n° 22695 | Fiche technique | 41524 caractères | 41524 6993 Temps de lecture estimé : 28 mn |
18/10/24 |
Présentation: Où l’on retrouve Cassandre, la braqueuse romantique découverte dans la série « Cavale », publiée ici il y a quelques mois. Il n’est pas indispensable d’avoir lu « Cavale », mais c’est mieux, j’y ferai quelques fois référence. | ||||
Résumé: Décidément, Cassandre a le chic pour se mettre dans des situations compliquées. Ou bien, c’est elle qui attire les ennuis ? | ||||
Critères: #policier | ||||
Auteur : Laetitia Envoi mini-message |
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Résumé de l’épisode précédent :
Décidément, Cassandre a le chic pour se mettre dans des situations compliquées. Ou bien, c’est elle qui attire les ennuis ?
Mademoiselle Kürschner roulait dans une Porsche rouge et rutilante, immatriculée à Genève. Un peu voyante, mais bon…
Elle conduisait très vite et surtout très mal. Je la laissais me terroriser jusqu’à Pont-Saint-Esprit, où je lui dis :
Elle me laissa le volant à regret, mais au moins la carrosserie était intacte. Sur l’autoroute A7, après Bollène, je descendais rarement sous les deux cent kilomètres-heure, déclenchant quelques radars automatiques au passage. Mais c’était Mademoiselle Kürschner ou ses employeurs qui allaient payer.
Après un moment à ce rythme, je pris conscience que la même BMW noire se tenait à distance, mais ne nous quittait pas. C’est vers Montélimar que je l’ai repérée, mais il était quasiment certain qu’elle nous suivait depuis le début. Je tombais à cent trente kilomètres-heure vers Valence. Elle ne nous doubla pas. Je ralentis encore, plus brutalement, afin que la BMW se rapproche de nous. J’ai eu le temps de voir des plaques ardéchoises et une seule personne à bord.
Je me gardais bien de parler de cela à Karolina. Au reste, mis à part notre petite conversation au sujet de la conduite, nous n’avions pas échangé plus de dix mots depuis le départ, même si elle avait bien essayé quelques platitudes sur la météo, ce genre de conneries.
Pour ma part, j’étais résolue à ne penser à rien. Ce qui s’était passé la veille au soir était parfaitement clair. Ils me coinçaient et puis c’est tout. Je regrettais seulement de ne pas pouvoir faire un détour par Paris pour régler mes comptes avec Samir le Lillois, qui n’avait pas su résister à la séduction du franc suisse. Après, il faut savoir mesurer avec tolérance la faiblesse de nos contemporains. C’est mon côté spinoziste. Spinozien peut-être. Enfin, je ne sais plus. Et là n’est pas le principal.
Une fois Lyon passée, je remontais à deux-cent-vingt kilomètres-heure. Mademoiselle Kürschner s’étonna que je continue sur l’A40 vers Bourg-en-Bresse et Lons-le-Saunier.
Il est certain qu’avec une Porsche 911, on peut faire des moyennes phénoménales. Être à Stuttgart dans la soirée était tout à fait possible. Mais je n’avais pas envie de faire plaisir à cette conne.
Elle me regarda méchamment et marmonna quelque chose en allemand, que je compris très bien :
Ce qui indubitablement signifie « salope ».
Le fait que j’ai entendu et compris son insulte eut l’air de la déstabiliser. Je continuais :
Cette conne m’énervait royalement. Il fallait qu’elle comprenne que j’avais l’intention de garder une belle marge de manœuvre. S’il fallait vraiment que je descende ce type pour qu’ils me foutent la paix, au moins, que j’aie les coudées franches.
Elle sortit son téléphone de son sac à main.
J’ai eu l’envie de souffler le chaud et le froid avec Karolina. Même si en partant, j’avais décidé d’être plus cool avec elle, là, elle m’avait énervée. Une petite dose de désagréable s’imposait donc. En l’occurrence, je soufflais le froid.
Tout en conduisant, je passais la main sous sa jupe, remontant le long de sa cuisse. Quand j’ai rencontré la lisière de son bas et que j’ai senti sa peau sous mes doigts, j’ai légèrement griffé la chair en continuant de remonter. Légèrement, hein. Je ne suis pas une sauvage. Mais je tenais à la marquer physiquement et psychologiquement.
