Une Histoire sur http://revebebe.free.fr/
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Temps de lecture estimé : 73 mn
19/01/20
corrigé 05/06/21
Résumé:  Des Occidentaux ont été arrêtés dans l'Himalaya ; ils tenaient des propos incohérents, affirmant devoir se rendre au sommet du Nanga Parbat pour le bien de l'Humanité. Quatre enquêteurs vont explorer Revebebe pour leur venir en aide.
Critères:  #revebebe #humour #historique #fantastique
Auteur : Gufti Shank            Envoi mini-message

Concours : 20 ans
20 ans - Une histoire de Revebebe

Le concours « 20 ans » s’est achevé il y a quelque temps déjà ; n’ayant pas eu la possibilité de m’y consacrer à l’époque, je propose un peu tardivement ma participation : il s’agit surtout d’un documentaire sur l’Histoire de Revebebe (ou en tout cas sur ce que j’en ai retenu) ; mais ce texte, et notamment toute la partie qui entoure ce documentaire, peut aussi être vu comme une suite de clins d’œil à de nombreux acteurs du site (auteurs, évaluateurs, intervenants) ou de nombreux récits qui m’ont marqué à travers cette histoire.

Merci à Revebebe (le webmaster) pour ses relectures, ses corrections et ses compléments ; et merci à Mirthrandir pour sa participation et son aide à la résolution de cette affaire.




***




Bucarest, immeuble du GNO, jeudi 7, 8 h 56 (heure locale)



Ania, Paco, et Cho, ses trois adjoints, ne levèrent qu’à peine les yeux de leurs écrans.



Le jeune Sud-Américain Paco Kleyner était la dernière recrue de l’agence. Susan l’avait choisi elle-même, non tant pour son charisme et son physique athlétique que pour ses compétences. « Mais tant qu’à faire, autant joindre l’utile à l’agréable… » s’était dit l’inspectrice du GNO lorsqu’il avait fallu trancher entre Paco et ses concurrents. Des concurrentes, d’ailleurs. « Une présence masculine ferait sans doute du bien dans la cellule. »


Depuis qu’elle s’était hissée à la tête de l’antenne locale d’enquêtes paranaturelles du GNO, Susan n’y avait été entourée que de femmes : Anastasia Slotinsky, la jolie Polonaise diplômée en informatique et en physique théorique, qui se faisait plus simplement appeler Ania ; Kosje Chow Yuan, que tous appelaient Cho, une stupéfiante Mandchoue experte en parapsychologie et surdiplômée en langues vivantes et anciennes ; Aeryn Rogers, l’incroyable Bahaméenne, spécialiste en communication et en infiltration…


Mais Aeryn était morte. Un stupide accident, avait-il été conclu ; mais Susan ne s’enlèverait jamais de la tête que ce n’était pas le cas. Un tel accident alors qu’elle revenait tout juste d’une mission d’infiltration de quelques mois, couronnée par l’arrestation d’un réseau international d’occultistes ? Elle avait du mal à y croire.


Quoi qu’il en soit, il avait fallu la remplacer. Le GNO était sollicité de toutes parts, en particulier ses cellules d’enquêtes, réputées pour leur discrétion et leur efficacité. Et aucune cellule locale ne pouvait se permettre la moindre baisse d’activité. Junione Terea, la supérieure de Susan, avait insisté pour que le recrutement se fasse au plus vite. On avait toujours quelques dossiers en réserve, des personnes recommandées ; Junione en avait soumis treize à Susan, qui en avait écarté quelques-uns, pour ne finalement recevoir en entretien que quatre candidats. Et l’inspectrice du GNO avait retenu le seul garçon.


On l’accuserait sans doute de l’avoir choisi pour son physique, mais le curriculum et les qualifications de Paco l’avaient convaincue : diplômé en ethnologie, archéologie et biologie moléculaire, et spécialiste en arts martiaux. Dans ce dernier domaine, elle l’avait même testé en provoquant un petit combat, et le jeune homme l’avait surprise par sa vitesse et sa précision. Dans un véritable affrontement, il lui aurait même sans doute donné du fil à retordre, elle qui était pourtant reconnue dans le monde entier comme une des meilleures combattantes de tinh-chi-oa.



Susan l’observa avec intérêt. La belle Chinoise poursuivit :



L’inspectrice en chef haussa les épaules.



Susan sourit. Elle ne demanda pas si l’espiègle Polonaise avait rassemblé les autorisations nécessaires, et se doutait bien qu’elle était parvenue à entrer illégalement dans le réseau de sécurité népalais.



Susan soupira. Le base-ball féminin prenait une place de plus en plus importante dans la société.



Susan Jordan haussa les sourcils, puis ferma les yeux avant de soupirer à nouveau. Revebebe… Ce nom la plongeait des années en arrière… dans une autre enquête… et l’emplissait d’amertume… Une enquête non résolue, une des rares, une des seules déceptions de sa vie professionnelle… Mais des souvenirs aussi… des souvenirs qu’elle s’était efforcée d’oublier… et qui venaient de refaire surface en un instant, à travers un simple nom… Elle sentit une boule dans son estomac. Ou bien était-ce plus bas ?



Elle rouvrit les yeux et croisa le regard de Paco.



L’inspectrice tira à son tour un fauteuil dans lequel elle se laissa tomber.



Ania avait réajusté son casque 5D et ses mains virevoltaient à toute allure devant elle, comme sur un clavier virtuel.



Elle marqua un temps d’arrêt, hésitante.



Susan soupira une nouvelle fois. Mais ce fut la jolie Polonaise qui répondit :



Pourtant, pensa l’inspectrice, il y en avait bien un… Elle avait mené cette enquête elle-même, elle se souvenait bien du suspect principal… Alors qu’elle se perdait de nouveau dans ses pensées, Paco et Cho s’étaient rééquipés de leurs casques 5D et parcouraient l’extra-web.



