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n° 17860Fiche technique58137 caractères58137
Temps de lecture estimé : 33 mn
05/04/17
corrigé 06/06/21
Résumé:  Autour d'un cœur à greffer d'urgence, une ambulancière dépressive, un médecin libertin et un routier psychopathe, dont les routes se croisent dans une nuit de tempête.
Critères:  fh médical voiture collection odeurs fmast cunnilingu policier -roadmovie
Auteur : Calpurnia            Envoi mini-message
Un cœur sur l'autoroute

Si chaque jour

tombe dans chaque nuit

il existe un puits

où la clarté se trouve enclose.


Il faut s’asseoir sur la margelle

du puits de l’ombre

pour y pêcher avec patience

la lumière qui s’y perdit.


Pablo Neruda – La rose détachée et autres poèmes.




Réunion de crise au CHU de Nantes. Nous sommes un dimanche soir de janvier, il est minuit moins dix. Dehors, les rafales du vent d’ouest rabattent des trombes d’eau sur la baie vitrée de la grande salle éclairée a giorno.


Le directeur de l’établissement, son adjointe et le responsable de la logistique téléphonent sans relâche afin de trouver une solution à leur problème : trouver un transport pour Paris, d’extrême urgence. Un petit garçon nantais de quatre ans est décédé ce matin, la tête écrasée par la chute d’un panneau de basket. Dès que l’accord de ses parents a été obtenu, son petit cœur a été prélevé dans le but d’être greffé à l’hôpital Necker, à Paris, où un jeune patient en a besoin pour vivre encore. Le docteur Dionys Lorant du Tertre (1) est venu spécialement pour prendre l’organe en charge afin de procéder à la greffe.


Or, depuis midi, avions et hélicoptères sont désespérément cloués au sol par la tempête hivernale en cours. Le trafic aérien est détourné vers les aéroports voisins. Les appareils du SAMU, ceux de la sécurité civile, comme les avions civils, bloqués au seuil des pistes de Nantes-Atlantique, attendent l’autorisation du contrôle aérien pour décoller, mais on ne prévoit pas la moindre amélioration de la météo avant l’aube. Reste l’armée de l’Air, mais la réponse des militaires, qui craignent pour la sécurité de leurs précieuses machines volantes, se fait attendre. Les bourrasques atteignent 130 km/h.


Même conservé au froid, le greffon ne peut absolument pas attendre plus de trois heures supplémentaires. Si l’opération n’a pas commencé à trois heures, il faudra l’annuler, car le cœur commencera à se dégrader. Aucune solution n’est en vue, et le découragement, allié à la fatigue, commence à s’entendre dans les voix des participants à la réunion.


Lucie frappe à la porte, puis entre sans attendre et fait un pas dans la salle. Sa silhouette menue, revêtue de son habituelle blouse blanche, se découpe dans la pénombre du couloir. Sans même se retourner, le directeur de l’hôpital perçoit son odeur particulière qu’il connaît bien. Il soupire :



D’une main, il attrape sa mallette, de l’autre, la poignée de la glacière qui contient le cœur à greffer, et il quitte la salle en se contentant d’un signe de la tête pour dire au revoir au groupe.


Dionys et Lucie sont seuls dans l’ascenseur qui descend vers le sous-sol. Il perçoit l’odeur particulière de celle qui l’accompagne, mais cela ne l’empêche pas de la regarder droit dans les yeux. Les regards se croisent et se soutiennent. Lui n’est pas hautain comme certains de ses collègues, pense Lucie.


La glacière est déposée avec précautions dans le coffre, bien calée et maintenue par une sangle. Lucie démarre, deux-tons en fonction, et fonce dans les allées de l’hôpital. Le rideau de pluie est si dense que les essuie-glaces, à leur vitesse maximum, peinent à l’évacuer. Les rues de Nantes, habituellement animées de fêtards à cette heure, sont désertes, et pour cause : l’alerte météo de couleur rouge est en cours jusqu’au matin, et la préfecture recommande à la population de rester chez soi. Même les bars de nuit ont le rideau baissé. La lumière bleutée du gyrophare suffit, sans qu’il soit nécessaire de réveiller les gens. Les immeubles du centre-ville, déjà naturellement penchés, ressemblent encore plus à des fantômes, ou un tableau d’Egon Schiele, avec leurs rares fenêtres illuminées.



