Avertissement :
Ce récit est le cinquième épisode d’une série qui en comptera sept. La lecture préalable des épisodes précédents est recommandée, pour la compréhension de l’intrigue et celle de l’évolution des personnages.
~~oOo~~
Je suis accoudée à la tablette du coin cuisine, avec ma petite sœur Zoé, passée me dire bonjour. Elle aura bientôt presque l’âge de mon premier casting. On ne se ressemble pas des masses. Elle est blonde comme les blés, je suis châtain clair, elle ressemble davantage à maman, moi à papa. Elle est drôlement mignonne. Évidemment, elle était à peine entrée qu’elle a croisé Victoire, qui se dirigeait à poil vers la douche. Je ne sais pas laquelle des deux fut la plus surprise. Là, comme à son habitude, Zoé me bombarde d’un feu roulant de questions. En particulier sur son unique centre d’intérêt du moment, le sexe. Et comme toujours entre nous, même si ça peut surprendre les tiers, il n’y a aucun tabou.
- — C’est qui, elle ?
- — C’est Victoire, une copine.
- — Elle dort avec toi ? T’es devenue gouine ?
- — Dans l’ordre : oui, et non.
- — Mais elle dort quand même avec toi, dans ton lit ?
- — T’en vois un autre, dans ce flat ?
- — Et donc, tu baises pas avec elle ?
- — Zoé !
- — Oh, là, c’est pas une réponse, ça ! On se dit toujours tout, même quand ça nous coûte, c’est la règle ! T’as jamais couché avec elle ?
Je soupire. Je ne mens effectivement jamais à Zoé.
- — Si, Zoé, parfois. En quelque sorte.
- — Alors, t’es forcément gouine ?
- — Non.
- — D’accord, t’es bi, alors.
- — Même pas. Si tu veux savoir, je me considère comme hétéro, enfin, pour ce que ça veut dire… J’ai pas eu une foule d’amants, mais jusque-là, c’étaient toujours des hommes.
- — Et tu l’as largué, Niels ?
- — Affirmatif.
- — Dommage, il était vachement beau.
- — C’est vrai.
- — Tu l’as largué pourquoi ? Pour elle ?
- — Même pas. Pour lui. Trop tordu.
- — OK, c’est pas que je veuille t’emmerder…
- — C’est rien, ma puce. Ça me fait plaisir de parler avec toi. Tu me manques, si souvent.
Elle me colle un gros baiser sur la joue, puis sirote son café.
- — Je peux te demander un truc ?
- — Essaie toujours.
- — Comment ça se passe, vous vous bouffez la chatte ? Il y en a une qui fait l’homme ?
- — Zoé !
Elle se renfrogne.
- — Bon, que je t’explique. Je suis tombée presque par hasard un jour sur Victoire. On s’est d’abord détestées, pour ne pas dire haïes. Puis rapprochées. On est devenues amies. Et un jour, je me suis aperçue que sans m’en rendre compte, je l’aimais juste un tout petit peu plus que ça, qu’elle me touchait profondément. Quand tu aimes si profondément quelqu’un, tu le lui exprimes de façon tendre. Ce n’est pas forcément sexuel. Il n’y a pas de malentendu : je n’éprouve pas envers elle ce type de désir là. Et ce n’est pas non plus ce qu’elle cherche. Nous avons des relations sensuelles, pas des relations sexuelles. C’est troublant, bien sûr, mais pas au point de contredire mon penchant naturel. En fait, je ne me pose pas tant de questions. Il y a plein de femmes qui m’ont fait des avances, ça ne m’a jamais tentée. Et puis il y a Victoire, que j’aime parce qu’elle est Victoire, pas parce qu’elle est une fille.
Elle se tait un instant, songeuse.
Le ruissellement de la douche avait cessé depuis un long moment déjà. Victoire devait avoir capté un bon bout de la conversation.
- — Toi aussi, tu t’es fait épiler et placer un gros anneau à la chatte ?