La linguiste replongea un instant dans sa 5D.



C’était faux, et l’inspectrice le savait. Elle et son équipe avaient remonté la principale piste et avaient même arrêté un suspect. Elle était jeune inspectrice adjointe, alors, tout juste promue comme investigatrice et habilitée à diriger une petite équipe. Mais rien ne concordait, les preuves étaient maigres, les témoignages discordants… et le suspect…



Pourquoi fallait-il que tout ça remonte à la surface ?



Elle se reprit ; se leva.



Les deux adjointes regardèrent leur supérieure avec étonnement. Celle-ci parut rougir puis détourna les yeux.




***



Bucarest, sous-sol de l’immeuble du GNO, jeudi 7, 9 h 45



Ania et Cho marchaient côte à côte d’un pas soutenu dans le parking souterrain ; l’informaticienne portait un sac à dos par-dessus son manteau d’hiver ; la linguiste était vêtue d’une combinaison de cuir et tenait un casque de moto



Elles s’arrêtèrent à côté d’un coupé noir garé entre deux berlines luxueuses.



Elle jeta son sac à dos sur la place du passager puis se tourna vers sa collègue et la prit par la taille.



Les deux jeunes femmes s’embrassèrent à pleine bouche. Puis la blonde sculpturale s’assit au volant de la voiture de sport et claqua la portière tandis que la belle Asiatique s’éloignait vers un roadster rouge rutilant garé quelques mètres plus loin.



***



Bucarest, immeuble du GNO, jeudi 7, 11 h 12


En revenant des toilettes, Paco repensait au changement d’attitude de sa supérieure. Depuis qu’il avait rejoint l’équipe de Susan Jordan, il avait bien remarqué que la jeune quarantenaire en pinçait pour lui. C’était une très belle femme, elle ne le laissait pas indifférent, lui non plus ; elle avait une telle aura… Et la différence d’âge l’attirait ; il l’imaginait femme d’expérience, ayant vécu tant de choses incroyables, rompue à toutes sortes de pratiques…


Et c’était la première fois qu’il se retrouvait seul avec elle. Il avait tenté de se montrer plus séducteur, plus empressé, plus obligeant ; puis l’avait effleurée, frôlée, à plusieurs reprises. Mais à l’évidence elle ne répondait pas à ses attentions. D’ailleurs elle ne semblait plus la même depuis ce matin. Elle d’habitude si resplendissante, si charismatique, si provocante même… paraissait à présent terne, morose… préoccupée, sûrement. Était-ce cette affaire qui leur tombait dessus ?


Lorsqu’il ouvrit la porte du bureau, il la trouva équipée d’un casque 5D, en pleine conversation.



Ayant remarqué le retour de Paco, elle mit rapidement fin à son entretien.



Elle ôta son casque et ses yeux tombèrent dans ceux du jeune Sud-Américain. Embarrassé, celui-ci finit par demander :



Elle soutint un instant son regard. Qu’est-ce qu’il était beau ! En temps normal, seule avec lui, elle aurait sûrement craqué. Mais là…



Susan sourit. Après tout, qu’est-ce que ça changerait ? Au pire rien ; au mieux, ses idées !



Elle se leva, contourna le jeune homme et ferma à clé la porte du bureau derrière lui.



***



Katmandou, consulat de l’union occidentale, jeudi 7, 23 h 30 (HL)




Cho était dépitée. Tout ce voyage pour rien. Les hommes arrêtés en plein Himalaya par les pisteurs de la police népalaise avaient apparemment perdu la raison. Un niveau entier de l’aile gauche du palais consulaire avait été fermé et les treize rescapés y avaient été confinés. La police avait souhaité les emprisonner, des avocats internationaux avaient plaidé l’irresponsabilité, mais l’ambassadeur de Belgique avait usé de son influence pour éviter l’internement aux ressortissants occidentaux (et surtout parce que ça l’amusait beaucoup de faire chier le gouvernement népalais ; quand même ! ce match de base-ball féminin d’il y a onze ans n’allait pas s’oublier comme ça !).


Une attachée consulaire avait conduit Cho jusqu’à un bureau de surveillance où de nombreux écrans diffusaient en permanence les images capturées par les caméras de tout le palais. Et sous ses yeux, les treize personnes à moitié nues se conduisaient de façon irrationnelle, courant, sautant, criant, chantant, levant les bras ou s’agenouillant dans des simulacres de prosternation ou d’accouplement.




***



Bruxelles, bâtiment du consortium de la fédération picarde, jeudi 7, 19 h 55 (HL)




Ania se montrait pressante auprès du dénommé Mirthrandir, mais sans vraiment de succès.




***



Bucarest, immeuble du GNO, vendredi 8, 8 h 04 (HL)




Tracassée, Susan Jordan observait à tour de rôle ses collaboratrices. Ania et Cho étaient toutes les deux revenues, avec bien peu de renseignements, mais avec un nom, bien réel… un nom qui l’inquiétait et la faisait souffrir.



L’inspectrice en chef baissa les yeux. Devait-elle tout leur avouer ? Au risque de devoir rouvrir une vieille enquête ? Au risque de se compromettre ? Elle prit une profonde inspiration avant de répondre.



Mais elle n’eut pas le temps de poursuivre. Elle fut interrompue par l’ouverture de la porte automatique du vaste bureau et par l’entrée d’une femme âgée à la peau noire vers laquelle tous les quatre levèrent des yeux déférents.



Les trois autres se levèrent respectueusement.



Elle dut s’interrompre à son tour, car Susan s’était levée et sortait. Paco aurait juré qu’elle avait des larmes au coin des yeux.



Elle marqua un long silence.



La vieille dame fut interrompue à son tour par le retour de l’inspectrice.



