Décidément, la magie a du bon, pensa Marthe Rougier en soulevant le rideau de la fenêtre de sa cuisine et en apercevant la longue voiture noire du château se garer devant sa porte. La vieille femme venait de terminer un rituel pour contacter son filleul et voilà que le chauffeur de la mère de ce dernier venait la chercher. Elle ouvrit la porte avant même qu’il frappe et sourit en l’écoutant :
- — Madame Desgranges vous convie à souper ce soir avec elle. Elle a besoin de vous entretenir d’une affaire urgente qui lui tient à cœur.
- — Je prends ma canne et mon chapeau et je vous suis, Germain.
L’homme s’inclina et attendit près du véhicule. Il n’aimait pas cette vieille femme dont il soupçonnait la méchanceté et la haine depuis longtemps. Mais sa patronne, depuis son veuvage, semblait la tenir en haute estime. Alors, aussi souvent qu’elle l’exigeait, Germain venait chercher Marthe Rougier pour la conduire au château.
Il lui ouvrit la porte arrière de l’automobile, attendit qu’elle soit installée confortablement et referma la porte sur elle. Puis il démarra. Madame la comtesse avait précisé que le dîner serait servi à vingt heures. Il s’agissait de ne pas être en retard. Le château des Desgranges n’était qu’à deux kilomètres de Saint-Amant. Château était un bien grand mot car en fait, plus que d’une noble demeure, il s’agissait d’une maison bourgeoise construite à la fin du siècle précédent par le grand-père de l’actuel héritier. Mais la plupart des gens du pays, au regard de ceux qui y vivaient l’appelaient « le château ». Et Marthe n’était pas peu fière d’y être régulièrement admise.
Tout avait commencé à la mort du comte Desgranges. Il laissait une veuve encore jeune et belle, mère d’un fils de sept ans à la santé délicate, Olivier, pourvu d’un caractère emporté, à la fois capricieux et taciturne. La jeune femme, ayant perdu son mari de la grippe espagnole, craignait pour son fils. Elle le garda près d’elle, le fit instruire par un précepteur et l’entoura de tous les soins possibles. Particulièrement attentive à sa santé, elle faisait venir régulièrement le médecin pour examiner l’enfant. Un beau jour, au retour de l’office du dimanche, Olivier contracta la rougeole. Le médecin n’étant pas disponible immédiatement, la cuisinière suggéra à la comtesse d’appeler une sorcière de Saint-Amant, Marthe Rougier. Celle-ci accourut au chevet de l’enfant, réussit à calmer sa fièvre et lui donna les meilleurs soins en attendant l’arrivée du médecin. La comtesse, bien que réticente eu début, fut conquise.
Dès lors, elle eut recours à Marthe aussi souvent qu’elle ou son fils furent malades. En échange, Marthe demanda qu’Olivier lui rende visite. C’est ainsi qu’elle l’initia à la sorcellerie. L’enfant était doué, il apprenait facilement. Très vite, non seulement il s’intéressa à la magie blanche, mais surtout à la noire pour laquelle il se passionna. À l’âge de douze ans, il jetait ses premiers sorts contre deux enfants du village qui s’étaient moqués de lui. Les frères Montfort eurent quelques jours plus tard un accident en ramenant la charrette des fenaisons. Le cheval s’emballa brusquement et les projeta dans un fossé. L’un d’eux eut une grave fracture qui le laissa boiteux, l’autre un traumatisme crânien avec un œdème cérébral qui l’emporta quelques jours plus tard.
Pour Marthe ce fut un signe du destin. Elle décida en grand secret de l’élever comme son disciple. Elle fit jurer le silence au jeune garçon et lui apprit la quasi totalité de ce qu’elle savait. Elle s’émerveillait de sa docilité, de sa patience et de la rapidité de son apprentissage. Non seulement il était brillant, mais il allait pouvoir lui succéder au village. Sa position sociale lui assurerait un pouvoir plus grand que jamais elle n’aurait pu rêver.
Dans la voiture, Marthe se remémorait les dernières années et les victoires qu’Olivier lui avait apportées depuis qu’elle l’avait pris comme élève. À croire que tous ses efforts pour régner sur le village étaient, grâce à sa présence, couronnés de succès. Seul point noir dans leur association, le jeune garçon s’était entiché de la petite Dupuy, la fille unique de sa rivale. Mais elle avait rapidement compris quels avantages elle pourrait tirer de cette toquade. Et ce soir, plus que jamais, elle saurait utiliser la passion du jeune homme pour servir sa cause.
Elle sourit, tandis que la voiture franchissait le portail. La comtesse l’attendait sur le perron, triturant avec impatience son sautoir en perles. Ses grands yeux bleus semblaient fiévreux et ses traits tirés, accentués par un chignon blond remonté haut sur le crâne, trahissaient une vive inquiétude.
- — Je suis contente de vous voir, Marthe.
- — Mais moi de même, madame la comtesse. C’est toujours un grand plaisir de venir au château.
Madame Desgranges s’avança, prit la main de la vieille dame et l’aida à sortir de la voiture avant de glisser son bras sous le sien et de l’entraîner à l’intérieur de la grande maison.
- — Le dîner sera servi dans quelques minutes, mais auparavant je voulais vous dire que la poudre que nous sommes allées chercher à Brioude ensemble hier, je crois qu’elle ne marche plus.
- — Allons, allons ! Voilà de nombreuses années que je l’emploie dans les rituels et les potions et elle a toujours montré une efficacité redoutable.
- — Bernard ne me regarde plus comme avant…
- — Bernard est un homme très nonchalant. Je n’ai jamais compris comment il avait réussi à devenir le maire de notre village avec ce genre de comportement. Ça ne laisse pas de me surprendre. Mais ce dont je suis sûre, c’est qu’il est amoureux de vous. Alors que vous faut-il de plus ?
