n° 18903 | Fiche technique | 39804 caractères | 39804Temps de lecture estimé : 24 mn | 20/03/19 |
Résumé: Entre air pur et air vicié, angoisse et joie de respirer librement. Une femme ballottée par les événements. | ||||
Critères: confession portrait | ||||
Auteur : Jane Does Envoi mini-message |
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Épisode I : Un jour sans fin
Un moment difficile, un monde étrange et déroutant…
C’était… il y a longtemps. Un peu plus de six ans que le grand cirque a eu lieu. Justice expéditive qui m’a reléguée au rang de tueuse de mari. Je n’avais rien à dire. La cour d’assises était composée de trois hommes, trois femmes et les juges aussi étaient des hommes. Quelle chance d’être entendue avais-je ? Et mon histoire pourtant si simple, racontée avec sincérité au jeune policier s’était trouvée balayée d’un revers de manche par un procureur général plein d’une morgue assassine. Le verdict était tombé… froid, coupant comme un rasoir. Les bras m’en étaient tombés et mes jambes aussi tremblaient.
Neuf ans, neuf années pour avoir poussé Paul dans les escaliers. Neuf ans pour n’avoir pas supporté une engueulade supplémentaire. Personne n’avait même voulu savoir le viol, et surtout la rouste dont ce pauvre type m’avait gratifié. Et depuis tout ce temps, je croupissais dans une rate sans nom. Mais ancrée au fond de mes tripes, une sorte de haine qui m’obligeait à me lever chaque matin, à bouffer la vie avec un mordant sans faille. Juste pour leur cracher au visage, leur monstrueuse erreur.
Et j’avais appris. Oui, toutes les roueries d’un système qui avait aussi ses failles. Être la plus forte impliquait aussi de se battre et pas seulement au figuré. Alors les coups bas, puisqu’ils s’avéraient nécessaires, autant que je les porte la première. Et forte de cette connaissance, je survivais, crainte pour être respectée. Les derniers mois seraient les plus longs comme dans toutes choses. Du reste, j’ai beaucoup voyagé dans diverses prisons pour finir ici, à la maison d’arrêt de Versailles.
Portes colorées, une seule détenue par cellule. Et le patron est aussi un homme affable. Je fêterai mon quarante-neuvième anniversaire dehors si tout va bien. Il ne me reste à tirer que quelques mois, moins d’une année si le juge de l’application des peines ne me retire aucune réduction de peine. Le directeur ici, est un homme qui doit osciller entre quarante et cinquante balais. Mince pour ne pas dire maigre, il a l’air un peu voûté, style Gaston Lagaffe et il ne se passe pas une semaine sans que nous ayons lui et moi un entretien depuis mon arrivée.
Il faut dire aussi que j’ai fait un bout de chemin dans les différentes taules que j’ai traversées. Et j’ai appris, me suis formée à l’informatique, ce qui fait que je suis devenue bibliothécaire. Alors, lorsque cette dernière prison a voulu remettre à niveau sa procédure pour le classement des bouquins, un appel d’offres interne aux détenues a été lancé. J’ai eu la chance d’être retenue et c’est ainsi que j’ai atterri dans cette prison. Les femmes que je côtoie dans ces murs sont toutes comme moi, en fin de peine.
L’amertume des premières années a cédé la place à une sorte de résignation et c’est bien dans les regards des autres femmes que je lis ce même renoncement. La société nous a brisées et l’injustice des débuts ne laisse plus transpirer la haine farouche que je voue à la justice. Finalement se taire et subir est un leitmotiv puissant qui permet de garder ses poings dans sa poche. Puis j’ai découvert dans les livres, outre le plaisir de les parcourir bien entendu, celui plus subtil de les classer, par auteur, par genre, par lettre alphabétique.