Elle s’essuya les yeux en revenant s’asseoir au milieu de son équipe.



Paco avait l’impression qu’elle reprenait peu à peu confiance en elle.




***



Hôtel Overlook, île Banana, Europe de l’Ouest, vendredi 8, 10 h 53 (HL)




Paco, pourtant rompu aux charmes de ses collègues, avait bien du mal à rester de marbre devant l’allure de la jeune femme incroyablement belle qui était sortie du vaste manoir pour accueillir les cinq enquêteurs du GNO descendus du bateau. Ania et Cho elles-mêmes la dévoraient des yeux en silence.



Le sourire mystérieux par lequel répondit leur interlocutrice la rendit plus ravissante encore aux yeux du jeune Sud-Américain.



Elle pivota et fit quelques pas en direction de l’intérieur du manoir ; ses fesses magnifiques ondulaient en roulant sous sa longue tunique pourpre.



Celle-ci rougit quelque peu en levant discrètement des yeux taquins vers sa compagne. Mais alors qu’ils allaient tous franchir le large portail orné de deux lettres qui délimitait l’hôtel Overlook, ils durent s’arrêter pour laisser passer un couple qui en sortait. Sans doute des touristes, pensa Susan ; apparemment des Américains.



L’homme s’immobilisa devant elle et parut soudain se radoucir.



Et le couple partit vers le quai d’où les enquêteurs étaient arrivés.

Quelques minutes plus tard, leur hôtesse les introduisit dans une vaste salle de réception, puis s’éclipsa tandis qu’ils s’y installaient. Et elle revint un instant après en compagnie d’un homme vers lequel Susan se précipita dès qu’elle l’aperçut.



La jeune femme brune qui les avait accueillis s’était écartée et considérait d’un œil sombre l’inspectrice qui avait sauté au cou de l’homme qu’elle était allée chercher.



Il se rapprocha de la jeune femme qui les avait accueillis.



Toutes les deux se lancèrent un regard noir sinistre et menaçant, tandis que l’homme s’avançait vers les enquêteurs du GNO qui ne l’avaient pas quitté des yeux.



La vieille femme avait bien du mal à l’admettre, mais elle était impressionnée par le charisme et la prestance de leur hôte. « Ah, si j’avais vingt ans de moins… » pensa-t-elle, fascinée par ce sourire et par ses yeux lorsqu’il lui serra la main. Elle prenait soudain vaguement conscience de ce qui avait poussé Susan Jordan à agir de la sorte quelques années plus tôt.



La jolie Chinoise n’avait jamais été aussi troublée par un homme, et à voir son regard exalté, sa compagne polonaise ressentait les mêmes émois.



Celui-ci le salua poliment en retour, mais se rapprocha de Susan en gonflant le torse. Même s’il devait lui reconnaître un certain magnétisme, il avait instinctivement ressenti une vive animosité envers cet homme, qu’une sorte d’atavisme primaire l’avait poussé à considérer comme une menace.



Un long silence suivit la question. Paco observa rapidement ses collègues ; toutes paraissaient ensorcelées, même la vieille Junione. Ce fut donc lui qui répondit finalement :



Grrr ! Paco bouillonnait sur son fauteuil. Ce type l’horripilait.



L’homme lui sourit en retour et elle dut faire un effort pour ne pas dévoiler son trouble ; ses fossettes la faisaient fondre sur place.



Il se tourna vers sa compagne, la questionnant du regard.



L’homme et sa compagne se regardèrent un moment avec ce qu’Ania prit pour de l’inquiétude. Elle poursuivit :



À côté d’elle, Susan remua dans son fauteuil, visiblement mal à l’aise. Leur hôte la remarqua et s’adressa à elle :



L’intéressée baissa les yeux et soupira longuement. Relevant la tête, elle parut un instant chercher du regard le soutien de l’homme. Paco avait de la peine pour elle ; elle, si magnifique, si délicieuse, ainsi accablée à la botte de cet ignoble séducteur de pacotille. Mais elle répondit finalement d’un ton las :



Aurélie pouffa. Elle allait intervenir, mais son compagnon l’arrêta en posant une main sur la sienne. En face d’elle, les enquêteurs du GNO avaient levé les sourcils, mais ne semblaient pas plus désemparés que cela. En leur qualité de membres de la cellule de recherches paranaturelles du GNO, ils en avaient déjà vu d’autres.



Cho et Ania se regardèrent. Aurélie poursuivit tandis que Susan maugréait :



Elle lança à Susan un nouveau regard sombre.



Un silence gêné et confus lui répondit.



Paco ricana. Tiens, ça lui ferait les pieds, à ce crétin ! Il se sentit pousser des ailes lorsque la jolie brune posa sur lui ses yeux courroucés.



Ses quatre collègues levèrent vers l’inspectrice des yeux interrogateurs. Son silence était un aveu. Hésitant, Paco prit dans la sienne la main de Susan pour la réconforter.



Tous le regardèrent avec étonnement. Tous sauf Susan Jordan, qui savait, elle. Elle savait, car elle avait déjà demandé à plusieurs reprises l’aide de Gufti Shank ; il l’avait aidée à mener à leur terme certaines de ses enquêtes les plus difficiles.



Pour le plus grand bonheur de Paco, la jeune femme venait de repousser la main de son compagnon qui avait voulu la lui saisir.



Paco, qui caressait désormais doucement l’avant-bras de Susan en provoquant du regard la somptueuse compagne de l’abjecte crapule qui se permettait de traiter d’égal à égal avec eux, eut un rictus agacé en voyant la brunette s’agiter à son tour dans son fauteuil et reposer sa main sur la cuisse de la crapule.



Paco se délectait de la situation.



