Le résumé détaillé des premiers épisodes est en tête du récit n° 15.495. Le récit n° 15.502 évoque une agression sexuelle dont a été victime Claire Dupuy, en raison d’une intervention magique d’Olivier Desgrange, qui se fait passer pour mort après avoir assassiné Marc Audebert.
ooooOOOOoooo
Marius Pauvert, de retour à la mairie de Saint-Amant après son entrevue avec Anita Fabre, était finalement passé prendre à Ambert le concierge de l’hôtel du Pont et, parce qu’il le lui avait demandé par téléphone, il était allé chercher quelques minutes plus tard l’avocat réclamé par Marthe Rougier. Les deux hommes s’étaient dévisagés avec étonnement dans la voiture de l’inspecteur et avaient gardé le silence tout le long du trajet. L’ambiance était lourde, pensante. Et la chaleur estivale qui régnait en ce dimanche de la mi-juillet n’arrangeait rien. Parvenus à destination sur la place principale de Saint-Amant face à la mairie, les trois hommes virent deux gendarmes se diriger vers eux.
- — Inspecteur, venez vite. Madame Rougier…
- — Eh bien ! Qu’a-t-elle donc ?
- — Elle s’est enfuie.
- — Quoi ? Mais comment est-ce possible ? Je l’avais enfermée à double tour.
- — Je ne sais pas, Monsieur. C’est en passant tout à l’heure dans le couloir, histoire de vérifier si tout allait bien, que nous avons vu la porte ouverte. Soit elle s’est elle-même délivrée, soit elle a eu un complice pour sortir.
- — Rappelez immédiatement le reste de la brigade à Ambert et prenez plusieurs voitures. Il faut absolument la retrouver. Vous allez me passer au peigne fin toutes les cachettes possibles et imaginables du village et des environs. Elle a du mal à marcher sans canne donc ne doit pas être très loin.
- — J’ai déjà prévenu mes collègues. Ils vont arriver d’une minute à l’autre. Vous venez avec nous ?
- — Pas maintenant. Je dois d’abord faire reconnaître le corps calciné du comte par monsieur Privat. Mais laissez-moi une note sur l’itinéraire que vous prendrez. Comme cela, je pourrai vous retrouver plus facilement.
- — Entendu, Inspecteur, répondit le gendarme en claquant des talons. Je vous mets tout ça par écrit avant de partir. Vous déciderez quelle équipe vous rejoindrez et sur quelle zone géographique, ça vous va ?
- — Parfait. Maître Blüm, j’ai aussi besoin de vous pour authentifier le cadavre. Parce que vous connaissez tant Marc Audebert qu’Olivier Desgrange. Vous pourrez me dire encore mieux qui est qui.
- — Je vous suis, murmura l’avocat, pâle comme un mort.
Il était effaré, confondu par la situation. L’inspecteur qui lui avait téléphoné puis avait frappé à sa porte quelques minutes plus tôt ne lui avait parlé que du meurtre de Marie Latour, des soupçons de crime, appuyés par différents témoignages qui pesaient sur Marthe Rougier. Mais s’il y avait un autre cadavre, possiblement celui du comte Desgrange, et que Marthe était parvenue à s’échapper de la pièce où elle était retenue par la gendarmerie et la police, l’affaire prenait un tour effroyable. Comment cette vieille femme avait-elle pu tuer deux personnes qu’elle connaissait depuis toujours ? Joseph Blüm se sentait mal, très mal et coupable aussi. Coupable d’avoir accepté de prendre Olivier Desgrange dont il ne pensait aucun bien, tant au plan personnel que professionnel. Coupable d’avoir accepté différents arrangements pour que la mère Rougier ne révèle pas publiquement sa liaison passée avec la comtesse. Il se maudissait de n’avoir pas été plus courageux et résisté au chantage.
Mais il y avait sa femme, Berthe. Il ne voulait pas la blesser… Si elle avait appris sa liaison avec Lucie, elle aurait fait en sorte de partir avec éclat pour que toute la petite ville d’Ambert apprenne l’affaire. Et il aurait pu dire adieu à sa clientèle… Mais aujourd’hui, à la lumière des évènements, il se disait que peut-être, il aurait mieux fait d’oser refuser plutôt que de se compromettre. Car compromis, il l’était déjà. Si Marthe avait jugé bon de faire appel à lui, elle le désignait d’emblée comme étant de son côté. Et ça, c’était plutôt très mauvais signe pour lui.
Pauvert, qui observait l’avocat tandis qu’ils se dirigeaient vers les caves où étaient entreposés dans de la glace le cadavre de Marie Latour mais aussi celui du présumé comte, se disait que l’homme connaissait des secrets importants. Mais au moment où il allait ouvrir la porte qui descendait à la salle de conservation et confronter ses témoins aux deux corps, le médecin qui avait été dépêché pour les autopsies les héla pour les rattraper :
- — Inspecteur… s’il vous plaît ! J’aimerais vous entretenir d’une chose importante, seul à seul.
- — Que voulez-vous, docteur Pontel ?
- — Deux minutes de votre temps.
- — Soit. Messieurs, veuillez m’attendre un instant.
Le concierge et l’avocat opinèrent, soulagés de n’être pas contraints d’entrer et de rester seuls face aux deux macchabées. Pauvert suivit le médecin qui l’entraîna dans le petit bureau de la secrétaire de mairie. L’inspecteur ferma la porte et, indiquant une chaise à son interlocuteur, il questionna :
- — Alors ? Que vouliez-vous me dire ?
- — Eh bien, j’ai effectué une autopsie plus approfondie de l’homme brûlé vif. Outre les informations que je vous avais communiquées par écrit ce matin, qui attestent bien qu’il était encore vivant quand il a été jeté dans la voiture en flammes, j’ai trouvé tout à l’heure pendant que vous interrogiez madame Rougier, une balle au niveau de la clavicule, que j’ai réussi à extraire. C’est un petit calibre, venant d’un pistolet Ruby comme en ont maintenant les jeunes citadins riches qui fréquentent les bas-fonds et les cercles libertins. Petit calibre mais qui a fait du dégât, tant au plan musculaire qu’osseux. Vu l’angle de tir, il est tout à fait improbable que l’homme se soit blessé lui-même et encore moins qu’il ait pu après une telle blessure s’arroser d’essence. Alors je crois qu’il faut définitivement exclure l’idée d’un suicide, mais parler d’un meurtre.