- — Nos relations ne sont plus… aussi…
- — Passionnées ? Ma chère, ce genre de choses est comme une jolie robe, plus on la porte et plus elle s’use. Bernard et vous, cela fait combien de temps, six ans, non ? Comment vous étonner d’un refroidissement amoureux ? Il serait plus que normal.
- — Mais… j’ai peur qu’il en aime une autre.
- — Sérieusement ? Et qui serait l’heureuse élue ? Pas sa femme !
- — Non, mais Violette Nallet, la femme du boulanger. Je l’ai vue hier en revenant de la ville, elle sortait de la mairie par la porte bleue.
- — C’est impossible, voyons, totalement impossible ! Vous ne l’avez pas vue se trémousser dans les bras d’Albert Jeantout au bal de la Saint-Jean ? C’était d’une telle provocation ! Décidément, les gens d’aujourd’hui n’ont plus aucune discrétion ni aucun respect des convenances.
La comtesse se troubla, comme une pensionnaire de couvent prise en défaut d’indiscipline.
- — Je… non… je n’avais pas remarqué !
- — Il faut dire que vous-même étiez tellement occupée dans les bras de notre maire.
- — Mais je sais me tenir, je ne suis pas inconvenante comme Violette.
- — Ça, je ne peux vous en faire le reproche, comtesse. Vous n’avez pas reçu la même éducation que la femme Nallet, Dieu merci, et vous avez su vous conformer à votre rang tout en vous ménageant d’agréables divertissements.
Lucie Desgranges sursauta, choquée.
- — Bernard n’est pas un divertissement, je l’aime.
- — Croyez-vous vraiment ce que vous dites ? Si vous l’aimiez, vous auriez bravé votre titre, votre famille et l’auriez épousé depuis toutes ces années. Votre veuvage à présent n’est qu’un paravent mondain qui ne veut plus dire grand-chose.
- — Je sais, mais Olivier était encore jeune. Il avait besoin que je le soutienne pour ses études de droit. Il n’aurait pas supporté un tel choc.
Marthe soupira.
- — C’est ce que vous croyez, ce à quoi vous vous raccrochez désespérément de peur d’affronter cette évidence, que j’ai fait mienne voilà de nombreuses années : céder à la passion n’est intéressant que si cela n’amoindrit pas le pouvoir que l’on a. Dans le cas contraire, c’est un danger et il convient de le tenir à distance. C’est ce que vous faites en ne vous offrant que quelques cinq-à-sept avec Bernard Legrand en toute discrétion sans risquer le déshonneur familial, un scandale qui vous ferait perdre toute respectabilité, tant au village qu’à Clermont-Ferrand auprès des vôtres. Le plaisir sans l’engagement, le meilleur choix en quelque sorte.
- — Vous êtes d’un cynisme !
- — Non, je suis réaliste. Et vous êtes comme moi. Simplement, votre jeunesse n’admet pas encore cet aspect de votre personnalité. Vous n’êtes pas encore à l’âge des renoncements et c’est très bien ainsi. Plus tard vous comprendrez ce que je veux dire. Pour en revenir à Violette Nallet, je ferai ma petite enquête mais je pense que vous vous alarmez inutilement. Votre amant n’a aucun goût pour la vulgarité et je le vois mal compromettre ses chances d’être réélu. Mais peut-être a-t-il eu la faiblesse de donner refuge à son ami Jeantout pour que celui-ci épanche sa passion pour Violette… Ce ne serait pas la première fois qu’il cèderait à ce genre de suppliques. C’est ce qui vous aura induite en erreur et affolée ! Je ne comprends pas que vous n’y ayez pas pensé. Pourtant c’est l’évidence même ! Mais dès qu’il s’agit de votre amant, vous vous comportez comme si vous aviez quinze ans. Gardez vos alarmes pour des choses plus importantes, ma chère, pas pour ces broutilles !
Lucie Desgranges pinça ses lèvres en un rictus fâché, et ses yeux bleus prirent une teinte sombre. L’impertinence de Marthe Rougier lui déplaisait souverainement. Elle avait l’impression en sa compagnie de redevenir une enfant qu’un adulte se plait à sermonner. Mais elle restait fascinée par cette femme qui possédait un pouvoir particulier de vision des évènements et de sorcellerie. Grâce à elle, son fils n’avait jamais eu à craindre pour sa santé, et il avait trouvé en Marthe une grand-mère plus affectueuse que celles qui l’étaient officiellement. Et pour elle, la sorcière était une confidente discrète et une aide précieuse dans ses amours secrètes. Marthe ne la jugeait pas mais la conseillait avec une sollicitude presque maternelle, lui évitant les blessures, les regrets, l’aidant par quelques philtres magiques. Et de tout cela, Lucie lui en était reconnaissante. Elle ne pouvait pas oublier tout ce que la vieille femme avait fait pour elle et pour Olivier. Alors elle remisa sa colère, coupa court la conversation en se dirigeant vers la salle à manger, invita la vieille dame à s’installer et fit servir le potage. La sorcière sourit, comprit qu’elle avait été un peu loin mais ne voulut pas s’avouer vaincue. Elle attendit le service des hors d’œuvres et comme si de rien n’était continua la conversation :
- — En parlant de choses importantes, avez-vous contacté Maître Blüm pour Olivier ?
- — Oui, bien sûr. J’avais oublié de vous en parler. Je l’ai appelé ce matin. Il propose un entretien courant août avec mon fils.
- — Ce sera trop tard. Joseph Blüm aura trouvé un remplaçant pour son cabinet, j’en suis persuadée. Il faut que vous le revoyiez au plus tard à la fin de ce mois. Olivier aura les résultats de son examen très bientôt, n’est-ce pas ?
- — Oui, mais il doit encore terminer son stage chez Maître Paillaud à Clermont.