Elle obéit et je l’ai caressée à travers la fine étoffe. Alors que je n’avais pas quitté la route des yeux depuis que j’avais commencé mon petit numéro, je me suis tournée vers elle. J’ai cru voir l’espace d’un quart de seconde, sa bouche s’entrouvrir et esquisser une grimace de plaisir, avant qu’elle ne redevienne de marbre en croisant mon regard.
Elle obtempéra en posant chacune de ses paumes sur ses seins.
J’accentuais la caresse, bien décidée à la faire avoir un orgasme et pas simulé. Au bout d’un moment à jouer autour de son clitoris, sa bouche se tordit. Elle mordit sa lèvre inférieure. Elle prenait sur elle pour ne pas me montrer son plaisir, refoulant les gémissements. Mais je suis une grande spécialiste du clitoris. Manifestement, sa respiration s’accélérait. N’y tenant plus, elle poussa un petit cri, tout en regardant la route à travers le pare-brise.
Tout cela s’était passé au-dessus des deux cent kilomètre-heure.
Elle téléphona donc. Après un rapide échange en allemand, qui m’échappa en grande partie, elle raccrocha et se tourna vers moi avec un grand sourire. Vraiment, cette fille était un véritable caméléon.
Pendant le repas, elle me raconta une vie qui me parut fausse de bout en bout. Mais c’était plutôt amusant de l’observer en train de fabriquer ses mensonges. Il faut avouer que son sourire de commande était terriblement séduisant. Les quatre types de la table d’à côté s’interrompaient régulièrement dans leurs considérations sur le marketing, pour manifester la plus grande lubricité à notre égard. Pourvu qu’ils ne nous invitent pas à prendre un verre après le repas. Mais non, ils se sont levés, tout en lorgnant les seins et les cuisses de Karolina au passage, ce que je pouvais comprendre.
Au moment du kouglof, elle était vraiment charmeuse. Je décidais de faire tomber ses humeurs.
Elle prit un air ahuri et c’était, certainement pour la première fois, un air authentique.
J’ai compris à ce moment-là qu’elle avait peur. Le repas terminé, nous nous sommes levées pour regagner la chambre. J’avais une terrible envie d’en rajouter une couche.
Puéril, je veux bien l’avouer. J’agissais avec elle de manière tout à fait abjecte. J’ai horreur de ce genre de pratiques. Jamais, je ne lui aurais fait ça. Même si je la considérais comme une conne, qu’elle m’avait énervée depuis que je l’avais rencontrée. Et même si cette peur que j’avais vue naître dans ses yeux commençait à me faire changer d’optique vis-à-vis d’elle, j’étais toujours dans mon rôle de composition, celui de la méchante. Mais ça ne m’allait pas du tout. J’y étais plutôt mauvaise, tout autant qu’elle dans le sien de rôle. Deux mauvaises actrices.
Je cogitais là-dessus pendant qu’elle prenait sa douche. D’accord, ils m’avaient coincée et j’avais horreur de ça. Mais passer mes nerfs sur Karolina, ce n’était pas digne de moi ni digne tout court d’ailleurs. S’en prendre au messager était plus qu’inutile.
Elle sortit de la salle de bain, le peignoir de l’hôtel sur elle.
Une ombre passa sur son visage. Elle me lança un léger sourire et ouvrit son peignoir, me dévoilant son superbe corps. Elle me rejoignit sur le lit. Nos bouches se trouvèrent pendant qu’elle soulevait mon haut sur ma poitrine et déboutonnait mon pantalon.
Me jouait-elle encore la comédie pour m’amadouer ?
Dès les premières secondes, à la façon qu’elle avait de m’embrasser et de me caresser, j’ai eu la certitude que non. Elle était sortie de son rôle de composition. Et elle était vraiment beaucoup plus convaincante ainsi.
oooOOOooo
Nous avions repris notre route tôt le lendemain matin.
Nous roulions vers la frontière franco-allemande sur l’autoroute A35, et la fameuse BMW avait fait deux apparitions lointaines dans le rétroviseur de la Porsche. J’avais vraiment envie de savoir de quoi il en retournait.
