La voiture de Louis, ouvrant la marche, traversait les derniers kilomètres de forêt avant d’arriver à Saint-Amant Roche Savine. Gustave Meyer était à son volant. Et elle était suivie d’une autre en escorte, occupée par les deux adjoints que l’inspecteur Pauvert avait mis sur l’affaire : Alfonse Charpin et Henri Cabet. Gustave conduisait nerveusement, préoccupé à l’idée de laisser Louis et Claire seuls. Malgré un temps idyllique, il gardait la mâchoire serrée tout en roulant à vive allure.
À l’arrière le luthier dormait, allongé sous une couverture. Il ne semblait pas souffrir de sa blessure. Claire était assise à l’avant et elle observait la route avec un peu d’angoisse. Elle n’aimait pas la vitesse. Son estomac se crispait à chaque virage que prenait Meyer et elle faisait un effort pour ne pas laisser les nausées l’envahir. Heureusement, elle venait d’apercevoir le toit rouge de sa ferme. Encore un tournant et ils seraient parvenus à destination. Elle fit signe au conducteur de prendre le prochain embranchement et lorsqu’il s’engagea dans le chemin des Herbettes, elle se tourna vers son fiancé endormi pour le prévenir :
- — Louis, nous arrivons.
- — Hum…
- — Louis, réveille-toi ! Nous sommes à la ferme.
- — Quoi ? Déjà ?
- — Tu as dormi tout le trajet…
- — En plus, je crois que vous avez de la visite, ajouta Gustave.
- — De la visite ?
Claire se retourna brusquement vers l’avant, et au lieu de la figure familière d’Anita, elle aperçut, assis sur la souche d’un chêne récemment coupé, un vieil homme recroquevillé sur sa canne. Lorsqu’il aperçut la voiture, celui-ci se leva péniblement et scruta ses occupants. Reconnaissant Claire, il se hâta aussi vite qu’il pouvait et à peine la jeune fille était-elle sortie de la voiture qu’il lui prit la main :
- — Enfin vous êtes là, ma petite fille ! Je vous attends depuis ce matin.
- — Mais, monsieur Bideau, comment avez-vous pu venir jusqu’ici ?
- — Le boulanger nous a déposés, moi et mon paquet. Il fallait que je vous parle de toute urgence.
Il se pencha en avant et, apercevant le luthier allongé à l’arrière du véhicule, il l’apostropha :
- — Louis, mon petit… tu es blessé ?
- — Ce n’est rien. Une estafilade, répondit le luthier. Gustave, si tu pouvais m’aider à sortir ?
- — Oui bien sûr… Et qui sont ces messieurs qui arrivent dans l’autre voiture ?
- — La police, répondit Meyer. Claire et Louis ont eu quelques soucis à Brioude.
- — Je m’en doutais. Et ici aussi il y a eu du grabuge.
- — Que s’est-il passé ?
- — Je vous dirai tout une fois entré. Ça risque d’intéresser ces messieurs du commissariat.
Claire venait de servir un café à tous et le luthier reposait à ses pieds, allongé sur un matelas descendu dans la cuisine et adossé au mur, lorsque le vieil homme commença son récit :
- — Voilà… Je dois d’abord vous dire que je ne suis pas ici de mon propre fait. Marie La Tourette m’a demandé de vous apporter cette caisse et la clé qui va avec. Elle l’avait depuis très longtemps sous son lit à l’hospice mais je n’étais pas au courant de son contenu avant mercredi.
Après ton départ, mon garçon, continua-t-il en regardant Louis, Marie a envoyé Augustine, sa meilleure amie, près de moi : elle avait besoin de me parler. Et une fois là-haut, Marie m’a ouvert son cœur. C’était comme si, d’un seul coup, elle se déchargeait d’un poids. Elle m’a parlé de votre conversation mais également de ce qu’elle a fait aussi bien pour toi que pour Claire et notre village. Elle m’a parlé de magie, la bonne et la mauvaise. Les influences que chacune a eu à Saint-Amant, ceux qui la pratiquaient et ceux qui en font encore usage. Les bras m’en tombaient devant toutes ces révélations. On aurait dit que Marie ne pouvait plus s’arrêter de raconter.
- — Il faut que tu comprennes pour aider les petits, me disait-elle.