- — Qu’à cela ne tienne, Blüm doit le recevoir au plus vite, sinon il prendra quelqu’un d’autre. Et il ne faut pas. Il en va de la carrière d’Olivier.
La comtesse soupira.
- — Je ne veux pas bousculer Joseph, et même si nous avons été amants autrefois je ne peux pas l’obliger à prendre mon fils comme successeur. Il m’a déjà dit qu’il avait deux candidats sérieux pour prendre sa suite, dont le fils de Gaston Audebert qui a déjà une expérience intéressante dans une grosse étude parisienne. Olivier ne ferait pas le poids contre lui.
- — Qu’en savez-vous ? Vous êtes bien défaitiste, comtesse ! Olivier est un des plus brillants élèves de sa promotion et Maître Paillaud ne tarit pas d’éloges sur ses compétences et sa docilité. Que vous faut-il de plus pour plaider sa cause auprès de Joseph Blüm ?
- — Olivier n’a pas suffisamment d’expérience, et puis il est si fougueux, si passionné, si colérique parfois… J’ai peur qu’il ne sache pas maîtriser ses nerfs dans certaines affaires. Ambert est une petite ville, la moindre anicroche peut faire scandale. Et je connais trop Joseph : jamais il ne tolérera ce genre de comportement. Ce serait fatal pour la réputation de son cabinet et pour la clientèle.
- — Sottises ! Olivier a plus de talents que n’importe quel autre. C’est un jeune homme exceptionnel à tous points de vue. Mais il faut que vous croyiez en lui autant que moi. Il a besoin de votre confiance pour réussir. Et il a besoin de votre aide pour obtenir un cabinet proche de Saint-Amant. Vous ne voudriez pas qu’il s’installe chez votre belle-famille à Clermont ?
- — Non, évidemment. Je n’aime déjà pas le savoir là-bas pour ses études. Il prend l’habitude du luxe et ce n’est pas bon pour lui. Quel besoin avait donc mon beau-père de lui offrir une garçonnière en plus d’un appartement place de Jaude ?
Marthe sourit.
- — Allons, ma chère, Olivier n’est plus un enfant. Il a, tout comme vous, des besoins sexuels à satisfaire. Et il vaut mieux qu’il n’impose pas ses frasques à votre famille. Je n’ai pas pour habitude de soutenir vos beaux-parents, mais cette idée me paraît plus que judicieuse…
La comtesse considéra un moment la sorcière avec mépris et répondit sèchement :
- — Je ne vous comprends pas, Marthe. Vous si méfiante vis à vis des hommes, du sexe, vous tolérez qu’Olivier se conduise comme le dernier des libertins.
- — Tout comme je tolère vos aventures, ni plus, ni moins. Je n’impose pas mon mode de vie si la personne dont j’ai la charge n’a pas une nature propre à dompter ses passions.
- — Pourtant, n’est-ce pas vous qui mettez actuellement en garde les parents des jeunes filles du village vis à vis de notre nouvel arrivant, monsieur Lafargue ? N’est-ce pas vous qui faites peur à tous dès lors que vous découvrez un risque d’inconvenance dans notre petite communauté paroissiale ? N’est-ce pas vous qui avez organisé depuis des années la solitude de la petite Dupuy ?
Marthe serra les lèvres. La contre-attaque de la comtesse était rude, à la hauteur de la blessure qu’elle lui avait infligée. Aussi, elle répliqua d’un ton agressif :
- — Lafargue m’a tout l’air d’être un coureur de jupons invétéré. Et nous n’avons pas besoin de ce genre de trouble à Saint-Amant. Il y a déjà assez d’histoires d’adultères sans en rajouter et voir venir à moi de jeunes donzelles écervelées larmoyantes, enceintes des œuvres de ce monsieur. Et je n’empêche rien du tout, je préviens, ce n’est pas la même chose. Quant à la fille Dupuy, elle attire bien assez le malheur sur sa tête sans que j’aie besoin de l’isoler.
- — Ne me dites pas que vous n’êtes pour rien dans les racontars qui courent sur sa famille, je ne vous croirais pas. Sa mère était sorcière elle aussi, et elle était votre rivale. Si elle n’était pas morte dans cet accident, jamais vous n’auriez eu la clientèle que vous avez depuis quelques années.
Une fois de plus, la comtesse avait visé juste. Marthe eut un rictus nerveux mais réussit à se dominer. Elle répliqua :
- — Rose Dupuy était surtout une femme qui croyait pouvoir vivre sans morale sans pour autant s’attirer d’ennuis. Elle croyait sans doute que son pouvoir la protégerait de tout. Grave erreur ! Un péché d’orgueil et de jeunesse impardonnable. Elle n’a eu que ce qu’elle méritait et s’est créé elle-même son enfer, celui de son mari mais aussi celui de son amant. Quant à sa fille, c’est une solitaire, une marginale. Jolie, certes, mais plutôt insignifiante.
- — Une marginale qui plait à mon fils, vous semblez l’oublier ! Et cela depuis des années, bien que je lui aie formellement interdit de la fréquenter. Savez-vous qu’à chacun de ses appels téléphoniques, il me demande de ses nouvelles ? L’autre jour j’ai trouvé dans le tiroir du bureau de sa chambre un portrait qu’il a fait d’elle. Sans doute l’a-t-il espionnée pendant les dernières vacances pour pouvoir la peindre, tout en me faisant croire qu’il passait la journée près de vous. Pourquoi, mais pourquoi s’est-il entiché de cette enfant ?
