Résumé des épisodes précédents :
Après avoir tenté de violer Claire Dupuy, le jeune comte Olivier Desgrange s’est caché dans une ancienne mine et, pour qu’on le croie mort, a fait brûler sa voiture dans laquelle il a mis le corps de l’avocat Marc Audebert qu’il venait d’assassiner. Grâce à des rituels de magie noire, il veut toujours posséder Claire, qui est protégée par son fiancé le luthier Louis Bergheaud, initié en magie blanche, la bonne magie.
Le policier Pauvert examine le cadavre, n’est pas absolument convaincu de son identité mais en arrive quand même à presque suspecter Louis et Claire. Louis se justifie et fait publier les bans en vue du mariage. Marthe Rougier, initiée en magie noire, innocente le comte Olivier Desgrange auprès de sa mère qui le croit mort alors que celui-ci renouvelle ses maléfices, toujours dans le même but : que Claire se donne à lui. Il rôde près de la ferme, enflamme une meule de paille et, parvenu par artifice dans la chambre de la jeune fille, l’amène à se donner du plaisir sous ses yeux.
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Comment sait-on que l’on est envoûté ? Quels signes permettent d’identifier une emprise maléfique ? Claire n’aurait pas su répondre à ces questions précisément mais son malaise persistant depuis son réveil la plongeait à la fois dans la terreur, le dégoût et lui faisait expérimenter une sensation d’oppression psychologique et physique telle qu’elle n’en avait plus connu depuis la mort tragique de son père.
Elle s’était éveillée en sursaut à la fin d’un cauchemar atroce vers six heures du matin, le corps en sueur, les sens chavirés de plaisir et d’horreur. Dans son rêve, Louis était penché sur elle, la caressait voluptueusement, mais lorsqu’enfin elle s’abandonnait dans ses bras, le visage du comte Desgrange se superposait au visage du luthier puis prenait totalement sa place. Et devant le désarroi de Claire, le sorcier se mettait à rire, un rire de triomphe et de victoire qui devenait sardonique à force de répétitions.
La jeune fille, encore terrifiée par cette vision, s’était aussitôt levée. C’est à ce moment-là qu’elle avait vu qu’elle était nue. Nue et le sexe poisseux de désir. Comment une telle chose était-elle possible alors qu’elle s’était endormie la veille vêtue de sa chemise, seule et terrassée physiquement par son évanouissement ? Louis était-il venu la retrouver dans la nuit ? Avait-il…? Non, il n’aurait jamais fait une telle chose… Une angoisse sourde s’empara de Claire. Et si Louis avait raison ? Et si le sorcier était venu jusqu’à elle ? Et si finalement il n’était pas mort ?
Elle devait quitter cette chambre au plus vite, retrouver les autres, se rassurer, se laver aussi et reprendre le cours ordinaire de sa vie. Elle se sentait sale, vulnérable et honteuse… Elle passa une robe de chambre, prit une large serviette sur son bras puis descendit l’escalier en prenant garde que les marches ne grincent pas. Le soleil montait derrière la montagne forézienne et les premiers rayons dardaient déjà sur le sommet des sapins un peu plus haut sur la colline d’en face. Rien n’avait changé dans le paysage. Et pourtant tout semblait différent à Claire ce matin-là. Tout semblait inquiétant, menaçant, instable.
Dans la cuisine où Bideau, Pauvert et Louis dormaient encore, Claire saisit la lessiveuse et sortit pour la déposer dans l’étable. Elle prendrait ainsi un bain en toute tranquillité avant le réveil des trois hommes et des agents qui dormaient dans l’ancienne chambre de ses parents. Une fois l’eau prise à la source et chauffée sur le poêle, elle alla la verser dans la lessiveuse avant de s’y plonger tout entière. La chaleur de l’eau lui fit l’effet d’un baume. Pendant un court instant elle eut l’impression de reprendre pied avec le réel, comme si le malaise, tel un voile de brume, se déchirait. Mais alors qu’elle commençait à se détendre, écoutant le clapotis de l’eau, observant ses longs cheveux mouillés flottant à la surface, une onde de volupté s’empara de son ventre, comme si le rêve se prolongeait. Elle ne voyait rien, mais tout son corps semblait frémir sous une caresse invisible. Les lèvres de son sexe s’étaient gonflées, l’eau chaude tentait de s’engouffrer au plus intime d’elle comme une vague puissante inonde les criques à marée haute. Attrapant un morceau de savon de Marseille, elle se releva brusquement du baquet et, avec rage, elle savonna sa nudité aussi fort qu’il était possible pour extraire toute sensation de moiteur, de malaise et de trouble. Mais malgré ce frottement énergique, elle ne parvenait pas à se défaire du cauchemar de la nuit. Il semblait s’être attaché à son corps, tourmentait son sexe et son esprit. Et malgré la présence amicale des aubracs qu’elle avait rentrées momentanément, elle sursautait à chaque bruit dans l’étable. Le pendentif à son cou se balançait mais, contrairement aux autres jours où il lui semblait protecteur, elle ne voyait plus en lui qu’un bijou inutile…
- — Je suis en train de devenir folle… Je ne devrais pas m’inquiéter autant. Parfois les rêves peuvent être si trompeurs. Ce doit être l’agression du bal… Il faut que ce soit l’agression de vendredi. Sinon, ce serait terrible !