- — Mais, Marie, je ne suis pas un sorcier comme toi. Comment veux-tu que je puisse être utile ?
- — Tsst… Le moment venu, tu sauras être mon messager et avertir ceux qui ont été choisis pour continuer mon travail. Je n’ai pas besoin que tu lances des sorts, seulement que tu transmettes ce que tu auras reçu.
Elle m’a donné cette caisse que voilà, qui contient toutes ses affaires de sorcellerie et tous les secrets qu’elle connaît. Et elle m’a fait promettre de récupérer la clé chez Augustine, en cas de malheur. Et bien sûr de vous donner tout ce que contient son petit trésor. C’est l’héritage de magie blanche que Marie a pu préserver. Elle vous demande d’en prendre soin. Et de tout faire pour garder le village hors des nuisances de la magie noire.
- — Marie est donc morte ?
- — J’y viens. En fait, elle m’a annoncé sa mort mercredi soir. Elle savait quand et comment elle mourrait. Elle m’a décrit exactement ce qui allait lui arriver. C’était horrible. Je lui ai dit qu’il fallait appeler la police mais elle n’a rien voulu savoir. Elle m’a dit que de toute façon le temps était venu pour elle de rejoindre l’au-delà, de passer la main à la nouvelle génération et que la seule chose qui lui importait, c’était que son travail de sorcière ne tombe pas en de mauvaises mains. C’est pour ça que me voilà près de vous. Marie est morte vers quatre heures ce matin. Je n’ai pas réussi à empêcher ce crime. Et le pire, c’est qu’elle ne s’est même pas débattue !
- — Quoi ?
- — Tu as bien entendu, mon garçon. Marie s’est laissée tuer sans opposer de résistance. Et je sais qui a commis cette horreur.
- — Le comte Olivier Desgrange ?
- — Non. Mieux que le châtelain : la sorcière Rougier a tué sa rivale.
- — Oh mon Dieu ! Nooooooooon !
- — Hélas si, ma chère petite. Voyez-vous, c’est le genre de femme qui n’aime pas perdre face à la magie blanche.
Les deux policiers qui étaient restés silencieux jusque là prirent la parole :
- — Vous n’avez aucune preuve de ce que vous avancez… juste des présomptions.
- — Pas seulement, non. Je m’étais endormi et puis… je me suis réveillé en entendant un bruit de canne dans les étages de l’hospice. J’ai pris une chandelle et je suis sorti de la chambre que je partage avec Lucien, André et Eugène quand… d’un seul coup, plus aucun bruit ! Je suis quand même monté à l’étage des dames par acquit de conscience et là, j’ai vu une ombre avec une lampe de poche. Et je l’ai reconnue aussitôt. Sa démarche, son allure : ça ne pouvait être que cette affreuse Marthe Rougier. Mais j’étais terrifié. J’aurais dû aller plus loin mais j’ai laissé cette maudite ouvrir la porte de Marie… et j’ai même pas pu appeler la sœur qui est garde de nuit tellement j’étais horrifié et apeuré. C’était comme un cauchemar. Je me suis caché dans un placard quand la sorcière est ressortie et j’ai attendu qu’elle soit partie de l’hospice pour aller dans la chambre de Marie. Ma vieille amie était sans vie mais elle semblait détendue. Pourtant sa mort a été brutale. Marthe Rougier l’a étouffée avec son oreiller.
- — Mais comment le savez-vous ? interrogea Charpin.
- — Marie me l’avait dit. Elle savait comment ferait sa rivale pour la tuer.
- — Et le corps porte les stigmates de l’étouffement ? demanda Cabet.
- — Ça, je ne sais pas. J’ai vu des traces violettes sur son visage. Mais dire que c’est ça… Je suis pas spécialiste. Les sœurs ont appelé la gendarmerie d’Ambert après que j’ai donné l’alerte. Mais j’ai pas voulu témoigner, je veux pas risquer d’être tué comme Marie. Et puis, il me fallait vous apporter la caisse et la clé. Marie voulait que je vous donne ça aujourd’hui. Je lui avais fait une promesse et je me devais de la tenir. Je me suis habillé rapidement et dès que j’ai avisé la voiture de Nallet qui partait livrer à Granval, je suis venu ici avec lui. Les gendarmes s’en retournaient du côté d’Ambert pour constater un incendie et un accident de voiture. Paraît que ça a brûlé toute la descente jusqu’au Monestier. Sans doute un jeune bourgeois qui avait trop fêté le 14 juillet. Les gens sont fous à rouler aussi vite en automobile…
Il sortit une petite clé dorée de sa biaude et la tendit au luthier.