- — Je vous remercie, docteur. J’avais des doutes qu’il en soit autrement… plusieurs éléments relevés sur la scène de crime ne cadraient pas avec une immolation par le feu. Est-ce que d’après l’impact, vous avez pu déterminer la distance de tir ?
- — C’est assez difficile à dire car la plaie a été profondément rongée par le feu mais au vu des quelques déchirures, des os brisés et si l’on s’en réfère aux capacités du Ruby classique, celui que nous avons utilisé quand nous étions au front en 1914, je dirais que le tireur était à moins de quatre mètres de sa victime.
- — Diable ! Vous avez gardé la balle ?
- — Bien sûr. Je vous l’ai mise de côté dans une enveloppe. La voici. Elle n’est pas en très bon état mais ce sera pour vous une pièce à conviction dans le dossier.
Le médecin lui tendit l’objet et Pauvert aussitôt s’en saisit, l’examina et, satisfait, le glissa dans sa poche :
- — Très bien. Je vais essayer de me renseigner auprès de la gendarmerie et de la préfecture pour savoir s’il y a un permis de port d’arme pour un Ruby à Saint-Amant.
Amusé, le docteur Pontel se mit à rire. Pauvert fronça les sourcils, pensant que le médecin se moquait ouvertement de lui. Alors ce dernier lui expliqua :
- — Vous savez, Inspecteur, j’ai bien peur que pour ce genre d’arme, vous vous heurtiez à un vaste silence y compris des autorités compétentes.
- — Pourquoi donc ?
- — Vous savez bien que depuis la guerre, des tas d’hommes engagés au front ont gardé ou revendu sous le manteau des Ruby. Certains en ont dans leur grenier, dans leur grange, dans leur arrière-boutique et bien évidemment, sans autorisation. Croyez-moi, Inspecteur, vous en trouverez chez beaucoup de Savinois, d’Ambertois et dans plein de hameaux du canton. Malheureusement, c’est le genre d’arme qui avec le fusil de chasse, est le plus facile à trouver chez monsieur et madame tout le monde.
Pauvert soupira :
- — Ne me découragez pas, Pontel… Cette affaire est déjà suffisamment complexe et sordide comme ça.
- — J’ai bien compris, Inspecteur. Je voudrais juste que vous ne perdiez pas votre temps d’enquête inutilement. Pour en revenir à mes autopsies, je n’ai pas trouvé d’autre balle mais il semble que le visage de l’homme a subi une blessure similaire au niveau de la mâchoire et de l’oreille gauche. Je pense donc qu’on a dû lui tirer dessus plusieurs fois, histoire de l’empêcher de se défendre et le blesser gravement. Je n’ai pas trouvé trace de lutte étant donné l’état de décomposition et d’altération du cadavre, mais je ne pense pas qu’il en ait eu le temps ni l’occasion. Son agresseur l’a tiré comme un lapin de garenne, avant de le faire brûler dans la Delage. Quant à la vieille dame qui a été étranglée, je peux vous confirmer qu’elle l’a été post-mortem. Elle a bien été étouffée avec son oreiller, d’où les larges traces violacées autour de sa bouche et son nez. Mais je ne vous apprends rien évidemment.
- — En effet ! J’avais repéré rapidement ces signes lorsque j’ai vu son cadavre hier. Me reste à rattraper sa meurtrière. Avec sa fuite, je n’ai plus aucun doute concernant sa culpabilité. Si seulement c’était aussi simple pour l’autre cadavre…
- — Malheureusement, je n’ai rien à vous dévoiler de plus à son sujet.
L’inspecteur avait pris un air soucieux et sombre, repensant à son entretien avec Anita. Le docteur Pontel, voulant le dérider un peu, s’empressa d’ajouter :
- — Par contre… vous savez, le fond de café que vous m’avez apporté tout à l’heure…
- — Oui.
- — Eh bien, je crois que j’ai trouvé ce qu’il y avait dedans. Le mélange est assez dilué et le café a un peu dénaturé et dégradé les propriétés du breuvage mais cela concorderait assez bien avec une drogue bolivienne qu’on peut trouver dans les cercles privés où l’on fume de l’opium.
- — Quoi ? Mais comment ce genre de chose a-t-il pu être introduit à Saint-Amant ?
- — Il ne peut avoir été apporté que par quelqu’un qui vit en grande ville, qui côtoie ou des artistes ou de riches fêtards… Le produit se présente habituellement en poudre et se dilue dans l’eau ou une boisson quelconque. Généralement, cela donne un goût douceâtre à tout ce que l’on prend. Cette drogue accentue les hallucinations et la torpeur. Elle permet aussi de prolonger l’effet de l’opium tout en faisant redescendre doucement sans à-coups. C’est un cocktail savamment dosé de différentes plantes d’Amérique du Sud.
Sourcils froncés, étonné par l’explication détaillée du médecin, l’inspecteur demanda :
- — Comment connaissez-vous cela ?
- — J’ai vécu à La Rochelle avant de venir m’installer dans le secteur. Là-bas, j’ai été souvent confronté à des marins qui avaient un peu trop fréquenté les fumeries d’opium clandestines et qui se faisaient donner ce genre de drogue douce avant de rentrer chez eux.*
- — Eh bien, quelles fréquentations !
- — Quand on est jeune médecin et passionné par la chimie, on est plus souvent qu’à son tour au contact de pharmaciens et de consommateurs de drogues.
Pauvert soupira :
- — Est-ce que ce truc infâme peut servir à empoisonner quelqu’un ?