Elle s’engage sur l’autoroute et accélère à fond. Le diesel, qui accuse déjà trois cent mille kilomètres, proteste de quelques soubresauts, mais obéit, et l’ambulance monte progressivement à cent soixante-dix, rivée sur la file de gauche. Quelques lanternes arrière de camions se précipitent une à une pour disparaître aussitôt.


D’abord crispée par l’enjeu de sa mission, Lucie se détend. Elle ne se sent bien que lorsqu’elle a le volant bien en mains, comme à présent. Pour autant, elle reste totalement concentrée sur sa conduite. Dionys, lassé de regarder défiler le ruban autoroutier, détaille le visage de l’ambulancière dans la faible lumière ambiante de l’habitacle, essayant de deviner son âge. Pas facile : ses traits sont fins et réguliers, mais de profondes rides lui parcourent le front. Alors, il lui demande. Il est obligé de presque hurler, tant le ronflement du moteur est fort.



Dionys est de plus en plus fasciné par ce visage impassible allié à cette voix paisible qui révèle peu à peu la femme qui se trouve près de lui.



Son visage est impassible et sa voix ne tremble pas quand elle raconte sa tragédie. En posant sa question, elle insiste sur l’adjectif terrible et a un petit rire, comme font souvent les femmes pour dissimuler leur émotion.



Il a besoin de faire une pause pour gérer son émotion, puis reprend sur un ton plus léger :



Ils rient ensemble. Autour d’eux, la nuit les enveloppe, que l’ambulance déchire à travers la pluie épaisse. Ils oublient un instant qu’un enfant entre la vie et la mort attend le petit cœur qu’ils transportent dans une glacière, que la montre est leur ennemie, le gyrophare un signal d’une puissance dérisoire, presque un défi face aux éléments, et la route pleine de pièges. Un radar fixe les flashe, éblouissant Lucie qui, surprise, fait un léger écart, glissant légèrement sur le film de pluie qui s’accumule sous les roues, mais elle redresse rapidement la trajectoire de la voiture. À force de conduire sans relâche, elle a l’impression que son véhicule fait partie intégrante de son corps.


De loin, dans le rétroviseur du routier surnommé Pierrot, la minuscule lumière bleutée qu’il distingue à l’horizon se rapproche progressivement. Il est en train de dépasser le camion de Baloo, un semi-remorque dont la cuve d’acier inoxydable est remplie d’essence et qui pour cette raison n’a pas le droit de rouler aussi vite que lui. Comme la différence de vitesse est faible, le dépassement est assez long. Pendant ce temps, les deux navigateurs du « grand ruban » bavardent travers la CB et ensemble, ils évoquent le WX exécrable, autrement dit, dans leur jargon, la tempête qu’ils sont en train de traverser, mais surtout les XL, YL et autres XYL, c’est-à-dire les femmes mariées ou non qu’ils ont tenues entre leurs bras tatoués et de celles, bien plus nombreuses, qu’ils auraient voulu voir les accompagner sur leur étroite couchette, sur les aires de repos. Pierrot est proche de la retraite, mais il est encore vert et ne perd pas une occasion pour s’en vanter, quitte à s’inventer quelques conquêtes qu’il a seulement rêvées en tenant son volant.


Il voit la lueur du gyrophare juste derrière lui au moment où les deux cabines arrivent à la même hauteur, et sait qu’il n’a pas le droit d’accélérer encore, car son chronotachygraphe – le « mouchard » réglementaire – dénoncerait cet excès de vitesse, et il ne veut pas d’ennuis. L’autoroute ne dispose que de deux files. Pour que l’ambulance puisse passer rapidement, il faudrait que Baloo ralentisse un peu. Lucie, agacée, se saisit du micro de sa C.B. branchée sur le canal 19.



Pierrot émet un sifflement admiratif dans le micro.



Le camion-citerne ralentit, permettant à celui qui le dépasse de se ranger sur la file de droite et à l’ambulance de dépasser.



Sous son éternelle casquette publicitaire qui est comme vissée à demeure sur son crâne, l’esprit embrumé par trop de nuits passées derrière son volant afin d’honorer des commandes toujours plus urgentes, Baloo se demande : comment a-t-elle deviné que je suis en train de me branler ? Vêtu d’un simple T-shirt, toujours le même et qu’il ne lave qu’exceptionnellement, il est nu en dessous de la ceinture, et roule en s’excitant sur des photos pédopornographiques disposées sur le siège passager – il les a payées très cher à un trafiquant –, attendant d’être presque arrivé à destination pour se laisser éjaculer, avant de se rhabiller et de dissimuler les documents interdits sous le matelas de sa couchette. Il a besoin de cela pour tenir les cadences. Le client ne se doute jamais de rien ; d’ailleurs, il veut du carburant et se moque bien de ce que fait le livreur dans son camion.