- — C’est à toi que revient le présent, mon garçon. Marie a bien insisté sur ce fait.
Intrigué, Louis saisit la clé que lui donnait le père Bideau. Puis il fit signe à Gustave.
- — Tu peux m’apporter la caisse ?
Son ami s’exécuta. Louis, le cœur battant, mit la clé dans la serrure et ouvrit le coffre. La première chose qu’il vit fut une photo sépia de son père et de Rose. Ce cliché semblait avoir été pris peu de temps avant leur mort. Vêtus de leurs plus beaux atours, les deux amants fixaient le photographe, le regard ému comme s’ils voulaient lui dire quelque chose d’important. Troublé, le luthier constata une fois de plus l’étrange ressemblance de Claire avec sa mère. Et il sourit en regardant le visage de son père, qui reflétait la joie intense de l’homme ayant trouvé la femme qu’il aimait. Il retourna la photographie et, stupéfait, reconnut l’écriture paternelle. Ce qu’il lut ressemblait à un poème :
À toi mon bel amour éternel,
À toi mon fils que j’ai si mal aimé,
À toi magie qui m’a tant comblé.
À toi qui aura trouvé ta belle
Par l’entremise de Marie l’oubliée,
Je te confie la magie et le feu
De désir et d’amour comble-le
Je suis le bois du sacrifice
Rose est l’offrande abandonnée
Marie le soufflet de cheminée
Qui purifie, avive sans leurre
La passion et guide ton ardeur.
Bergère et douce fille de ma mie
Offre-toi à l’amant qui supplie
Celui dont l’amoureuse langueur
Apprivoisera toutes tes peurs
Et ouvrira la porte de la vie
Pour que palpite en toi la blanche magie.
Rituel d’union blanche
Le 14 septembre 1929
Ému, le luthier dut relire plusieurs fois le poème avant de comprendre que cet écrit lui était destiné ainsi qu’à Claire. Ce n’était pas un poème mais une ordonnance magique. Comment le maréchal-ferrant avait-il pu rédiger un tel écrit ? Rose lui avait-elle enseigné des pratiques de magie blanche ? Et Marie, comment était-elle entrée en possession de cette photo, de ce rituel ? Avait-elle répété ces paroles étranges pour le faire revenir en Auvergne et pour qu’il tombe amoureux de Claire ?
Il passa la main sur son front, anéanti par le flot de questions que le rituel provoquait. Et bouleversé, tellement la révélation lui paraissait incroyable, immense. Autour de lui, le silence s’était fait. Claire fixait son compagnon avec inquiétude et Gustave, resté debout près du luthier, semblait tout aussi angoissé.
- — Tout va bien, Louis ? Vous êtes bien pâle…
Semblant surgir d’un rêve, il releva la tête vers sa fiancée et lui sourit.
- — Ça va aller. Je viens simplement de retrouver une photo de mon père avec votre maman. Et un rituel qui nous est destiné, écrit peu de jours avant leur mort.
- — Oh mon Dieu… s’il vous plait… puis-je voir ?
- — Tenez !
Et il tendit la photographie à Claire. Celle-ci l’examina, bouleversée de retrouver le visage de sa mère et celui du maréchal-ferrant. Elle ne pouvait détacher ses yeux du sourire des deux amants. Elle avait l’impression qu’ils lui murmuraient d’étranges mots, incompréhensibles et pourtant audibles… Au cou de Rose, Claire reconnut le pendentif qu’elle-même portait désormais. Elle pâlit et porta la main à sa gorge. Il y était toujours. La pierre centrale brillait doucement comme à l’ordinaire.
Gustave s’approcha de la jeune fille, inquiet de la voir muette et pâle à son tour. Il observa la photographie qu’il trouva très belle et prenant celle-ci des mains de Claire, il retourna le cliché pour lire ce qui était inscrit au dos. Mais le poème avait disparu.