Parallèlement à cela, une multitude de condamnées ont des difficultés avec l’orthographe, la conjugaison, voire le français tout bêtement. Alors pour celle-ci j’écris une lettre à sa famille, pour cette autre je lui lis son courrier. Un autre moment de grâce puisqu’elles sont toutes plus ou moins reconnaissantes. Je ne dirais pas amicales, on ne se fait pas vraiment d’amie dans ce milieu. Puis il y a ce Florian… directeur de son état, et de cette baraque qui plus est. Il a depuis quelque temps des sourires ambigus. J’hésite entre dérision et audace.
Je sais bien qu’il fait la pluie et le beau temps dans cette maison. Mais je soupçonne aussi une forme de jalousie maladive de la part des surveillantes. Pourtant rien dans mon comportement ne saurait prêter à confusion. Je reste à ma place, celle d’une taularde moyenne. Mais quelque part aussi, j’avoue que ces risettes préméditées ou non, me tirent vers une satisfaction bizarre. Je suis coincée entre peur de faire un pas de trop et envie franche de retrouver des sentiments humains. Ses visites trop fréquentes dans la détention, ses regards appuyés commencent à faire jaser. Et pas seulement les autres prisonnières !
Le personnel de l’établissement aussi a des attitudes bizarres à mon encontre. Un nouveau gradé est arrivé depuis peu. Il est passé je ne sais pas combien de fois dans ma cellule. Oh ! Il n’a pas dérangé beaucoup de choses. Juste assez pour que je perçoive que des pattes étrangères ont tripoté mes affaires. Mon linge, les quelques culottes et soutien-gorge que je possède ne sont plus tout à fait aussi bien pliés. Mais c’est la routine de l’univers carcéral. Les fouilles corporelles et celles des cellules sont un moyen de nous rappeler que nous sommes la lie de la société.
Seulement voilà… à trop haute dose, ça devient de la persécution, pour ne pas dire du harcèlement. Et ce type, arrogant au possible, bien guindé dans son uniforme bleu où paradent quelques galons blancs… me jette des regards plutôt méprisants. Alors ce matin, lorsque son patron me fait venir dans son bureau, pour la énième fois, je sens que son sous-fifre m’en veut. Mais je n’en connais pas la raison. L’entretien se déroule dans une ambiance qui ne me rassure en rien.
Mes doigts tremblent tellement qu’il se sent obligé de me tenir le poignet. Il m’aide à émarger son papelard. Mes jambes aussi ont du mal à supporter mon poids alors que je voudrais quitter le bureau. Ce type… Florian, enfin le directeur me rattrape au moment où le sol semble se dérober sous mes pas. Puis… j’ai un vague souvenir que la porte du bureau est violemment ouverte. Je ne me souviens plus très bien non plus de qui intervient. Je perçois des cris du fond d’un brouillard qui m’emporte dans un rêve de soleil.
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Un grand beau temps sans rien pour me séparer du ciel bleu, sans rayure pour briser la vue que j’ai de l’extérieur. Puis je reviens à moi dans un lit blanc. Ça sent la pharmacie, ça pue les produits médicaux. L’infirmière est près de moi. Elle me tamponne le front avec un linge mouillé. Mais je sens que mes mains sont reliées ensemble. Menottée, je suis attachée au lit ? Je ne comprends rien !
Le gars qui est devant moi en costume gris ne me parle pas. Il s’est sagement assis sur le côté du lit que j’occupe. C’est drôle ! Une impression de connaître ce type me remonte dans la cervelle. Pourtant il doit être à peu près de mon âge, une calvitie prononcée, des yeux bleus. Il y a si longtemps que je suis enfermée que si je l’avais croisé avant mon incarcération… je ne le reconnaîtrais pas. Lui aussi me fixe avec insistance.
Le flic me tend une photo. Le dirlo de la taule… il a une tête remplie de bleus. Et on dirait qu’il dort.