Deux larmes perlèrent à ses paupières puis roulèrent sur ses joues avant de tomber, lourdes de chagrin, dans l’eau du bain. Claire replongea pour les accompagner. Elle se sentait épuisée. Et presque étrangère à elle-même. Son corps fonctionnait sur un autre rythme que son esprit, et d’une certaine façon, réagissait hors contrôle. Et cela la plongeait dans un abîme sans nom. La jeune fille se cognait aux hypothèses les plus saugrenues, envisageait tout puis rejetait tout en bloc quelques minutes après. Effondrée, elle sanglota un moment dans le baquet sans pouvoir s’arrêter. Il fallait qu’elle purge d’une façon ou d’une autre ce mal-être. Les larmes lavaient ses angoisses mais n’avaient pas le pouvoir de les faire disparaître. Alors elle s’aspergea le visage, plongea sa tête quasi entièrement dans l’eau chaude, à la limite de la suffocation. Puis elle reprit une goulée d’air. Elle se sentait un peu mieux…
Il fallait qu’elle fasse quelque chose, qu’elle parle de tout ça à quelqu’un pour ne plus se sentir prisonnière de ce cauchemar. Pas à Louis, non. Surtout pas. Il pourrait tenter d’utiliser la magie. Et qui sait alors si cela ne serait pas pire ? La magie faite sans discernement, sans initiation, pouvait amener plus de mal que de bien, prétendait Rose, sa mère. Et la jeune fille était persuadée de la sagesse de cet avis maternel. Mais parler à qui en ce cas ? À l’inspecteur ? Non. Il n’avait pas cru à sa vision, l’avait mise sur le compte du traumatisme lié à la tentative de viol… Les policiers non plus ne voudraient pas la croire, Claire en était quasi certaine.
Restait Anita. Anita… oui… sa meilleure amie saurait quoi faire et elle ne se moquerait pas d’elle, non plus que de son récit et de ses terreurs. Mais comment la contacter sans alerter les policiers ?
Claire réfléchit puis trouva une idée : elle avait toujours les coupons de tissus fleuris qu’elle avait reçus de Louis peu avant qu’il lui déclare son amour. Elle pourrait dire à son fiancé qu’elle rendait visite à son amie pour qu’elle lui fasse deux robes de cotonnade. Après tout, ce ne serait pas un mensonge, elle avait promis à son amie de lui faire faire des tenues de travail. Et puis, elle était sûre de pouvoir trouver Anita chez elle ce dimanche après-midi.
Rassurée, la jeune fille se releva d’un bond, saisit la serviette et s’essuya soigneusement avant de remettre son peignoir. Puis elle sortit de l’étable pour vider son baquet. Et ce faisant, elle aperçut le luthier qui venait à sa rencontre. L’inquiétude se lisait sur son visage alors qu’elle versait l’eau sale sur l’herbe. Il courut jusqu’à elle.
- — Claire, tout va bien ?
- — Très bien, Louis… Je prenais un bain comme chaque dimanche.
- — Dans l’étable ?
- — Je ne pouvais pas le prendre dans la cuisine puisque vous y dormiez avec M. Pauvert et M. Bideau.
- — Vous avez bien dormi ?
- — Non, pas très bien… mais je crois que c’est normal. L’inspecteur a dit que j’étais encore sous le choc de vendredi… Il doit avoir raison.
Le luthier acquiesça en hochant la tête. Puis fixant la jeune femme il demanda :
- — Claire… vous souvenez-vous d’avoir crié cette nuit ?
- — Crié ? Non… pourquoi ?
- — Vous avez crié. Je suis monté vous voir mais une fois près de vous, plus rien.
- — Je devais peut-être rêver. J’ai eu des cauchemars affreux.
- — Vous en souvenez-vous ?
Claire blêmit.
- — Non, pas vraiment, répondit-elle. Mais je sais que j’ai eu très peur. Pourquoi me demandez-vous ça ?
- — Votre cri était étrange. Il n’avait rien à voir avec la peur… plutôt avec…
Louis s’interrompit. Il avait peut-être mal interprété… Il avait été si affolé par l’incendie, peut-être que l’émotion et le stress lui avaient fait croire à des choses maléfiques. Raisonnablement, comment le fantôme d’un mort aurait-il pu posséder une jeune fille ? C’était absurde. Le luthier passa la main sur son front pour chasser les visions érotico-criminelles et la colère qu’il ressentait. Il ne voulait pas inquiéter inutilement sa fiancée.
- — Plutôt avec quoi ? demanda Claire, inquiète.
- — Avec… rien… Je crois que j’ai eu peur qu’il vous soit arrivé quelque chose. Qu’on vous fasse du mal. Vous me le diriez, n’est-ce pas, si quelqu’un cherchait à vous terroriser ?
- — Bien sûr, mentit la jeune fille. Maintenant, rentrons. J’ai envie d’un bon café, pas vous ?
Le luthier sourit.
- — Si. J’ai très peu dormi cette nuit alors un café sera vraiment le bienvenu.
- — Louis, qu’avez-vous ? Vous semblez si soucieux tout à coup, si inquiet…
- — Tant que je ne saurai pas et Pauvert non plus si le cadavre qui a été retrouvé est celui du sorcier ou non, je ne serai pas tranquille. Desgrange est dangereux et je sais qu’il serait capable de tout pour vous violer ou vous tuer.
- — Je ne crois pas…
- — Vous êtes d’une naïveté désarmante. Pourtant, hier soir après votre coucher, Pauvert et moi avons vu des ombres étranges. Et le café avait un goût bizarre comme si l’eau avait été droguée.
- — Ce n’est pas possible ! C’est l’eau de la source qui coule sur la propriété. J’en bois tous les jours. Je n’ai jamais été malade.
- — Je sais bien. Mais il n’empêche qu’elle avait un drôle de goût hier soir… à moins que votre café ait été imprégné d’un produit étrange et paralysant.
- — Je ne vois pas comment on pourrait mettre une drogue quelconque dans mon café. Personne n’a la clé de la maison en dehors de moi. La seule qui ait accès à la maison de temps en temps et à qui je peux confier un double, c’est Anita. Et je ne la vois pas droguer mon café. C’est mon amie et je lui fais entière confiance.