Marthe sourit. Elle connaissait depuis longtemps la passion du jeune homme. Et voici quelques années, elle l’avait même encouragée par quelques conseils avisés. Une revanche prise sur l’orgueil de Lucie Desgranges mais aussi et surtout sur les revers passés que lui avaient fait subir Rose, la mère de la jeune Claire. Malicieuse, elle répondit avec aplomb :
- — Olivier a plutôt du goût en matière de jeune femme : Claire Dupuy est ravissante, et ce genre de passion est de son âge. Mais je comprends votre inquiétude. Je n’aime pas plus que vous cette toquade. Pour autant, elle vous permettrait de garder votre fils près de vous et vous n’auriez rien à craindre de cette jeune fille. Elle est pauvre, vous êtes riche. Elle serait à jamais votre obligée.
- — Marthe, vous délirez ! Marier mon fils unique, l’héritier du domaine, à une petite paysanne ? Vraiment, vous n’y pensez pas ! Et ce serait une mésalliance impardonnable pour toute la famille Desgranges. Olivier peut prétendre à bien mieux, ne serait-ce qu’à Ambert. Je me suis laissé dire que la fille du notaire, qui elle aussi fait ses études à Clermont, le trouvait très à son goût.
- — Adélaïde Chambon ? Laissez-moi rire ! Elle est ridicule, imbécile et laide. Je préfère grandement la petite Claire, sans dot et peu instruite, à cette péronnelle cousue d’or et de savoir, qui croit pouvoir s’offrir un titre avec quelques sourires et soirées mondaines. Vous me disiez vous-même hier durant notre voyage à Brioude que vous ne pouviez plus assurer certaines dépenses depuis la grande crise. Ce n’est pas la petite Dupuy qui vous réclamerait des perles et des chinchillas ni dilapiderait votre fortune. Elle vit de peu et se contentera de ce que vous lui offrirez. De plus, elle est héritière d’une ferme en bordure de vos terres. Un bien précieux qui pourrait s’avérer vital en temps de guerre.
- — Ne me dites pas que vous croyez à ces sornettes d’un possible conflit avec l’Allemagne…
- — L’Allemagne est un grand pays plein de projets, et son Führer est particulièrement avide de conquérir ses voisins. Et comme je doute que la France accepte sans sourciller sa domination, je préfère vous prévenir. Ce que vous méprisez aujourd’hui pourrait vous être très utile demain, pensez-y, comtesse ! Enfin, je dois vous rappeler qu’Olivier aime Claire. Vous qui avez eu la chance d’être amoureuse de votre mari autrefois, pourriez-vous avoir le cœur d’imposer à votre fils une épouse qu’il n’aurait pas choisie ?
Lucie Desgranges ne répondit pas et se concentra sur la crème caramel que Gilberte, la servante, venait de déposer devant elle. Elle ne voulait pas se couper l’appétit devant son dessert favori. Et surtout elle refusait l’idée de Marthe, même si elle reconnaissait les avantages d’une telle union. Elle soupira, perdue dans ses réflexions. Elle voulait le bonheur de son fils, certes, mais un bonheur qui correspondrait à l’idée qu’elle s’en faisait : celui d’un jeune noble moderne, pourvu d’une profession avantageuse et dont la vie privée respecterait la tradition, à savoir se marier selon son rang, assurer la perpétuité du nom, garder, enrichir et transmettre le domaine familial.
Ce n’était pas Claire Dupuy, paysanne, fille de pendu et de sorcière qu’elle imaginait pour cette destinée, mais une jeune femme fortunée et cultivée de la bonne bourgeoisie auvergnate. Et si Adélaïde Chambon n’était pas le parti idéal, elle se sentait prête à écumer Issoire ou Brioude pour trouver celle qui conviendrait à Olivier. Elle imaginait déjà une jolie jeune fille, pas trop citadine mais aimant la bonne compagnie et les jolies choses, souriante et élégante dans la robe de mariée avec le long voile de dentelle qu’elle-même avait porté…
Le téléphone sonna pour la distraire de ses visions et bientôt Mariette, la femme de charge vint prévenir la comtesse que son fils la demandait. Lucie sourit, s’excusa auprès de son invitée et s’empressa de rejoindre le petit salon pour prendre la communication.
- — Olivier, quelle joie tu me fais !
- — Mère, comment allez-vous ?
- — Très bien, je te remercie. Il fait très chaud à Saint-Amant mais heureusement, la maison nous garantit un peu de fraîcheur. Et tes examens ?
- — Je viens d’aller voir les résultats. C’est la raison de mon appel. Je suis reçu évidemment.
- — Oh, mon Dieu, quel bonheur ! Que je suis fière de toi !
- — Doutiez-vous de mes capacités ?
- — Non, bien sûr, mais il suffisait d’un sujet difficile, d’un correcteur peu amène…
- — Rien de ce genre n’est arrivé. Je suis non seulement reçu mais premier de ma promotion. Plutôt encourageant pour reprendre l’étude de Maître Blüm, non ?
- — En effet. Il sera sans doute très impressionné lorsque nous le rencontrerons.
- — Avez-vous réussi à décrocher un rendez-vous pour moi avec lui ?
- — Oui, mais il propose une date un peu lointaine, courant du mois d’août. Je vais essayer de le persuader de nous recevoir avant la fin juillet. Il a déjà reçu quelques candidats intéressants pour reprendre son cabinet et je ne sais pas s’il n’aura pas fait son choix lorsqu’il nous recevra.
- — Le fourbe ! Mais c’était à prévoir, il ne m’a jamais aimé. J’ai su il y a deux jours, par un camarade, que Marc Audebert descendrait sous peu chez lui. Je suppose qu’il fait partie des candidats intéressants choisis par ce vieux grigou !
- — Olivier, voyons ! Un peu de respect. N’oublie pas que Maître Blüm a eu la bonté de s’occuper de nos affaires à la mort de ton père et qu’il pourrait être très utile pour t’introduire auprès de ses confrères.
- — Je sais, mère, je sais. Il n’empêche que je le trouve particulièrement hypocrite et lâche ! S’il ne veut pas de moi, ne serait-il pas plus simple de vous le dire tout net ?