Le gars a des yeux qui lancent des éclairs. Malgré son métier, je n’arrive pas à le trouver antipathique. Et au fond de moi, je me sens dépassée par les nouveaux évènements. Je n’ai rien fait et je vais sans doute replonger dans cet univers merdique où je me morfonds depuis des années. Je peux dire adieu à une liberté même pas encore entrevue, juste espérée un court instant. Alors ce type, avec toute sa bienveillance, il ne pourra jamais me faire sourire. Restent les insinuations des unes et des autres, cette prétendue promiscuité entre le directeur de la taule et moi.
Je me demande qui a intérêt à entraîner ces mensonges. Le mec n’a rien d’un Apollon et quand on est dans la rate, la libido est en berne. La mienne à coup sûr n’échappe pas à cette règle. Je ne sais pas où ils ont puisé une pareille information. Il ressort de cela que je suis dans la merde une fois encore et que le bout du tunnel, la lumière que j’entrevoyais, s’obscurcit à vitesse… grand « V » depuis mon réveil. Mes ennuis rouvrent la vieille blessure et me filent un bourdon du diable. Qu’ai-je bien pu faire pour mériter cela ?
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Le mec me pose inlassablement les mêmes questions auxquelles je n’aurai jamais de réponse. Je ravale mes larmes, ma morve aussi pour ne pas hurler les insultes qui montent en moi. Et lorsqu’il s’en va, c’est loin de me rassurer sur mon sort. De plus, les matonnes m’ont reprise en charge et ramenée à ma cellule. Le trajet dans leur fourgon, menottée et encagée s’est déroulé dans un silence mortel. La femme qui me surveille, oui c’est la réglementation, dans le camion cellulaire aussi je suis gardée, pourquoi croit-elle… que je vais lui sauter dessus puisqu’une grille solide nous sépare ?
Les gens sont bizarres dans le monde qui désormais est le mien. Un quotidien fait de toutes les peurs, de toutes les odeurs de cette crasse qui nous entoure. C’est à ne plus savoir qui nous sommes, qui je suis. Ai-je vraiment, dans une crise de folie, cogné sur le seul type qui m’apportait un bol d’oxygène ? Je ne peux pas me résoudre à croire ça. Non ! Ce n’est pas possible. Mais j’ai beau fouiller ma fichue mémoire, rien n’en ressurgit qui me rassure. À la grande maison, je fais les frais de l’opération… isolement impératif, donc dans un cul de basse-fosse où je risque bien de crever à petit feu.
Là, plus de promenade avec les autres, plus de contact avec un coin de ciel bleu simplement. Et fouille à chaque mouvement que ce soit pour me rendre à la douche ou à l’infirmerie. J’ai droit à une mise à poil totale et un ange gardien pour chaperon. Ça limite mes envies de bouger du coup. Et je reste donc avec mes petits problèmes personnels bien que je n’aie pas encore été présentée à un juge d’instruction nouveau qui décidera sans doute de ma mise en examen. Merde… si proche de la sortie, quel sale coup du sort !
Mais le soleil semble renaître quand une surveillante qui discute avec sa collègue ne s’aperçoit pas que je peux entendre depuis ma cellule. À moins que tout ceci soit encore une volonté délibérée de me torturer. Il paraît que le directeur, le Florent « machin » va mieux. Il sera bientôt entendu par les flics et dans l’esprit des gardiennes, je devrais une fois encore repasser au tourniquet. La vérité va peut-être éclater enfin. Pourquoi ne suis-je qu’à demi sereine, alors ? Et si inconsciemment j’avais fait ce dont on m’accuse ?
Le gradé, celui qui ne peut pas me blairer est passé dans ma cellule. Menaçant, méchant ! Heureusement qu’il y avait une des filles en blouse blanche et qu’elle a contrebalancé les propos du fumier qui pour une obscure raison s’en prend à moi. Je ne le sens pas très net sur ce coup-là, ce galonné aux airs de moustachu facho. Les jours sont plus longs, plus pénibles aussi et je n’ai rien à quoi me raccrocher. Combien de temps vais-je devoir affronter une solitude qui ne me permet plus de penser clairement ?