- — T’as pas les yeux dans les poches, dis donc. Non, ni l’un, ni l’autre.
- — Vous êtes ensemble, alors ? Elle vit chez toi ?
- — Non. On n’est pas vraiment "ensemble". Pas proprement dit un couple. Chacune de nous est totalement libre. Et Victoire est un peu farouche. Elle a sa propre chambre, dans un appart en colocation. C’est là qu’elle vit. Parfois, je ne la vois pas de trois semaines. Parfois, elle surgit sans crier gare, trois jours d’affilée.
- — Et vous faites l’amour ? Enfin, je ne sais pas comment il faut appeler ça. Vous avez des relations sensuelles ?
- — Parfois, parfois pas. Assez rarement, en réalité.
- — Tu la trouves belle ?
- — Magnifique.
- — Et elle, je suppose qu’elle te trouve très jolie ? Parce que moi, c’est le cas.
Victoire se décida à nous rejoindre, emmaillotée dans un linge de bain, et se chargea de répondre.
- — Louise n’est pas jolie, Zoé, elle est belle et vraie. Et toi aussi d’ailleurs.
Zoé rougit
- — Salut, Vic ! Tu me trouves trop conne ? Trop curieuse ?
- — Non, pas du tout. Franche, droite et directe, comme ta sœur. C’est un compliment.
- — Louise, tu t’es fait dépuceler à quel âge ?
- — Je venais tout juste d’avoir 18 ans.
- — Tu vois bien, faut que je me grouille, je suis encore vierge.
- — Te presse surtout pas, dit Victoire, c’est pas une course. Tu reconnaîtras le bon moment, le bon amoureux. Ne te précipite pas.
- — Toi, c’était à quel âge, Victoire ?
- — Moi, c’est une autre histoire, et elle est pas terrible.
- — C’était bien, ta première fois, Louise ?
- — Oui, très joli, j’ai eu beaucoup de chance.
- — Il s’appelait comment ?
- — Jonas. Il avait cinq ans de plus que moi.
- — Le mec de la patinoire ?
Je fronce les sourcils.
- — T’as raison, tu l’as rencontré.
- — Il t’a baisée juste une fois ?
- — Non. Il est devenu mon amoureux pour six mois.
- — Et puis ?
- — Et puis il est parti dans un pays lointain, pour ses études. Il m’avait prévenue dès le départ. Connaissant cette échéance, on s’était mutuellement promis de ne se faire aucun plan. Et de vivre notre relation comme une belle parenthèse, pour ne pas souffrir de la séparation inéluctable.
- — Bien vu.
- — Tu parles. À peine l’avais-je quitté que j’ai pleuré toutes les larmes de mon corps pendant des semaines. Tu te souviens du circuit qu’on a fait en Argentine, de mes lunettes solaires perpétuellement sur le nez pour cacher mes yeux rougis ? Ça a duré même après le retour, maman voulait m’envoyer chez le psy.
- — Tu y es allée ?
- — Non, je lui ai expliqué. Pas tout, comme à toi, mais suffisamment pour qu’elle comprenne. C’est merveilleux qu’on puisse se dire plein de choses en confiance dans notre famille. Mais il y a en a certaines qu’on n’a malgré tout pas envie de partager avec ses parents. Et qu’ils n’ont pas envie d’entendre non plus, d’ailleurs.
- — Elle a dit quoi, maman ?
- — Qu’il fallait que ça cicatrise. Que je retrouverais un autre copain.
- — Et ?
- — Je lui ai dit que c’était hors de question. Seul Jonas avait le jazz en lui.
Elle rit.
- — Comment ? Il jouait de la trompette, ton amoureux ?
- — Non, trop compliqué, laisse tomber.
- — Maman, elle a compris, pour le jazz ?
- — Oui. Clairement. Mais elle m’a quand même dit qu’il fallait que je me console, que je m’ouvre des perspectives. Je lui ai dit que je n’en voyais que trois.
- — Lesquelles ?
