- — Magnifique ! Angèle, viens me donner ton avis !
Mme Bourdeuil tournait autour de Claire qu’elle venait d’aider à revêtir la robe de soie. Angèle, la cinquantaine rebondie, grands yeux clairs et chignon blond, passa la tête dans l’embrasure de la chambre, et de ravissement joignit les mains :
- — Mon Dieu, Mademoiselle, que vous êtes belle ! On dirait une vraie princesse !
- — Tu vois que j’avais raison de couper en biais et de faire un corsage très haut. La ligne tombe parfaitement. Ne manquent plus que les roses.
- — Les roses ? s’enquit Claire.
- — Oui, répondit Angèle. Avec le reste de tissu, Louise et moi avons fabriqué deux roses blanches. Dans votre chignon, ce sera parfait.
Et elle courut les chercher avant de les piquer gracieusement dans la chevelure brune.
- — Voilà. À présent, je vais ouvrir la glace intérieure de l’armoire pour que vous puissiez vous voir.
Claire n’en crut pas ses yeux. Devant elle se tenait une belle jeune femme vêtue d’une robe élégante comme elle en avait vu parfois dans les magazines de mode que collectionnait Anita. La robe était gracieuse, souple, légèrement satinée et les broderies de papillons multicolores donnaient de l’éclat au teint mat de la jeune fille. Elle tourna légèrement sur elle-même. Les manches courtes, en forme d’ailes, voletaient. La taille haute, façon empire, et ornée d’un ruban vert, enveloppait la poitrine et l’arrondissait joliment. Enfin, les roses donnaient la touche finale à la toilette, rendant encore plus distinguée la silhouette de Claire. Émue, ne pouvant articuler un mot, la jeune femme s’observait sans parvenir à croire ce qu’elle voyait. Mme Bourdeuil interrompit sa contemplation :
- — Je crois qu’il serait temps que votre fiancé vous voit, ne pensez-vous pas ?
La jeune fille rougit.
- — Je l’appelle, s’exclama Angèle.
Lorsque Louis apparut dans l’embrasure de la chambre, Claire se retourna, prise d’une émotion intense. Louis, tout comme elle, resta silencieux. Son regard se fit aigu, presque sévère tant la vision le ravit.
- — Laissons-les une minute glissa Louise à l’oreille d’Angèle. Ils ont besoin d’être seuls.
Et elles s’éclipsèrent d’un air entendu et complice.
- — Vous êtes telle que je le rêvais. Le meilleur des couturiers n’aurait pas fait mieux !
- — Oh Louis, est-ce bien moi ?
Le luthier eut un petit rire :
- — Mais oui, je vous assure ! Vous êtes ravissante. Et si je n’étais pas déjà amoureux de vous, je le deviendrais immédiatement.
La jeune fille rougit, baissa les yeux. Le luthier s’approcha d’elle et lui prit tendrement le menton avant de poser ses lèvres sur les siennes. Le baiser qu’il lui donna était plein de passion contenue, et Claire sentait battre son cœur à tout rompre. Il l’enlaça étroitement et lui murmura :
- — J’espère que la nuit passera très vite. J’ai très envie de toi.
Claire ne répondit pas. Elle tremblait.
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Un peu plus tard, elle franchissait avec le luthier le seuil de l’auberge, déjà bondée de jeunes couples. Gustave Meyer s’agitait au bar, servant du vin blanc à toute vitesse. Aussi blond que le luthier était brun, pourvu d’une moustache fine, le sourire facétieux, l’aubergiste plaisait. Sa haute taille, son franc-parler, l’éclat de son regard vert, l’accueil chaleureux qu’il proposait ainsi que les délices cuisinés par sa mère, tout en lui respirait l’homme avenant, le camarade enjoué qu’on a plaisir à retrouver. Louis s’approcha du comptoir, délaissant un moment sa compagne dans l’entrée et malgré le bruit qui envahissait la salle, le héla d’une voix forte :
- — Bonsoir patron !