Les phares blancs des deux poids lourds s’éloignent rapidement dans le rétroviseur. Dionys s’assoupit. Il est capable de s’endormir très rapidement pour une sieste de quelques minutes qui constitueront toute sa nuit de sommeil, afin d’être en mesure d’opérer dès qu’ils seront arrivés, en pleine possession de ses moyens.


Dans son rêve, il voit Lucie dénudée tenir une longue épée et un bouclier afin de combattre un dragon dont les têtes innombrables repoussent au fur et à mesure que la femme les tranche en poussant des cris de rage. Il la voit merveilleusement belle, souple, puissante dans sa détente afin de se jeter en avant, intrépide, jusque dans les griffes de la bête.


Le bouclier d’argent reflète la pleine lune. Le combat n’en finit pas. Les bras et les seins de la combattante sont zébrés de griffures sanglantes, mais elle repart continuellement à l’assaut en ignorant la fatigue et la douleur. Finalement, encerclée par les gueules multiples, elle est happée par les doubles rangées de dents pointues et répand le sang de son cœur transpercé jusque sur le disque lunaire. Mais le rêveur ne peut s’empêcher de la trouver plus excitante que jamais, au moment où elle succombe.


Un bruit sourd venu de l’avant le réveille, et l’ambulance fait une embardée. Un pneu a éclaté. L’aile avant gauche frotte brièvement sur la glissière de sécurité dans une gerbe d’étincelles, puis la voiture rebondit vers le milieu de la voie, dangereusement déséquilibré vers ses roues droites, manquant de peu de partir en tonneaux. Mais d’un coup de volant, Lucie, en laissant échapper un simple « merde » entre ses dents, parvient à redresser, gérant l’aquaplanage tant bien que mal, et terminant la trajectoire chaotique sur la bande d’arrêt d’urgence. Heureusement, aucun autre véhicule ne se trouvait à proximité.

Pendant ce temps, nullement effrayé, Dionys regarde le visage de la conductrice, et se dit qu’elle possède la concentration qu’il doit avoir lorsqu’il opère et que tout ne se passe pas comme prévu. À aucun moment, il ne cesse d’avoir confiance en elle.


Le pare-brise est fendu d’une longue zébrure, mais il tient encore. Lucie descend, bravant la pluie. Dionys lui propose son aide, mais elle répond : non, restez au chaud, et gardez vos forces pour l’opération. Son premier réflexe est de vérifier que la glacière ne s’est pas renversée et se rassure en constatant qu’elle est toujours bien arrimée, bloquée par la sangle. Elle est obligée de la sortir du coffre pour accéder à la molette permettant de descendre la roue de secours de son logement, en déroulant un câble métallique. Puis elle s’empare du cric et lève le véhicule. Il l’entend alors pester.



Deux minutes de conversation plus tard, elle raccroche.



En effet, ses cheveux ruissellent, elle tremble et claque des dents, même si elle n’y pensait pas, tout entière tournée vers son problème. Tandis qu’elle boit le gobelet que Dionys lui tend et qu’elle se revigore sous le grand loden, il la regarde fixement, et se souvient soudain de son rêve duquel il s’est éveillé avec une puissante érection, puis il se lance :



Elle éclate de rire.



Elle hausse les épaules, se tourne d’un quart de tour afin de faire face à son partenaire, abaisse son pantalon et sa culotte, puis ferme les yeux et le laisse faire. Le frein à main lui laboure les reins, alors Dionys lui soulève le bassin en prenant délicatement une fesse dans chaque main. Le fait que la voiture soit penchée à cause du cric ajoute à l’inconfort, mais cela n’empêche pas Lucie de s’abandonner, les yeux fermés, les muscles relâchés. Le docteur n’attaque pas le sexe immédiatement : il admire d’abord la vulve abondamment herbue de longs poils noirs qui distillent d’intenses parfums vénériens. Premier contact physique : il lèche à petits coups de langue l’intérieur des cuisses, le bas du ventre, en remontant jusqu’au nombril. Puis il écarte les grandes lèvres et suçote les nymphes et l’entrée du vagin dont il aspire les glaires. Ce n’est qu’ensuite qu’il dégage le clitoris de son fourreau afin de le balayer légèrement, le survolant à peine, comme une aile de papillon.