- — Un : m’envoyer en l’air avec un max de mecs, ça évite de s’attacher. Tu devines que ça ne lui a pas paru une bonne idée. Deux : entrer au carmel, vu qu’ils ne prennent pas de gonzesses à la Légion. Ça, c’était pour la faire rire. Elle m’a dit que de toute façon, les béguines me chasseraient après une heure.
- — Et la trois ?
- — Celle que j’ai suivie : souffrir, mûrir, apprendre, étudier, et voir ce que la vie me réserverait. Mais oublier ceux que j’ai aimés, surtout pas. Tu l’as oublié, Bon-Papa, toi ? Il ne rend pas visite à ta mémoire, parfois ?
- — Ce n’est pas la même chose.
- — Je te l’accorde.
- — Tu ne lui as pas écrit, à Jonas ?
- — Non. C’était le contrat : ne pas lui attacher de fil à la patte, qu’il vive pleinement ses nouvelles expériences aux antipodes, sans avoir à constamment vouloir me rejoindre. Et puis je me disais que de toute façon, il y aurait une foule de beautés californiennes qui ne tarderaient pas à croquer un si beau jeune homme, et que moi la gamine, je n’étais pas de taille à lutter.
- — Tu crois que ça lui a réussi ?
- — Je l’espère. Il lui aura sûrement fallu du temps. Sentimental comme il l’est, il a dû me pleurer davantage encore.
- — Mais alors, il aurait pu t’écrire, lui aussi ?
- — Il ne l’a pas fait, et c’est ce qui me fait dire qu’il s’est sans doute consolé dans les bras d’une autre. Et puis lui non plus ne voulait pas restreindre ma liberté, d’autant plus qu’il disait qu’en étant si jeune, j’allais traverser des années qui allaient me confronter à des tas d’expériences qui me changeraient. Il ne se sentait pas en droit de me demander de l’attendre pendant deux ans ou plus. Au risque d’être déçue à son retour.
- — Tu crois que tu l’aurais attendu ?
Je réfléchis.
- — Honnêtement, oui. S’il avait ne fût-ce qu’évoqué une chance, je me serais sans doute gardée pour lui. Mais peut-être aurions-nous eu tort, peut-être aurions-nous entre-temps changé.
- — Putain, c’est vachement con, votre histoire.
- — Non, je ne retiens que la beauté, l’émotion de ce moment où je me suis offerte à lui, la façon dont il s’est voué à moi. Et qui sait, sans doute avait-il raison ? Il est peut-être écrit que, aussi doux soit un premier amour, on a tous besoin malgré tout d’aller voir ailleurs, de se chercher et se construire sur d’autres expériences. Et que contrairement à lui, je partais de ce point de vue avec un handicap.
- — Enfin, tu as quand même réussi à te consoler…
- — Oui, bien sûr, on avance avec la vie, on refuse l’amertume. Mais tu sais, on veut rester toujours un peu inconsolable de son premier amour. Ce n’est pas douloureux, c’est une petite musique mélancolique qui te revient parfois en mémoire, elle te pince un peu le cœur, mais tu danses avec elle.
- — Du jazz ?
- — Du jazz. Ou du blues.
- — Tu ne lui en veux pas de t’avoir fait de la peine ?
- — Bien malgré lui, ça l’aurait foudroyé s’il l’avait su. Et non, au contraire. Tu sais que je ne suis pas croyante, mais je brûlerais bien un cierge à Notre-Dame pour qu’elle protège son cœur pur.
- — À propos, parlant de la Vierge…
Victoire éclate de rire.
- — Ça t’a fait très mal quand il t’a… enfin, tu vois ce que je veux dire…
- — On a toujours parlé sans tabous, Zoé. Non, pas vraiment, juste la sensation gênante qu’on force un peu quelque chose qui résiste, et puis une légère douleur, mais rien d’insupportable, je te rassure. Il y a même des filles qui ne ressentent rien et saignent à peine. Il faut juste y aller tout doux, prendre son temps. Ce n’est pas qu’une question de mécanique. Ça peut valoir en d’autres circonstances. J’ai eu une liaison très brève avec un homme qui… Non, je ne devrais pas te raconter ça…
- — Si, surtout, ça m’intéresse. Comment ça marche, à quoi faire gaffe. Tu devines pourquoi.