- — Où est le rituel ? demanda-t-il au luthier.
- — Devant tes yeux.
- — Non, il n’y a rien.
Intrigué, le luthier reprit la photographie des mains de Gustave et constata que la formule avait disparu. Avait-il rêvé ? Non, ce n’était pas possible ! L’écriture de son père l’avait tellement frappé… Et puis ces mots… Il fixa son ami avec véhémence :
- — Je t’assure qu’il y avait un poème écrit au dos de cette photo.
- — Je te crois. Mais entre temps, il a disparu.
- — Pourtant, il était là et j’ai reconnu l’écriture de mon père.
- — Mon garçon, tu as peut-être des hallucinations ! Avec ta blessure, la fatigue, l’émotion, ce serait normal.
- — Je vous jure que non, père Bideau ! Je… je suis sûr d’avoir lu ces vers.
- — Je suis du même avis que votre vieil ami, intervint Cabet. Vous êtes bouleversé par tous ces évènements dramatiques. Cela sans doute vous aura égaré l’esprit. Mademoiselle, pourriez-vous nous préparer à souper et à coucher ?
- — Oui, bien sûr. Seulement, il faudra trouver un autre matelas pour vous et votre collègue. Je n’ai que celui-ci à proposer.
- — Vous pourrez en trouver un autre dans mon atelier, proposa le luthier. Gustave vous emmènera. Si tu pouvais me rapporter aussi de quoi travailler un peu. J’ai une commande importante à terminer. Tu trouveras ma boîte à outils et les trois violons sur mon établi. Prends-les avec toi.
- — Volontiers. Mais il faut qu’un des policiers reste auprès de toi et de Claire. Si jamais votre agresseur était revenu au village…
- — C’est comme cela que nous l’entendions, approuva Charpin. Monsieur Bideau, vous allez rester là et faire une déposition devant mon collègue pour le meurtre dont vous avez été témoin. C’est très important pour l’enquête de l’inspecteur Pauvert. Vous avez peut-être peur mais ce que vous avez fait est très risqué. Je ne peux pas vous laisser repartir à l’hospice. Ce serait trop dangereux pour vous.
- — Vous croyez que Marthe Rougier s’en prendrait à moi ?
- — Si elle s’en est prise à cette vieille dame et qu’elle a remarqué que quelqu’un la suivait, elle peut aussi s’en prendre à vous.
- — Miladiou de miladiou… Dans quelle histoire je me suis encore mis !
- — Ce n’est pas votre faute… Qui pouvait savoir que Saint-Amant vivrait de tels évènements ?
Le vieil homme soupira :
- — Si, c’est ma faute. J’aurais dû avertir la police avant ce drame. J’aurais dû avoir le courage de dire non à Marie. J’ai toujours su que la magie était mauvaise pour notre village. Simone, ma défunte femme, elle était pour. Elle disait que ça soignait et que ça évitait du malheur mais moi, je crois justement le contraire. Et la vie m’a donné raison. Regarde donc, petit, ce que la magie a fait contre toi… et contre vous aussi ma petite fille ! Ça m’écœure de voir des choses pareilles. Des choses qui devraient pas exister. Et pourtant, la magie, on me demande d’aller vous l’apporter… Et moi, comme une vieille bête que je suis, comme un soumis, je vous la donne, alors qu’elle peut tous nous tuer !
Les larmes montaient aux yeux du vieil homme, qui renifla bruyamment pour tenter de les arrêter. Claire, émue, s’approcha de lui et entoura ses épaules de son bras.
- — Je vous promets que nous ferons tout pour que la magie cesse de nuire. Moi non plus je ne souscris pas à son usage. Mais je dois aussi reconnaître qu’elle m’a protégée partiellement et avertie du danger.
- — Et elle pourra nous être très utile pour lutter et retrouver notre agresseur, renchérit Louis.
- — Vous n’avez pas confiance en l’inspecteur Pauvert ? demanda Cabet.
- — Bien sûr que si. Mais si quelques rituels me permettent de l’aider à trouver celui qui a tenté de me tuer et de violer Claire, je crois qu’il est important de les essayer. L’héritage de Marie La Tourette est là pour ça. Et j’en suis le dépositaire à présent. Si Marie m’a jugé digne de lui succéder, elle m’aidera à retrouver celui qui veut notre perte.