- — Non, absolument pas. Mais cela peut créer à haute dose des amnésies, des crises d’angoisse et la plupart du temps, à dose ordinaire, une grande torpeur momentanée et quelques visions surréalistes…
L’inspecteur réfléchissait. La torpeur, c’était bien ce qu’il avait ressenti mais aussi une forme de paralysie et de difficulté à pouvoir émerger. Mais il fallait que la drogue ait été versée à dose suffisamment forte pour que le café ait pu endormir et perturber tant Louis que lui-même. Un instant, Marius se remémora la nuit passée. Cabet et Charpin étaient montés se coucher très tôt, soi-disant épuisés par leur journée. Eux aussi avaient bu ce café drogué et avaient dû subir, même sans s’en rendre vraiment compte, les effets néfastes de ce cocktail. Seuls Bideau et Claire n’avaient pris qu’un peu de soupe.
Il apparaissait donc évident à l’inspecteur que quelqu’un avait cherché à endormir leur vigilance pour tenter de s’introduire dans la maison. Mais pour quel motif ? Dérober les livres de magie du luthier ? Ils étaient toujours à la ferme. Enlever Bideau ? Non, le vieil homme, malgré les évènements dramatiques de ces derniers jours, avait dormi du sommeil du juste et n’avait manifesté aucun trouble particulier. Alors pour quelle raison avait-on drogué le café ?
Pauvert réfléchit quelques secondes et se rappela le récit du matin que lui avait fait luthier : l’incendie déclenché durant la nuit en lisière de la maison. On voulait détourner leur attention de la ferme. Il y avait quelque chose dedans qui intéressait la magie noire, ou plutôt quelqu’un : Claire Dupuy. Elle était l’obsession du sorcier, elle lui avait échappé lorsque lui, Marius, avait déboulé dans la garçonnière de Brioude la nuit du 14 juillet. Marius ferma les yeux et pâlit. Il se souvenait du malaise de la jeune fille la veille au soir, de sa terreur, le sang sur le mur qu’elle disait avoir vu : et lui ne l’avait pas crue. Il avait relativisé tout ce qu’elle avait tenté de lui expliquer. La seule personne qui avait cru la jeune fermière était son fiancé qui avait parlé de magie noire, de sorts. Bien que la mère de Marius ait fait un peu de magie quand elle était plus jeune, le policier se refusait généralement à prendre en compte les phénomènes paranormaux. Mais depuis qu’il était sur cette enquête, il était obligé de se rendre compte que la sorcellerie et son cortège d’étrangetés étaient au cœur de tous les actes criminels. Pire, ils avaient déjà coûté la vie à trois personnes.
- — Bergheaud avait raison ! s’exclama tout haut l’inspecteur sous les yeux médusés du médecin. Dites-moi juste une chose, docteur Pontel, est-ce que vous pouvez me confirmer, ainsi que vous me l’avez notifié par écrit ce matin, que l’homme brûlé vif est brun ?
- — Il semblerait, d’après les quelques cheveux que j’ai relevés à la pince et qui n’ont pas été carbonisés.
- — Alors c’est bien ce que je pensais, maugréa Pauvert. J’espère que les deux témoins confirmeront mes soupçons et vos analyses.
Il allait quitter le bureau lorsque le médecin le rappela :
- — Inspecteur, qu’est-ce que je fais pour la vieille dame ?
- — Gardez-la encore un peu dans la glace. Je sais qu’il fait très chaud, qu’il vous faudra faire réinstaller de nouveaux morceaux pour les deux cadavres mais c’est important que vous me les mainteniez tous deux en état. Sitôt que j’aurai ramené ici sa meurtrière, je voudrais la mettre face à sa victime et face au cadavre de l’homme brûlé vif.
Félicien Pontel hocha la tête en signe d’assentiment. Renouveler la glace ne l’enchantait guère. Les deux cadavres, malgré toutes les précautions prises, empestaient. Avec une grimace, il crut bon de préciser à la cantonade :
- — Mettez au moins un mouchoir sur votre nez !
Pauvert hocha la tête avec un vague sourire et s’en fut rejoindre le concierge et l’avocat. Il s’agissait à présent d’aller vite. L’inspecteur voulait rejoindre la ferme et partir ensuite lui aussi à la recherche de Marthe Rougier et du comte Desgrange. Car il était de plus en plus persuadé qu’en trouvant l’un, il trouverait l’autre.
ooooOOOOoooo
Louis roulait à vive allure. Il était pressé d’arriver à la ferme pour prévenir la maisonnée de l’agression de Claire. Il repensait à la suggestion d’Anita d’emmener sa fiancée au buron, mais il repoussait cette idée. Même s’il comprenait que Claire soit terrorisée de rentrer chez elle après ce qu’elle avait vécu, le luthier se disait que hors de la ferme qu’il savait à présent être le centre de la magie blanche, il ne pourrait combattre directement Desgrange. Quitte à veiller Claire toute la nuit en buvant café sur café, il la ramènerait chez elle. Et en les plaçant sous la protection de Rose, il pourrait activer la magie blanche dont il était dépositaire. C’était, selon lui, la meilleure chose à faire.
Parvenu près de la ferme, il trouva à se garer à proximité de la grange. Un peu plus bas, il vit le petit troupeau de salers et d’aubracs rassemblé, meuglant par intermittence. Penser à la traite. Claire n’étant pas là, il fallait soulager les animaux, leur donner un peu de fourrage et ensuite faire bouillir le lait comme chaque jour dans le cantou de l’étable. Louis soupira. Il espérait qu’au moins un des policiers l’aiderait. Il ne voulait pas repartir chercher la jeune fille et que tout ait été laissé à l’abandon. Ce serait également une façon de lui prouver qu’il l’aimait et qu’en cas de danger ou de difficulté, elle pouvait compter sur lui. Il alla à la barrière, l’ouvrit et laissa les bêtes rejoindre leur étable, chacune gagnant sa place. Puis il leur distribua un peu de foin et saisit les deux seaux de traite.
Le meuglement régulier des aubracs avait attiré l’attention de Charpin. Inquiet, une arme de service à la main, il s’avançait près du bâtiment et dès l’entrée. Le policier, voyant une silhouette s’agiter, clama :
- — Qui va là ?
- — Ce n’est que moi, Charpin !