- — Soit. Il… il avait un… très gros sexe.
- — Aïe.
- — Voilà. Eh bien non, pas vraiment. Le mec ne te saute pas dessus comme ça, non plus. Donc ça se passe bien, rassure-toi.
- — Même pour la sodomie ?
- — Là, je n’ai ni expérience ni appétit.
- — Je croyais que c’était devenu la norme, en regardant, tu sais, les vidéos…
Elle rougissait.
- — Il n’y a pas de norme. Il y a juste toi et ton partenaire. Il faut te dépolluer des images décevantes du porno, de sa gymnastique sexuelle si codifiée, de sa névrose de la performance, obsédée par le toujours plus gros, plus prévisible, plus hard. Chacun fait l’amour comme il l’entend, en écoutant son propre désir. Le mien ne m’a jamais invité à cela. Ça ne veut pas dire que je n’en aurai jamais envie, si ça me vient naturellement, et pas pour obéir à ce qu’on voit ou qu’on dit. Qui sait ?
- — Ça te faisait plus de sensations, les rapports avec monsieur Grosse-bite ?
Je ris.
- — Oui et non. Tu peux être excitée par la situation, et ça joue un rôle au moins aussi important. Je ne vais pas non plus être hypocrite, disons que c’est malgré tout un petit plus, ne fût-ce que sur le plan du fantasme. Et encore, tu sais, au final, rien n’est plus important que ce que tu éprouves pour ton partenaire.
- — Pourquoi tu n’as eu qu’une brève liaison avec ce type ?
- — Parce que c’était écrit comme cela, dès le début. Une aventure d’un soir. Mais jolie, sincère. Je sais qu’elle lui a fait du bien. Moi, elle m’a même valu une mention au concours de photo de l’école. Tu te souviens de la série de nus d’un homme un peu massif et très poilu, que j’avais prise sur un bateau rouillé, dans le port de Sète ?
- — Ce mec-là ? Oh purée, même au repos, sa poutre faisait peur. Tu t’es pris ça dans la chatte ? T’es une sacrée salope, Louise !
- — Il me l’a dit aussi, à un moment donné !
- — Quel connard !
- — Non, c’était pour rire. Et c’est un mec bien. Vulnérable, aussi.
- — Il était marin ?
- — Non, justement, j’espère qu’il l’est redevenu.
- — Revenons à Jonas. Tu l’avais prévenu que tu étais vierge ?
- — Oui, bien sûr.
- — Et il a réagi comment ?
- — Ça l’a sans doute rendu encore plus tendre. Tu sais, il ne m’a pas sauté dessus pour me tringler comme ça. On s’est très longuement apprivoisés, caressés, avant que je lui dise que j’étais prête. Il s’y est pris tout en douceur. Il a été adorable.
- — Il était très amoureux de toi ?
- — Je crois, oui. Non, j’en suis certaine.
- — Et toi ?
- — Ce serait dommage de ne pas être amoureuse de son premier vrai mec, à dix-huit ans à peine. C’est bien pour ça que tu ne dois pas te presser.
- — Il a mis une capote ? Je te gêne ? Je vais trop loin dans les détails, là ?
- — Non, ma puce, surtout pas sur des sujets pareils. Ce n’est pas une curiosité malsaine. Je comprends que tu cherches des réponses simples à des questions qui te préoccupent. Jonas avait bien mis un préservatif, oui. Même si je venais de commencer la pilule. N’hésite pas à en parler avec maman, elle est très compréhensive. Mieux vaut ça que..
- — Pourquoi la capote, alors ?