Le flic, celui qui se retrouve à bien des étapes de ma vie, est revenu me voir. Il me demande encore si j’entretenais des relations avec le patron de cette taule. Comme si une détenue pouvait se taper le directeur d’une prison. J’ai juste envie de ne pas répondre tant la question me semble idiote. Et je sens la nouvelle épée de Damoclès suspendue au-dessus de mon existence. Je n’ai pas envie de faire le grand plongeon une fois encore. Passer un temps impossible à comptabiliser dans une cellule, non… c’est… simplement au-dessus de mes forces.
Je prie, oui, aussi incroyable que cela puisse paraître, j’adresse muettement des mots à ce Dieu qui se fiche de moi ouvertement. Comme quoi quand on est au fond du trou, on se raccroche à des petites lueurs, des étincelles d’espoir. Et l’autre avec ses chailles bleues se veut rassurant. L’homme que j’aurais à demi-assassiné va peut-être sortir du coma et je saurai enfin à quelle sauce on va me bouffer. Je ne me souviens de toute façon de rien. Sauf de cette nouvelle qui sur le moment était bonne ; j’allais bientôt sortir.
Je me tais ! Pas envie de dire quoi que ce soit qui serait interprété d’une manière bien différente de ce que je voudrais dire. Ce type m’a déjà fait le coup une première fois… celui de la compassion, c’était il y a si longtemps. Et les années de placard sont sur mes épaules. Sur ma vie qui s’est délitée, existence sans fard ni soleil. Je ne vais pas recommencer, c’est la seule pensée qui me vient à l’esprit. Coucher avec le mec à demi voûté qui représente la société qui me vole mes plus beaux jours ? Quelle bande de salauds, d’inventer des trucs pareils !
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Le bureau est bien semblable au précèdent ; même style, même vieux meubles avec des piles de dossiers aux couleurs passées avec sur leurs tranches un nom écrit en rouge. Celui qui est ouvert devant la femme fort jeune vers qui l’on vient de m’amener doit donc porter le mien. C’est une jeunette, une presque gamine qui me suit des yeux alors que je m’assois face à elle.
La gamine a crié. Pour m’impressionner ? Eh bien, c’est raté, je me moque bien de tout leur cinéma. Dans ses yeux je ne lis pourtant pas d’animosité à mon égard. Elle fait son job. Une de plus qui se retranche derrière son foutu boulot ?
Je hausse les épaules. Me convenir ? Qu’est-ce qu’elle s’imagine la pinéguette ? Que je vais me rouler par terre de rire alors qu’elle va m’inculper pour je ne sais quoi ? La justice ne manque pas d’air, moi si. Et je me moque bien de ce qu’elle raconte, ou veut m’annoncer.
Le dirlo ? Celui de la prison ? Je sursaute violemment. Il est donc remis ? Et cette petite conne va me remettre face à lui ? C’est pas normal cette entrevue. Mais je ne tourne pas la tête alors que derrière moi la porte s’ouvre. J’entends les pas qui s’approchent.
Merde ! Je regarde ce gaillard. Le sosie presque parfait de Gaston Lagaffe et les mots qui parviennent à mon cerveau sont comme du miel qui coule dans mes veines. Ce type est en train de me sortir de la mouise dans laquelle je patauge depuis presque deux semaines. Et l’autre là, avec sa voix de fillette qui continue à lui poser des questions.
Je suis abasourdie par ces mots qui ont valeur de gifles que je prends en pleine figure. Mon corps ne veut plus m’obéir. Je sens que si je fais un seul mouvement, je vais m’évanouir. Mes poumons ne sont plus assez grands pour contenir l’air que je voudrais y faire entrer. Le monde autour de moi prend d’étranges reflets, des contours de plus en plus vagues également. Et… je m’enfonce dans un univers ouaté qui me rassure. C’est une île reposante sur laquelle mes nerfs et mes muscles se complaisent à m’envoyer. Mon cerveau se met aux abonnés absents !