- — Je ne vois pas non plus votre amie faire une telle chose. Par contre, l’eau de la source a pu être droguée par une personne voulant nous nuire. La source démarre un peu plus haut n’est-ce pas ? Près de la mine de la Fayolle, non ? Quelqu’un aurait pu verser quelque chose hier soir, un produit suffisamment puissant qui a contaminé l’eau momentanément, au moment où vous êtes allée la puiser pour le dîner. Et ce n’est pas tout. Cette nuit a été si étrange… Quand je suis monté voir si vous alliez bien, j’ai ressenti une présence fantomatique près de moi… une présence maléfique. C’en était oppressant. Mais quand je suis arrivé près de vous pour voir si vous dormiez bien, tout semblait s’être évanoui. Jusqu’à l’incendie…
- — Un incendie ici ? Quel incendie ?
- — Rassurez-vous je l’ai maîtrisé. Le feu a pris près de la clôture du pré en contrebas. Mais j’étais dans votre chambre lorsque j’ai vu des flammes dehors. On aurait dit que quelqu’un cherchait à me faire sortir de la maison. J’ai pu éteindre le feu mais… c’est alors que je vous ai entendu crier et…
- — Et quoi ?
- — J’ai ressenti quelque chose de diabolique dans cet enchaînement de faits. Je suis quasiment sûr que Desgrange n’est pas mort et fait de la magie contre nous. C’est la raison pour laquelle je vous ai demandé pourquoi vous aviez crié. Hélas, vous ne vous en souvenez pas…
La jeune fille ferma les yeux un instant. À présent que Louis lui avait fait ces révélations, elle s’en voulait de lui avoir menti. Mais comment faire machine arrière maintenant qu’elle lui avait dit qu’elle n’avait aucun souvenir de la nuit ? Elle murmura :
Et en réalité, elle l’était. Louis venait de lui confirmer sans le savoir que Desgrange était vivant et tentait de la posséder. Et, au vu du cauchemar qu’elle avait eu la nuit dernière, de son malaise, le sorcier s’était servi de Louis à son insu pour l’approcher. Malgré les améthystes… malgré la protection policière. Et sans doute tenterait-il d’ici peu de le faire plus physiquement…
Claire pâlit et frissonna : le piège maléfique du comte se refermait sur elle, elle se sentait terrassée, incapable de pouvoir réagir. Son esprit se révoltait, mais son corps semblait avoir cédé la nuit dernière. Elle se faisait horreur… Elle revoyait le visage triomphant du comte au milieu de son cauchemar. Avait-il obtenu d’elle plus d’abandon qu’elle n’en avait consenti entre les bras de Louis ? Si cela était, elle ne pourrait plus épouser son fiancé.
Comme en écho à ses pensées noires, le luthier s’écria :
- — De toute façon, tant que je n’aurai pas recours moi-même à la magie, je ne pourrai rien contre Desgrange. Il va falloir que je m’instruise le plus possible sur les grimoires que le père Bideau a apportés pour pouvoir, sinon combattre notre ennemi, du moins empêcher qu’il nous nuise. Les améthystes, même consacrées par votre mère, sont de trop faibles remparts pour nous protéger.
- — Louis, vous ne comptez tout de même pas faire les rituels du livre de Marie la Tourette ! Vous m’aviez promis de ne pas nous mettre en danger…
- — Il faut que je tente une action magique, mon amour. Je ne peux pas faire autrement. Au vu de tous les évènements qui se sont enchaînés depuis hier, je suis de plus en plus persuadé que notre agresseur n’est pas mort et qu’il cherche à nous tuer et à nous terroriser. Et il faut que je l’en empêche.
- — Pourquoi ne pas en parler à l’inspecteur avant ? Il pourrait peut-être nous aider.
- — C’est vous qui me dites cela alors qu’hier il ne vous a pas crue, et qu’il était à deux doigts de penser que j’avais tué le comte et mis le feu à sa voiture ! Non, ma chérie, Pauvert ne pourrait nous aider que s’il avait la preuve concrète que le cadavre qui est entre deux pains de glace à la gendarmerie n’est pas celui du sorcier. Pour le moment, tout ce que j’ai pu lui dire de mes ressentis, de mes impressions, est passé pour de la paranoïa, des hallucinations… Je ne peux donc compter que sur l’aide des grimoires de Marie.
- — Louis… je vous l’ai déjà dit hier matin, la magie est dangereuse. Vous voulez vous en servir de façon honnête, je n’en doute pas, mais vous ignorez quelles peuvent être les conséquences des rituels que vous ferez… Tous ne sont pas de simples recettes de cuisine, certains sont très puissants, très périlleux, ils peuvent occasionner mille et un désagréments si on les fait sans précaution, sans initiation. Et puis, même si l’on fait attention, un sort jeté contre quelqu’un peut avoir des retombées dramatiques !
- — Vous parlez comme l’inspecteur. Pourtant votre mère a été sorcière, ses pouvoirs vous ont protégée et elle a fait beaucoup de bien autour d’elle. Pourquoi la reniez-vous aujourd’hui ?
- — Mais vous ne comprenez pas que ses pouvoirs, si bénéfiques soient-ils, l’ont aussi tuée ? Si elle ne les avait pas eus, elle aurait eu une vie bien plus tranquille et moi aussi d’ailleurs. Parfois… j’en ai voulu à maman de pratiquer la magie, même si je savais qu’elle aidait beaucoup de femmes, d’hommes, d’enfants… J’aurais tellement voulu être une petite fille comme les autres… et pas… la fille de la sorcière. Si Anita n’avait pas eu un caractère plutôt frondeur et rebelle, je n’aurais pas pu avoir d’amie à l’école. Et si votre père avait été plus conformiste, mes parents n’auraient pu fréquenter personne au village ! Tout ça à cause de la magie qu’exerçait maman.