- — Écoute, je ne sais pas s’il sait lui-même ce qu’il veut concernant le devenir de son cabinet. Et beaucoup de jeunes avocats lorgnent sa clientèle. Comment veux-tu qu’il ne se montre pas hésitant, voire méfiant vis à vis d’un étudiant tout juste diplômé ?
- — Je comprends mais je n’accepte pas. Maître Paillaud est une bonne référence sur Clermont. Et même si je suis plus jeune que Marc, lui n’a jamais été major de sa promotion. S’il n’avait pas eu son père, jamais il n’aurait obtenu un poste à Paris. Ni même créé son cabinet.
- — Je le sais, mon enfant. Mais ne te tourmente pas inutilement. Je rappellerai Maître Blüm. Et je réussirai à obtenir un rendez-vous d’ici une quinzaine. C’est bien le vingt que tu termines ton stage au cabinet Paillaud ?
- — Oui. Mais je pense que j’aurai quelques congés avant cette date, pour la fête nationale. Que diriez-vous de me voir à Saint-Amant dans quelques jours ?
- — J’en serai ravie, tu t’en doutes. Et j’en connais une autre qui le sera tout autant quand je le lui dirai tout à l’heure.
- — Marthe est ici ? Oh, mère, passez-la moi, j’ai envie de lui apprendre moi-même la bonne nouvelle.
Lucie Desgranges hésita. Elle ne voulait pas donner ce plaisir à la vieille femme qui l’avait rabaissée un peu plus tôt. Mais ne voulant pas contrarier son fils, elle répondit :
- — Soit. Je l’appelle. Mais ne t’attarde pas. Il est tard et Germain doit la raccompagner chez elle sous peu.
- — Promis, je serai bref.
Marthe sourit en voyant la comtesse venir à elle. Elle savait déjà ce que Lucie allait lui proposer. Elle se leva, prit sa canne, se dirigea vers le petit salon dont elle referma la porte, s’empara du combiné rapidement et c’est avec entrain et émotion qu’elle s’écria :
- — Mon cher enfant, je me doutais que tu réussirais ! Je suis tellement contente !
- — Marthe, si vous saviez… J’ai l’impression d’être arrivé au bout de tous mes efforts. Enfin je vais pouvoir revenir au château, enfin je vais La revoir, l’aimer comme j’en ai toujours rêvé… Dites-moi, chère marraine, comment va Claire ?
- — Il fallait bien que tes premiers mots fussent pour cette petite… Elle va bien. Très occupée par la ferme et les marchés comme il se doit en pareille saison. Mais tout semblait aller pour le mieux lorsque je l’ai aperçue hier.
- — Je m’en réjouis. Est-elle toujours aussi belle ?
- — Toujours. Peut-être même encore plus depuis quelques semaines.
- — Et pourquoi donc ?
- — Je te l’écrirai sous peu. D’ici là, tu dois me promettre de ne pas la revoir avant la date que je vais t’indiquer. C’est très important pour la réalisation complète de notre projet. Un événement est intervenu qui devrait servir nos plans au-delà de tes espérances. Je t’expliquerai tout en détail et je suis sûre que tu approuveras ma décision lorsque tu en connaîtras les avantages. Tiens-toi prêt à agir dès que je te le dirai sans discuter mes ordres. C’est tout ce que je te demande pour le moment. Et je veux que ton stage se termine avec les honneurs… c’est aussi important pour nous que le reste.
- — Soit. Mais je suis impatient de savoir ce que vous nous réservez.
- — Le meilleur, comme tu t’en doutes. Et plus rapidement que je l’escomptais pour vous deux, mais aussi pour notre entreprise magique. Les astres seront favorables dans la nuit du quatorze au quinze. C’est le jour où tu la retrouveras. Tu vois, tu n’as plus guère à attendre !
- — C’est encore trop long pour moi. Vous rendez-vous compte, Marthe ? Huit ans, vous m’aurez fait attendre presque huit ans ! Si je n’avais pas eu vos enseignements et les divertissements que mon grand-père m’a permis depuis trois ans, jamais je n’aurais tenu bon.
- — Je le sais. C’est pourquoi je t’ai toujours soutenu face à ta mère. C’est pourquoi j’ai toujours couvert tes petites aventures, ici ou à Clermont. Il te fallait des compensations de poids pour supporter cette absence. Mais ce renoncement a profité aussi bien à ta fiancée qu’à toi-même. Tu viens de décrocher avec brio un diplôme d’avocat, tu es en passe de succéder à un homme respectable, pourvu d’une clientèle intéressante et variée. Et, cerise sur le gâteau, la jeune fille que tu veux pour femme est elle aussi parvenue à l’indépendance par son travail sans jamais céder ni brader son honneur et sa vertu. Que pourrait demander encore la magie pour agréer cette alliance ?
- — Marthe, vous me comblez !
- — La magie te comblera de biens. Plus encore que tu ne le crois et bien plus que tout ce que j’ai pu te donner depuis que je t’ai choisi comme disciple. Adieu, mon garçon, et sois sage ! Je ne voudrais pas regretter de t’avoir fait confiance.
- — Je ne vous décevrai pas, vous le savez. Adieu, chère marraine, et veillez bien sur Claire !
- — Pour cela, tu peux compter sur moi, elle sera bientôt prête à te recevoir pour amant et pour époux. Je veillerai à la préparer activement à cet instant et j’arriverai à persuader ta mère. Je t’embrasse. À très bientôt. Tu recevras ma lettre et mes instructions dans quelques jours. Jusque là, que la Déesse Mère te garde !