Mettant une main en visière et s’avançant un peu plus dans l’étable, le policier aperçut enfin le luthier.
- — Bergheaud ? Mais depuis quand êtes-vous là ?
- — Je viens d’arriver. Et comme vous voyez, je commence la traite.
- — Où est mademoiselle Dupuy ?
- — Elle est restée chez son amie. Je passe la reprendre tout à l’heure. Pour l’instant, elle se repose et se remet d’une agression qui s’est produite dans la chambre d’Anita Fabre.
- — Ciel ! Mais qui a osé s’en prendre à elle ?
- — Le comte Desgrange. Il n’est pas mort. Je m’en doutais un peu avec ce que nous avions vécu hier et cette nuit, mais là cela ne fait plus aucun doute.
- — Mon Dieu ! Cela veut dire qu’il peut aussi nous agresser ici ?
- — Oui. C’est pourquoi je suis vite rentré vous le dire. Mettez monsieur Bideau à l’abri dans la maison. Je positionnerai les pierres et je ferai un rituel de protection autour de nous ce soir. L’inspecteur Pauvert est rentré ?
- — Pas encore. Je pensais sur le moment que le bruit de la voiture, c’était lui mais…
- — Vous venez m’aider ?
Le luthier désignait le seau plein de lait qu’il venait de remplir. Le policier sourit, s’avança et vint saisir le seau.
- — Je vous le mets où ?
- — Vous le videz dans la marmite accrochée dans le cantou.
Le policier s’exécuta et déversa le contenu dans le grand fait-tout. Puis il lui tendit à nouveau le seau pour que le luthier termine la traite.
- — Vous savez, j’ai jamais fait ça.
- — Moi ça fait longtemps. Heureusement que traire ne s’oublie pas, fit-il en s’activant énergiquement. Je ne fais peut-être pas ça dans les règles de l’art, mais je ne veux pas laisser les bêtes meugler toute la nuit et que Claire se retrouve encore plus en difficulté à la ferme. J’ai dans l’idée qu’elle aura du mal à se remettre de l’agression et je veux la soulager au mieux de tout travail fastidieux pour le moment.
- — Elle a un marché demain ?
- — Oui, à Ambert. Sous les arcades de la mairie. Mais je doute qu’elle soit en état de pouvoir descendre.
- — Je veux bien m’y rendre à sa place. Ce n’est pas forcément ma partie mais si ça peut l’aider…
Louis sourit, visiblement touché par cette proposition spontanée. Mais ne voulant pas décider sans l’assentiment de Claire, il crut bon de modérer son interlocuteur :
- — Nous verrons, Charpin… J’espère que d’ici là, l’inspecteur aura arrêté Desgrange.
- — Vous avez pu le voir tout à l’heure ?
- — Qui ? Pauvert ? Même pas. À peine arrivé sur la place du village, je me suis retrouvé assailli par le maire et évidemment par tous les curieux qui venaient d’apprendre qui j’étais.
- — Et alors ?
- — Je me suis bien défendu. Et je crois pouvoir dire que finalement, contrairement à ce que je craignais, le village ne mettra pas trop de bâtons dans les roues de mon mariage. Par contre, impossible d’entrer à l’annexe municipale. Les gendarmes d’Ambert ont arrêté Marthe Rougier pour le meurtre de Marie Latour et Pauvert était en plein interrogatoire : tout accès était bloqué. Alors je suis reparti chez moi. J’ai pris quelques affaires de toilette, quelques vêtements de rechange et je suis allé au cimetière déposer des fleurs sur la tombe de mes parents. Et puis je suis passé rechercher Claire que j’avais déposée chez son amie. Malheureusement là-bas, le pire m’attendait.
- — Pauvre enfant ! Deux agressions coup sur coup ou presque. Comment pourra-t-elle se relever d’un tel cauchemar ?
- — Je l’y aiderai de toutes mes forces. Elle n’est plus seule à présent. Et je ferai tout ce qui sera en mon pouvoir pour lui faire sinon oublier du moins dépasser ces atrocités.
Charpin hocha la tête et soupira. Il avait peur que le luthier pêche par excès d’amour, d’optimisme et de confiance. Au cours de sa carrière de policier, il avait déjà vu d’autres femmes dans la même situation que Claire et la plupart ne se remettaient jamais d’un tel traitement. Mais, soucieux de ménager le fiancé de la jeune fermière, Charpin tut ses craintes et son scepticisme. Et reprenant le seau que Louis avait terminé de remplir de lait, il le déversa dans la grande marmite. Puis les deux hommes mirent le contenu à bouillir. Charpin surveillant sa montée régulièrement.
- — Je vous laisse, je voudrais voir si l’inspecteur est rentré et préparer quelque chose de chaud pour Claire. Dans l’état de choc où elle est, je pense qu’elle aura besoin d’un bon remontant tout à l’heure avant que je ne la ramène ici. Dès que le lait commencera à bouillir et à monter, vous couvrez le feu pour interrompre la cuisson, d’accord ? Vous avez une écumoire et un récipient pour écumer la crème qui se sera formée. Ensuite, faudra que vous descendiez la crème à la cave et il vous faudra également retourner les fromages sur les clayettes. Juste ceux de la dernière rangée. Ça marche ?
Charpin acquiesça. Il n’avait pas vraiment prévu de jouer au fromager affineur mais baste, il voyait qu’il n’avait pas trop le choix. Lui aussi voulait aider. Même s’il n’y connaissait pas grand-chose.
Lorsque Louis entra dans la pièce principale de la ferme, il vit avec plaisir que Cabet et le père Bideau étaient en train de faire une partie de cartes. Une bouteille d’eau-de-vie, sans doute trouvée dans un placard, avait été sortie et deux petits verres à moitié remplis.
- — Bonsoir, Messieurs ! Je vois qu’on ne se laisse pas abattre.
- — Bergheaud, venez donc vous joindre à nous !
- — C’est gentil mais je n’ai pas le temps. L’inspecteur Pauvert n’est pas encore rentré ?