J’accélérais et me garais quelques kilomètres plus loin sur une aire de repos. Je sortis de la voiture et allais observer l’autoroute. La BMW passa une minute plus tard à vive allure, hélas trop loin pour en distinguer le conducteur. Je retournais à la Porsche en disant :
Nous avons passé la frontière. Je jetais régulièrement des regards dans le rétroviseur, mais ne repérais pas de calandre de BMW. Peut-être l’avions-nous définitivement semé. Peut-être le conducteur avait pigé ma manœuvre et donc quitté l’autoroute aussi, après nous avoir attendus à son tour sur une aire de repos. Si c’était le cas, il s’était fait beaucoup plus discret. Peut-être aussi, avais-je rêvé finalement, et quelqu’un d’autre que nous avait choisi, ce jour-là, de se rendre de Pont-Saint-Esprit à Stuttgart. Après tout, ça doit bien exister les gens qui vont de Pont-Saint-Esprit à Stuttgart. Peu probable, mais bon…
Tiens ? On n’allait pas jusqu’à Stuttgart finalement. Neubulach ! Pourquoi pas.
Il y eut un drôle de silence mi-gêné, mi-déçu entre nous. Pourtant, au début, ça avait été la guerre ouverte, puis la guerre larvée. Finalement, elle ajouta :
Je m’abstins de la moindre remarque, la laissant continuer :
Finalement, pourquoi pas ?
Elle me désigna une petite route privée traversant un bois de sapin. Au bout se tenait une monstrueuse bâtisse qui se donnait des faux airs de château. C’était tout ce qu’il y a de plus grotesque.
Karolina sortit de la voiture et me demanda d’en faire autant. On y était. J’allai enfin savoir à quoi correspondaient toutes ces simagrées.
Un type parut dans l’encadrement de la porte.
S’il croyait avoir l’air menaçant, il se trompait. Ce devait juste être un larbin qui venait ouvrir la porte. Tout au plus un super-larbin. Pas de quoi arborer cet air supérieur de toute manière.
Karolina me regarda, faillit dire quelque chose, monta dans sa Porsche, et fit tourner le moteur. Super-larbin se décida à aller chercher mon sac dans le coffre. Il fulminait intérieurement, manifestement. Je regardais la Porsche démarrer et s’engager dans l’allée. Un léger sentiment de manque me gagna. Comme quoi, on change parfois d’opinion sur les gens. Je passais devant Super-larbin et me retrouvais dans un hall démesuré, absolument hors de sens, rempli de vieilleries néogothiques, d’un goût peu sûr.
Un homme entre soixante et soixante-dix ans est apparu en haut de l’escalier monumental au fond du hall. Il avait beaucoup d’élégance. De tenue, plutôt, c’était le parfait aristocrate prussien, une vraie caricature. Il était grand et mince, se tenait droit, un peu comme s’il avait un lumbago, avait un hâle naturel, des cheveux blancs coupés en brosse et des fines lunettes à monture dorée.
Fichtre ! Avec un nom et un titre pareil, les terres de ses ancêtres devaient couvrir l’ensemble de l’Europe centrale jusqu’à la Pologne.
Tout ce cirque commençait à me saouler.
Je le dis en allemand, pour marquer un peu plus le coup, malgré le fait qu’il parlait un français parfait. Je vis tout de suite que ma tirade ne lui avait pas plu du tout et qu’il n’avait pas l’intention de digérer ce premier affront. Il continua à me répondre en français. Comme s’il prolongeait le duel :
Là-dessus, il faisait erreur. Une tueuse est payée pour tuer, et ça ne m’est jamais arrivé. Il y a même lieu de croire que ça n’arrivera jamais. J’avais toujours la ferme intention de me sortir de ce guêpier par le haut. Bon, je décidais plutôt de passer à la politique de l’eau dans le vin et de mettre en pratique les vertus sociales de l’hypocrisie bien pratiquées :
Il eut un sourire parfaitement faux pour dire :
Je me demandais ce qu’il entendait par « convenable ». Mais son hésitation avant de prononcer le mot et son air pincé, m’aguillaient facilement.
Pour un peu, il m’aurait prise par l’épaule affectueusement. Encore un spécialiste du mensonge et des réactions caméléons, décidément. De près, je trouvais son eau de toilette un peu trop forte et entêtante.