Lorsqu’elle raccrocha, Marthe sourit. Dès son retour chez elle, elle pratiquerait un rituel qui aviverait le désir de Lafargue et entamerait la résistance de Claire. Il fallait que la jeune fille ne soit pas en mesure de résister le soir où elle reverrait Olivier Desgranges. Il lui fallait un initiateur en matière de sensualité et même si Marthe n’aimait pas les manières du luthier Lafargue et le jugeait dangereux, elle estimait que son tempérament libertin ferait l’affaire sur cette enfant peureuse. Elle le manipulerait à distance, à son insu. Elle n’aurait qu’à reprendre la formule qui avait fonctionné autrefois sur Bertrand Bergheaud et tout se déroulerait selon ses plans.
Avant de retrouver la comtesse, elle fixa avec cruauté la lampe Tiffany posée sur le guéridon, avant de murmurer :
- — Ta fille sera bientôt la propriété de la magie noire et de mon filleul, ma chère Rose ! Et tu ne pourras rien changer à ma victoire. Où que tu sois !
oooo00000oooo
Le lendemain après-midi, alors que l’orage grondait sur la colline et qu’un déluge inondait la cour, clouant la jeune fille à l’intérieur, Claire entendit frapper à sa porte. Pensant qu’Anita venait la voir, elle ouvrit le loquet et se retrouva face à Louis, trempé et grelottant, ses cheveux ruisselants inondant sa veste.
- — Vous ?
- — Laissez-moi entrer, je vous en prie. J’ai à vous parler.
Sans lui laisser le temps de répondre, il pénétra dans la petite maison. Dehors, le tonnerre claquait les désordres du ciel et une pluie lourde frappait contre les tuiles du toit. Claire, figée par la surprise, fixait le luthier d’un air hagard. L’homme semblait triste, et il regardait la jeune fille d’un air douloureux :
- — Sans vouloir vous commander, pourriez-vous me faire un café ?
- — Oui, bien sûr. Venez dans la cuisine vous sécher. Je vais chercher une serviette pour vos cheveux.
Louis l’arrêta :
- — Ne prenez pas cette peine, un simple torchon suffira.
- — Comme vous voulez. Donnez-moi votre veste, que je l’essore dans l’évier. Pour être aussi trempé, vous êtes parti au plus fort de l’orage.
Le luthier sourit.
- — J’aime assez ce genre de temps. Et au moins j’étais sûr de vous trouver chez vous.
Claire lui rendit son sourire. Elle prit la cafetière qu’elle laissait toujours sur un coin de la cuisinière et versa le moka brûlant dans un mazagran, avant d’y ajouter un peu de cannelle. Croisant le regard étonné de Louis, elle crut bon de préciser :
- — Pour éviter d’attraper un rhume. La cannelle a des propriétés antiseptiques. Vous aimez votre café sucré ?
- — Non. Sans sucre, ça m’ira très bien. Je sais que ça ne se fait pas d’entrer chez une femme ainsi, mais il fallait que je vous raconte quelque chose. Quelque chose que je vous ai caché alors que peut-être, si vous l’aviez su, vous… vous auriez réagi différemment.
Claire le regarda sans comprendre.
- — Quand j’ai reçu mon linge hier avec les tissus pliés dedans, je n’ai pas simplement été déçu, peiné. J’ai été embarrassé. Pas pour moi mais pour vous, qui avez dû confier nos entrevues à votre amie, alors que sans doute vous n’auriez pas été contrainte de le faire dans d’autres circonstances. J’ai été stupide de déposer ce paquet. Mais je ne savais pas comment vous inviter sans vous faire peur. Pourtant, d’habitude je suis très à l’aise avec les dames mais avec vous je me sens tout à la fois maladroit, fébrile, fasciné, et jamais repu de votre présence. Je me surprends même à penser à vous quand je travaille, ce qui ne m’était jamais arrivé auparavant et depuis deux jours je n’arrive plus à dormir. Alors, j’ai profité de l’orage pour venir vous parler, vous dire tout ce que vous devez savoir avant de me claquer définitivement votre porte au nez.
Claire, blême, l’écoutait sans l’interrompre. Son cœur battait très fort.
Louis avala une gorgée de café, soupira et se racla la gorge.
- — Je sais que je vais vous surprendre mais je comprends exactement ce que vous ressentez depuis des années. La marginalité, l’opprobre public, la peur et en même temps, l’envie de combattre les vieilles chouettes qui font la pluie et le beau temps ici, c’est quelque chose que je connais bien. Il y a quinze ans, j’ai quitté ce village à cause d’une rumeur destinée à cacher un lourd secret…
- — Que dites-vous ?
- — Oui, je suis un enfant de ce village. J’y suis né et je vous ai vue naître, puis caracoler dans les prés derrière votre mère. Vous étiez si différente alors… Une petite fille qui riait en poursuivant les papillons et qui vous regardait comme si elle voulait transpercer votre âme. C’est l’image que j’ai gardée de vous jusqu’à ce que je revienne habiter la maison de mon père.
Claire porta la main à son cœur, submergée par l’émotion :
- — Vous… vous êtes le fils de Bertrand Bergheaud, le maréchal-ferrant ?
Louis hocha la tête.
- — J’aurais dû vous le dire dès le premier soir, mais… mais je ne voulais pas vous faire encore plus peur. Et puis, personne n’est au courant au village, sauf le père Bideau, qui l’a découvert par hasard mardi dernier. Il m’a promis le secret à condition que je vous dise la vérité. L’autre matin, au café, j’ai été tenté de tout vous avouer… et puis, à cause d’une maladresse, vous êtes partie précipitamment et je n’ai pas osé vous retenir.
Claire, pâle comme un linge, s’appuya à la table avant de s’écrouler sur une chaise de paille.
- — Alors vous savez tout ? De mon passé… des rumeurs qui ont tué mon père à petits feux peu après la mort du vôtre.
- — Je sais le drame qui s’est déroulé et ce que vous avez dû endurer. Mais c’est fini tout ça ! Si je suis revenu, c’est pour tirer un trait définitif sur cette triste histoire. Vous ne devez pas porter sur vos épaules la mort de votre père comme si vous étiez responsable de ce qu’il a fait.