- — Non. Par contre, il y avait un mot pour vous qui dépassait de la boîte à lettres de mademoiselle Dupuy. Je me suis permis de le ramener. Ce n’est pas l’écriture de l’inspecteur, mais je suppose que c’est quelqu’un qui vous connaît.
En disant cela, Cabet lui tendit une enveloppe passablement froissée marquée « Louis Bergheaud ». Inquiet, le luthier détailla l’écriture. Il ne la connaissait pas. La première personne à laquelle il pensa fut Desgrange. Il déchira l’enveloppe nerveusement et lut le billet qui lui était destiné : il comportait un poème libertin en quatre strophes et quelques lignes tracées d’une main sûre avec des lettres très travaillées.
Claire est très belle et très réceptive à mes caresses depuis hier soir. Cette nuit, elle sera consacrée à la magie noire et je ferai d’elle mon épouse. Vous l’avez perdue définitivement. Elle est désormais sous mon emprise malgré vos tentatives de protection. J’attends vos félicitations et l’aveu de votre défaite. Soyez beau joueur ! Quoi que vous tentiez de toute façon, vous n’avez aucune chance contre mon pouvoir.
Le message n’était pas signé. Mais le contenu confirmait à Louis que Desgrange était toujours vivant. Blanc de fureur, il jeta le message sur la table, courut chercher les grimoires qu’il avait empilés sur une étagère et s’écria :
- — S’il croit que je céderai à ses injonctions, il se trompe lourdement.
- — Mais que vous arrive-t-il, Bergheaud ? Pourquoi cette colère et cette effervescence soudaine ? s’exclama Henri Cabet.
Le luthier tout en feuilletant activement le Livre des Secrets, répondit :
Lisez la lettre que j’ai reçue, s’il vous plait. Je vous amène une preuve de ce que je vous affirmais à tous depuis hier au soir : Desgrange est vivant. Et il se vante que Claire est déjà à lui.
Le policier posa ses cartes, s’empara du papier et lut d’une traite. Blême, il reposa la lettre sur la table :
- — Ce n’est pas possible !
- — Hélas si. Desgrange fait de la magie noire contre moi et contre Claire surtout. Je m’en doutais bien depuis deux jours que nous sommes rentrés ici mais là, j’en ai la preuve. Il n’est pas mort, même s’il l’a fait croire par une mise en scène. Et je dois absolument l’empêcher d’obtenir Claire réellement.
- — Vous voulez dire que ce criminel l’a possédée… par la magie ?
- — C’est ce qu’il prétend dans sa lettre en tout cas. Il a agressé Claire hier soir, la nuit dernière ici et cet après-midi chez son amie Anita. Je l’ai vue tout à l’heure et elle est dans un état… pire qu’à Brioude.
À ces mots, le père Bideau se mit à trembler.
- — Ça veut dire que le comte Desgrange peut aussi s’en prendre à moi, à toi, au village, à tous ceux qui pourraient contester son pouvoir…
- — Ça veut dire surtout qu’il faut que j’agisse à présent pour nous protéger tous. Et protéger Claire la première. C’est elle qu’il veut. Il a besoin d’elle.
- — Mais pourquoi ?
- — Pour achever l’œuvre d’emprise maléfique de Marthe Rougier. C’est pour cela que cette vieille folle a tué Marie : pour qu’il n’y ait plus de sorcier blanc à Saint-Amant qui puisse contester et dénoncer ses agissements en sorcellerie. Et ces actes criminels ont pour but de livrer entièrement notre village de Saint-Amant Roche Savine au seul pouvoir de la magie noire. Et elle a désigné le comte Desgrange pour accomplir sa sinistre besogne, en prenant Claire en otage. Claire qui est la dernière descendante d’une sorcière blanche.
- — Mais c’est abject ! tonna Cabet en frappant la table de ses cartes.
- — Ça l’est. C’est pourquoi il faut que j’agisse au plus vite. Moi seul peux nous sortir de cette horreur. Grâce aux grimoires que vous m’avez ramenés, Monsieur Bideau, je vais pouvoir faire ce que Mimi la Tourette ou Rose Dupuy auraient fait.
En disant cela, le luthier s’arrêta sur une page où était décrit un rituel de désenvoûtement d’un lieu et d’une personne.
Désenvoûter une habitation :
Cueillir de la verveine fraîche et tresser une couronne que portera le pratiquant ou la pratiquante durant tout le rituel. Puis préparer dans une marmite une grosse infusion de verveine très forte et la laisser infuser. Tracer un cercle au centre de l’habitation et à l’extérieur des bâtiments à désenvoûter avec de la craie. Puis placer un bol d’infusion au centre du cercle. Verser le reste de l’infusion autour des bâtis à protéger en récitant l’incantation suivante jusqu’à ce que l’infusion soit entièrement répandue et toute la surface d’habitation protégée : « Par tout ce qui est amour et vérité, chaleur et vie, que cette maison soit protégée de ceux qui voudraient la soumettre aux maléfices et à l’emprise néfaste, quel que soit leur pouvoir maléfique de connaissance et d’emprise. Par tous les saints, les anges, par les forces de la Nature, par Dieu, par le Souffle et l’Esprit. »
Puis réciter cette incantation près d’un sureau noir trois fois : « Dame Ellhorn, donnez-moi de votre bois,
Et je vous donnerai du mien,
Lorsque je deviendrai un arbre. »
Puis, avec humilité, couper des petites branches de sureau noir que l’on attachera aux portes et aux fenêtres. Cela découragera la magie noire d’y passer. L’infusion créera un champ de force autour de la maison pour la protéger et l’infusion centrale renforcera ce champ si l’on tourne trois fois autour en prononçant l’incantation suivante : « Porte de magie, centre de magie, déploie ta force et ton bras. Arme ma demeure contre le mal, renvoie sur lui ta puissance. »
Désenvoûtement humain (contrer la magie noire) :
On donnera aux personnes envoûtées un bain chaud où l’on aura eu soin d’infuser une poignée de feuilles et de baies de sureau noir, de feuilles de verveine, de feuilles d’hysope et de fleurs de camomille. Pour éloigner fantôme, entité maléfique d’une personne, il faut brûler sur des braises et du petit bois plusieurs tiges de millepertuis et d’ortie près d’elle dans une casserole de cuivre puis frotter doucement avec les cendres fraîches recueillies le corps de la personne à protéger pour la purifier de toute influence maléfique.