- — Je sais… Mais n’avez-vous jamais pensé qu’il en aurait été autrement sans la présence de Marthe Rougier ? Si elle n’avait pas jalousé votre mère, auriez-vous été aussi exclus de la vie du village ? Personnellement je ne le pense pas. Parce que les gens avaient conscience des bienfaits que dispensait votre mère. Même si ce savoir les intriguait, ils ne pouvaient que constater qu’elle oeuvrait pour soulager leurs souffrances, qu’elles soient physiques ou morales. Mais avec cette vieille folle qui a tout fait pour discréditer la magie blanche, imposer la magie noire et son seul pouvoir, qui a fait tuer nos parents, comment les gens pouvaient-ils ne pas vouloir vous exclure, vous et votre famille ? Marthe Rougier avait montré tant de volonté de vous nuire que beaucoup de Savinois ont dû être terrorisés. Ils avaient trop peur en vous soutenant d’être victimes à leur tour de la haine de cette vieille femme. Mais le plus horrible dans cette sinistre histoire est qu’il semble qu’elle a initié le jeune Desgrange pour lui succéder et terminer la besogne. Si elle ne peut rien contre moi directement, elle a formé le comte pour nous détruire tous deux. Heureusement que votre mère…
Là, le luthier s’interrompit. Devait-il parler à Claire de son propre héritage en sorcellerie pour contrer la magie noire ? Un bref instant, il hésita. La jeune femme semblait effrayée et rejeter tout ce qui touchait à la magie. Et il ne se voyait pas lutter contre celle qu’il aimait. Il devait concentrer son action pour la protéger et protéger la magie blanche dont il était à présent dépositaire. Il reprit le cours de sa phrase en la tournant d’une autre façon :
- — Heureusement que votre mère a eu l’aide de Marie pour enrayer ses projets.
- — Cela n’a pas suffi hélas puisque Maman est morte il y a six ans malgré l’aide de cette amie. Et aujourd’hui, Marie n’est plus là pour nous secourir. Et M. Bideau a dit qu’il avait vu Marthe Rougier la nuit à l’hospice. Louis… j’ai peur. Maman ne se doutait peut-être pas que Mme Rougier initierait le comte Desgrange à la magie et qu’elle le chargerait de nous tuer. Après ce que vous me dites sur ce qui est arrivé cette nuit ici… Qu’allons-nous faire ? Et si les policiers n’arrivaient à rien dans leur enquête ?
- — C’est pour cela, pour arriver à nous défendre en cas d’échec de l’enquête policière que je dois étudier les grimoires de Marie, que je dois faire un rituel pour comprendre ce qui s’est passé. Et c’est dans le même but que Pauvert va interroger Marthe Rougier ce matin. Il faut que nous trouvions chacun à notre façon un moyen d’arrêter ses manigances et celles de Desgrange. Il y a eu trop de morts, trop de drames… tout ça doit s’arrêter. Vous ne croyez pas ?
- — Si, mais je ne sais pas si ces démarches suffiront… et j’ai peur que vous utilisiez des rituels qui pourraient se retourner contre vous, contre moi. La magie n’a rien d’innocent, Louis. Maman me l’a assez répété lorsque j’étais enfant. On ne fait pas n’importe quoi, n’importe comment. Surtout lorsqu’il s’agit de questions aussi graves.
- — Je vous promets que je ne ferai pas de rituel offensif contre Desgrange. Je veux juste essayer de savoir s’il a échappé ou non à la mort. Et comprendre comment nous protéger des agissements maléfiques qu’il a déployés et que j’ai ressentis. Me faites-vous confiance ?
- — Vous savez bien que oui… Mais j’ai si peur de vous perdre !
Le luthier sourit et enlaça tendrement la jeune fille :
- — Je ne ferai rien qui nous mette en danger, ma chérie. Je ne veux pas mourir ni vous faire tuer. Surtout pas à quelques semaines de notre mariage. Je serai prudent.
Un baiser ardent vint clore cette discussion. Mais alors que tous deux, tendrement enlacés, rejoignaient leurs hôtes, chacun, enfermé dans ses propres angoisses, espéra secrètement avoir suffisamment rassuré l’autre.
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Une journée s’était écoulée depuis que Marius Pauvert s’était installé à la ferme Dupuy. Il avait investi momentanément une annexe de la mairie de Saint-Amant Roche Savine pour son enquête, profité de la présence de quelques locaux zélés pour faire perquisitionner le château Desgrange suite à son entretien avec sa propriétaire, mais il n’avait rien trouvé qui aurait pu lui donner la preuve d’une complicité de la comtesse dans les actions maléfiques de son fils. Rien non plus qui l’aiderait dans son enquête ni qui établirait de façon certaine une activité magique régulière du comte. S’agissait-il d’une pratique occasionnelle lorsqu’il avait surpris le jeune homme à Brioude ? Non, tout semblait avoir été tellement préparé, comme si l’homme était coutumier de ce genre de chose. Et puis, il avait même prévu de pouvoir battre en retraite sans être inquiété ni retenu. Posséder une capsule de gaz qui provoque une telle fumée : soit il avait un ami chimiste, soit il devait avoir longuement réfléchi aux deux agressions. Même la location de la chambre de Mme Jacquemin avait été retenue quelques jours auparavant. Rien n’avait été laissé au hasard. Olivier Desgrange devait donc avoir une sérieuse expérience de ce genre de situation… Avait-il commis d’autres tentatives de viols ? Peut-être faudrait-il interroger les services de police de Clermont ?