Leurs deux hôtes lui lancèrent un regard noir et la jeune femme continua :




***



Hôtel Overlook, vendredi 8, 12 h 10




Cho avait raconté son voyage à Gufti Shank. Elle lui avait décrit l’état des hommes et des femmes qu’elle avait rencontrés. Et il avait alors émis l’hypothèse que c’étaient les effets conjugués de l’alcool et du sortilège d’apaisement qui les avaient rendus si étranges. Il s’absenta quelques minutes, pendant lesquelles Aurélie conduisit les enquêteurs du GNO dans une vaste salle à manger où un somptueux repas les attendait.



La séduisante Chinoise acquiesça et chercha un instant dans son smartphone, puis égrena une longue liste de noms.



Sa réponse à la fois simple et mystérieuse avait désemparé ses interlocuteurs. Seule Ania, l’informaticienne aguerrie, avait une idée de ce qu’il entendait.




***



Hôtel Overlook, vendredi 8, 13 h 41



Le repas fut expédié en silence, puis leurs hôtes conduisirent les cinq enquêteurs du GNO à travers plusieurs couloirs jusqu’à une première chambre dont Aurélie ouvrit la porte en marmonnant :



L’interpellé sourit et regarda l’un après l’autre l’inspectrice en chef et le jeune Sud-Américain.



La belle quarantenaire et son soupirant nerveux se regardèrent, hésitants, puis finirent par entrer, et la porte se referma doucement derrière eux. Un peu plus loin, leur hôtesse ouvrit la porte d’une seconde chambre.



Aurélie acquiesça.



La jolie brune leva vers son compagnon des yeux interrogateurs.



L’homme haussa les épaules.



Puis elle se tourna vers Ania et Cho.




***



Hôtel Overlook, vendredi 8, 14 h 27




Les paroles résonnaient dans la première chambre, où Paco et Susan s’étaient allongés dans le grand lit ; elles résonnaient dans la seconde chambre, où Ania et Cho se tenaient blotties l’une contre l’autre ; et elles résonnaient dans la troisième chambre, où Gufti Shank s’était couché seul en maugréant. Et tous ne tardèrent pas à tomber dans un étrange sommeil.



***



Un bar, 00021 (unités de temps local)




Une grande et grosse jeune femme s’approchait d’un jeune homme en désignant un flipper. Il l’observa un moment avec étonnement, puis lui sourit, gêné, et lui fit signe de commencer.



Paco lui tenait la main et se pressait contre elle ; à quelques pas, Ania et Cho se tenaient également la main en observant la salle avec attention ; un peu plus loin, Gufti Shank se frottait les yeux en cillant devant la lumière blanche. Derrière le bar, un gros homme avec d’énormes moustaches mangeait un épais sandwich.



Derrière elle, les jeunes gens jouaient au flipper sans faire attention à eux ; et le gros derrière son bar ne paraissait pas les avoir remarqués non plus. Gufti Shank sortit une grande montre à gousset d’une poche intérieure de sa veste et la consulta d’un air soucieux.



La voix semblait s’être élevée de partout et nulle part à la fois.



Il soupira en rangeant sa montre.



Abasourdis, les quatre enquêteurs du GNO lui lancèrent des yeux stupéfaits.



Celui-ci, néanmoins, devait convenir qu’il ne s’était jamais imaginé vivre cela. Cho s’était éloignée vers le flipper et Susan vers le bar.



Elle se glissa entre le jeune homme et la fille obèse qui tapait contre le flipper, passa la main devant leurs yeux ; ils poursuivaient comme si elle n’était pas là. La voix d’Aurélie résonna de nouveau autour d’eux.



Il se tourna vers ses compagnons.



Derrière lui, la jeune femme obèse se pressa contre son compagnon d’un instant, ou plutôt d’un récit. Ils murmurèrent l’un à l’oreille de l’autre. Autour d’eux, la salle sembla s’étirer à mesure qu’ils firent quelques pas ; le jeune homme marchait ; mais ce n’était pas lui qui avançait, c’était bien le décor qui paraissait glisser sous ses pieds, le bar, son tenancier, la fille obèse, tout s’éloignait derrière lui. La porte du bar le franchit, et une rue se dévoila sous ses pieds tandis qu’il marchait sur place ; une église apparut.

Mais ni Gufti Shank ni aucun des quatre enquêteurs du GNO n’avaient semblé bouger. Ils étaient restés autour du jeune homme, glissant en même temps que lui dans le décor mouvant.



Autour d’eux, la grosse jeune femme finit par rejoindre son compagnon près de l’église. Ils discutèrent quelque peu, puis l’environnement glissa de nouveau, et les deux protagonistes se retrouvèrent rapidement dans une chambre.



Cette fois, tout sembla soudain glisser vers le bas autour de Gufti Shank et de ses compagnons. La chambre, la fille obèse, le jeune homme parurent descendre tandis qu’une autre scène apparaissait autour d’eux, comme venue d’en haut. Baignée dans une lumière rose, une femme était assise dans un canapé et se masturbait.



Mais les mouvements du décor autour d’eux ne s’arrêtèrent pas et une autre scène remplaça bientôt la précédente : une lumière orange éclairait une femme qui se faisait mordiller les tétons par un petit chien.



La scène disparut et laissa place à une autre femme qui se masturbait dans un parking baigné par une lumière claire bleutée ; puis une cantine turquoise, derrière laquelle s’affairait encore une autre femme avec d’énormes fesses, lui fut bientôt substituée.



Un cabinet médical apparut autour des « voyageurs », où une infirmière ou une doctoresse s’affairait auprès d’un patient presque nu ; mais il fut vite remplacé par un bureau où une femme assise pianotait sur un petit clavier.



Cela agaça encore un peu Paco, mais les deux femmes lui sourirent.



Les quatre enquêteurs buvaient les paroles de Gufti Shank, admiratifs.