- — Te voilà, Louis ? Tu n’es pas en retard !
- — Avec ce monde…
- — Je t’avais prévenu. Où est donc ta promise ?
- — Juste derrière la dame en bleu.
- — La jeune fille en robe blanche ? Eh bien mon salaud, tu ne te refuses rien ! Je comprends que tu veuilles du temps pour lutiner la demoiselle. J’ai préparé la chambre.
- — Merci mais ce sera juste pour dormir un peu.
- — Tu préfères la câliner dans une grange ? Tu vas devoir marcher !
- — Non, Gustave. Je suis sérieux, je veux vraiment faire d’elle ma femme.
L’aubergiste considéra un moment son ami avec amusement puis, intrigué, s’exclama :
- — Toi mon vieux, tu n’es pas dans ton assiette. Parler comme ça d’une femme, c’est pas ton genre !
- — Je suis amoureux, Gustave, vraiment amoureux !
L’aubergiste leva les yeux aux ciels, soupira et, délaissant ses bouteilles :
- — Allez, vous devez avoir faim, je vous conduis à votre table dans la grande salle. J’ai fait discret, comme tu me l’as demandé, précisa-t-il avec un clin d’œil égrillard. S’approchant de Claire, il la salua avec malice et d’un regard appuyé :
- — Ainsi donc, vous êtes la fiancée de mon ami Louis ? Eh bien, si je m’attendais…
Claire rougit. L’aubergiste lui adressa un sourire amusé puis il entraîna le jeune couple à une table, partiellement dissimulée derrière un grand vaisselier de chêne.
- — Voilà ! Vous serez un peu protégés du brouhaha. Je vous envoie Geneviève pour votre commande.
- — Merci, Gustave !
- — De rien… À plus tard ! fit l’aubergiste en tapant amicalement l’épaule de Louis et en lui adressant un nouveau clin d’œil.
Louis fit asseoir sa compagne avant de prendre place. Voyant la timidité de la jeune fille, il crut bon de lancer une boutade :
- — Je crois que nous aurons droit à une chasse aux papillons après le dîner.
Claire sourit :
- — Je n’en jurerais pas si j’étais vous…
- — Et pourquoi donc ? J’ai cru percevoir dans l’assemblée joyeuse du bar quelques regards masculins très intéressés.
- — Que vous dites ! Moi je n’ai rien remarqué.
- — Évidemment ! Vous ne faites déjà pas attention à vos clients…
- — Il y a bien eu une dame qui m’a détaillée des pieds à la tête, mais rien d’autre.
Louis pouffa :
- — Si ce sont les regards féminins que vous remarquez, vous n’êtes pas en mesure de faire des rencontres !
- — Mais je ne le souhaite pas, Louis ! Je vous ai rencontré, et c’est tout ce qui m’importe.
Le luthier sourit, ému de cette déclaration pudique. Il prit la main de la jeune fille et la porta à ses lèvres.
- — Puis-je alors vous demander si après ce bal vous accepteriez de partager mon existence ?
Claire, un peu interloquée par cette question brutale, sentit son cœur battre à grands coups :
- — Je ne veux pas vous faire de promesses avant demain, Louis. Si un malheur arrivait… Et puis… je ne veux pas m’engager avec un homme si je dois abandonner mon travail. Comme je vous l’avais déjà dit, je veux être indépendante financièrement. Je ne gagne peut-être pas beaucoup, mais cela me paie les frais de la maison, le fonctionnement de la ferme. Jamais je ne déménagerai pour vivre au village, je suis trop heureuse chez moi.
- — Si c’était moi qui venais m’installer chez vous, et que rien ne change à votre vie actuelle si ce n’est ma présence à vos côtés, accepteriez-vous de m’épouser ?