De petites tapes sur les joues, une voix dans le lointain. Le même visage penché sur moi, je revis un instant similaire à celui déjà arrivé. Ils sont en cercle autour de moi. Les deux policiers qui m’escortaient à l’arrivée m’aident à me remettre sur pieds. Je suis perdue dans des pensées, des images déjà vécues. Et dans mon brouillard, je ne retiens qu’une seule phrase… ma libération devrait intervenir comme convenu. J’ai une crampe à l’estomac. Tout mon être frissonne à cette simple idée. Comme ce vocable de « liberté » devient obsessionnel.
Quelque chose m’empêche d’être pourtant aussi heureuse, joyeuse que je le devrais. C’est compliqué de se dire que l’on va retrouver les rues, le bruit commun des voitures, les parfums également de cette vie au grand air. Alors dans mes neuf mètres carrés je fais les cent pas. Un peu comme les lions ou les grands fauves dans les cages de tous les zoos du monde. Puis lentement cette perspective de libération s’incruste dans mon esprit. Elle envoie à mon cerveau des signaux pas tous forcément bons. Elle entraîne dans son sillage des milliers de questionnements plus ou moins nets.
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La dernière grille, celle qui précède la lourde porte verte qui donne sur la rue de Paris, laisse grincer sa serrure sous l’effet de l’énorme clé qui travaille dans ses entrailles. C’est au tour du portillon, au centre d’un des vantaux solides de s’entrouvrir sur mon passage. Cette fois, la vie est là, devant mes yeux. Mais où aller dans cette vaste avenue arborée qui se profile, devant mes regards abêtis. Une voiture blanche qui avance vers moi me fait sursauter. Mireille, mon conseil qui m’a assisté dans l’affaire avec « Lagaffe », est là avec une sorte de sourire. De la vitre ouverte, elle me hèle.
Oui ? M’emmener où ? Je ne connais rien ni personne ici. Je ne sais pas vraiment ce qui m’arrive. Cet instant que j’ai tant espéré, tellement attendu également, il est là et j’en crève de peur. Quelques rares passants me dévisagent, enfin il me semble qu’ils devinent d’où je sors. Mon teint ? La couleur de ma peau ? Ou bien une odeur particulière que celle de la prison ? Je ne sais pas, je ne saurai jamais. Mais je monte aux côtés de la femme.
Elle ne parle plus et la route qui se déroule sous les roues de sa voiture nous entraîne loin de la rue de Paris et des grands murs de la prison. C’est à Chaville que nous arrivons et en particulier dans le parc d’une grande demeure. Presque un château qui se profile devant mes quinquets grands ouverts. Nous nous arrêtons sur une esplanade pavée dix fois plus grande que la cour de promenade que j’ai arpentée durant tout mon séjour passé. Et en haut des marches de granit, un étrange bonhomme. Curieusement vêtu, un long manteau noir ceint son corps pas très élancé et ce qui me frappe d’emblée, ce sont ses bottes de cuir noires.
Il est descendu par l’imposant escalier de pierre et sa main, qui a serré la mienne, est chaude. Ses yeux marron brillent d’un éclat particulier. Quel âge peut avoir ce singulier personnage ? Plus de soixante ans c’est certain. Nous lui emboîtons le pas, alors qu’il file, encore alerte, vers une petite dépendance en briques rouges. Tout à l’air bien entretenu ici. C’est net, propret et lorsqu’il ouvre une porte, je débouche dans une vaste cuisine, dix fois plus spacieuse que l’endroit où j’ai végété si longtemps.