***



Une grange, 00088 (UTL)




Derrière les cinq voyageurs, un jeune type à l’air niais était plus ou moins caché près de l’entrée de la grange, occupé à dévorer des yeux une jeune femme aux prises avec deux hommes de ferme un peu rustres qui la prenaient dans les deux sens.



D’un air mystérieux, Gufti Shank ajouta à voix basse en souriant :



Mais il poursuivit de sa voix habituelle :




***



Une terrasse, en bord de plage, 00135 (UTL)





***



Une chambre, 00161 (UTL)




Derrière les voyageurs, un berger allemand sniffait étrangement l’entrejambe d’une femme allongée.





***



Une piscine, au milieu d’un groupe d’habitations tropicales, 00256 (UTL) ; une grosse femme au visage bouffi passe près d’un homme qui prend un verre sur la terrasse.



Gufti Shank ne répondit pas mais consulta sa montre à gousset et sembla réfléchir un instant, alors que de nouveau la scène glissait autour d’eux.




***



Un bureau, 00300 (UTL) ; une quarantenaire est assise et paraît travailler ; face à elle, installé au même bureau, un homme, en s’efforçant de paraître ne l’avoir pas fait exprès, laisse échapper son stylo, qui tombe et roule sous le meuble ; puis il se baisse pour le ramasser.



L’interpellée ne répondit pas, mais des grilles de lumière apparurent soudain autour des voyageurs, se superposant au décor environnant, et semblant former des tableaux de données.



Mais ce fut Ania qui expliqua, admirative.



Comme ses collègues restaient perplexes, leur guide reprit :




***



Un club, 00337 (UTL) ; sous une lumière bleu nuit, une trentaine de personnes ondulent un verre à la main au son lourd d’une musique techno ; une trans noire trône sur un haut tabouret près d’un bar et beaucoup n’ont d’yeux que pour elle.




***



Un chalet en bois, 00342 (UTL) ; quelques jeunes gens sont installés dans un salon et jouent aux cartes en discutant.



Conduits par Aurélie, Gufti Shank et ses invités reprirent leur voyage dans l’histoire de Revebebe, marquant régulièrement un arrêt dans un décor toujours différent, reflet des mots sinon des pensées des auteurs que leur guide mentionnait après un regard sur son étrange montre à gousset.



Les scènes chaudes s’accumulaient sous les yeux des voyageurs.




***



Un supermarché, 01000 (UTL)



Le voyage à travers les récits avait repris.




***



Une ruelle, 01923 (UTL) ; une rouquine avec des taches de rousseur fait le trottoir ; un homme passe et la regarde du coin de l’œil.




***



Une place, 02181 (UTL) ; une jeune femme fait la manche en grelottant.




***



Une plage, 02590 (UTL) ; un homme nu regarde tout autour de lui, son sexe légèrement tendu.




Le voyage avait repris.




***



Une piscine, 03461 (UTL) ; des nageuses terminent une course.




Les cinq voyageurs restèrent un moment ébahis à contempler la scène et l’environnement baigné de lumière rose. Mais leur guide fit un geste et de nouveau tout glissa autour d’eux.



***



Une aire d’autoroute, 03479 (UTL) ; une voiture s’approche et ralentit.



Les deux jeunes femmes acquiescèrent. Derrière elles, un homme sortait de la voiture et se dirigeait vers le bâtiment principal de l’aire d’autoroute.



La douce voix de sa compagne s’éleva tout autour d’eux.



Ce fut Aurélie qui répondit.



Les quatre enquêteurs du GNO s’observèrent un instant, hésitants.



Les deux jeunes femmes s’embrassèrent sous les yeux mi-curieux mi-étonnés de leurs collègues. Et alors que le décor glissait vers des toilettes, la belle Asiatique s’éloigna doucement d’eux pour finalement disparaître à mesure que l’environnement s’estompait autour des quatre autres voyageurs.

Et tandis que de nombreuses autres scènes se dévoilaient à eux, leur guide reprit ses explications.




***



Un chemin dans la campagne vallonnée, 04218 (UTL) ; deux jeunes gens marchent en observant le paysage.





***



Un appartement, 04647 (UTL) ; un jeune homme regarde la télévision en soupirant, écrasé par la chaleur.




Il y eut un silence tandis que de nombreuses scènes défilaient sous les yeux des voyageurs.





***



Un amphithéâtre d’université, 04650 (UTL) ; des étudiants somnolents écoutent un cours de civilisations anciennes.




Le voyage reprit.



Une étrange atmosphère multicolore baigna soudain les voyageurs et le décor sembla trembler de plus en plus fort autour d’eux. Alors que les enquêteurs du GNO paraissaient s’alarmer, leur guide sortit de nouveau sa curieuse montre à gousset avant de lever la tête.



Les scènes défilèrent de nouveau autour d’eux.



Les voyageurs béaient d’admiration.




***



Un appartement, 06705 (UTL) ; une jeune femme entre et saute au cou d’un jeune homme.




Gufti Shank acquiesça en regardant la scène derrière eux avec amusement. Les quatre voyageurs se retournèrent pour observer un instant une version plus jeune de leur guide s’adresser à la superbe brune aux cheveux longs qui venait d’entrer (et qui n’était pas Aurélie…). Tous les deux discutèrent un moment, enlacés, puis se mirent à se caresser, et la femme entreprit bientôt de dévêtir son compagnon. Lorsqu’elle baissa son caleçon, Ania et Paco eurent un hoquet de stupeur, tandis que Susan maintenait sur la scène des yeux nostalgiques. L’enquêteur sud-américain du GNO se reprit rapidement et toisa leur guide d’un regard accusateur et courroucé. Mais avant qu’il puisse intervenir, le décor s’étira pour disparaître peu à peu, et la voix d’Aurélie s’éleva, nettement moins douce qu’habituellement :



Si Paco était bien de cet avis, ce n’était pas le cas d’Ania ou de Susan qui regardèrent la scène s’éloigner avec un brin de déception.