- — J’ai apprécié, c’était une marque de respect. Tu sais, il n’y a pas que les grossesses non désirées, il y a les MST, le Sida qui rôde encore, quoi qu’on en dise… Et même si Jonas savait parfaitement qu’il n’était pas porteur, et que moi j’étais vierge, il m’évitait d’avoir à soulever la question de confiance, il me soulageait à l’avance de toute inquiétude. Une forme de délicatesse.
- — Tu l’as toujours obligé à la mettre ?
- — Non, très vite on en a parlé franchement, et j’ai décidé qu’il n’y avait pas de risque objectif.
- — Ça a dû lui faire plaisir, d’éviter la capote.
- — Disons que c’est un rituel malgré tout un peu déprimant.
- — Il te faisait jouir ?
- — Dis donc, ça tourne à l’interrogatoire de police ! Le plus souvent, oui, mais pas systématiquement.
- — Parce qu’il en avait une toute petite ?
- — Mais non ! Tu sais, on n’est pas des machines, il y a plein de paramètres qui entrent en compte, de blocages qu’on ne maîtrise pas. Ça ne veut pas pour autant dire que ton partenaire est nul au lit ou que tu ne le désires pas. Et puis même si tu ne jouis pas, ça reste très beau. Faire l’amour, c’est pas une compétition sportive. T’imagines comme ce serait ridicule ? La grande finale d’orgasme par couples sur la patinoire olympique avec programme libre et figures imposées…
Double Lutz ! Triple Axel ! Ouille, il l’a bien manquée ! Et les juges qui sortent leurs petites pancartes sur la touche.
On se bidonne toutes les trois.
- — Remarque, au rythme ou dégringole le niveau de la téléréalité, on y file tout droit.
- — C’est quand même un peu gênant, si tu y arrives pas, non ? Tu as simulé, avec Jonas ?
- — Ça m’est arrivé une ou deux fois, c’est vrai.
- — Ça te ressemble tellement peu…
Je souris.
- — C’est pas faux, mais là c’est différent. Jonas était vraiment très… Disons que je lui faisais vraiment de l’effet.
- — Tu veux dire que tu le faisais bander à mort ?
- — Entre autres, oui, mais pas seulement. Émotionnellement, c’est un garçon très sensible. Il débordait d’amour. Et plaçait mon plaisir loin au-dessus du sien.
- — C’est plutôt mignon, non ?
- — Bien sûr que c’est formidable. Et adorable, et attendrissant. Mais à force de vouloir trop bien faire, il se posait parfois trop de questions, ça le rendait presque anxieux. Dans ce cas, tu essaies de le ramener à la spontanéité, le décrisper, l’encourager à suivre son instinct, son propre désir, ses fantasmes, à être un peu plus égoïste.
- — Comme te prendre sauvagement en te traitant de salope après t’avoir déculottée et donné la fessée ?
Je ris à nouveau.
- — Pas forcément, mais pourquoi pas ? Tu sais, c’est une alchimie rare qui doit s’effectuer, il n’y a pas de loi. Pour une certaine fille, la scène que tu décris sera mal vécue, ou totalement ridicule, pour une autre, ou encore la même à un autre moment, ce sera super-excitant. Tu gagnes ceci dit toujours à ne pas refouler tes fantasmes, et à tenir compte de ceux de ton amoureux, aussi longtemps qu’ils ne franchissent pas la limite que tu t’es fixée, et qu’on reste dans la complicité du jeu… J’ai largué Niels dès qu’il a voulu dépasser ces limites.
- — Tu le détestes, Niels ?
- — Non. Même pas. Je le plains presque. Comment dire… Je ne peux pas lui rendre ma confiance. Ni l’aider. Quelque chose est cassé, définitivement.
- — Tu l’as revu ?
C’est Victoire qui répond.
- — Non. Niels a tout effacé. Ses disques durs, sa garde-robe, ses études, il semble qu’il soit parti pour un long voyage, seul avec son père. Qui a fait parvenir à Louise, il y a trois semaines, cette simple carte postale expédiée depuis un pays de misère. Regarde.