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Au même moment à Brioude, dans les locaux du commissariat de police, Marius Pauvert voyait son enquête se compliquer :
- — Quoi ? Vous en êtes sûr, Bardiau ?
- — Inspecteur, je crois pouvoir affirmer que c’est bien l’homme que vous cherchez. Il était bien vêtu de velours bleu nuit comme vous l’aviez signalé ? Il s’appelle bien Olivier Desgrange ?
- — Oui.
- — Et il est bien originaire de Saint-Amant-Roche Savine ?
- — Oui.
- — Eh bien nous avons retrouvé son cadavre dans la Delage qui a brûlé au Monestier. L’homme devait avoir bu. En haut de la petite route qui redescend sur Saint-Amant, il a dû rater le virage, sa voiture a quitté la route et est tombée du haut de la falaise. Sous le choc, le réservoir d’essence a explosé et le moteur a pris feu instantanément. Et le conducteur de la voiture avec. Brûlé vif… Il est méconnaissable mais une partie de son costume est encore intacte et des papiers lui appartenant prouvent son identité. Alors je crois que vous pouvez arrêter votre enquête. La justice divine a, en quelque sorte, opéré avant la nôtre.
- — Cela me paraît étrange tout de même. Et si soudain ! Cet homme est tout sauf un imbécile et une telle fin me paraît suspecte.
- — Comment voulez-vous ? Il était seul là-haut. Pas d’autre disparition… Et nous ne pensions pas du tout que ça pouvait avoir un rapport avec le signalement de votre criminel. Mais quand nous sommes allés là-bas ce matin pour constater l’incendie et l’accident, nous avons bien été obligés de nous rendre à l’évidence : c’était votre homme.
- — Prévenez mes collègues à la ferme Dupuy. Ils s’appellent Charpin et Cabet. Et gardez-moi le cadavre au frais. Je voudrais pouvoir l’examiner moi-même avant d’arrêter l’enquête.
- — Entendu. J’ai quand même fait prévenir la mère du macchabée, la comtesse Desgrange. Elle doit venir reconnaître le corps demain. Elle était bouleversée. Son fils venait de la retrouver, parait-il, après avoir brillamment terminé ses examens de droit. Il allait prendre la succession de Maître Blüm chez nous à Ambert… Quand même, a-t-on idée d’aller violer une fille et agresser un homme, juste avant de rendre visite à sa mère ? Quel scandale !
- — Je viendrai demain et j’interrogerai la comtesse par la même occasion. De votre côté, gardez les alentours de la voiture. Je veux que vous interdisiez le passage par cette route jusqu’à ma venue.
- — D’accord inspecteur. Ça va certainement râler chez les paysans du coin mais on fera tout pour garder les lieux intacts. À demain. Je vous laisse. On a une autre affaire à traiter sur Saint-Amant : une vieille femme de l’hospice qui a été retrouvée assassinée. Le seul témoin du meurtre ne veut rien dire. Encore une histoire bizarre… à croire que dans ce village, ils aiment les secrets.
Marius raccrocha, l’air perplexe et comme perdu dans un songe. Sa mère qui examinait le poignard releva la tête et, voyant son fils inquiet, elle s’approcha :
- — Tu as des ennuis ?
- — Juste un autre cadavre sur les bras… Paraîtrait que c’est l’agresseur du jeune couple que j’ai secouru la nuit dernière. Il a eu un accident de voiture et il est mort peu avant d’atteindre son village. Mais ça me semble trop soudain pour être vrai. Je ne peux pas te dire pourquoi mais j’ai l’impression que ce cadavre est un alibi pour faire stopper l’enquête.
- — Tu veux dire que le sorcier aurait tué encore un homme pour le faire passer pour lui ?
- — J’en sais rien pour le moment mais c’est ce qui me paraît le plus vraisemblable. Cette mort brutale ne va pas avec le personnage. C’est un calculateur, un homme très organisé. Et il cherche à posséder la jeune femme qu’il a tenté de violer. Il n’irait pas se tuer sur une route de campagne…
- — Mon garçon, rien ne sert de te mettre martel en tête pour le moment tant que tu n’as pas vu ce cadavre. De mon côté, je peux t’apprendre une chose sur ce qui enduisait le poignard.