***



Un local, 06747 (UTL) ; la pièce n’est meublée que d’un bureau et d’une table sur laquelle brille une bougie dont la flamme vacille, mais tient bon ; sur le bureau, un ordinateur est allumé ; plusieurs lignes s’affichent sur l’écran.




Mais le décor était déjà en mouvement ; Gufti Shank et Aurélie entraînaient de nouveau les voyageurs.




***



Un bistrot miteux, 06877 (UTL) ; une fausse blonde mal siliconée danse au milieu du bar.




Derrière eux, au bar, un gros mec en sueur servait un scotch à un type au look de privé qui tripotait un billet de banque. Mais les enquêteurs n’eurent pas le temps d’en voir davantage, le voyage reprenait.




***



Une chambre, 07868 (UTL) ; une jeune femme s’allonge, se glisse entre les draps, s’enroule dans la couette.



La voix d’Aurélie cingla autour des voyageurs, et le décor sembla changer de nouveau avant même que quiconque ait pu répondre.



***



Une pièce sombre, 07983 (UTL) ; une jeune femme brune élégante est agenouillée aux pieds d’un homme qui lui éjacule dans la bouche en grognant.




Derrière les voyageurs, la jeune femme manquait de vomir et s’essuyait la bouche. Mais la scène s’étira de nouveau et disparut vers le bas.



Tout défilait très vite autour des voyageurs.



Les enquêteurs du GNO regardaient en tous sens autour d’eux.



Leur guide consulta de nouveau son étrange montre à gousset.



Gufti Shank acquiesça en rangeant sa montre.



Les trois enquêteurs restants s’observèrent un instant l’un après l’autre.



Celui soupira en regardant de nouveau leur guide avec animosité.



Le jeune Sud-Américain soupira de nouveau, mais parut se résigner à abandonner les deux femmes magnifiques à la crapule.



Elle acquiesça et celui-ci disparut, éloigné peu à peu des trois voyageurs qui continuaient de voir défiler autour d’eux de nombreuses scènes plus surprenantes les unes que les autres, alors que Gufti Shank reprenait ses explications.




***



Un salon, 09850 (UTL) ; une jeune femme soupire en observant alternativement des enfants écroulés devant la télévision, une autre femme éplorée au téléphone, et un vieil homme tristement assis dans un fauteuil roulant près d’un sapin de Noël.




Admiratives et déférentes, Ania et Susan observaient la jeune femme s’éveiller en sursaut dans la suite de son récit. Mais le décor s’étira de nouveau et les voyageurs repartirent.



Le décor cessa soudain de glisser sous leurs yeux et des images vinrent se superposer dans toutes les directions à celles qui les entouraient déjà, comme projetées de tout autour d’eux.



Les trois voyageurs furent ballottés plusieurs fois par à-coups de gauche à droite, comme les passagers d’un grand huit virtuel, au milieu d’un flot incompréhensible de scènes qui s’entassaient à toute vitesse sous leurs regards saturés.



Tout s’arrêta soudain de tourner, le décor s’immobilisa pour ne plus dévoiler qu’une scène figée, deux femmes assises à une table face à un homme. Rien ni personne ne bougeait ; seuls Susan, Ania et Gufti Shank pouvaient se déplacer dans le décor pétrifié.



Il n’y eut aucune réponse. Tout était affreusement glacé. Gufti Shank sortit une nouvelle fois sa curieuse montre à gousset et la consulta longuement, la tournant par instants telle une boussole.



Devant l’incompréhension visible de ses interlocutrices, il reprit :



Et comme en réponse, une voix forte s’éleva tout autour d’eux, comme celle d’Aurélie quelques minutes plus tôt.



Gufti Shank soupira en rangeant sa montre, et sortit d’une autre poche un curieux objet oblong sombre et lisse, gravé d’écritures blanches, et dont la pointe luisait d’une pâle clarté iridescente.



Les deux femmes somptueuses, inquiètes, se lovèrent contre lui tandis qu’il levait et pointait cet objet dans une direction que lui seul semblait deviner. Et de nouveau le décor s’étira, virevolta, fut secoué de gauche à droite, de haut en bas…



***



Une cellule obscure, 10 167 (UTL) ; un homme en haillons est conduit hors de la cellule par deux gardes en uniforme.




Il rangea son artefact et ressortit une fois de plus sa montre à gousset qu’il observa un court instant.



Les deux femmes buvaient les paroles de Gufti Shank en contemplant la scène qui avançait doucement dans un dédale obscur en suivant le prisonnier. À l’évidence, elles ne faisaient pas d’effort pour quitter l’étreinte de leur guide, chacune se serrant contre lui d’un côté. Mais la voix d’Aurélie s’éleva bientôt :



Susan et Ania sursautèrent et s’écartèrent quelque peu en affectant un air désolé.



De nouveau, le décor autour d’eux se mit à glisser et le voyage reprit.



***



Un vaisseau spatial, 10 298 (UTL) ; un corps flotte, immobile, dans la cabine seulement éclairée par la lune et les étoiles.




L’environnement se déplaçait de nouveau.




***



Une rue, 11 229 (UTL) ; un jeune homme grassouillet sort d’un bâtiment médical en soupirant.




Dans le récit autour des voyageurs, le temps sembla s’arrêter et le même jeune homme réapparut soudain beaucoup moins gros. Mais le décor glissa une fois encore autour d’eux.




***



Un couloir, 11 557 (UTL) ; un homme immobile observe par une porte entrebâillée vers une chambre où l’on devine un couple s’ébattre.



Elle s’approcha de leur guide et murmura à son oreille :



Simultanément, Ania et Susan firent un ou deux pas en arrière pour s’éloigner de Gufti Shank en baissant les yeux. Celui-ci sourit. Mais déjà le décor défilait de nouveau tout autour des voyageurs.