Elle sursaute, étonnée de ressentir une sensation aussi violente, inconnue. Elle se cambre, se tortille, mais Dionys la maintient fermement. Le trafic de l’autoroute les éclaire par intermittence des lueurs de phares, fugitives comme des éclairs d’orage accompagnés de la rumeur des moteurs. Elle décale son derrière afin de le poser sur les cuisses de l’homme, pendant qu’il lubrifie son index et son majeur avec du gel qu’il garde sur lui en permanence dans sa mallette, pour glisser ses deux doigts dans le vagin, tournés vers le haut. Aucun amant ne l’a jamais pénétrée de cette façon qui lui révèle une sensibilité intérieure qui lui était inconnue. L’autre main effleure son clitoris, agile, précise, ne touchant que par frôlements délicats, par petites touches, comme un pinceau sur une toile.


Puis elle sent que quelque chose de puissant lui embrase le bas du ventre et les cuisses, progressivement, inexorablement. Elle ouvre les yeux. La pluie redouble d’intensité, rendant les vitres incapables de transmettre la moindre image nette, diffractant les rayons lumineux pour composer une œuvre abstraite, multicolore, aux lumières mélangées du bleu du gyrophare et de l’orangé des feux de détresse. Au maximum de la volupté, elle se mord le poignet à pleines dents.



Elle sent que tout bouge et tangue et roule autour d’elle, comme sur un bateau abandonné au milieu de la tempête, sans personne à la barre, sur le point de chavirer et faire naufrage, et se demande si le sol est en train de s’ouvrir sous leurs roues ou si c’est un effet de son imagination. Elle se tend, son pied gauche heurte la console, sa main le centre du volant, actionnant le klaxon. Elle hurle de toute la force de ses poumons ; l’oxygène lui manque. Elle ne savait pas qu’elle pouvait émettre un son aussi fort. Elle tremble, prise de convulsions, perdant tout contrôle de ses pensées, s’apprêtant à sombrer dans l’inconscience, peut-être à mourir, mais de la petite mort qui accompagne l’extase.


Derrière ses yeux fermés, elle perçoit un grand soleil qui l’éblouit en illuminant son visage. Peut-être que c’est cela, la lumière éternelle du paradis ? Quelqu’un frappe à la vitre en tenant une lampe torche braquée vers elle.



Elle se redresse et abaisse la vitre.



Son grand ciré jaune dégouline de toutes parts et la capuche masque son visage. Chaque camion qui passe le frôle à moins d’un mètre et manque de l’emporter comme un fétu de paille. Elle comprend maintenant pourquoi tout bougeait autour d’elle.



Ils repartent, gyrophare toujours allumé, pied au plancher.



Après un temps de silence, elle ajoute :



Dans la montée, l’ambulance accélère au maximum de sa puissance. Mais Lucie pile brusquement et l’ambulance s’immobilise sur la bande d’arrêt d’urgence.



Effectivement, elle n’est plus dans le coffre. Lucie sent ses cheveux se dresser sur sa tête. Elle remonte à bord et entame une longue marche arrière. Heureusement que le trafic est très faible. Mais elle n’y voit pas suffisamment, racle bruyamment l’aile arrière droite sur la glissière de sécurité, et se dit : Ce doit être par-là que nous nous sommes arrêtés tout à l’heure. Si je recule encore, je risque de ne pas voir la glacière et l’écraser. Elle décide alors de descendre pour partir à pied à la recherche de l’objet oublié.



Elle marche sur la bande d’arrêt d’urgence, guidée par le contact de la barrière métallique sur sa jambe, car elle est plongée dans l’obscurité totale. Sur son visage, les larmes de rage contre elle-même et son étourderie se mêlent à la pluie dont elle ne sent pas la froidure, bien qu’elle s’insinue dans son cou, entre ses seins et jusque sur son ventre. Le passage d’une voiture éclaire brièvement la scène : elle aperçoit la glacière en comptant six bandes blanches. Trois cents mètres encore à parcourir. Six cents pas environ. Elle compte, accélère sa marche, heurte ses tibias sur la glissière d’acier puis dévie vers le milieu de l’autoroute.


De nouveau, les phares blancs d’un véhicule, en face. La glacière n’est plus qu’à cinquante mètres : une seule bande au sol. Mais elle a un mauvais pressentiment.