Des larmes montèrent aux yeux de Claire :
- — Mais vous ne comprenez pas que si je n’étais pas allée au bal ce soir-là, si je ne l’avais pas laissé tout seul à la maison, il serait encore vivant ?
- — Vous le croyez sincèrement ? Moi je ne pense pas que votre présence aurait changé quelque chose. Ce n’est pas facile de vivre après avoir été trahi par sa femme et son meilleur ami.
- — Vous pensez que ma mère et votre père… Non, dites-moi que vous n’avez pas cru à ces rumeurs !
- — Elles n’en sont pas. Si je suis parti de chez moi, c’est un peu à cause de cette histoire. J’ai vu ce que je n’aurais jamais dû voir. La suite, on a dû vous la raconter. Mon père m’a renié et chassé du village et lorsque le vôtre, des années plus tard, a appris la vérité sur leur liaison, il n’a pas pu faire face très longtemps : il a craqué. Et il n’a pas supporté de voir votre mère quitter Saint-Amant. Il a tout fait pour la ramener chez vous, jusqu’au pire, dont il ne s’est jamais remis. C’était un homme blessé, Claire, mais pas par vous !
La jeune fille, atterrée par cette révélation, fondit en larmes, cachant son visage dans ses mains. Louis, bouleversé, se leva pour la consoler et, l’attirant à lui, la prit tendrement dans ses bras.
- — Je suis désolé de vous apprendre tout ça aujourd’hui… Je croyais que vous étiez au courant.
Claire secoua la tête et se dégageant à demi de l’étreinte du luthier elle écrasa ses larmes et répondit :
- — Comment l’aurais-je été ? Mon père ne me disait jamais rien ! Quand maman est morte dans cet accident de voiture, il est devenu du jour au lendemain quasiment muet. Et je respectais sa douleur : ma mère était toute sa vie ! Je n’ai jamais pensé un seul instant que toute cette histoire d’amour de ma mère avec votre père était vraie et que mon père aurait pu, par jalousie et désespoir… commettre le pire ! Les gens détestaient tellement mes parents ! Ils n’ont jamais pardonné à mon père d’avoir épousé la petite-fille de la sorcière, comme ils disaient, et ils n’arrêtaient pas d’inventer les pires choses sur nous. Pour moi, tout ce qui se racontait n’était que des ragots. Lorsque mon père s’est pendu, j’en ai voulu aux gens mais aussi à moi-même de n’avoir pas su l’aider à surmonter ces commérages. C’est pour ça que je suis restée ici, je ne voulais pas que les villageois se réjouissent d’avoir chassé notre famille. Je voulais le venger, je voulais leur montrer à tous qu’ils n’avaient pas réussi à nous détruire complètement et que je continuerai…
En fait si je comprends bien ce que vous me dites, tout ce que je croyais était faux, et je n’ai rien su ! Et pourtant, j’ai dû vivre avec cette histoire… J’ai dû affronter toute la méchanceté et la haine, toutes les difficultés. Quel gâchis, mon Dieu ! Je n’ai pas voulu d’une telle jeunesse ! Ah non, je n’ai pas voulu tout ça. J’avais rêvé d’une vie simple, studieuse mais aussi aimante auprès de mes parents. Et ensuite pouvoir choisir vraiment ce que je voulais faire. Me sentir exister… Au lieu de ça, tout s’est effondré autour de moi. Et j’ai dû serrer les dents, les poings, ravaler mes larmes et garder la tête haute. Pour la famille, pour l’honneur. Pour tout ce qu’ils avaient construit et qu’il ne fallait pas perdre, pour prouver que je pouvais le faire…
- — Je sais que vous avez mis de côté vos rêves. L’autre jour, à Brioude, je l’ai senti dans vos hésitations, dans votre incertitude. Pour autant, vous avez réussi quelque chose de beau, quelque chose dont vous pouvez être fière. Vous êtes votre propre maîtresse. Vous avez une indépendance que votre amie Anita vous envie, car elle n’est pour le moment que l’employée de la blanchisserie familiale. Vous, vous êtes la patronne de votre exploitation ! À vingt ans, quel privilège !
Claire sourit à travers ses larmes.
- — La patronne dans une petite ferme perdue dans un coin d’Auvergne sauvage, ça ne veut pas dire grand chose.
- — Croyez-vous pour autant que votre vie soit insignifiante ? Peu de femmes et encore moins de jeunes femmes, ont le cran de se bâtir seules face aux hommes. Vous avez eu ce courage. Et c’est ce qui fait aussi votre valeur d’être humain. Votre mère avait également cette volonté dans sa pratique de la magie blanche. Elle voulait vivre de ce don pour elle et sa famille, mais aussi faire le plus de bien possible à ceux qu’elle soignait. Elle a été formidable pour tant de gens, et c’est ce qui compte finalement le plus dans une vie : donner le meilleur de soi. L’amour vient nourrir le don que chacun a reçu et votre mère a puisé dans celui qu’elle a vécu avec votre père, mais aussi dans l’amour qu’elle a eu pour le mien, pour pouvoir donner le meilleur. C’est ce qu’il faut retenir. Le reste, ce que vous et moi avons souffert, ça ne doit pas obstruer cet immense amour que nos parents ont donné.
- — Croyez-vous ? Mais vous qui êtes parti si jeune d’ici, essentiellement à cause de cette liaison, vous avez dû en vouloir terriblement à ma mère… Elle vous prenait l’affection de votre père et elle a dû vous paraître bien légère, inconséquente et cruelle.