Dans un réflexe, les deux femmes se lovèrent de nouveau contre leur guide. Mais cette fois la situation sembla rapidement revenir sous le contrôle d’Aurélie, et les scènes continuèrent de défiler.



Ses compagnes de voyage buvaient les paroles de Gufti Shank.



On entendit clairement Aurélie soupirer. Mais son compagnon ne sembla pas y prêter attention et poursuivit :



Gufti Shank ressortit sa montre à gousset, l’ouvrit, et appuya sur deux de ses boutons.




***



Une chambre d’hôpital, 13 272 (UTL) ; un homme est allongé dans un lit et contemple une femme en souriant.




Gufti Shank et Ania l’observèrent un moment en silence.



Susan soupira lourdement.



Et de nouveau le décor se déroula sous les yeux des trois voyageurs.



Les scènes défilaient, enivrantes et dépaysantes.



Le décor paraissait défiler de plus en plus vite sous les yeux des voyageurs.



Gufti Shank marqua une pause en attendant que l’environnement se stabilise un instant sur le salon d’un appartement.



De nouveau, les scènes défilaient sous leurs yeux.



Gufti Shank consulta de nouveau son étrange montre.



Ania regarda Susan.



La jeune informaticienne acquiesça gravement en observant sa responsable lever la tête pour interpeller leur guide.



À peine avait-elle dit ces quelques mots que le décor s’étirait de nouveau ; Susan sembla s’éloigner des deux derniers voyageurs qui continuaient de regarder défiler les récits et l’histoire de Revebebe.



Tout évoluait de plus en plus vite autour d’eux.



Gufti Shank ressortit encore une fois sa montre à gousset et en tapota deux boutons. Le décor cessa bientôt de défiler pour s’arrêter sur la chambre-cuisine-bureau-séjour-débarras d’un minuscule studio où déambulaient un jeune homme et son chat.



La belle informaticienne darda vers son guide des yeux aguicheurs de biche en chaleur.



Il lui sourit en réponse.



Elle paraissait hésiter.



Ania sembla hésiter encore davantage. Gufti Shank poursuivit :



Mais comme son compagnon de voyage l’observait sans comprendre sa remarque, elle reprit :



Et Ania eut l’impression que le corps de l’homme devenait peu à peu transparent. Lorsqu’il eut totalement disparu, elle se retrouva seule à contempler dans le décor une femme en pleurs, assise sur une marche devant l’entrée d’un autre appartement, les mains emmaillotées dans des pansements. La voix d’Aurélie résonna tout autour d’elle :




***



Suite n°21 de l’hôtel Overlook, vendredi 8, 18 h 51 (HL)



Susan Jordan s’éveilla la première ; à côté d’elle, Paco avait apparemment une fin de sommeil agité, il n’allait sans doute pas tarder à ouvrir les yeux. Elle s’étira, regarda l’heure, repensa à cette étrange expérience. Son esprit embrumé avait fixé une bonne partie des images de leur voyage, et c’était comme si elle avait vécu tous les récits de Someone Else. Mais par-dessus tout, elle se sentait très excitée, hantée par des scènes de sexe à bord d’un navire-pirate. Avec un sourire carnassier, elle se tourna vers Paco, mais elle eut soudain une autre idée : maintenant que cette peste d’Aurélie n’était plus là pour la surveiller…


Silencieusement, elle quitta le lit et alla sur la pointe des pieds jusqu’à la porte qui ne grinça qu’à peine lorsqu’elle l’ouvrit. Le couloir lui sembla désert. Avant de s’enfermer ici avec Paco, elle avait entendu que Gufti Shank était dans la troisième chambre ; elle allait le rejoindre discrètement et ils allaient faire l’amour sauvagement comme dans ses plus brûlants souvenirs. Mais alors qu’elle allait s’avancer, elle entendit s’ouvrir une pièce voisine. Des murmures lui parvinrent et, observant par l’entrebâillement de la porte presque fermée, Susan aperçut ses deux collaboratrices, Ania et Cho, sortir dans le couloir en tenue légère et, étouffant des rires et des gloussements, tapoter doucement à la porte de la chambre suivante avant d’y entrer en ricanant.


Agacée, contrariée, déçue, et exaspérée par ces deux petites salopes censées être lesbiennes qui venaient de lui piquer la place, Susan claqua la porte en grommelant et en se promettant d’aller tout balancer à Aurélie. Mais en attendant, elle reporta ses attentions sur Paco, que le bruit venait d’éveiller et qui semblait se demander où il était. Il avait intérêt à assurer, se dit-elle en déboutonnant son chemisier.



***



Salon d’accueil de la réception de l’hôtel Overlook, vendredi 8, 20 h 08




Junione était restée une bonne partie de l’après-midi auprès d’Aurélie, l’avait observée guider les voyageurs, et, au fur et à mesure qu’elle lui en avait fait part, avait pris note de leurs ressentis et impressions. À la fin de cette curieuse expérience, leur hôtesse avait dû s’absenter, prétendument appelée par ses responsabilités dans le fonctionnement de cet inquiétant hôtel. Susan et Paco avaient retrouvé Junione quelque temps après leur réveil ; ils paraissaient détendus et enthousiastes des pistes qu’ils avaient découvertes en suivant la trace de l’un ou l’autre des rescapés de l’expédition du Kangchenjunga. Gufti Shank les avait rejoints aussi, changé et pimpant, sortant visiblement de la douche. Il tenait un petit coffret en bois sombre sculpté de nombreux motifs finement ciselés.



Leur hôte sortit de sa poche une petite clé argentée qu’il introduisit dans la serrure du coffret.



Il fit tourner la clé, ouvrit le couvercle de la boîte, et en sortit un curieux objet doré et cabossé.