Zoé lit : « Il était grand temps que je mette mon fils au monde. Il était temps que je me rende utile. Il m’a tout raconté. Pardon pour lui. Pardon pour tout. Merci. Soyez en paix. Soyez heureuse. »
- — Au fond, c’est vrai, ça : est-ce que tu es heureuse ?
- — J’y travaille.
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Zoé ne dételait pas. Elle revenait sans cesse à la question de l’orgasme, qui semblait la tracasser, comme si c’était un impératif, une épreuve intimidante à franchir dans ce qu’il lui restait à découvrir. Et ce que j’avais sans doute eu tort de lui confier à propos de mes rapports avec Jonas l’interrogeait.
- — Qu’est-ce qui se passe si ton copain ne parvient toujours pas à te faire jouir ?
- — Dans ce cas-là, c’est par amour que tu surjoues parfois un peu, pour ne pas tomber dans l’obstination et l’inquiétude. C’est toi qui rassures ton amoureux et l’aide à jouir, lui. Et c’est tout aussi beau. Évidemment, ça ne peut pas devenir la règle. À force de lui mentir à lui, tu vas te mentir à toi. Ça crée tôt ou tard des frustrations, et puis une routine, et puis de la distance. C’est un cercle vicieux. Plutôt que de parler, de chercher ensemble à vivre le sexe comme une aventure amoureuse, où on se découvre mutuellement en confiance, tu t’accommodes de la situation, et tu gémis à chaque fois des "oh oui Raoul, tu m’as tuée" pour avoir la paix et te rendormir. Le sexe n’est plus une fête, mais une corvée.
- — Il était trop trop crispé, trop timide avec toi, Jonas ?
- — Peut-être un tout petit peu trop… respectueux ? Comme s’il n’osait rien entreprendre que je n’aie déjà approuvé ? Mais je me mets à sa place : il a 23 ans, il rencontre une jeunesse de 18 ans. Cinq ans de différence, c’est pas grand-chose, mais à cet âge-là, sur le plan de la maturité émotionnelle, des expériences vécues, des milieux qu’on fréquente, c’est un sacré fossé. Il se sent très responsable, très protecteur de cette encore très jeune fille, et d’autant plus que celle-ci, dont il est raide dingue, lui annonce que c’est avec lui qu’elle veut perdre sa virginité. C’est émouvant, non ?
Elle hoche la tête.
- — Très.
- — Tu ne penses pas que c’est finalement encore bien plus intimidant pour lui ? N’oublie pas qu’il éprouve pour elle un profond désir, mais qu’il y a aussi toujours ce fameux jazz en lui. Attends, je vais quand même tenter de traduire : tout en moi l’émeut, littéralement tout. Un simple geste, la façon dont je ris ou respire alimente son désir, mais aussi une forme de tendresse mélancolique.
- — Ça veut dire qu’il te trouve à la fois super-bandante et hyper-émouvante…
- — Ça alors, Zoé, t’as trouvé la formule parfaite ! C’est exactement ça !
- — C’est mega-romantique !
- — Absolument ! Fondamentalement, c’est une forme d’amour absolu. Mais je n’avais pas envie que mon amoureux s’enferme dans une adoration un peu mystique, contemplative. Et puis tu sais, on a partagé peu de temps. On avait seulement commencé à se chercher. J’étais juste en train de lui faire découvrir que je n’étais pas une poupée de porcelaine à protéger, et qu’il n’avait pas à se sentir le devoir de nourrir seul nos ébats ni résoudre le mystère menant à mon plaisir. C’est lui qui m’a initiée, fatalement, mais en définitive, je crois l’avoir initié tout autant. Notre dernière journée d’amour fut délicieuse. Nous redoutions tous les deux que ce soit triste comme un adieu, et ce fut tout le contraire. Un joyeux feu d’artifice en apothéose. Maintenant, je te laisse avec Victoire, je dois prendre ma douche, moi aussi.