Pauvert errait tout en réfléchissant, un bol de café à la main, dans la vieille ferme forézienne de Claire, demeure aux poutres basses, à l’escalier de bois qui grinçait pour monter à l’étage, aux fenêtres étroites. Et pendant qu’il marchait de long en large entre l’entrée et la cuisine, la comtoise rythmait la vie de la maison sans pourtant lui donner les clés de son mystère. Car cette maison du siècle dernier avait un mystère. L’ombre aperçue la nuit dernière dans la cour, les améthystes qui bougeaient toutes seules et émettaient une lueur… le miracle de la guérison de Louis Bergheaud, les visions sanglantes de Claire Dupuy, le café empoisonné… l’eau redevenue normale ce matin, l’incendie déclenché tout à coup au bord du pré dont lui avait parlé le luthier, tout cela avait rapport avec la sorcellerie, et même s’il n’en était pas sûr, avec un cadavre qui refusait de livrer son identité véritable et qui lui semblait, de plus en plus, une sorte de mise en scène habile.
Bien sûr il avait interrogé la comtesse la veille. Mais celle-ci était trop bouleversée lors de la confrontation. Elle disait reconnaître son fils mais tout ce qu’elle en avait vu c’était une silhouette vêtue avec ses habits. Le cadavre était trop méconnaissable pour qu’elle puisse réellement confirmer son identité. Marius l’avait aussi bousculée lorsqu’il avait parlé de magie, et plus encore lorsqu’il avait parlé de Marthe Rougier et de ses pouvoirs, du fait qu’elle avait certainement initié Olivier. Sans aucun doute, la comtesse savait quelque chose mais s’était refusée obstinément à parler. Le choc peut-être d’apprendre la mort de son fils… à moins qu’elle ait aussi peur de la sorcière, qu’elle la redoute autant qu’elle l’appréciait.
Pauvert l’avait fait suivre discrètement pour tenter de mieux saisir les méandres de sa personnalité, et c’est parce qu’il avait su qu’elle était allée derechef chez Marthe Rougier qu’il avait fait perquisitionner le château. En vain hélas. Il lui fallait donc ce matin aller enquêter à la source, à savoir convoquer la vieille sorcière. Les gendarmes d’Ambert devaient déjà l’avoir emmenée avec eux à la mairie. Mais Marius le savait déjà en ce dimanche matin : l’entrevue ne serait pas facile. Et risquait sans doute de lui attirer les foudres municipales puisque la vieille femme y avait des responsabilités.
L’inspecteur soupira. Un instant, il fixa le fond de café de la nuit dernière, restée dans le mazagran sur la table de la cuisine et, avant que Claire s’en empare pour la vaisselle, il enveloppa le tout dans un torchon.
- — Preuve à conviction, justifia-t-il avec un grand sourire. Je vais faire analyser le contenu par le médecin du village. Il saura bien me dire ce qu’il y avait dans votre eau pour que M. Bergheaud et moi ayons été si mal après l’avoir bue avec du café.
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À Ambert, la sonnerie stridente du téléphone de l’Hôtel du Pont retentit alors que dix heures venaient de sonner à l’église St Jean. Albert Privat, le concierge de l’établissement, décrocha le combiné et attendit. La voix d’une standardiste indiqua la provenance clermontoise de l’appel et lui précisa la mise en relation.
Albert se racla la gorge avant d’entamer la présentation d’usage :
- — Hôtel du Pont, j’écoute…
- — Gaston Audebert à l’appareil. Mon fils Marc est client chez vous. Je souhaiterais lui parler… Pouvez-vous le faire prévenir ?
- — Ah, je suis désolé, monsieur Audebert, mais votre fils n’est pas rentré à l’hôtel depuis vendredi ! Nous ne l’avons pas revu chez nous depuis le soir du 14 juillet.
- — Mais ce n’est pas possible, voyons ! Il devait être chez nous aujourd’hui. Et quitter votre hôtel hier…
- — Il a sans doute changé ses projets. Il avait rendez-vous le soir du 14 juillet avec une très jolie jeune fille de Saint-Amant Roche Savine… La fille des Fabre, les blanchisseurs qui s’occupent du linge, des draps et des serviettes et accessoirement du linge des clients de l’hôtel. Peut-être est-il encore avec elle ?
- — Il m’aurait averti, moi ou sa mère. Jamais il n’y aurait manqué.
- — L’amour fait quelquefois perdre la tête !
Gaston Audebert émit un petit rire dubitatif.
- — Allons monsieur, mon fils ne confondrait pas l’amour avec une simple amourette de bal. Et il a trop le sens des réalités et du devoir pour manquer d’avertir sa famille d’un changement de programme.
- — Alors, monsieur Audebert, je pense que vous devriez contacter la gendarmerie. Deux jours d’absence sans aucune nouvelle ni ici ni chez vous, ça me paraît beaucoup. Les gendarmes pourront monter rapidement à Saint-Amant et contacteront les Fabre pour interroger la jeune Anita. C’est la dernière personne qui ait vu votre fils. Elle doit savoir où il se trouve. Dois-je vous envoyer la note de M. Marc ?
- — Oui. Il vous a laissé notre adresse à Clermont je crois.
- — 4, allée de la Fontcimagne, c’est cela ?
- — En effet.
- — Alors je vous envoie sa facture. Je suis désolé de ne pouvoir vous aider plus.
- — Si vous pouviez me donner le numéro de la gendarmerie…
- — Mais bien sûr ! C’est Ambert 21 38. On vous les passera immédiatement.
- — Merci. Au revoir monsieur.
- — Au revoir.
Albert Privat sourit en raccrochant. Ce n’était pas la première fois qu’un client disparaissait sans payer sa note. Mais heureusement, cette fois-ci, l’hôtel serait dédommagé.
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Parvenu à la mairie de Saint-Amant vers 10 h 30, Marius fut rapidement hélé par l’adjudant Bardiau.
- — Inspecteur… Dieu merci vous voilà !
- — Qu’y a-t-il ?