Au volant de son camion qu’il vient de ravitailler en gas-oil, Baloo voit une personne qui marche seule sur l’autoroute, puis l’objet blanc devant elle. Qui est assez fou pour prendre de tels risques pour ne pas perdre son pique-nique ? Qu’il a-t-il de si précieux dans cette glacière ? Tout à coup, grâce à la blouse blanche, il comprend, et sous ses doigts, sa verge se durcit aussitôt. C’est certainement la petite garce qui m’a insulté tout à l’heure. Il sent qu’il va jouir d’un orgasme sadique. C’est facile : un peu de sang sur le pare-chocs qui sera rapidement nettoyé par la pluie. De toute façon, un piéton n’a rien à faire sur l’autoroute, surtout la nuit pendant une tempête : même s’il est découvert, on ne pourra pas lui reprocher ce stupide accident. Le cœur, aussi : puisqu’elle y tient tant, à ce ridicule petit bout de viande humaine, autant en faire de la bouillie qui nourrira les corbeaux. Il suffit pour cela de rouler dessus.

Pour autant, il n’accélère pas et reste sur sa voie. Il ne faut pas qu’elle se doute de ce qu’il projette, sinon il lui suffira de se réfugier derrière la glissière de sécurité et il ne pourra plus l’atteindre. À moins de descendre du camion et de la poursuivre à pied, mais il n’aime pas abandonner son véhicule qui risquerait, pendant ce temps, d’être endommagé dans un accrochage. Au contraire, il ralentit et savoure sa victoire, car il est certain de la tenir.


À partir de ce moment, tout se passe très vite. Lucie se souvient parfaitement du dessin des phares dans son rétroviseur, lorsqu’elle venait de dépasser le routier avec lequel elle a eu l’altercation verbale. Il y a bien d’autres camions identiques, mais son intuition lui dit que c’est lui, qu’il veut sa revanche, qu’il lui sera facile de l’écraser. Sa première idée est de se mettre en sécurité en passant de l’autre côté de la barrière. Elle ébauche ce geste, mais soudain, elle s’avise que la glacière n’est plus qu’à une cinquantaine de pas. Si elle lui échappe, il se vengera sur ce gamin qui attend un cœur à greffer. Pas question d’être responsable une seconde fois de la mort d’un enfant, quitte à passer sous les roues d’un camion. Elle est résolue à sacrifier sa vie pour sauver le jeune patient. Sur la bande d’arrêt d’urgence, elle court de toutes ses forces, dans le but d’attraper la poignée et de jeter l’objet derrière la glissière, à l’abri. Ensuite, pourvu que Dionys ait l’idée d’aller la chercher au bon endroit, pense-t-elle. Il devra ensuite conduire l’ambulance tout seul jusqu’à Necker. Il doit savoir conduire. Tiens, il lui a même dit qu’il avait déjà fait l’amour dans sa voiture, sur le parking de l’hôpital Lariboisière, à Paris, et qu’il a eu un môme à cette occasion. Elle ne pense pas qu’il soit possible qu’elle ait le temps de se réfugier elle-même hors de portée des roues du camion. Mais elle n’a pas le temps d’avoir peur.


Arrivée à hauteur de la glacière, elle se jette en avant, attrape la poignée et l’envoie de toutes ses forces sur sa gauche. Puis, couchée sur le bitume, elle roule sur elle-même alors qu’elle voit le camion se déporter soudain vers elle. Les yeux fermés, elle attend d’être broyée par trente tonnes d’acier et se dit qu’au moins, elle ne devrait pas souffrir. Sa jambe heurte un montant de la barrière, mais les roues du camion la frôlent à quelques centimètres, sans l’atteindre.


Elle reste allongée deux minutes, essoufflée, hébétée, comprenant mal comment il est possible qu’elle soit encore vivante. Après s’être péniblement relevée, son premier réflexe est de vérifier que la glacière est encore en bon état et ne s’est pas ouverte. Sa jambe lui fait mal ; elle boîte. Mais le précieux contenant est intact, même si elle peine à le porter jusqu’à son ambulance.


Merde alors !, a pensé Baloo. Raté ! Comment a-t-elle deviné que c’était moi ? Il voit l’ambulance un peu plus loin et envisage de détruire le véhicule en le percutant, mais se ravise aussitôt. L’homme qui se trouve à bord, le Grec, celui qui est intervenu lors de la dispute à la CB, n’est pas son ennemi.