Attention :
Ce dernier rituel doit être effectué si et seulement si la personne envoûtée ne l’a pas été avec son accord tacite. Si l’envoûté(e) adhérait tant soit peu au maléfice, le rituel serait inopérant et renforcerait l’emprise néfaste.
Faire boire une tisane de verveine, de sureau et de camomille pour apaiser et protéger définitivement la personne après les rituels réalisés et l’enrouler dans un drap chaud. La signer sept fois pour renforcer la protection sur elle et placer autour d’elle les pierres de protection qui s’imposent.
- — Voilà exactement ce qu’il nous faut. Cabet ! Sortez-moi la bassine en cuivre, le panier de cueillettes et faites-moi chauffer de l’eau dans la marmite et dans la lessiveuse !
Le policier sursauta au ton autoritaire de Louis Bergheaud. Le voyant fouiller dans le tiroir de la table pour chercher différents ustensiles, il protesta :
- — Vous comptez faire de la magie ? Mais vous n’y connaissez rien !
- — J’ai reçu l’onction de la mère de Claire à ma naissance. Cela devrait suffire à me protéger et à m’aider dans mon entreprise.
- — Je ne sais pas si l’inspecteur… rappelez-vous ce qu’il vous a dit à ce sujet.
- — Je n’ai pas le choix, Cabet, nous n’avons pas le choix, vous comprenez ? À ce stade, seule la magie blanche peut contrer la magie noire qui a été déployée contre nous.
- — Mais vous n’êtes pas du tout préparé à faire ces choses… Et si ça ratait ?
- — Je vais invoquer la mère de Claire et Marie Latour. Elles vont m’aider à procéder comme il se doit.
Cabet secoua la tête avec une moue de désapprobation. Il n’était pas rassuré. Pire, il se disait que ces rituels risquaient de les mettre encore plus en danger. Alors le luthier posa sa main sur celle du policier :
- — Je vous en prie, laissez-moi au moins essayer. Et aidez-moi un peu. Pensez à Claire…
Avec un soupir, Henri Cabet s’exécuta. Il prit les seaux pour aller chercher l’eau à la source qui coulait derrière la maison et avant de sortir de la maison, il précisa :
- — Monsieur Bideau, surtout vous ne bougez pas d’ici ! Vous ne sortez sous aucun prétexte, c’est bien compris ? Au fait, où est Charpin ?
- — Je lui ai demandé de m’aider également. Il doit être à la cave en train de retourner les fromages.
- — Eh bien, on peut dire que vous vous posez là en tant qu’autorité.
- — Allez donc ! Je vous attends ici et préparerai tout ce qu’il me faudra ce soir pour travailler contre Desgrange. Ensuite j’irai cueillir les plantes pour les différents rituels.
Ayant dit cela, le luthier se replongea dans les grimoires. Il voulait à présent trouver un moyen de situer où était Desgrange et comment le contrer par l’intermédiaire de la magie.
ooooOOOOoooo
Pauvert venait de recouvrir d’un drap le cadavre masculin. Face à lui, l’avocat et le concierge décomposés, au bord du malaise, un mouchoir sur leur nez, n’avaient qu’une envie : sortir au plus tôt de cette cave tombeau qui sentait la charogne. Comprenant leur gêne, l’inspecteur se hâta de les escorter à l’étage. Parvenu au premier bureau où il avait interrogé Marthe Rougier, Pauvert fit entrer les deux hommes, leur désigna deux chaises de paille et s’assit face à eux.
- — Alors ?
- — Eh bien… bredouilla le concierge pressé d’en finir, c’est un homme qui a des vêtements que je ne connais pas. Mais… je connais ses chaussures.
- — Ah oui ?
- — Je les ai cirées il y a quelques jours… pour Maître Audebert, qui voulait se rendre au bal du 14 Juillet.
- — Mais comment pouvez-vous être aussi affirmatif, Monsieur Privat ?
- — Eh bien… comment vous dire ça ? Je les ai remarquées… vous pensez… des Berluti de cette qualité et presque neuves. On ne voit pas ça tous les jours dans notre hôtel.
- — Donc, si je vous entends bien, vous pensez qu’il s’agit de chaussures d’un client de l’hôtel du Pont, à savoir maître Marc Audebert.
- — On dirait bien… C’est la même couleur, les mêmes surpiqûres, le même modèle que les chaussures qu’il portait. Mais ses vêtements… ça ne correspond pas du tout avec le monsieur.
- — Comment cela ?
- — Disons que la dernière fois que je l’ai vu, il avait un costume d’été en tweed, très chic, une chemise blanche et un foulard grenat à motifs cachemire. Et il n’avait pas de chevalière au doigt.
- — Donc le cadavre que je vous ai montré porte les chaussures de Maître Audebert mais pas les vêtements.
- — Tout à fait ! À moins qu’il se soit changé. Mais sa mise ne va pas du tout avec les Berluti.
- — Et selon vous, Monsieur Privat, le costume du cadavre appartiendrait à qui ?
- — Je ne sais pas.
- — Connaissez-vous le comte Desgrange ?
- — Non, pas vraiment, inspecteur. J’ai dû l’apercevoir à Ambert quelquefois, mais de loin et il y a très longtemps. Je connais plus sa mère.
- — Ah oui ?
- — Elle vient très souvent prendre le thé avec des amies chez nous. Nous avons un petit salon qui plait beaucoup aux bourgeoises d’Ambert et qui donne sur le jardin et sur la Dore, très agréable à la belle saison.
- — Et cette dame porte-t-elle une chevalière ?
- — Non. Son mari en avait une. Mais vous dire exactement comment elle était, je ne m’en souviens pas. Je suis désolé.
- — Je prends note. À vous, maître…
Joseph Blüm toussota. Puis se raclant la gorge, il commença :
- — Pour moi, l’homme que nous avons vu allongé en bas est Olivier Desgrange.
