vie en accéléré.
J’ai en revanche la certitude d’avoir eu le temps de débiter la plus parfaite brochette de jurons de mon existence, maudissant le sort et recommandant à cette connasse les endroits les plus douloureux où ranger son terminal à caquetage.
Un choc. C’est net. Le rideau de l’obturateur glisse sur ma vie, au millième de seconde. Aucune souffrance.
Esthétiquement, c’est moins flatteur. Ma nuque s’est brisée sur le pilier d’une de ces merdes de statues kitsch dont toutes les autorités locales se croient l’obligation d’orner leurs innombrables carrousels à trafic routier. En l’occurrence, il s’agit ici d’une reproduction de dinosaure, en référence au parc d’attractions tout proche. Je ne doute pas que mes ennemis s’amuseront de l’image, en se réjouissant de l’extinction des gens de mon espèce. À tout prendre, j’aurais préféré le Capitaine Haddock, mille sabords !
Faut-il vraiment maintenir la mise au point sur cette scène de fait divers ? Je ne le pense pas. Les flics, l’ambulance, la femme en pleine crise de nerfs à côté de son véhicule, peau trop bronzée, bijoux trop voyants, traces prématurées de Botox, elle s’en remettra.
Vite.
Au pire, son trader de mari lui offrira un stage d’initiation aux accords toltèques ou les services d’un cooooaaach personnel, ce qui ne lui laissera lui-même que davantage d’occasions bien commodes pour troncher sa maîtresse.
Non, quittons ce lieu bien trivial. Ne me demandez surtout pas quel miracle me permet de conserver une telle vision post-mortem, je l’ignore. Je constate simplement que mon œil voit, capte tout, comme s’il était resté rivé au viseur de mon boîtier reflex. Mieux, à défaut du son, je suis capable de tout lire et ressentir dans ces images traversant mon révélateur : les pensées, les sentiments, les émotions, les peurs et les joies, les remords et les désirs.
Voyez l’image suivante, celle de ma cérémonie funéraire. Au premier rang, serrés l’un contre l’autre, Muriel et Madame, Virgile et Monsieur, mes veuves et orphelins, mes amours. Très émus. Très dignes. Virgile a organisé mes funérailles avec goût, et donc avec tendresse. L’église était exclue, mais il n’a pas voulu de la salle de réunion du crématorium, de son décor en pastiche de temple, de ses hommages chronométrés ni de ses files d’attente, comme si le dernier voyage se faisait avec Ryanair. Il a obtenu le droit de tenir réunion dans le grand hall du Musée de la photographie, dont les portes ont été ouvertes à tous ceux qui voulaient se joindre au deuil. Ils sont si nombreux, peut-être n’ai-je finalement pas été un si mauvais bougre.
Au troisième rang, je reconnais la silhouette de Jonas, qui a fait tout spécialement le voyage depuis Dubaï. Sa femme est à ses côtés, elle est anglaise, blonde, elle s’accroche à son bras. Elle l’aime, ce qui pour elle revient à le posséder. Rien ne le laisse apparaître, mais je devine pourtant qu’elle porte déjà l’embryon de leur premier enfant. Je leur souhaite bon voyage. Je ne peux pourtant m’empêcher de craindre qu’ils ne fassent fausse route, exposant peu à peu leur passion au poison du confort. Combien de temps avant que la jeune épouse ne ressemble à la conductrice du 4x4 ? Déjà, leurs images se superposent.
Jonas est nerveux. C’est à elle qu’il pense, bien sûr. Il se retourne sans cesse. Il la cherche en espérant la voir. Il baisse aussitôt la tête en priant pour son absence. Il revit exactement l’expérience qu’il connut voici huit ans, au studio, la première fois qu’il l’aperçut, déchiré entre l’impérieuse nécessité de voler un éclat fugace de sa pure nudité, et l’effroi que cette vision puisse le changer en statue de sel.
Jonas qui s’imaginait que j’ignorais leur liaison. Elle n’avait pas cette naïveté. Voilà que s’imprime à nouveau sur ma rétine cette vision d’autrefois. Je me promène seul, la nuit, dans les dunes argentines battues par le vent, perdu dans mes pensées. Je l’aperçois dévaler les escaliers menant à la plage, il la suit. Elle se déshabille, elle l’embrasse, elle se précipite dans les eaux glacées, je l’entends crier. J’y lis une offrande, comme un rite primitif, un moment où l’exubérance des corps touche au sacré. Elle revient vers lui, tremblante, mais souriante. Et là, elle lui parle à voix basse et il se fige. J’ignore les mots qu’elle prononce, mais j’ai l’absolue certitude qu’ils forment l’essence de l’amour et celle du bonheur. Je suis convaincu que c’est cette image, ces mots qu’il revit en cet instant. Je redoute tellement qu’ils ne cessent de le hanter.
Jonas est un si bon garçon. Son seul péché est la prudence. Pourvu qu’elle ne le perde pas.
Quant à elle. Elle est là, bien sûr. On ne voit qu’elle.