Louis regarda la jeune fille avec émotion. Cette simple remarque le touchait au delà de toute expression. Il resserra son étreinte et murmura, le nez dans ses cheveux :
- — Non, pas du tout. Jamais je n’en ai voulu à votre mère ! Je ne me suis jamais entendu avec mon père. Peut-être finalement parce que je lui ressemble trop. J’étais déjà d’une nature indépendante, je voulais mener ma vie comme je l’entendais et je n’admettais pas ses intrusions dans mes affaires de cœur. Je crois que je serais parti à vingt ans, même si mon père n’avait pas rencontré votre mère, qui n’a jamais été pour moi une intruse. J’aurais pu la considérer comme telle, mais je l’aimais beaucoup. Elle était si gaie, si enthousiaste…
Ma mère à l’inverse était plus renfermée, tout chez elle était mûrement réfléchi, pesé avant d’être formulé. Votre mère, tellement spontanée, était un rayon de soleil. Et j’étais heureux quand elle venait chez nous, car mon père n’était plus aigri : il souriait. Il se laissait enfin vivre. Ce que je n’ai pas admis pendant longtemps, c’est d’avoir été chassé comme un malpropre, dépossédé de mon héritage sur de fausses rumeurs. C’est pour cela que j’ai attendu si longtemps avant de revenir. Il fallait que je fasse le deuil de ma famille, que je construise ma vie sur d’autres bases, que je prenne le temps de pardonner à mon père, de me vider de ma colère contre lui, de me prouver que je pouvais exister sans lui et revenir sans rien lui devoir. J’ai réussi. Quand je vous ai revue sur la place du marché, j’ai été frappé par votre ressemblance avec votre mère. Malgré vos vêtements vieillots, votre visage fermé, c’était elle qui était là devant moi et d’un seul coup j’ai compris ce que mon père avait ressenti pour elle. J’ai compris qu’il n’avait pu résister à des yeux comme les vôtres, à cette sensualité que vous avez dans le moindre de vos gestes, à cette douceur, à cette féminité…
Claire, je sais que je vous ai paru abrupt la première fois que je vous ai parlé, mais j’ai rarement désiré une femme comme je vous désire. Non, je vous en prie, ne dites rien, laissez-moi terminer ! Ce qui me trouble le plus quand je vous vois, c’est que je ne vous veux pas seulement pour le plaisir de quelques étreintes, je vous veux entièrement, complètement, définitivement. Je veux que vous soyez ma femme, la mère de mes enfants. Vous êtes celle avec qui j’ai envie de vieillir. Et je sais, je sens depuis le début que je ne vous déplais pas, vous avez seulement peur de vous laisser aller et du qu’en-dira-t-on. Mais vous ne devez pas céder à cette peur, Claire ! Parce que jamais je ne permettrai qu’on vous salisse comme vos parents ont été salis, comme je l’ai moi-même été injustement. Vous n’êtes ni une sorcière ni une maudite condamnée à la solitude parce que votre père s’est pendu, vous êtes seulement la femme que j’aime et que je veux rendre heureuse. Vous avez droit au bonheur, Claire… Ne le laissez pas passer à cause d’un évènement dont vous êtes innocente !
La jeune fille soupira. Elle tremblait dans les bras de Lafargue, anéantie par tout ce qu’il lui avait dit. Il l’avait si bien devinée qu’elle n’osait pas répondre. Elle essuya les quelques larmes qui s’attardaient encore sur ses joues et repoussa doucement l’homme qui l’enlaçait. Puis elle se dirigea vers la fenêtre et, constatant que l’orage s’était éloigné, elle l’ouvrit pour faire rentrer une bouffée d’air frais. La tête lui tournait un peu, comme au sortir d’un manège de chevaux de bois. Louis vint la rejoindre, posa un châle sur ses épaules et murmura :
- — N’allez pas prendre froid à présent !
- — N’ayez crainte… Au contraire, ça me fait énormément de bien de respirer un peu. Je crois d’ailleurs que je vais aller faire un tour de jardin. Après cette conversation, j’ai vraiment besoin de me changer les idées.
- — Vous voulez que je vous laisse ?
- — Non, restez s’il vous plaît ! Je ne veux pas passer la soirée seule ici. Rien que de penser que maman… oh… mais pourquoi, pourquoi ne m’a-t-elle jamais rien dit ? Si elle était malheureuse avec papa, elle pouvait m’en parler…
Louis entoura ses épaules de son bras et répondit :
- — Vous savez, la vie privée est certainement la chose la plus intime et la plus difficile à partager, même avec la personne qui vous est la plus proche. Si je n’avais pas découvert mon père avec votre maman, je n’aurais jamais su qu’ils étaient tombés amoureux. Nous ne referons pas le passé, Claire, il est trop tard. Mais le présent nous appartient, et le futur si nous le voulons. Regardez la colline là-bas : un arc-en-ciel ! Venez, allons jusqu’au pré pour le voir de plus près.
Claire sourit et prit la main que l’homme lui tendait. C’était touchant de voir le luthier tenter de la dérider. Elle le suivit jusqu’au bord du pré en serrant le châle contre elle. L’arc irisé était d’une forme parfaite, et ses couleurs éclatantes sous les rayons de soleil.
- — C’est magnifique, vous ne trouvez pas ? s’exclama Louis. Ma mère disait toujours qu’un arc-en-ciel est un don que Dieu nous fait. Une bénédiction visible des habitants du coin de terre où il choisit de le faire apparaître. Je ne sais pas si nous sommes beaucoup à l’admirer mais je veux croire que ce cadeau n’est que pour vous et moi.
- — Oh non, ne dites pas cela ! Espérez plutôt que Dieu bénisse la terre entière et non pas uniquement ceux qui voient cet arc-en-ciel !
Louis sourit et baisa la main de sa compagne :
- — Votre bonté vous perdra, Claire.
Et, malicieux, il ajouta :
- — Imaginez une telle bénédiction sur la mère Rougier ! Dix amants éconduits en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire !
Claire pouffa :
- — Si elle vous entendait…
- — Et quand bien même ! Moi aussi je peux jouer les commères !