Claire sourit :
Mais devant le regard passionné de Louis, elle crut bon d’ajouter :
- — De toute manière, pour le moment il ne saurait en être question. Tant que nous ne sommes pas sortis de cette menace et que la mère Rougier peut nous faire du mal, je préfère que nous restions amis. Je ne me le pardonnerais jamais si je vous mettais en danger !
Louis sourit et malicieusement :
- — Nous sommes déjà plus que des amis, ma chère. Si je comprends bien votre raisonnement, vous préférez devenir ma maîtresse d’abord ?
Claire s’apprêtait à protester énergiquement lorsque Geneviève, blonde et plantureuse femme d’une trentaine d’années, s’avança vers eux et débita :
- — Désolée de vous avoir fait attendre, mais je n’ai pas eu une minute ! Voici le menu de ce soir :
Cuisses de grenouilles en persillade
Ou Truite farcie au bleu d’Auvergne
Pintade au chou
Ou Aligot du chef
Plateau de fromages
Salade
Tartelettes des bois
Sorbet framboise à l’eau de vie
Mais si vous préférez, nous avons aussi une carte.
- — Le menu sera parfait pour moi, Geneviève ! Ce sera grenouilles et aligot. La mère de Gustave fait le meilleur aligot du département. Claire, voulez-vous manger à la carte ou bien cela vous convient ?
- — Je ne sais pas si je pourrai tout manger, mais le menu me va. Truite à la place de grenouilles, et aligot, s’il vous plaît.
- — Vous verrez que vous ne regretterez pas, fit Geneviève encourageante. Et puis monsieur finira votre part si vous n’avez plus faim. Mais je dois vous prévenir que si vous allez danser ensuite, le repas sera vite digéré ! Aussi mangez suffisamment pour ne pas tomber pâle !
Et elle repartit vers les cuisines commander leurs entrées.
- — Eh bien… Je ne croyais pas qu’il y avait autant de plats dans une auberge !
- — C’est jour de fête.
- — C’est vrai. Vous connaissez le propriétaire depuis longtemps ?
- — C’est un ami d’enfance et d’adolescence, qui habitait Ambert. C’est avec lui que j’ai aménagé ma cabane. Et nous avons fait les quatre cents coups ensemble. Enfin, avant mon départ pour Paris. Lorsque je suis revenu sur l’Auvergne, j’ai eu envie de le retrouver. C’était la seule personne à qui je pouvais tout dire de mon identité.
- — Je comprends. Ça n’a pas dû être facile pour vous d’être un autre.
- — Non, pas du tout. Mais je n’ai pas envie d’en parler ce soir. Dites-moi plutôt comment vous trouvez cet endroit.
- — Sympathique. Mais je ne pensais pas qu’il y aurait autant de monde.
- — C’est une bonne adresse, Gustave a toujours des clients qui lui font de la réclame.
Ils discutèrent un moment, de tout, de rien, de cette soirée qui les réunissait. Louis observait sa compagne avec tendresse. Il la trouvait ce soir différente. Pas seulement grâce à sa nouvelle robe, mais il sentait quelque chose de spécial qu’il ne pouvait pas s’expliquer. Un moment, il crut voir une lueur étrange émaner du pendentif de Claire. Il sursauta et tendit la main vers l’objet qu’elle portait au cou :
- — Qu’y a-t-il, Louis ? s’enquit la jeune fille inquiète.
- — Votre pendentif… j’ai cru voir une lumière verte dedans. Mais j’ai dû me tromper…
Claire tressaillit.
- — En êtes-vous sûr ? Moi qui croyais que ce n’était que dans mon rêve…
Et elle lui expliqua ce qui s’était passé dans la nuit de lundi à mardi. Le luthier fronça les sourcils et prit sa main.
- — Surtout ne me quittez jamais durant le bal. Je ne voudrais pas qu’on vous poignarde.
La jeune fille sourit :
- — Je dois pourtant aller me rafraîchir avant que nous attaquions le repas. Et là-bas, vous ne pourrez pas me suivre. C’est interdit aux messieurs !