- — Et à quoi le voyez-vous ?
- — À ses vêtements. Enfin, ceux qui ne sont pas entièrement brûlés, et à sa chevalière. Je connais plutôt bien ce jeune homme et je peux vous dire que se sont bien ses vêtements et son bijou qui appartenait auparavant à son père. Pour le reste, il est méconnaissable.
Marius Pauvert hocha la tête, tout en prenant quelques notes sur son carnet.
- — Le comte porte-t-il habituellement des Berluti fauves ? interrogea-t-il.
- — Je ne peux pas vous dire… La dernière fois que je l’ai vu, il avait des bottines noires à l’anglaise.
- — C’est curieux ce que vous me dites là, maître. Parce que si mes souvenirs sont bons, il y a quelques jours, quand j’ai tenté d’appréhender le comte, il portait justement les bottines que vous décrivez.
- — Et alors ?
- — Eh bien, étant donné que l’homme qui est en bas est mort quelques heures après sa tentative de viol à Brioude, si c’était le comte, il porterait aussi ces bottines, ne pensez-vous pas ?
- — Il s’est peut-être changé en arrivant ici, comme le suggérait monsieur Privat.
- — Mais chez qui pouvait-il trouver des vêtements et des chaussures de rechange ? Il n’est même pas rentré chez lui. Il est allé directement frapper à la porte de madame Rougier… une dame que vous connaissez bien puisqu’elle vous a demandé de la défendre au plan judiciaire.
Joseph Blüm se troubla :
- — Écoutez, je ne la connais pas vraiment, inspecteur. Mais… je me suis engagé auprès de la comtesse voilà des années pour différentes affaires. Et vous devez savoir que madame Desgrange est très amie avec madame Rougier. Alors…
- — Alors la comtesse a insisté pour que vous aidiez sa vieille amie en cas de besoin. C’est pour cela que madame Rougier vous a fait monter ici pour la défendre. Que pensez-vous d’elle ?
- — Eh bien… pas grand-chose. Je n’aime pas trop l’influence qu’elle a sur Lucie… euh… je veux dire la comtesse.
- — Vous êtes ami de longue date avec madame Desgrange ?
- — Je suis l’avocat de la famille depuis l’époque de feu Monsieur le Comte.
- — Et peut-être un peu plus que cela, n’est-ce pas ?
- — Allons, inspecteur, qu’allez-vous imaginer ?
- — Moi ? Rien du tout ! Mais vous appelez la comtesse par son prénom. Cela suppose une certaine intimité.
Gêné au plus haut point par l’insinuation du policier, Joseph Blüm répliqua maladroitement :
- — Disons que… nous sommes amis, effectivement.
Pauvert sourit d’un air narquois. Il avait remarqué l’embarras de l’avocat et le regard en coin que ce dernier avait jeté du côté du concierge de l’hôtel du Pont. Manifestement, il ne voulait pas s’étendre sur ses relations avec la châtelaine de Saint-Amant Roche Savine.
- — Donc vous n’aimez pas l’influence de madame Rougier sur la comtesse Desgrange. Puis-je savoir pourquoi ?
- — Eh bien, cette vieille femme voudrait régenter la fortune et les agissements des habitants du château comme si elle en était la maîtresse parfois. Elle donne des conseils sur tout, Lucie semble la laisser entièrement gouverner certaines affaires depuis plusieurs années. Même si les placements qu’elle lui a suggérés sont fort avantageux, je la trouve très intrusive… Si je comprends fort bien que Marthe Rougier lui a soigné son fils lorsqu’il était enfant, je ne peux m’empêcher de penser que cette vieille femme a fait plus pour manipuler Lucie dans le sens qui l’arrangeait que l’aider.
- — Et le jeune comte, que pensez-vous de lui ?
- — Un être brillant, très beau, très élégant, mais capricieux et instable, impétueux.
- — Pourtant, vous semblez l’avoir retenu pour vous succéder à l’étude.
- — Je n’ai pas eu vraiment le choix. Lucie est revenue plusieurs fois à la charge malgré mes réticences et elle m’a même envoyé son émissaire la plus zélée…
L’inspecteur sourit en apprenant la nouvelle. Il n’était pas étonné après son interrogatoire que la vieille sorcière ait fait pression également sur l’avocat :
- — Voyez-vous ça ! Madame Rougier est intervenue en faveur du jeune comte. Et vous avez accepté d’offrir votre étude à ce jeune homme pour quelle raison ?
- — Disons que cette dame s’est montrée suffisamment convaincante lorsqu’elle a plaidé sa cause. Le diplôme brillamment réussi du jeune Desgrange, un coup de fil de son maître de stage, le fait qu’il ait son domicile principal à proximité de mon étude et que sa famille soit bien implantée socialement dans le secteur ont fini de me décider.
- — Pourtant, d’après mes renseignements, vous aviez reçu un autre brillant jeune avocat : et bien plus sympathique que le comte Desgrange, bien plus expérimenté aussi.
- — Oui, Marc Audebert, qui travaille actuellement à Paris et dont le père est un gros entrepreneur de Clermont-Ferrand. J’ai longuement hésité entre lui et le comte. Il faut vous dire aussi que Marc Audebert semblait plus ambitieux… J’ai craint qu’il s’ennuie rapidement dans notre petite ville. Les affaires courantes n’ont pas grand-chose à voir avec celles qu’il peut traiter à la capitale.
- — À propos de ce jeune homme, Marc Audebert, avait-il quand il vint vous voir des Berluti aux pieds ?
- — Comment voulez-vous que je m’en souvienne ? Je l’ai vu à peine deux heures…
- — Vous avez dû remarquer sa mise.
- — C’est un jeune homme élégant, très parisien, très chic. Très différent du comte Desgrange. Beaucoup plus masculin.
- — Pourriez-vous le décrire plus précisément ?
- — Oui : aussi grand que le comte, mais une carrure très large, des yeux foncés, un visage avenant à la mâchoire carrée, beaucoup de caractère dans ses traits, une chevelure brune épaisse, gominée. Il portait lors de notre entretien un costume clair, une cravate bordeaux, une chemise blanche. Il avait tout du bel homme fringuant, très citadin. Ma secrétaire a d’ailleurs beaucoup apprécié sa tournure et ses manières.