Sur le cercueil, Virgile a posé un magnifique portrait de moi, assez récent. C’est elle qui l’a pris. Il est parfaitement pudique, mais j’y suis à nu, au propre comme au figuré. N’allez pas pour autant imaginer une quelconque ambiguïté dans ce qui me lie à elle, notre amour est d’un autre ordre. Virgile a aussi eu la touchante idée de pendre aux cimaises une série de tirages géants représentant un aperçu de mon travail, une sélection balayant toute ma carrière. Il a absolument tenu – il a bien fait – à placer en évidence le premier des onze nus que j’ai eu le privilège de photographier grâce à elle. J’y ai mis tout ce que je savais, tout ce que j’ignorais encore, toute la maîtrise de mon art et tout le mystère de ce qui m’échappe, c’est l’aboutissement absolu de mon travail de photographe, c’est aussi mon testament d’homme.
Vous l’y verrez, elle, et vous y trouverez aussi tout ce qui compte, quand on résume une vie. Les fulgurances de la beauté, le souffle de la liberté, le miracle de la tendresse, l’exultation de la jouissance, les bourrasques de l’océan, le sens du don, la pureté d’un rire et celle d’une larme, et puis l’amour bien sûr, et puis l’infini.
La voici qui s’avance, depuis le pilier contre lequel elle était appuyée. Je ressens sa douleur que je voudrais tant consoler. La tête tendrement posée sur l’épaule de Cléo, elle suit la cohorte de ceux qui défilent autour de mon cercueil, pour y poser une main, un salut, un signe. Cette fois, Jonas l’a aperçue, et il ose enfin ne plus la quitter du regard. Elle ne cherche personne, elle n’est là que pour moi, elle sent peut-être combien je l’encourage à fuir au plus vite, à se gorger de la vie, sans perdre un instant.
Mais juste avant, elle s’arrête, sourit à mon portrait. Et y dépose un simple brin de mimosa.
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Il me reste encore une image à vous décrire.
Nous sommes quelques jours plus tard. Le voilà qui s’approche de ma maison. Il n’a pas assisté à la cérémonie en mon hommage. Mais il a répondu à l’invitation de Virgile, mon héritier et exécuteur testamentaire. Virgile l’accueille et lui remet une lettre, qu’il m’est d’autant plus facile de déchiffrer que c’est bien moi qui l’ai rédigée.
Salut à toi,
Heureux que tu sois venu, on ne sait jamais à quoi s’attendre te concernant. Si tu me lis, c’est donc que je ne suis plus. Épargnons-nous les témoignages d’affection inutiles. Nous nous sommes beaucoup confrontés. Mais cela en valait la peine. Tu as toujours respecté mon travail, désormais c’est moi qui t’admire.
J’ai entamé voici trois ans une série de douze clichés qui est pour moi essentielle. Je compte bien la mener à terme. J’en suis à la onzième photo. Mais on ne sait jamais, j’ai 66 ans, un âge qui pourrait tenter le diable. Si je venais à disparaître, toi seul serais assez fou et assez génial que pour parachever mon travail et sans doute le surpasser. Ce serait notre réconciliation, notre grand pardon posthume.
Je t’avoue aussi que, même en pleine santé, je ne suis pas certain d’être en mesure de produire le douzième et dernier volet de la série. Je diffère sans cesse sa production, depuis des mois, tant il m’intimide. Il m’est tout récemment apparu comme une évidence que toi seul serais légitime pour le faire. Mais à l’heure où je t’écris, je n’ai toujours pas trouvé le courage ni les mots pour te contacter et te convaincre.
Si tu es là, c’est que tu as prévenu Virgile de ton arrivée. Il aura eu le temps de veiller à ce que tout soit prêt dans mon studio. Il t’y conduira, et tu comprendras.
Tu comprendras tout. Tu verras chacun des onze tirages et tu comprendras. Et puis, derrière le paravent, tu la verras, et tu comprendras qu’il est inutile de la fuir. Tu comprendras que ta place est avec elle, que tel est l’ordre du monde. Tu comprendras que tu es bien digne d’elle, car elle l’a décidé. Que tu es béni des dieux. Et qu’il est temps à présent de célébrer vos noces de beauté.
Déjà je la vois s’avancer, ôter son peignoir. Tu as la gorge nouée. Tu lui prends la main, tu l’installes aussitôt, à l’instinct, avec tout l’élan de ton intuition, la puissance de ton désir et celle de ton talent. Tu règles les lumières. Tu positionnes le trépied de la chambre photographique à l’endroit parfait, comme s’il était le point d’équilibre de l’univers. À ton tour tu te déshabilles. Elle te regarde. Tu la regardes. La magie opère, la seule que je ne pouvais pas atteindre. Et tu actionnes le déclencheur.
Elle te rejoint, tu la caresses longuement, elle en fait autant, vous êtes debout. Votre désir gronde. Elle te fait asseoir dans le fauteuil en cuir. Elle se pose sur toi. Alors, pour la première fois de ta vie, tu prononces les mots que tu te refusais.
« Je t’aime ».
Elle a saisi ton sexe, elle l’a introduit dans le sien, et elle te chevauche, avec toute sa merveilleuse sauvagerie.
Et peut-être entends-tu à présent la voix de la sirène, celle qui parvint à moi une nuit, portée par le souffle de l’océan, et sans doute te chante-t-elle aussi : voilà comment je t’aime.
Comme la vague.
Alors les vagues de ses reins roulent et roulent encore sur ton membre, Dieu, comme elles roulent, elles noient toutes tes peines, leur ressac emporte le dernier de tes doutes, leur écume t’enveloppe d’un manteau d’innocence.
Et à ce moment précis, de là où je suis, de là où je vous vois, je te le confirme, mon ami.
Tu viens de toucher l’éternité.
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