- — Soit, mais faites vite. Je n’ai pas envie qu’il vous arrive quelque chose.
- — Je vous promets que je ne serai pas longue, le rassura-t-elle en se levant.
Elle saisit son sac et alla demander à une jeune serveuse où se trouvaient les toilettes pour dames. Elle lui désigna un petit couloir qui jouxtait le bar dans la salle à côté et Claire s’y engagea. Elle ne vit pas le regard avide d’elle de l’homme accoudé au bar qui sirotait une chartreuse. Il la suivit des yeux, avec un étrange sourire. Sa main gauche caressa le poignard dans la poche de sa veste et il murmura :
- — Dans quelques heures, de gré ou de force, tu seras mienne, jolie Claire !
Lorsque la jeune fille revint, elle croisa le regard étrange, pareil à celui de son cauchemar, et une montée d’angoisse l’étreignit. Le pendentif à son cou devint glacé. Elle porta la main à sa gorge tandis que l’homme, d’un air narquois, levait son verre à son intention. Elle pâlit et se dépêcha de rejoindre la grande salle. Louis souriait à Geneviève qui venait de déposer les entrées à leur table.
- — Vous arrivez juste à temps. Dépêchez-vous, la truite se déguste bien chaude !
Geneviève sourit à la jeune fille :
- — Monsieur a raison. Et puis vous devez avoir faim, vous êtes toute pâle.
Louis inquiet leva les yeux.
- — Non, rassurez-vous ce n’est que la foule qui m’indispose un peu, je n’ai pas l’habitude, répondit Claire en souriant.
Mais le luthier n’en crut pas un mot. Lorsque Geneviève les quitta, il demanda :
- — Avez-vous vu la mère Rougier ici ? Ou l’homme de votre rêve ?
- — Je ne sais pas si c’est lui, murmura la jeune fille. Mais il me regardait d’une drôle de façon. J’ai eu très peur.
- — Où est-il ?
- — Au bar. Il boit une chartreuse verte.
- — Alors j’y vais. Je veux en avoir le cœur net.
Mais la jeune fille le retint.
- — Non, Louis, surtout pas. Ce serait lui donner trop d’importance. L’essentiel est de rester ensemble vous et moi. S’il est venu ici, c’est pour nous narguer. Ne faites pas attention…
Le luthier acquiesça, mais s’empressa d’ajouter :
- — Comme je suis quasiment sûr que nous le reverrons ce soir, montrez-le-moi. Je lui réglerai son compte.
- — Je ne peux pas. Je tourne le dos au bar. C’est le jeune homme blond, très grand…
- — Avec le costume bleu nuit ?
- — Oui.
Louis observa un moment l’homme. Les cheveux vaporeux et ondulés s’étalaient négligemment sur le col du costume sombre, et les traits fins du visage émergeaient d’une manière presque féminine. Mais la carrure imposante et l’allure nerveuse démentaient toute fragilité. L’homme devait avoir vingt-cinq ans. Un visage d’ange allié à un corps musculeux : une sorte de statuaire de Raphaël. Sentant qu’il était observé, l’ange posa sur Louis un regard dédaigneux et cruel. Un rictus de mépris plissa sa bouche. Il éleva son verre de chartreuse et but en fixant le luthier haineusement. Louis soutint le regard et serra les poings. Il ne ferait pas de scandale chez son ami Gustave, mais il se promit d’entretenir cet homme à sa façon s’il s’en prenait d’une quelconque manière à Claire. La main de la jeune fille se posa sur son poing gauche. Elle tremblait. Alors, pour la rassurer, Louis sourit et recouvrit de son autre main le poignet de sa compagne, avant de mêler son regard au sien.
- — Ne vous inquiétez pas, Claire. J’empêcherai cet individu de vous faire du mal. Et maintenant, mangeons ! Ne laissons pas l’imbécile nous gâcher la gourmandise !