- — Mme Rougier que vous vouliez voir… elle a disparu !
- — Disparu ?
- — Nous sommes partis tout à l’heure la chercher pour que vous puissiez l’interroger mais elle n’était pas chez elle. Nous avons frappé avec le heurtoir de sa porte d’entrée mais aucune réponse. Nous sommes allés l’attendre devant le porche de l’église, pensant qu’elle assistait peut-être à la messe de 9 Heures, mais elle n’était pas non plus à la sortie de l’office.
- — Mais comment vais-je pouvoir l’interroger ? Il faut la retrouver coûte que coûte. Allez voir au cimetière, à l’hospice, chez les gens où elle a ses habitudes… au château… mais nous devons la retrouver absolument.
- — Je sais, inspecteur. Nous aurions peut-être dû l’arrêter hier comme je vous l’avais suggéré…
- — Hier il y avait mon arrivée ici, l’interrogatoire de la comtesse, le cadavre du comte, l’inspection de sa voiture, des lieux de l’accident. Et en plus cette histoire de meurtre d’une vieille femme avec vos allers-retours à l’hospice et la perquisition du château. Deux cadavres sur les bras et deux enquêtes qui démarrent dans une même journée, ça fait quand même beaucoup à gérer. Votre équipe est réduite, la mienne également. Même avec l’aide de vos hommes restés à Ambert, je doute que nous aurions pu tout faire.
- — Alors où allons-nous ?
- — Faites le tour de tous les lieux où Marthe Rougier pouvait aller un dimanche matin, y compris à l’hospice. Écumez la campagne environnante également, les hameaux autour de Saint-Amant. Prévenez vos collègues… Je veux que vous sillonniez un rayon de quinze kilomètres autour de Saint-Amant. Et dès que vous avez du nouveau, prévenez-moi. Je resterai ici toute la journée. Je déjeunerai à la Belle Bergère tout à l’heure. Et j’y dînerai probablement si je ne parviens pas à avancer suffisamment sur cette enquête. Compris ?
- — Compris, inspecteur.
L’adjudant allait tourner les talons lorsqu’il se ravisa.
- — J’allais oublier. Il y a quelques minutes, un monsieur Audebert a téléphoné chez nous. Son fils Marc a disparu depuis jeudi soir… Il était avec une jeune fille d’ici, Anita Fabre, la fille aînée des blanchisseurs. Depuis, il n’a pas reparu et il n’est même pas revenu à son hôtel. Son père se fait un sang d’encre… Il faudrait le rappeler. J’ai noté son numéro à Clermont. Et il faudrait passer chez les Fabre pour interroger Anita. Je vous ai noté leur adresse. Ils habitent au hameau du Verdier près de la route de Fournols. Pas très loin non plus, en prenant le raccourci de la Fayolle, de la ferme Dupuy. Sans doute pour cela qu’Anita Fabre est amie avec la jeune Claire.
- — Mais cette Anita Fabre, ne serait-ce pas la jeune fille que j’ai rencontrée hier matin et que j’ai ramenée à Saint-Amant ? Elle ne m’a pas dit son nom.
- — Vous avez rencontré la petite Fabre ? Beau brin de fille, n’est-ce pas ? Un petit air canaille qui donnerait envie de décrocher la lune pour elle, jolie blonde avec des yeux bleus à damner un saint… M’étonne pas qu’elle ait autant de galants qui lui tournent autour !
Marius sourit. S’il était vrai qu’il avait trouvé charmante l’amie de Claire, il l’avait également jugée bien jeunette et étourdie. Beaucoup plus que la jeune fermière. La perspective de la revoir l’amusait, même si le motif était sérieux. Allons, il irait l’interroger en fin d’après-midi. Cela le détendrait un peu. Et en attendant, il irait retrouver le médecin qui avait autopsié Marie Latour et le cadavre du comte. Peut-être parviendrait-il à savoir si l’eau du café de la veille avait été empoisonnée ?
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- — Olivier… Olivier… je t’en prie, réveille-toi ! souffla la voix haletante de la sorcière.
Dans un sursaut, le comte se dressa sur son lit de fortune. Marthe Rougier se tenait à ses côtés, une lanterne à la main. Elle semblait épuisée, presque à bout de forces.
- — Marraine ? Mais que faites-vous là ?
- — Il fallait que je te voie…
- — Vous êtes folle, vous allez me faire repérer.
- — Ne t’inquiète pas pour cela. J’ai pris soin de prendre mon panier de cueillette. Je reviendrai tout à l’heure au village avec quelques herbes médicinales, personne n’y trouvera rien à redire.
- — Que vous dites ! Mais vos habitudes ? Vous devriez être à l’office ce matin.
- — Il était plus nécessaire pour nos affaires que je te contacte.
- — Parlez. Est-ce si grave ?
- — Olivier, ce que je craignais le plus… est arrivé ! Je perds mes pouvoirs les uns après les autres. Je n’aurais pas dû me laisser aller à la colère. Depuis que cette vieille garce de Marie est morte, je n’arrive plus à travailler comme avant.
- — Vous êtes encore sous le choc, mais ça va s’arranger dans quelques jours.
- — Non, je ne pense pas. Olivier, jamais avant je n’avais commis d’acte aussi irréparable. Je m’étais toujours arrangée pour faire juste quelques rituels d’isolement, d’influence ou de brouillage contre mes ennemis mais rien de… d’aussi agressif et définitif.
- — Et alors ?
- — Et alors je pense que la magie m’en fait payer le prix.
- — Vous croyez à ces foutaises ? Marthe, comment pouvez-vous donner du crédit à ces vieilles légendes ? Vous qui me disiez toujours que nos intérêts sont ce qui est le plus important. D’ailleurs, je vous ai crue, et je vous crois encore. Vous savez pourquoi ?
- — Claire s’est livrée à toi ?