Susan soupira.



Tous la regardèrent avec étonnement. Haussant les sourcils, elle expliqua encore :



Gufti Shank observa sa compagne d’un air suspicieux. Elle soutint son regard en lui retournant des yeux qu’elle s’efforçait de faire paraître candides et innocents, mais dans lesquels se lisaient malice et rancœur.



***



Suite n°23 de l’hôtel Overlook, vendredi 8, 20 h 20




Bâillonnées et menottées nues, bras et jambes écartés sur le lit king-size, Ania et Cho tentaient d’appeler à l’aide depuis un bon quart d’heure sans le moindre succès lorsque la porte de la chambre s’ouvrit enfin pour leur plus grand soulagement, dévoilant Gufti Shank que suivaient Paco et Susan. Celle-ci se mordit la lèvre en découvrant la scène, regrettant instantanément d’avoir pu suggérer quoi que ce soit à cette folle d’Aurélie.



Paco se précipita pour dénouer les liens des bâillons (non sans contempler discrètement les magnifiques corps dénudés de ses deux collègues).



Gufti Shank soupira en s’avançant à son tour.



Tandis que les deux hommes s’affairaient à libérer les enquêtrices, Susan ne pouvait s’empêcher de s’interroger quant à la furie dans laquelle devait se trouver Aurélie : comment cette femme avait-elle pu venir aussi facilement à bout de deux enquêtrices du GNO, athlétiques, surentraînées et rompues à toutes sortes de techniques de combat ?



Il s’éloigna et sortit de la chambre. Devinant sans doute les pensées de leur responsable, Ania tenta de se justifier :



S’approchant d’Ania pendant que Paco s’évertuait à ouvrir un des bracelets qui menottaient la belle Asiatique, Susan se saisit du bâillon que le jeune Sud-Américain venait de lui ôter, et s’en servit pour essuyer le front et la tempe gauche de la jolie Polonaise.



Ania rougit un peu plus en dardant ses yeux penauds et confus dans ceux moqueurs mais désolés de Susan.



***



Embarcadère de l’île Banana, Europe de l’Ouest, vendredi 8, 21 h 45




Les enquêteurs, sidérés, observaient Aurélie déclamer d’un ton froid les formules d’usage. Avec une amabilité forcée cynique et insistante, elle poursuivit en contemplant tour à tour Ania et Cho, qui se contenaient pour ne pas exploser :



Elle lui déposa un baiser puis fit demi-tour et s’éloigna d’un pas léger sur le chemin de l’hôtel en roulant de ses fesses somptueuses sous les yeux voraces de Paco.



Se tournant vers Gufti Shank, elle poursuivit :



Ania et Cho baissèrent les yeux. L’interpellé avait du mal à se retenir de ricaner ; Paco, lui, avait du mal à se retenir de lui péter la gueule.



Mais personne ne releva et Junione continua :



Susan et Ania renchérirent l’une après l’autre :



Comme tous la regardaient sans comprendre, elle précisa :




***



Salon de l’hôtel Overlook, samedi 9, 11 h 10




Gufti Shank ne l’avait pas entendue arriver et resta un moment hésitant, puis il reprit à l’attention de Mirthrandir, assis face à lui :



Il se retourna pour vérifier qu’Aurélie, affairée à autre chose, ne l’observait pas et reprit en chuchotant :



Gufti Shank effleura à plusieurs reprises la théière dorée qui trônait bien en évidence sur une petite table face aux deux hommes. Une forme évanescente bleutée s’en éleva en tournoyant, semblant y prendre vie, et dessinant bientôt une créature potelée qui attendait, les bras croisés sur sa poitrine, en arborant un grand turban et un large sourire.



Mirthrandir grommela :



Mais la créature leva doctement l’index avant de poursuivre :



Le tas de fumée parut se renfrogner quelque peu.



***



Suite n°99 de l’hôtel Overlook, lundi 11, 20 h 10



Avachis l’un contre l’autre dans un gigantesque canapé de la plus belle suite de l’hôtel, Aurélie et Gufti Shank dégustaient un apéritif en regardant distraitement les informations diffusées par un très grand écran.



Tous deux se redressèrent pour fixer plus précisément leur attention sur les paroles du journaliste.



En soupirant, Aurélie changea de chaîne et la télé diffusa ensuite de la musique et des clips. Un téléphone posé sur la table devant eux sonna et vibra. Gufti Shank s’en saisit, en regarda l’écran et sourit.



Il décrocha en déclenchant le haut-parleur.




***



Salon de l’hôtel Overlook, mardi 12, 3 h 35




Gufti Shank semblait amusé mais pas Mirthrandir ; celui-ci venait d’entrer, entouré par les enquêteurs du GNO qui n’avaient pas l’air dans leur état normal : Ania, Cho, Susan, Junione et même Paco se blottissaient et se frottaient contre lui à qui mieux mieux, le caressant, l’embrassant, le cajolant, ou glissant leurs mains à tour de rôle partout sur son corps.



Aurélie était écroulée de rire, mais Mirthrandir moins. Avec un regard exaspéré, il tendit à Gufti Shank le coffret qui contenait la théière dorée.




***



Une grotte, quelque part dans la Meuse, mardi 12, 8 h 45



Trois hommes discutaient près de nombreuses bougies assemblées au cœur de la caverne, qu’elles éclairaient faiblement. Un peu plus loin, un groupe d’hommes et de femmes entassaient plusieurs piles de caisses dans un recoin de la grotte. Quand ils eurent terminé, ils rejoignirent les trois personnes et tous se disposèrent en cercle autour des bougies, puis l’un d’entre eux prit la parole :



Tous s’agenouillèrent, posèrent les mains sur le sol, et une étrange litanie s’éleva de leur groupe, où chacun semblait en transe et psalmodiait d’une voix lente et mécanique :