Une fois la glacière sanglée à nouveau dans le coffre, l’ambulance repart en trombe. Lucie rétrograde rageusement dans les côtes, sans se soucier de la brutalité avec laquelle elle conduit son véhicule. Sa jambe gauche la lance à chaque fois qu’elle débraye. Elle reste silencieuse, comme son passager qui, dans la lueur des phares, vient d’assister à la scène. Il est sidéré par le courage dont Lucie vient de faire preuve, mais il préfère ne pas en parler.


Quelques kilomètres plus loin, alors qu’ils viennent de dépasser Le Mans, ils reconnaissent la citerne de Baloo qu’ils dépassent à nouveau, tous phares éteints, fondus dans la nuit.

Mais dès que l’ambulance s’est rabattue sur la file de droite, le camion accélère, et chose étonnante quand on sait qu’ils roulent à cent soixante, il parvient à les suivre. La lueur des phares blancs se rapproche progressivement. Puis les feux de croisement font place à ceux qui, en pleine puissance, éblouissent la conductrice. Elle rallume sa CB, canal 19, et entend un rire. Malgré son échec de tout à l’heure, nullement Baloo n’a renoncé à se venger ; il est même plus décidé que jamais, avec ou sans témoins, et en utilisant son camion comme arme.


Dans les montées, elle parvient à gagner un peu de terrain, mais c’est pour le perdre sur le plat. Manquant de puissance, elle se désespère de pouvoir lui échapper. Dionys lui propose d’appeler les gendarmes de l’autoroute, mais elle lui dit qu’il est trop tard, que le combat doit s’engager, inéluctablement. Elle sait que Baloo n’hésitera pas à percuter son ambulance et la fracasser.


Pourtant, son visage ne laisse paraître aucune angoisse, aucune réticence à relever le défi. Elle ne craint pas pour sa vie, elle a cessé de craindre pour elle depuis la mort de sa fille. Seul le cœur qu’elle transporte et la vie de son passager ont une importance pour elle.


Le camion n’est plus qu’à une vingtaine de mètres derrière elle quand ils entrent dans une zone de travaux, où la circulation ne se fait que sur une seule file. Si par malheur quelqu’un se trouve devant et respecte la limitation de vitesse à quatre-vingt-dix kilomètres à l’heure, il ne lui sera pas possible d’échapper au routier fou. Les feux rouges d’un autre véhicule se trouvent à trois cents mètres devant eux ; ils l’auront très vite rattrapé sans pouvoir le dépasser. Mais une brèche dans la glissière centrale lui donne une idée que Dionys comprend aussitôt et qui lui semble démente : elle dit seulement « accrochez-vous », et s’engage à contresens, espérant que son poursuivant n’osera pas en faire autant.


De toute façon, Baloo ne dispose pas de suffisamment d’espace pour effectuer cette manœuvre, et continue sur la voie normale. Il reste que conduire sur l’autoroute avec des véhicules arrivant en face à cent trente kilomètres à l’heure est une folie et que la survie est une épreuve de tous les instants. Il faut zigzaguer en permanence. Les réflexes de Lucie fonctionnent. Dionys en a le souffle coupé.


Lucie croit qu’elle va s’en sortir quand elle voit arriver la prochaine sortie permettant de retrouver une conduite normale. C’est à ce moment-là qu’elle aperçoit à nouveau les deux phares blancs juste derrière elle, et toujours le même rire de cinglé dans la CB. Un voyant s’allume sur le tableau de bord : le moteur, trop sollicité, surchauffe et risque de lâcher à tout moment. Elle n’en appuie pas moins fort sur l’accélérateur, dans un espoir qui semble de plus en plus limité d’échapper au routier fou.


Lorsqu’un automobiliste appelle les gendarmes pour leur signaler qu’un camion-citerne d’essence roule à cent soixante, au moins, à contresens sur l’A11, ceux-ci répondent qu’ils envoient une équipe.


Alors que son poursuivant se trouve à seulement deux cents mètres derrière elle, l’ambulance entame une longue descente. Lucie a le pied au plancher, le turbo hurle et l’aiguille monte à cent quatre-vingts. Malgré cela, le camion se rapproche lentement, mais sûrement. Au micro de sa CB, sur le canal 19, Baloo déverse des tonnes d’injures sexistes et d’obscénités, sans faire mystère de sa volonté d’écraser l’ambulance aussitôt qu’il l’aura rattrapée.