Nous avons longé un couloir chargé de commodes, de consoles, d’armures Renaissance allemandes, d’épées, masses d’armes, et autres fléaux accrochés au mur. Enfin bref, toujours ce bric-à-brac hétéroclite. En revanche, c’était vraiment d’époque, un endroit finalement intéressant pour un cambrioleur un peu doué.
L’aristocrate prussien ouvrit une porte gigantesque à doubles battants, et s’effaça pour me laisser passer. Nous sommes entrés dans un salon gigantesque où trônait un piano à queue Pleyel, mais qui paraissait minuscule là-dedans. Il y avait aussi une multitude de fauteuils et canapés, deux ou trois tapis de Chiraz et au fond une cheminée qui prenait les deux tiers d’un pan de mur et où brûlait l’équivalent de la moitié de la Forêt-Noire.
S’incorporaient au décor deux hommes, aussi vêtus de noir que les fauteuils sur lesquels ils étaient assis. Je me fis la réflexion qu’ils étaient tellement immobiles qu’on avait le sentiment d’être au Musée Grévin. Ils se mirent en mouvement en chœur pour se lever. L’un était grand et mince, à peine quarante ans certainement. Bel homme, de la prestance, joli costume, Armani à coup sûr, un mix entre un banquier suisse et un cadre sup de multinationale. L’autre était plus petit et gras, plus âgé aussi, la cinquantaine, la lèvre inférieure molle et tombante, un costume de marque aussi, mais informe et froissé, cela certainement dû à sa morphologie.
Honegger me tendit la main droite et serra la mienne avec un sourire charmeur en coin. La poignée de main de Reinhardt était, quant à elle, molle, humide et froide en même temps. Pas vraiment agréable.
Reinhardt s’empressa d’accepter. L’aristo se tourna vers moi :
J’avais décidé d’arrêter de le titiller, mais je n’y arrivais manifestement pas. Il resta de marbre en remplissant les verres. Il commença ensuite son petit discours.
Il y eut un silence. Les trois s’échangeaient des regards. L’aristo prussien reprit :
Il y eut un moment de silence et d’échanges de regards entre les trois. Ils cogitaient très fort. Est-ce qu’on lui dit ou pas ? Pendant qu’ils marinaient et en ayant un peu marre, je me levais pour me resservir un whisky. Puis je m’installais au piano, posais mon verre et attaquais Chopin, la Nocturne en mi bémol majeur, Op 9, n°2. Le Pleyel était parfaitement accordé, des graves d’une richesse exceptionnelle. La musique envahit l’immense salon, qui en devint presque intime, finalement. Chopin est mon compositeur préféré de par ses inventions harmoniques et le spleen qu’il arrive à mettre dans ses œuvres. Je m’arrêtais une fois la Nocturne exécutée en n’ayant fait que trois fautes certaines. Ce qui, vu la difficulté d’exécution du morceau, me parut plus que convenable.
Le Comte Graf Magnus Von Hasselbach brisa le silence qui s’était installé :
C’est tout juste s’il ne se mit pas à chialer. Il en était presque touchant pour le coup. Presque seulement, hein…
Ce fut Jasper Honegger, qui n’avait pas dit grand-chose jusqu’à présent qui se lâcha.
Nom de Dieu ! C’est encore pire que ce que j’avais imaginé. J’imaginais mal que les raisons du gouvernement US soient futiles. Mais ce n’était pas mon problème. Mon problème était que j’allais devoir trancher entre le fait qu’une photo me montrant avec Thierry Morand pouvait arriver chez Interpol, ou bien marcher avec ces gens et risquer au moindre faux pas ou grain de sable, d’avoir la CIA sur le paletot. CIA et peut-être même le FSB russe, qui est le principal successeur du FSK, lui-même successeur du KGB soviétique. Qui dit armes américaines à vendre, dit clients, pourquoi pas Russes, ou pire, Iraniens, ou encore une bande de terroristes internationaux. J’y étais, et même jusqu’au cou. Tout ça à cause de ce con de Samir, incapable de fermer sa gueule alors que je le payais justement pour ça. Comment me sortir de là ? Interpol, finalement, était peut-être la moins pire des solutions.
Ils marquèrent le coup.
Mais quel merdier… ! Quel merdier !
Bon, je mettais une pièce sur les Russes.
Le gros Reinhardt sortit d’un attaché-case une chemise où était écrit au feutre « Schatten », que je traduisis par « Ombre ».