- — Je t’écoute.
- — C’est un élixir mélangé à de l’urine qui a été employé.
- — Un élixir ? Mais de quoi ?
- — Un élixir de pierres. Le sorcier doit en posséder une collection et celles qu’il a employées sont réservées à la protection magique. Obsidienne noire, ça te dit quelque chose ?
- — Oui, mais je pensais que ça ouvrait la connaissance… pas que ça entrait dans l’agression des personnes.
- — Dans le cas de la magie noire, ça peut faire office de sentinelle et en même temps de protection contre un ennemi non identifié. L’obsidienne noire avait pour mission d’assurer le coup porté et de constituer une sorte de prison qui enfermerait l’âme de celui qu’elle toucherait. Ton sorcier a mélangé son urine pour désinfecter le couteau et en même temps créer une signature de son agression. Une manière de s’affirmer contre son adversaire mais aussi de l’humilier. Simplement, son plan n’a pas marché comme il l’espérait. Regarde un peu la pointe du couteau ensanglanté, tu ne remarques rien ?
- — Non… c’est juste une tache de sang.
- — Regarde un peu plus attentivement, je te prie.
Marius saisit le poignard avec un mouchoir et l’examina. Le sang s’était déposé sur la lame dans une forme très longue, nervurée. Cela lui rappelait quelque chose, mais quoi ?
- — Tu as raison, maman. La tache de sang forme une sorte de dessin incrusté comme un tatouage. On dirait une feuille.
- — En effet. C’est une feuille, et plus exactement une feuille de verveine, qui sert de protection suprême à la magie blanche et qui est aussi l’herbe d’amour.
- — Comment cela a-t-il pu se matérialiser ainsi avec simplement du sang ? Tu crois que le couteau était gravé ?
- — Non. Ton père s’en serait rendu compte. C’est le corps de l’agressé qui a provoqué cette réaction chimique sur le couteau quand le sorcier l’a blessé. À la magie noire, la magie blanche a répliqué. Et aussi fortement qu’elle le devait. Ton blessé a des pouvoirs, c’est une certitude.
- — Non… Maman, tu délires ! L’homme avait l’air tellement épouvanté et submergé par l’agression et l’enlèvement de sa fiancée. Comment veux-tu qu’il soit lui aussi magicien ?
- — Il ignore peut-être ses pouvoirs mais je peux t’assurer qu’il en a. Et d’aussi puissants que ceux de son adversaire. Je ne sais pas si le sorcier s’en est rendu compte avant de tenter de violer la jeune fille, mais le fiancé de celle-ci est aussi lié à la magie. Une magie puissante, capable de s’opposer à la magie noire.
- — Tu oublies une chose : le sorcier a mélangé le sang de son adversaire à la boisson qu’il a bue avec sa jeune victime.
- — Tu veux dire qu’il a introduit du sang de son pire ennemi à un rituel de magie noire ?
- — Oui. Donc ta théorie ne tient pas. Car la lame a plongé dans la potion contenue dans le calice que tu vois à côté. Ce dessin n’a donc pu apparaître qu’après.
- — Ça ne change rien à ma théorie, mon fils. Jamais une incrustation ne serait apparue si le sorcier avait agressé un homme non pourvu de magie. Bien sûr, tu vas me rétorquer que ce poignard est ancien et que la lame n’ayant pas servi depuis longtemps a pu réagir déjà à l’élixir et à l’urine et ensuite au sang et à la potion. Mais je t’assure que jamais je n’ai vu une telle chose se produire sur un couteau. La feuille s’est non seulement incrustée dans la lame mais en se matérialisant, elle a créé une sorte d’aura comme si l’acier avait été brûlé. Regarde : je suis sûre que si je passe mon pendule dessus en l’interrogeant sur la nature de cette incrustation, il s’affole.
Joignant le geste à la parole, la vieille dame sortit de sa poche une pointe de cristal de roche, pendue au bout d’une chaîne d’argent. Elle n’eut pas plus tôt approché le pendule de la lame que celui-ci s’agita en tous sens.
- — Tu vois ? Révélateur, non ?