- — Pas tout à fait… Mais c’est en bonne voie !
- — Et, bien sûr, tu crois qu’elle se donnera bientôt à toi.
- — J’ai la faiblesse de le penser. J’ai obtenu plus que je n’aurais pu espérer cette nuit. Son idiot de luthier n’a rien pu faire contre le plaisir que je lui ai procuré… Je serai bientôt l’amant en titre de ma belle… et son époux !
Marthe sourit tristement. Elle souleva du bout des doigts une mèche de cheveux blonds de son élève avant de la lisser avec tendresse.
- — Mon cher enfant, il te faudrait bien plus que ces sortilèges pour obtenir Claire pour épouse. Il te faudrait son amour et cela je doute que tu puisses l’obtenir jamais.
- — Le temps aidera à l’affaire.
- — Si nous étions encore il y a trente ans, je t’aurais sans doute répondu que oui. Mais voilà, le temps a passé, Olivier, le monde a changé depuis la guerre de 14-18. Les femmes les plus pauvres s’instruisent à l’école, lisent, travaillent, certaines font de la politique, sont de plus en plus indépendantes… Et je doute de plus en plus en les voyant s’affairer, sans même que la crise économique d’il y a six ans ait pu les décourager, que le monde que j’ai connu dans ma jeunesse puisse perdurer.
- — Les femmes veulent toujours de beaux et riches maris comme autrefois.
- — Certes, mais cela ne leur suffit plus. Elles veulent l’indépendance de plus en plus, et l’amour.
- — Mais j’aime Claire ! Je saurai la couvrir de tendresse, de baisers, de caresses…
- — Je sais. Mais elle, elle ne t’aime pas. Et ce n’est pas en la forçant que tu pourras obtenir d’elle de l’affection. En as-tu jamais reçu des femmes que tu as possédées ?
Un mouvement de rage échappa au comte devant le constat cruel mais néanmoins clairvoyant de sa marraine.
- — Comment savez-vous ?
- — Je me doutais qu’il te faudrait bien plus que quelques prostituées. Et il me suffisait de deux ou trois confidences de ton valet pour apprendre quel genre de jeunes filles tu ramenais à ta garçonnière. Enfin… au moins ces petites bourgeoises prises dans tes filets m’auront vengée de tout le mépris que certains de leurs pères et grands-pères ont eu pour moi ici. Sans compter que ce sera peut-être pour elles la seule aventure croustillante qu’elles auront.
- — C’est fort possible. Quoique… si j’en crois la vicomtesse ma grand-mère, Clermont, sous ses dehors bourgeois et policés, cache des femmes au tempérament de feu.
- — Le feu qui couve sous nos volcans que l’on dit éteints. Elle a tout à fait raison, et tu as pu le constater avec la belle Élise, n’est-ce pas ? Mais le feu ne peut prendre sans aliment…
- — Que voulez-vous dire ?
- — Le feu en toi, je l’ai nourri de soins et de magie. Tu as pu nourrir celui de ta maîtresse, parce qu’elle était sensible à ton charme, ta position sociale, ton caractère. Tu ne nourriras pas le feu de Claire. Il se nourrit d’un tout autre bois que celui qui a été le tien. Claire s’est nourrie de nature, de tendresse maternelle, d’indépendance, de luttes pour s’émanciper. Aujourd’hui elle se nourrit de l’amour de Louis Bergheaud, de ce que son travail lui rapporte, de liberté. Je ne pourrai bientôt plus t’aider à la posséder. Que la loi du triple retour fonctionne ou pas, les forces me quittent. Chaque sortilège que je tente m’épuise, comme si une force inconnue dévorait mon énergie. Et si j’ai pu t’apporter mon aide la nuit dernière, je ne le pourrai plus désormais. Tu seras seul dans ton projet. D’autant plus seul que l’inspecteur Pauvert risque de m’arrêter pour le meurtre de Marie Latour.
- — Non, comment pourrait-il savoir que c’est vous ?
- — Ce policier a reçu des confidences. Un ou une pensionnaire de l’hospice m’a parait-il vue entrer dans la chambre de Marie.
- — Ce n’est pas vrai !
- — Si, ta mère est venue m’en avertir hier.
- — Alors vous allez rester ici avec moi. Vous ne pouvez plus retourner au village. Mariette pourrait nous nourrir tous deux, nous apporter de quoi tenir…
- — Non, Olivier, je ne resterai pas ici. Il fait trop humide et je suis trop vieille pour me cacher.
- — Qu’allez-vous faire alors ?
- — Retourner chez moi. Discuter avec cet inspecteur de police, le faire douter de son témoin, me défendre contre ces accusations. Et empêcher, sans user de magie mais de mes seuls pouvoirs de persuasion, le mariage de la petite Claire avec son luthier. Je dois voir le curé et Bernard Legrand ce soir. Louis Bergheaud est venu publier les bans hier en fin de matinée à la mairie.
- — Il est bien présomptueux !
- — Il est sûr d’être aimé et d’aimer la jeune Claire.
- — Je l’aime plus que lui.
- — Je le sais, mon enfant. Mais… si tu veux la posséder, il faudra lutter sur tous les fronts.
- — Je le ferai. Cette nuit je franchirai une nouvelle étape dans l’emprise où je tiens Claire. Elle ne pourra plus me résister et je pourrai ensuite venir la posséder physiquement sans que personne puisse m’en empêcher. Si vous saviez déjà ce qu’elle m’a donné… le plaisir que nous avons eu tous les deux la nuit dernière ! Nous sommes faits l’un pour l’autre, j’en suis de plus en plus convaincu. À travers son luthier, c’est moi qu’elle désire, c’est moi qu’elle attend, c’est mon sexe qu’elle réclame, je le sens, et je l’ai toujours su depuis notre premier baiser.