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Une fois habillée, je retrouvai Zoé et Victoire prises d’un énorme fou rire dans le coin-cuisine, comme des gamines. Ça parlait de bites, les tailles, les formes, les couleurs, j’ai cru comprendre. Ces deux-là s’entendaient à merveille. Je devais partir rejoindre Robert dans son studio, avant d’aller fignoler le projet de mon travail de fin d’études. Zoé m’accompagna. Dans le hall, elle m’arrêta.
- — Tu sais, je crois que t’as raison. T’as pas vraiment viré gouine. Ça doit pas être si difficile d’être l’amante occasionnelle de Victoire. Elle a quelque chose de spécial, un truc touchant qui donne envie de la prendre dans ses bras. Tu lui diras que je l’aime beaucoup beaucoup ?
- — Promis, ma puce.
Je l’embrassai bien fort.
- — Et moi aussi, je t’aime beaucoup beaucoup, et plus que cela encore.
Je ne dis pas à Zoé que Victoire n’allait pas tarder à partir bientôt, de façon aussi soudaine qu’elle avait surgi dans ma vie. Je le sentais, je le savais, et sans doute le souhaitais-je même. Entre Victoire et moi, il n’y avait jamais eu de véritable relation amoureuse, avec tout ce que ceci suppose de passion, de désir charnel, de besoin physique de l’autre. Il ne s’agissait d’ailleurs pas véritablement de sexe, je n’avais pas envie de franchir ce pas. C’eût été un mensonge. Et Victoire elle-même ne le recherchait pas. Nous entretenions plutôt une forme d’intimité sensuelle et tendre, presque chaste, une sororité un peu incestueuse et très épisodique. C’était bien sûr troublant. Mais pas au point d’être nécessaire. Et cela ne pouvait forcément être que très passager. Une brève rencontre. Je savais aussi que je la reverrais, comme une amie, sans le moindre malentendu.
Zoé se retourna encore vers moi.
- — C’était vachement joli ton histoire, Louise, c’est chouette qu’un garçon t’ait aimée comme ça. Je me demande si je ne vais pas me mettre au jazz…
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Louise s’excuse pour le retard, elle vient de quitter sa petite sœur. Je la rassure, j’ai tout mon temps. Et puis je la remercie encore pour sa venue, et lui dis que c’est à présent à mon tour de me montrer généreux. Je lui tends le sac photo. Elle l’ouvre, elle y découvre deux boîtiers Leica, mes boîtiers, et la Sainte Trinité de l’optique : le 35 mm Summicron, le 50 mm Noctilux, le 75 mm Summilux.
Elle proteste. Elle sait qu’il y en a là pour une fortune. Non Robert, je ne peux pas accepter. J’insiste.
Louise pose un baiser sur ma joue, elle me remercie encore, je lui dis combien je suis heureux de lui offrir ces merveilleux compagnons, ils ne m’ont jamais trahi.
Elle se dirige vers le paravent, pour se changer.
Je l’observe s’éloigner. Louise a mûri. Elle n’est plus tout à fait la petite princesse mimosa accueillant la vie avec candeur, celle qui s’ouvrait à l’amour avec une innocence de fleur sauvage. Plus d’un petit pois a probablement meurtri sa peau douce. Elle n’a pas renié sa soif d’absolu, elle veut toujours croire au grand amour, mais elle aborde l’existence avec davantage de lucidité ou d’humour.
Elle a pourtant gardé intacte sa lumière, qui explose plus que jamais sur la pellicule, avec à la fois la légèreté d’un frisson et la gravité d’un sanglot. C’était sans doute ma mission que de capter cette poussière d’étoiles. De clore ma carrière en rédigeant mon évangile, de révéler au monde que tout n’est pas perdu.
Louise est prête, elle s’avance, dénoue le cordon du peignoir. Elle est nue.
Une sensualité d’Aphrodite. Une douceur de madone.
Je vais régler un à un les projecteurs, sculpter patiemment son corps, doser les plages d’ombre et les touches de lumière, me faire le témoin, avec humilité, du mystère.
Je vais laisser le miracle s’accomplir.