La bave aux lèvres, il voit sa proie s’approcher lentement, mais sûrement. Cette fois enfin, elle est à sa merci, cette femme qui n’aurait jamais dû le provoquer sur le domaine sensible de la taille de son sexe. Maintenant, qu’il la tient, il va l’écrabouiller sous son camion comme une simple punaise de lit sous le doigt. Sa verge, justement, est tendue au maximum. Ça y est, il éjacule, répandant abondamment son foutre sur le siège qui en a déjà vu tant d’autres qu’il a pris avec le temps une couleur bizarre. Bordel, que c’est bon, meilleur que d’habitude. Ce n’est pas la première fois qu’il tue, mais il ne s’est encore jamais servi de son véhicule comme arme en provoquant un accident volontairement.


Quelquefois, la nuit, il prend une jolie autant qu’imprudente « papillon » auto-stoppeuse, s’arrête dans un endroit isolé, la viole dans sa cabine, puis, une fois qu’il est las de l’entendre supplier, il l’égorge avec son long couteau de cuisine qu’il garde dans sa boîte à gants, puis il l’enterre à la pioche sous l’herbe d’une aire de repos, avant que le jour se lève. Il a toujours trouvé étrange qu’on ne l’ait jamais confondu. Ce doit être parce qu’il utilise des gants de latex pour manipuler ses victimes et qu’il sait flairer celles qui n’ont pas de famille, les isolées, les sans-amis, les vagabondes, les marginales, celles dont personne ne s’étonnera de la disparition. De toute manière, autant leur épargner les affres de sa maladie, car il sait son sang infecté par le HIV, même s’il refuse de se soigner. Cette fois, je n’aurai même pas l’occasion de voir son visage. Sans quitter la route des yeux, il attrape sous son siège une canette de bière et la boit d’un trait, bien qu’elle soit chaude, avant de la jeter par la fenêtre. Il se sent bien, mieux que jamais même, détendu, les sens vifs, la vue nette, l’âme d’un grand chasseur. Sa nuit de gloire est arrivée. La pluie fraîche qui mouille son bras gauche l’exalte ; il inspire l’air nocturne chargé de vapeurs d’essence à pleins poumons, renforcé dans sa détermination à finaliser sa vengeance.


Avant, il laissait repartir vivantes celles dont il abusait sexuellement, jusqu’à ce qu’une petite idiote qu’il avait capturée au cœur d’une nuit d’hiver, dans une station-service, afin de l’étreindre de force, ne puisse s’empêcher de pouffer devant la petitesse de son phallus. Avec le traitement qu’il lui a fait subir, elle ne se moquera plus jamais de personne, pour sûr. Mais vu l’âge qu’elle avait, il sait que devant la cour d’assises, il risque maintenant la perpétuité réelle, sans aucune possibilité de libération. Il a déjà connu la prison, assez brièvement, pour une bête histoire d’exhibitionnisme, pas grand-chose pourtant, et frémit à l’idée d’y finir ses jours. Ce qui le chagrine surtout, c’est la perspective qu’on lui interdise à jamais de conduire. Dans ces conditions, pas question de se laisser prendre vivant ! Son camion, le seul véritable amour de sa vie, sera face aux gendarmes son arme de défense, et ceux qui voudront lui prendre sa liberté devront en payer le prix fort, écrasés sous ses roues comme le sera bientôt cette insolente qui a osé affirmer publiquement que… Non, de toute façon, personne ne pourra jamais les séparer.


Il tourne d’un cran une molette sur le tableau de bord, afin d’enrichir encore le mélange de gas-oil que reçoit le double turbo. Les milliers de chevaux sont lancés en plein galop, bride lâchée, leur puissance déchaînée. Tant pis pour la consommation. D’ailleurs, avec la pluie, la pente descendante, la vitesse déjà atteinte et l’inertie du chargement, il est trop tard pour freiner. Il a passé des nuits entières à peaufiner les réglages, les mains pleines de cambouis sous le capot ouvert, sacrifiant sommeil et relations sociales. Le vrombissement se fait sifflement, rugissement aigu, cri de rage de la machine accompagnant celle de l’homme. Les deux font corps, en totale communion l’un avec l’autre. Il lui a déjà tout donné et vient, de nouveau, de la féconder de sa semence. Il a confiance en elle pour ne pas l’abandonner au moment de l’hallali, et lui parle tendrement, car contrairement aux humains et surtout aux humaines, elle l’a toujours compris lorsqu’il lui a parlé de ses désirs et de ses angoisses, étroitement unis dans l’obscurité de l’autoroute. Cette nuit, il n’y a plus aucune limite à leur folie commune. D’ailleurs, en signe d’alliance, ils partagent le même tatouage, l’un sur son pénis, l’autre en dessous du pare-brise : un dragon à sept têtes et dix cornes, celui de l’Apocalypse qui fait tomber les étoiles du ciel.