Marthe sourit tendrement à Olivier. Sa fougue, son énergie lui redonnaient un peu d’espoir. Elle serait sans doute inquiétée par la police, mais elle pouvait compter sur son élève en sorcellerie pour poursuivre et achever leur projet maléfique. Il était trop amoureux pour l’interrompre et il avait maintenant assez de pouvoir pour s’emparer de Claire Dupuy.
Elle contempla la statue d’argile représentant la jeune fermière dans la plus complète nudité. Le sortilège jeté avait été réalisé parfaitement. La jeune fille devait ressentir en son corps le désir profond de Desgrange. Chaque érection de ce dernier devait engendrer un écho voluptueux en elle… Chaque fois qu’il prononçait son nom, elle devait frissonner elle aussi de désir et de plaisir…
Un instant, la vieille sorcière ferma les yeux et, sans rien dire à son élève, se transporta mentalement dans la statue. Elle ressentit alors en elle tout le désir d’Olivier pour Claire et frissonna de volupté contenue. Si elle ne pouvait plus jeter de sorts, elle viendrait se nourrir à cette énergie sexuelle pour vivre, par procuration, cette possession totale. Elle serait ainsi, dans le plus grand secret, unie sexuellement à son élève par l’intermédiaire du corps de Claire.
La voyant à nouveau frissonner, Olivier s’inquiéta :
Marthe de nouveau sourit au jeune sorcier.
- — Non, mon cher enfant. Je ne faisais que constater l’excellence de ton travail et je puis te dire que je suis profondément fière de toi. Je sais que tu seras mon digne successeur. Mais, avant de nous quitter, promets-moi une chose : n’attente plus jamais à la vie de Bergheaud. Il est envoyé par la magie blanche pour enrayer nos projets et si tu t’attaques à lui, tu nous feras mourir tous deux. La seule façon d’avoir la victoire sur lui, c’est d’arriver à soumettre Claire. Tout ce que tu peux te permettre contre son amant doit n’être que diversions pour l’éloigner d’elle. Tu m’as bien comprise ?
- — Nul besoin de promesse : je l’ai compris la nuit dernière. L’énergie qu’il dégage est très forte, presque blanche et d’une chaleur… Même sans magie, il ressent ma présence, il a su que j’étais près de lui. Et il avait même placé des pierres pour protéger la ferme ainsi que Claire. Peut-être Marie Latour l’a-t-elle fait dépositaire de ses pouvoirs ? C’est ce que j’ai pensé. Vous m’aviez dit qu’elle utilisait beaucoup les pouvoirs minéraux dans sa magie.
- — Je crois que Bergheaud a également reçu les pouvoirs de la mère et de l’arrière-grand-mère de Claire. Marie lui a sans doute offert leurs grimoires ainsi que le sien avant de mourir car ils n’étaient pas dans sa chambre de l’hospice. Et quand j’ai tenté de savoir où ces livres étaient, que j’ai été bloquée dans tous mes sortilèges, j’ai compris que mes propres pouvoirs étaient atteints. Peut-être parce que tu es parvenu à un degré de pouvoir suffisant pour prendre ma suite, peut-être aussi parce que j’ai été au-delà de mes prérogatives. Aussi, prends garde ! Il se pourrait que Bergheaud puisse être initié rapidement et ouvrir les portes de la Haute Magie avec autant de talent que toi, ce qui activerait le tourbillon du Néant. Tu te rappelles ce que je t’en avais dit il y a quelques années ?
- — Que le Néant ne jugeait un sorcier ou une sorcière qu’à l’aune de la pureté de son coeur et de la justice.
- — Oui. Ce qui veut dire que la magie blanche trouve davantage grâce à ses yeux que la magie noire. Et que ton amour pour Claire se doit d’être pur pour recevoir l’agrément du Néant.
- — Je l’aime plus que ma vie.
- — Tu devras le lui prouver sous peu. Si Bergheaud réussit à s’instruire rapidement en magie, il deviendra aussi puissant que toi, peut-être même plus. La possession de Claire est plus qu’une priorité. À moins que tu parviennes à dérober les grimoires…
- — La maison a pour le moment trop d’occupants pour permettre de voler ces livres.
- — Alors, assure-toi que ta jolie fiancée n’ébruite pas votre liaison nocturne.
- — Claire ne dira rien de ce que nous vivons. Elle a peur de la magie et elle aime trop le plaisir que je lui ai donné. Je l’ai sentie si comblée par mes caresses…
- — Bergheaud a obtenu plus vite le même résultat.
- — Quoi !
- — Elle a joui dans ses bras et de son plein gré vendredi. J’en ai eu la confirmation hier en l’apercevant au marché. Et Mariette me l’a confirmé. Son visage n’était plus celui de l’innocence, mais celui d’une amante.
- — Non, vous vous trompez !
- — Je suis femme et sorcière, Olivier, je reconnais ces choses-là. Elle est encore vierge certes, mais elle connaît déjà quelques plaisirs de l’étreinte.
- — Qu’à cela ne tienne, Bergheaud ne l’a pas déflorée ! C’est tout ce qui m’importe.
- — Comment aurait-il pu la prendre dans l’état où tu l’avais mis ?
- — Vous voyez bien que j’ai eu raison de m’en prendre à lui. Cela nous a évité le pire ! Cette nuit j’initierai Claire à de nouveaux plaisirs, encore plus intenses. Je n’aurai même pas à me rendre à la ferme pour la faire crier. J’ai enfermé l’énergie qu’elle m’a offerte dans cette esquisse d’argile. La rose de soie plantée en elle sera ce soir le centre de son tourment et de son plaisir… Mes doigts et ma langue la feront céder tout à fait. Et elle sera prête à se donner à moi le jour suivant, sans pouvoir m’opposer la moindre résistance.