Et il attaqua son assiette avec entrain, s’efforçant de masquer la colère qu’il ressentait. Claire soupira, presque découragée par l’assiette débordante qui se trouvait devant elle, mais l’attitude de Louis l’aida à retrouver l’appétit, coupé par l’inconnu. La truite était délicieuse, fondante, et la farce au bleu onctueuse. Le luthier semblait aussi se régaler. La jeune fille sourit. En mangeant, Louis semblait si sûr de lui, d’eux, de leur bonheur. Comme s’il avait compris ses pensées, il lui rendit son sourire, l’encourageant du regard.
- — Je vous en prie, mangez ! Je ne veux pas avoir à vous ranimer à la fin du bal.
- — Bien, monsieur.
Et de nouveau, elle se concentra sur son assiette. Lorsque Geneviève apporta le plat fumant d’aligot, la jeune fille avait laissé de côté sa peur et riait des plaisanteries que Louis lui racontait :
- — Je vous jure, lorsque j’ai compris que ce client ne voulait pas de la doublure d’étui que nous avions pourtant choisie ensemble, je l’ai arrachée et déchirée devant lui, et je lui ai fait payer cette doublure perdue avant de le jeter dehors.
- — Et vous n’avez pas eu peur qu’il vous fasse une mauvaise réputation ?
- — Des clients comme lui, je n’ai pas envie d’en avoir. D’ailleurs il n’est même pas passé à la concurrence pour faire arranger son étui, il a fait appel à un tapissier décorateur. Du grand n’importe quoi ! En plus, si vous saviez comment il joue du violon, un violon que j’ai passé un temps infini à arranger pourtant, car monsieur n’était jamais content. Franchement, son jeu est une lamentation, mademoiselle ! Du crin crin sans âme. Ça m’aurait fait encore plus râler de voir un si piètre musicien avec un si beau garnissage d’étui.
- — Je vous interromps deux secondes, le plat est brûlant, faites bien attention en vous servant, coupa Geneviève. Je vous ai mis quelques saucisses et une sauce au bleu à côté, avec quelques feuilles de salade. Dépêchez-vous de manger avant que l’aligot ne soit trop sec.
Le jeune couple acquiesça. Le plaisir d’être ensemble alimentait leur gourmandise, trompait leur faim de se joindre, de se toucher. Louis observait sa compagne à la dérobée, se délectant d’elle par avance. Il caressait des yeux tous ses contours, imaginait le jeune corps abandonné à son désir, palpitant sous le sien. L’aligot ne rassasiait pas la faim qu’il avait d’elle. Claire sourit en rougissant, rencontrant les yeux bleus du luthier :
- — Ne me regardez pas ainsi, je vous en prie.
- — Et pourquoi pas ?
- — Parce que vous m’avez promis d’être sage… et que je veux pouvoir terminer mon aligot tranquillement.
- — Mais je le suis et le serai. Je sais tenir parole, ma douce, et bien loin de moi l’idée de vous couper l’appétit. Je pense à notre réveil… et je voudrais que cette soirée passe très vite pour être là lorsque vos yeux s’ouvriront dans notre lit.
- — Vous aurez pris votre médecine. C’est moi qui assisterai à votre réveil.
- — Et si… nous ouvriions les yeux ensemble ?
Claire baissa les yeux en rougissant.
- — N’anticipez pas, s’il vous plaît. Je n’aimerais pas que cela nous porte malheur.
- — Ça va m’être très difficile.
- — Vous savez pourtant que de cette retenue dépend notre bonheur.
Louis tressaillit :
- — Vous avez dit : notre bonheur. Merci. Cela veut-il dire que vous envisageriez sérieusement de vous unir à moi ?
Un voile d’embarras parcourut le visage de la jeune fille :
- — Vous êtes vraiment impossible ! Je vous ai dit tout à l’heure que je ne m’engagerai pas ce soir.