Ombre, donc, ou Schatten. Reinhardt me tendit une feuille de papier où était imprimé un mail, envoyé à Herr Reinhardt, Deutsch Biotech (le nom de ce qu’ils appelaient « le Groupe » certainement) – Stuttgart, depuis une adresse bidon manifestement. Le texte était très court, mais parlant : « Je suis au courant de la nature précise de la commande 174-588c » et en dessous en guise de signature, « Shadow ».
Le type qui avait envoyé ça me paraissait très sympathique, mais je gardais pour moi ce sentiment.
Je fus prise d’une grosse envie de rigoler. Jaune le rire, tout de même. Celui qui se faisait appeler Shadow avait dû bien s’amuser en envoyant ses mails. Pour ma part, je ne manquais pas de faire le rapprochement entre ce Shadow et la fameuse BMW qui nous avait suivies avec Karolina depuis l’Ardèche.
De mieux en mieux… Le type semblait très fort.
Bon, je cherchais à gagner du temps et à imaginer une solution pour me sortir de ce foutoir absolu. Comme chacun sait, la nuit ne porte pas conseil, mais il fallait aussi leur montrer que je n’avais pas l’air de céder trop vite. D’un côté, c’était un nid de guêpes, de l’autre, il y avait un paquet de francs suisses à la clef.
Un dîner dans la vieille noblesse allemande, je m’attendais au pire, avec du gibier, faisan, canard sauvage, avec du chou à toutes les sauces, gras, copieux… Mais non, il y avait du saumon Gravelax, très fin, parfaitement mariné et épicé, avec un Riesling Rheingau de 2020, ce qui est plutôt un choix judicieux. Je félicitais Von Hasselbach, pour son vin blanc. Un petit débat s’ensuivit sur les qualités respectives des vins blancs allemands et des Bourgognes français. Je convins que les meilleurs Rieslings du monde proviennent des terroirs allemands, mais ne lâchai pas l’affaire sur les Bourgogne.
La salle à manger, même si elle devait faire la superficie de ma maison ardéchoise, avait des proportions moindres que le salon au piano. Sinon, c’était mon ami Super-larbin qui faisait le service. Apparemment, il m’aurait bien renversé le plat de saumon sur la tête, mais il s’abstenait.
J’étais installé à la droite du Comte Graf Magnus Von Hasselbach, notre hôte, la place de choix donc. En face de moi trônait Mathias Reinhardt, avec à côté de lui son épouse Frau Ursula Reinhardt. Si Herr Reinhardt était gras et adipeux, son épouse Ursula était quasi obèse. Une énorme femme, certainement victime de la conception de la pâtisserie que se font les Allemands. Elle buvait le Riesling comme de l’eau, entre chaque bouchée de saumon. À côté, son mari mangeait un peu comme le font les cochons, goulûment.
On dit que pour avoir une idée sur quelqu’un, il faut l’observer manger, en général, c’est parlant, parfois édifiant. Là, on était bien dans l’édifiant, dans le cas du couple Reinhardt. J’étais pleinement édifiée. Pour le saumon, ça allait encore, mais quand vint le plat, du poulet rôti avec des Knödels, ils se lâchèrent et ça en devint quasi intenable.
Au bout de la table siégeait celle que le Comte avait présentée comme étant sa fille, et qui répondait au joli prénom de Renata. Renata Von Hasselbach avait un corps superbe, un corps de sportive, mince, élancé, mais tout en conservant ses rondeurs. De jolies jambes moulées dans un jean serré. Elle avait des cheveux blonds, des yeux bleus superbes, mais légèrement inquiets pendant qu’elle observait Frau Reinhardt déchiqueter une aile de poulet. Sa jolie bouche arguait un léger rictus de dégoût.
Helmut, mon ami le Super-larbin, servit un Pinot Noir Haus Klosterberg, 2018, dans des verres gigantesques. Là, je fus moins convaincue. Cette fois, un vin français aurait mérité sa place. Je ne sais pas, un très bon Côtes du Rhône, pourquoi pas… Un Crozes Hermitage ou un Cairanne, par exemple. Enfin bref… Rien n’est parfait.
La conversation, hormis nos considérations œnologiques avec le Comte était morne. Et visiblement, Renata, à qui avait échoué le rôle de maîtresse de maison, n’avait pas l’intention d’arranger les choses.