- — Et vous comme elle, n’avez pas remarqué ses chaussures ?
- — Cela ne m’a pas frappé… mais elles devaient être assorties à son costume.
- — Et de quelle couleur était-il ?
- — Un peu la couleur du tabac blond.
- — Ce qui voudrait dire aussi des chaussures… marron.
- — C’est possible. Mais comme je vous l’ai dit, je n’y ai pas prêté attention. Le but de sa visite était de reprendre mon étude. Donc je me suis plutôt concentré sur la présentation des obligations et affaires du cabinet et sur le dossier de candidature de ce jeune homme.
Pauvert fronça les sourcils. Manifestement, Joseph Blüm ne voulait pas l’aider dans son enquête. Il restait très en retrait, les doigts crispés sur sa pochette de cuir où il serrait quelques documents. L’inspecteur choisit donc de le bousculer un peu :
- — Reprenons, Maître… Vous avez reçu Marc Audebert qui portait un costume brun clair et vous n’êtes pas étonné de voir que le cadavre du comte, pourtant encore vêtu de velours bleu nuit, a les chaussures qui iraient aux pieds du dit Marc Audebert ?
Plein de confusion, Joseph Blüm ne put que bredouiller :
- — Je… je n’avais pas pensé à cela…
- — On peut très bien changer les vêtements d’un cadavre mais rarement ses chaussures.
- — Effectivement.
Pauvert soupira et, se tournant vers le concierge, il lui sourit avant de déclarer :
- — Monsieur Privat, je peux d’ores et déjà vous dire que vous avez eu le coup d’œil qu’il fallait. Et le docteur Pontel a retrouvé quelques cheveux sur le cadavre qui semblent appartenir à un homme brun. Il devient donc plus que probable que l’homme que vous avez vu en bas sous forme cadavérique soit Marc Audebert.
Presque au bord de la suffocation, ayant peur de réaliser que Desgrange avait assassiné son adversaire dans sa propre succession, l’avocat s’exclama :
- — Ce n’est pas possible, inspecteur !
- — Et pourquoi donc, Maître ?
- — Comment un garçon aussi grand, aussi costaud, a-t-il pu brûler vif dans la voiture du comte ? Il aurait pu facilement venir à bout de son adversaire. Le comte est beaucoup plus mince, moins sportif et moins musclé.
Pauvert sourit et sortit une enveloppe de sa poche qu’il posa ensuite sur son bureau :
- — J’ai la réponse à votre question : Marc Audebert s’est fait tirer dessus. Le médecin a retrouvé une balle qui s’était logée dans la clavicule. Un petit calibre issu d’un pistolet Ruby. Mais comme le corps a été très abîmé par l’incendie, peut-être y a-t-il d’autres traces d’impact ailleurs. Certaines traces sur le visage et l’oreille le laissent à penser… Blessé, Marc Audebert a dû s’écrouler avant d’être dévêtu puis rhabillé avec les vêtements du comte. Il a été ensuite mis dans la voiture de son agresseur, une Delage dans laquelle il est mort brûlé vif.
- — Mon Dieu, quelle horreur !
- — Comme vous dites, maître…
- — Mais alors, cela voudrait dire qu’Olivier Desgrange est vivant ?
- — Oui. Mais je vous vois venir, maître Blüm. Il est hors de question que vous avertissiez la comtesse tant que je n’ai pas mis la main sur son fils et sur sa complice Marthe Rougier.
- — Mais pourquoi ?
- — Réfléchissez deux secondes : Desgrange a tué un homme et l’a fait brûler vif. Il s’est fait passer pour mort et a tenté de violer une jeune femme, poignardé son fiancé mais il a aussi empoisonné un jeune homme à Brioude qui est décédé des suites de cette agression. Quoi qu’il fasse désormais, c’est un criminel que je vais traquer, arrêter et qui finira de toute façon à la guillotine. Alors croyez-moi, Maître Blüm, il vaut mieux que la comtesse sa mère croie son enfant mort. Elle n’a plus de fils désormais. Et plus de confidente non plus… Madame Rougier, en s’enfuyant d’ici après l’interrogatoire que je lui ai imposé, a signé son crime contre Marie Latour. Elle doit avoir rejoint son protégé. Il va donc falloir la trouver et la mettre en prison. Et elle aussi, comme le comte, risque l’échafaud pour le meurtre qu’elle a commis.
L’avocat baissa la tête. Il était anéanti par les déclarations de l’inspecteur. Dans un tel contexte, aucune défense sérieuse ne pourrait être mise en place, ni pour sauver l’un, ni pour sauver l’autre d’une condamnation à mort. Les crimes commis étaient odieux. Et le pire était peut-être que la vieille Rougier état responsable et commanditaire de toutes ces atrocités. Un goût de bile envahissait la bouche de l’avocat, écœuré de tout ce qu’il venait d’apprendre. Et en écoutant le déroulé des crimes du jeune comte, le concierge de l’hôtel du Pont était blanc comme un linge. Intérieurement, il se disait que cette vilaine affaire porterait un sale coup à toute la région mais aussi à l’hôtel où il travaillait.
Pauvert, les voyant tout aussi bouleversés l’un que l’autre conclut en soupirant :
- — Ça sent la fin de race, Messieurs, mais aussi la perversité et des esprits particulièrement déterminés dans la poursuite de leurs activités criminelles. Maintenant, si vous voulez bien, je vais vous raccompagner l’un et l’autre. Je dois prévenir mes collègues policiers et partir traquer avec les gendarmes nos deux suspects en fuite. D’ici là, je vous demanderai la plus grande discrétion sur ce que je vous ai appris. Je peux compter sur vous ?
Les deux hommes encore secoués promirent tout ce qu’on leur demandait et signèrent les dépositions. L’un comme l’autre avait hâte de retrouver son logis ambertois, loin de ce village de montagne de Saint-Amant Roche Savine qui incarnait maintenant pour eux le grand théâtre du crime.