- — Quel dommage ! Mais soit, laissez-moi encore dans l’expectative. Cela me permettra de vous courtiser un peu plus durant le bal, sans que vous puissiez vous y opposer.
- — Et comment cela ?
- — Je vous avais promis des leçons charmantes de marivaudage. Vous n’en avez goûté l’étude que deux fois. Alors laissez-moi vous instruire ce soir. Vous dire de ces choses que seul un amant peut murmurer à votre oreille. Quand vous serez dans mes bras, toute chaude, frémissante, et que nous accorderons nos pas dans la danse, je vous dirai mon désir, je vous dirai comment je veux vous aimer. Je veux ce soir au moins vos soupirs, votre émoi le plus violent, et vous faire gémir comme moi de cette attente. Vous rougissez, j’en suis fort aise, et j’espère bien réussir à cela toute la soirée, jusqu’au moment où je prendrai ma médecine afin de ne pas céder ni vous entraîner dans le stupre et la luxure… Et pourtant, je sais qu’au moment précis où je vous amènerai dans notre chambre, vous n’aurez plus du tout envie d’être sage. Je redoute ce moment parce qu’il sera la dernière épreuve que nous aurons à traverser pour rejoindre la rive des fiancés, des époux et surtout des amants. Lorsque nous le serons, la bonne magie aura gagné, rien ni personne ne pourra plus nous faire de mal. Et surtout pas l’imbécile qui a osé nous narguer tout à l’heure.
Claire reposa ses couverts, l’appétit à nouveau coupé à l’écoute du programme.
- — Louis, vous jouez avec le feu, soupira-t-elle.
- — Il m’a déjà brûlé, ce feu, le soir du bal de la Saint-Jean, et je voudrais que vous brûliez de la même passion, ou plutôt que vous vous abandonniez à notre passion… Pouvez-vous concevoir un instant ce que j’éprouve depuis près de trois mois lorsque je vous aperçois ? Lorsque nous sommes ensemble ? Lorsque nous nous enlaçons et nous nous embrassons ?
- — Et si je vous disais que oui ?
Le luthier sourit :
- — Il y a quelques semaines, vous auriez nié cette évidence avec une mine farouche. Pourtant, je sais que j’aurais pu vous faire mienne très vite, parce que votre corps m’appelle depuis que je vous ai tenue dans mes bras la première fois. Vous aviez peur, je le sais, mais cette peur était pleine de votre désir de moi, de cet élan que nous avons eu l’un pour l’autre en même temps tandis que nous dansions. Claire, regardez-moi, regardez-nous ! N’ayez nulle honte de notre désir mutuel ! Moi j’en suis profondément heureux. Nous sommes des amants au seuil de notre première nuit. Et je remercie le Ciel, la Magie et votre mère, tous ceux qui ont présidé à notre rencontre, qui ont attendu, espéré ce moment pour nous. Ils ont eu raison de nous destiner l’un à l’autre, parce que nous sommes faits pour vivre ensemble.
- — Cela, pour le moment, nous n’en savons rien.
- — Si. Autrement, je n’aurais pas su vous convaincre de venir ce soir. Et vous auriez repoussé mes étreintes et mes baisers avec dégoût. Vous ne l’avez pas fait, parce que vous m’aimez, parce que vous savez que je vous aime et que jamais je ne vous ferai de mal. Parce que votre désir de moi est aussi grand que celui que j’éprouve pour vous. J’étais tout proche dimanche de vous coucher sur l’herbe du bois et de vous faire femme. Je me sens ce soir dans un état comparable, mais je saurai me tenir, n’ayez aucune inquiétude à ce sujet. Simplement, je trouverai un autre moyen de vous faire l’amour sans vous toucher, sans que la magie puisse se retourner contre nous. Et je crois que ce sera le meilleur moyen d’éloigner notre gêneur définitivement.