Au moment du dessert, un Apfelkuchen (nous avions échappé à la forêt Noire), j’écoutais d’une oreille distraite, les considérations politico-économiques de ces messieurs. Je tombais de sommeil, la route depuis l’Ardèche m’avait un peu épuisée. Je repérais tout de même le regard insistant de Renata Von Hasselbach posé sur mon profil droit. À mon avis, c’est le gauche qui est le mieux, mais bon, tant pis.
Peut-être voulait-elle me parler ? De quoi ?
La nuit fut calme. Le lendemain matin, le café était bon, apporté dans ma chambre sur un plateau roulant, heureusement pas par mon pote Super-larbin (ouf, sa tronche dès le matin au réveil…), mais par une employée de maison, visiblement originaire des Philippines. Avec le café, il y avait de quoi nourrir une nageuse olympique de l’ex-Allemagne de l’Est pendant une semaine. Ce que je ne suis pas…
Avec une deuxième tasse de café à la main, prise devant la fenêtre, je vis une silhouette qui s’approchait de la bâtisse dans l’allée. Renata qui rentrait de son jogging matinal. Elle me vit à la fenêtre, projeta peut-être de me faire un signe, y renonça et entra dans le château.
J’allais me reprendre un second jus de fruits, lorsqu’on frappa à ma porte.
La course et la fraîcheur matinale lui avaient donné des couleurs délicieuses, sur les joues, mais aussi sur les cuisses. Généralement, je me méfie toujours des obsédés de l’hygiénisme, il y a de la névrose obsessionnelle là-dessous. En attendant, ses cuisses (roses) étaient superbes, on ne pouvait lui enlever ça.
Ces grossièretés dans une aussi jolie bouche et visiblement bien élevée ne choquaient pas tant que cela. Elle reprit :
À mon avis, mais je ne lui dis pas, ce n’était pas seulement des risques que courait son père, mais c’était bien sa peau qu’il mettait dans la balance. Et la mienne avec, par la même occasion.
Elle fut surprise. Visiblement, elle ne devait pas penser que je serais d’accord avec elle. J’étais même plus que d’accord. Jamais les Américains ne laisseraient quiconque tourner leur embargo. Et jamais les clients de Von Hasselbach, dont je devinais sans peine la nationalité, n’admettraient que l’on ne leur livre pas la marchandise promise. Il fallait être fou pour se mettre dans une pareille combine. Et moi, j’étais en plein dedans.
La porte s’ouvrit, Magnus Von Hasselbach entra, alla droit vers sa fille chérie et lui expédia une gifle, digne de celles que distribuaient Jean Gabin ou Lino Ventura dans leurs films.
Renata fusilla son père du regard, se leva sans un mot et sortit en claquant la porte.
Je le plantais là pour me diriger vers la salle de bain.
Ce type était décidément une girouette. Je me dis que je ne pouvais pas avoir confiance en un type qui passait de la menace aux excuses les plus sordides. C’est toujours le cas de ceux qui se maîtrisent de moins en moins, et manifestement, le Comte Graf Magnus Von Hasselbach, perdait ses nerfs et accumulait les catastrophes. On était vraiment bien partis dans cette affaire…
Et puis quoi encore ? Que je lui fasse un gros bisou ? Je pris mes affaires et sortis.
Von Hasselbach, conformément à notre accord m’avait fourni une voiture. Il s’agissait d’une Audi A7 grise. Longue, grande, mais finalement passe-partout, surtout en Allemagne et en Suisse, même si c’était le modèle haut de gamme. Je roulais sur l’autoroute A81, qui depuis Stuttgart descendait vers le sud et la Suisse. Je n’avais aucune BMW immatriculée en Ardèche aux fesses, ni apparemment aucun autre suiveur. Toujours ça de pris. En plus, il faisait beau. Je ne me demandais même pas comment commencer une enquête sur un homme dont tout le monde ignorait tout. C’était absurde.
C’est vers Rottweil que je l’ai repérée, alors que je me posais la question de savoir si c’est là qu’on fabriquait les fameux chiens. Une BMW cabriolet était derrière moi et avait calé sa vitesse à la mienne. Je la testais en accélérant, puis en ralentissant.