- — Je vois ton pendule s’agiter mais de là à dire qu’il réagit à la magie blanche… Il réagit peut-être à la magie noire ou à notre sous-sol volcanique.
Sa mère haussa les épaules et soupira devant tant de dénégation.
- — Marius, le pendule réagit parce qu’il reconnaît des forces magiques. Laisse-moi une minute pour interroger ce poignard. Et tu verras toi-même ce que le pendule répondra.
Mme Pauvert se concentra, immobilisa le pendule et posa sa question à voix haute :
- — L’incrustation vient-elle de la magie blanche ? Réponds-moi s’il te plaît, par la grâce des anges.
Puis elle approcha l’objet du poignard. Le cristal tourna rapidement en cercle. Marius avait beau examiner attentivement le poignet et les doigts de sa mère, il dut se rendre à l’évidence qu’elle n’influençait en rien ce mouvement rotatif. Le pendule tournait, animé d’une vie propre. Et il confirmait incontestablement la théorie maternelle. L’incrustation provenait bien de la magie blanche. Seulement… comment une telle affirmation pourrait-elle être validée dans une enquête de police ? Le commissaire Drossard allait le prendre pour un fou s’il parlait de tout ça.
- — D’accord, j’ai vu, maman. Mais je ne peux pas notifier ça dans mon enquête officielle. Ce ne serait pas sérieux. Le pendule n’est pas reconnu comme une preuve irréfutable.
- — Alors, interroge l’homme qui a été agressé par le sorcier. Je pense que cela te sera utile.
Marius Pauvert soupira. Ces histoires de magies blanche et noire devenaient de plus en plus inquiétantes.
- — Maman, tu sais que là, tu me rends l’enquête encore plus difficile ? J’ai déjà interrogé cet homme et il n’a rien d’un magicien.
- — Je suis désolée Marius de te contredire, mais je pense que si, même s’il l’ignore pour le moment. L’homme que le sorcier a agressé t’a dit quoi au juste ?
- — Qu’il était luthier à Saint-Amant-Roche Savine. Et qu’il avait aussi une grosse affaire de lutherie à Montmartre. D’ailleurs ce matin j’ai téléphoné à son associé, Armand Mestral, pour vérification. C’est LE luthier de Paris et sa réputation n’est plus à faire, réputation qui tient beaucoup au talent de son ami Auvergnat à ce qu’il prétend. Il m’a dit que Louis Bergheaud a un don pour fabriquer des violons qui ont un son particulier, unique. Et qu’il a en musique l’oreille absolue. Il sait, enfin d’après ce même Mestral, toujours adapter le violon d’un client à la personnalité de celui-ci. Il lui suffit de l’entendre jouer pendant quelques secondes. J’ai trouvé ça assez incroyable, mais bon… pourquoi pas ? Certains chanteurs d’opéra, certains musiciens ont cette capacité et qui n’a rien de spécialement occulte.
- — Certes, mais dans son cas, la magie a dû lui donner le don de connaissance immédiate. Rien d’étonnant à ce qu’il ait l’intuition de l’exceptionnel et l’oreille absolue en musique. Il faut que tu revoies cet homme. Savoir s’il a conscience de posséder des pouvoirs magiques. Car ces derniers pourraient lui être utiles pour retrouver son agresseur mais aussi pour t’aider à arrêter le sorcier noir. Si je peux me permettre un conseil, passe voir Bergheaud demain avant d’aller voir ton cadavre et interroge-le discrètement sur la magie. Après, selon ce que tu découvriras sur le cadavre, tu verras ce qu’il conviendra de faire. Soit l’associer à ton enquête, soit le surveiller.
Marius Pauvert sourit en contemplant le visage animé et les joues roses de sa mère. Elle semblait si persuadée…
- — Dis donc maman, je vais finir par croire que tu veux prendre en charge l’enquête à ma place, tu y mets tant de passion !
Lise Pauvert rougit de confusion et objecta en souriant, manière de s’excuser :
- — J’ai toujours aimé les mystères. C’est d’ailleurs pour ça que j’ai toujours appuyé ta vocation policière. Et puis, tu sais bien que ce qui touche à la magie m’intéresse beaucoup. Alors si je peux t’aider un peu à résoudre cette affaire…