- — Vous êtes fou…
- — Peut-être, mais je crois que ce sera la plus terrible punition que la mauvaise magie pourra avoir. Je ne sais pas qui est cet homme, mais je vous jure que nous lui ferons regretter de vouloir s’attaquer à nous.
Claire resta un instant songeuse. Elle repensait à son cauchemar. Et si l’homme se servait de leur désir pour les perdre ? Le pendentif une nouvelle fois s’alluma d’un éclat vert et la jeune fille tressaillit, persuadée d’un avertissement.
- — Non, Louis, non, il ne faut pas faire cela. Je crois que c’est justement ce qu’il attend pour pouvoir disposer de moi. Dans le rêve, il tentait de…
- — Non, je m’y opposerai. Il ne pourra pas vous approcher.
- — Il cherchait à le faire. Et je vous appelais désespérément pour me sauver. Il y avait du sang sur la lame de son couteau… J’avais peur, si peur…
Le luthier étreignit les doigts fins de sa compagne et, plantant son regard dans le sien, répondit avec force :
- — Rien ni personne ne pourra m’éloigner de toi. Je te protégerai de ce démon. Et je le tuerai s’il tente de te faire le moindre mal. Ne t’inquiète pas, mon amour, je suis là, je serai toujours là.
Claire ferma les yeux. Elle aurait voulu que le temps se fige.
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Les premières fusées commençaient à partir lorsque Louis et Claire sortirent de l’auberge. Ils avaient retardé le moment de quitter leur table afin de ne pas être dans la cohue et de pouvoir monter déposer leurs affaires dans la grande chambre qui leur était destinée. Gustave avait donné la clé au luthier avec un air complice. Mais Louis n’avait pas relevé, absorbé par l’angoisse de Claire, et l’angoisse de la perdre. Cette peur souterraine surpassait son désir d’elle et dans l’escalier qui menait à leur chambre il luttait contre sa colère, l’envie d’aller en découdre. Pourtant, lorsqu’il alluma la lampe près du lit, il fut pris d’une émotion douce et tendre. Il s’assit, attira à lui sa compagne et la fit asseoir à ses côtés. Elle tremblait. Il l’entoura tendrement de ses bras et posa un baiser sur les lèvres douces avant de la basculer doucement sur l’édredon.
- — Je ne pourrai pas le faire tout à l’heure parce que je serai près de m’endormir, alors je veux profiter de ce dernier moment d’intimité pour t’embrasser, pour te câliner, pour te rassurer. Pour te dire que je t’aime et que je ne laisserai personne te faire du mal. J’attendrai notre retour ici avant de prendre ma médecine. Je ne voudrais pas que l’eau de Marie serve involontairement nos ennemis.
Claire resta silencieuse, mais l’attira plus avant contre elle et répondit tendrement à son baiser. Elle oscillait entre émotion de l’instant et inquiétude. Elle aurait presque trouvé rassurant de passer la soirée dans cette chambre si elle n’avait redouté de céder au désir qu’elle avait de Louis. Sous les baisers et les caresses du luthier, elle réalisait ce soir-là la force de cet élan qui l’emportait, la faisait trembler, la maintenait avide dès qu’il cessait son étreinte ; elle se sentait passionnée, brûlante et humide sous la soie de sa robe blanche. Son compagnon, ému de ses réactions, prolongeait leur étreinte, gémissant de bonheur à chacune de leurs caresses.
Un pétard éclatant sous leur fenêtre les rappela brutalement à la réalité. Le feu d’artifice n’allait pas tarder. Ils se sourirent et d’une même voix se murmurèrent :
…avant de se relever mutuellement et de défroisser leurs vêtements. La robe de Claire gardait quelques plis que Louis s’efforça d’aplanir. Après avoir refait son chignon et glissé à nouveau les roses de soie dans ses cheveux, la jeune fille tendit la main à son compagnon :
- — Viens, fais-moi danser s’il te plaît.
Et elle l’entraîna.