Le vieux bonhomme vient de tourner les talons et l’avocate suit d’un regard appuyé la silhouette frêle qui regagne lentement la bâtisse un peu plus loin. Un bruit que je n’arrive pas à identifier se fait entendre très proche. À mon sursaut la jeune femme qui est près de moi me sourit gentiment.
La voiture blanche de Mireille est repartie et en voyant les feux arrière s’allumer, avant de reprendre la route, j’ai comme un petit coup de cafard. J’ai de l’espace pour vivre, trop sans doute. Et habituée à être confinée dans quelques mètres carrés, je ne trouve plus mes marques dans cet endroit où tout me paraît gigantesque. Je fais tranquillement le tour de ce qui va devenir ma nouvelle demeure. Les radiateurs fonctionnent et il fait bon. Alors, comme pour oublier que ce soir les rondes ne viendront pas me déranger, je range mes maigres affaires.
J’ai peu de choses. Il me faudra récupérer mes effets encore disséminés à droite et à gauche depuis… zut, je n’ai pas envie de repenser à tout cela. Je trouve des draps sur le lit, une couverture aussi. Donc voilà qui m’occupe l’esprit un moment. Ensuite je fouille les placards de la cuisine et même le réfrigérateur est plein de bonnes choses. Bien trop par rapport à… encore cette façon de revenir là-bas. C’est nul ! Une fois de plus le bruit des chevaux. Et si j’allais voir ces gaillards, au moins seront-ils plus sympathiques que certains humains.
Un bâtiment tout en longueur juste derrière celui où je suis logée, fait de box à doubles volets, mais dans le sens de la hauteur. Et dépassant de ces cloisons de bois ouvertes quelques têtes de chevaux qui semblent m’épier. J’avance vers cette lignée de bourrins et d’une fenêtre vide un mouvement m’attire l’œil. Un superbe canasson à la robe fauve sort sa frimousse à mon approche. Je suis si surprise que je ne bouge plus. Et la bestiole vient coller son cou sur mon épaule. Ma main d’instinct vient le caresser.
C’est doux au toucher, c’est chaud, vivant et bizarrement, j’ai l’impression que lui et moi pouvons faire ami-ami. Je flatte cette caboche si spéciale et de ses yeux ronds et sombres, je perçois comme une sympathie non feinte qui s’en dégage. Alors une voix me cloue sur place.
Je me retourne et le vieux propriétaire est à deux pas. Sorti de je ne sais où, il me scrute avec une lueur lui aussi dans les quinquets. Ça me ficherait presque la trouille, mais pourtant il n’a pas l’air bien solide sur ses jambes, et de ce fait pas dangereux pour deux ronds.
Je n’ai rien à répliquer à ce bonhomme qui s’est rapproché et se trouve désormais à mes côtés. Il me sourit avec une bienveillance toute paternelle. Et quelque part, il m’inspire une certaine confiance, mêlée de respect. Ce n’est pas seulement dû à son grand âge. Alors, comme s’il lisait dans mes pensées, il me parle doucement.
Je ne dis rien et Damien s’éloigne avec un énigmatique sourire. Il me laisse perplexe quant à ses paroles très étranges. Et puis pourquoi me parler de choses relatives au sexe, ou enfin y faire de pareilles allusions ? Il part vers une entrée qui doit mener dans les écuries. Parvenu sous le porche de celle-ci, il se retourne et me lance joyeusement :
Il vient de disparaître, happé par le couloir de briques rouges et je me rends soudain compte que tout le temps de notre conversation, le museau de Marquis est resté sur mon épaule, ma main collée sur sa joue. Il n’a pas bronché, calme et paisible. S’il pouvait parler, que me raconterait-il ce cheval ? Curieuse, je jette un regard sur le corps de cet animal magnifique. Et mon Dieu, je dois dire que c’est un mâle, avec ce qu’il faut pour l’être… Ce qui me ramène au dialogue avec ce Damien. Bien mystérieux personnage en vérité.
À suivre…