Je voulais en avoir le cœur net. Ça tombait bien, je devais quitter l’A85 quelques kilomètres plus tard pour prendre la route 27 qui descendait vers Bâle et Zurich. À peine l’autobahn derrière moi, je fis passer mon Walther PPK de la boîte à gants à sous le siège, près de mes pieds. Dès que ce fut possible, je m’arrêtais sur le bord de la route. La BMW arriva au bout de trente secondes et se gara derrière moi. Je me saisis de mon pistolet à mes pieds et le reposais aussitôt en reconnaissant Renata Von Hasselbach. Elle portait un long manteau, le genre psychédélique, à poils longs. Une pièce de créateur qui valait certainement le prix de la moitié de son automobile, ouverte sur une hallucinante mini-jupe et des cuissardes blanches, le tout très sixties, donc. Ce fut un spectacle hors du commun pour un brave homme passant par-là, qui faillit mettre son Opel dans le décor à sa vue. Mes activités habituelles font que je penche plutôt pour la discrétion. Là, c’était une réussite.
Elle s’approcha de mon Audi, je baissais ma vitre :
Au moins, je ne déjeunerais pas en tête-à-tête avec moi-même…
Installées face à face, je lui dis :
En apéritif, elle buvait un Dry-Martini à petites gorgées. Finalement, elle était très jolie. Les traits étaient bien dessinés, avaient du caractère et s’avéraient beaucoup plus intéressants que ceux de certaines beautés froides et lisses. Voilà, un visage qui avait de la chaleur, du chien. J’aurais pu facilement craquer pour une fille comme elle. Voire même tomber amoureuse. Mais hors de question, pas dans un merdier pareil. J’ai déjà donné en plus1.
Elle prit un air décidé, comme si elle voulait absolument me convaincre de quelque chose dont j’avais besoin, mais j’avais besoin de plein de choses, sauf d’être convaincue. Merci, mais il s’agissait de tuer un tueur dont personne ne savait rien, à commencer par ses propres employeurs. Ajoutez-y la CIA, certainement le FSB russe, et la mayonnaise retomberait très vite. En plus, on me faisait honteusement chanter pour le faire. S’il fallait en plus que je sois convaincue, c’était la fin de tout.
Et voilà… Et après ?
Elle partit d’un éclat de rire. C’était la première fois que je la voyais rire, et même sourire. Son visage était encore plus beau ainsi.
La Suisse, le Groupe, Philippe Meier… Se pouvait-il que cette chère Karolina s’occupât aussi des affaires illégales de la société ? Auquel cas, elle était beaucoup plus qu’un simple émissaire.
Je décidais de l’appeler par son prénom, pour voir.
Je voyais bien là, la patte du tueur nommé Shadow.
Évidemment, c’était encore pire que ce que j’avais imaginé. Pour la deuxième fois de ma vie2, je me trouvais au milieu de combines politiques troubles. Je n’avais pas du tout apprécié la première fois, la deuxième me faisait de plus en plus peur. Ah les petits hold-up de province, c’était autrement plus tranquille.
Et paf, on ajoutait la BND à la liste. Et pendant un an, Von Hasselbach, Honegger, Reinhardt et toute la clique avaient adopté un profil bas. Mais là, ils remettaient ça. Ils croyaient qu’ils pouvaient recommencer impunément. Que leurs appuis politiques allaient suffire. Surtout si l’homme qui avait suicidé trois personnes et accidenté un flic disparaissait du jeu. Ils se trompaient lourdement ! De un, les flics n’oublient jamais, surtout quand un des leurs y est resté. De deux, si le fameux Shadow avait décidé de leur mettre des bâtons dans les roues, sa prochaine victime serait certainement le soutien au ministère.
C’était consternant. Ils étaient complètement fous de recommencer leurs magouilles. Il ne me restait plus qu’à savoir qui était le protecteur haut placé de Von Hasselbach, et en le surveillant, peut-être que je pourrais tomber sur Shadow et lui tirer une balle dans le dos à cent mètres avec le fusil adéquat. Puis, je pourrais retourner en Ardèche tranquillement. Joli programme ! En plus, le Groupe et leur honnêteté légendaire allaient me rapporter six-cent-mille francs suisses (et une Audi A7). Quel beau rêve… ! Il aurait fallu être d’un optimisme hors norme pour penser que ça allait se passer comme ça.
À suivre