Face à l’ambulance, un car est rempli de militants du Front National qui fêtent leur victoire à une élection législative partielle, en compagnie de leur nouveau député et de son suppléant. La bière – made in France, bien sûr – coule à flots, et ils entonnent en cœur la Marseillaise pour la vingtième fois, au moins. Leur lourd et luxueux véhicule est en train de doubler un semi-remorque transportant du gaz propane sous pression. Les deux chauffeurs se demandent s’ils rêvent quand ils voient en même temps arriver en face d’eux le véhicule au gyrophare bleu et klaxonnent de concert. Sans se concerter, ils s’écartent le plus possible, l’un contre la glissière centrale de sécurité, l’autre sur la bande d’arrêt d’urgence. Il y a juste la place pour laisser la voiture. Lucie bloque sa respiration pour éviter les mouvements parasites de ses mains, et franchit l’obstacle en arrachant les deux rétroviseurs extérieurs dont les miroirs volent en éclats argentés sous les projecteurs avant des poids lourds.


Une fois qu’ils sont passés, Dionys se retourne en se demandant comment leur poursuivant fera pour passer dans si peu d’espace.


Baloo sait qu’il n’a plus, quoi qu’il fasse, aucune chance de s’en sortir. Il n’essaie même pas de freiner. Au contraire, il appuie à fond sur l’accélérateur et tourne la molette jusqu’en butée, pour alimenter le moteur au maximum de ses possibilités. Le tachymètre chavire à droite : son camion dépasse pour la première fois les deux cents kilomètres à l’heure. Il lui parle amoureusement, lui caresse le tableau de bord, et lui promet que sa dernière pensée sera pour lui, qu’ils iront ensemble aux tréfonds de l’enfer. Mais il lui ment, car l’image de Lucie, émouvante et frêle dans sa blouse blanche, s’impose à son esprit.


De toute façon, il a toujours envisagé avec horreur la perspective de mourir du Sida sur un lit d’hôpital. Il veut, il a toujours voulu, crever sur le bitume qui est toute sa vie. Alors, il accélère, pour que ce soit un bel accident, qu’il y ait un maximum de morts pour l’accompagner. Il ne ressent ni peur ni regret. Sa seule déception est que la petite ambulancière soit parvenue à passer. Il aurait aimé la prendre en sandwich entre son camion et celui transportant du gaz, en une pénétration radicale par l’arrière, et l’ensemencer d’une éjaculation de quinze tonnes de carburant enflammé. Lequel de ses deux dragons aurait-elle préféré, s’ils avaient pu se toucher : celui de chair ou celui d’acier ? Il n’a aperçu sa silhouette frêle que furtivement, tout à l’heure, mais cela lui suffit pour la trouver belle. Sa haine contre elle est un amour délirant. Il aurait aimé la rejoindre tout de suite en enfer, dans une immense orgie de flammes et de métal en fusion, afin de l’étreindre entre ses grands bras poilus sous l’égide éternelle de Satan. Au comble de l’excitation, il se remet à bander, fortement même. Ce crash sera son plus bel orgasme. Comme il n’aura pas une seconde chance, il faut absolument le réussir, alors il se positionne avec soin.


Au moment précis où les cinquante militants du car, qui ne se rendent compte de rien et qui sont tous joyeux, car copieusement éméchés, beuglent ensemble « qu’un sang impur… », juste à côté d’eux, le camion rempli d’essence de Baloo heurte frontalement celui transportant du gaz, à une vitesse relative de trois cents kilomètres par heure. Les deux poids lourds s’enchevêtrent puis aussitôt explosent dans un fracas de fin du monde, fondant le métal des véhicules et le bitume sur des dizaines de mètres alentour, enflammant plusieurs voitures qui passent dans l’autre sens de circulation. De cette apocalypse autoroutière, il n’y a aucun survivant parmi les passagers du car, et il faudra des heures de lutte aux pompiers pour éteindre le brasier malgré la pluie diluvienne.


Lucie non plus ne ralentit pas. À gauche et à droite de l’ambulance retombent les débris soufflés par l’explosion ; heureusement, aucun de la touche, à l’exception des organes virils sanguinolents du camionneur qui, après avoir été projetés à deux cents mètres d’altitude, s’abattent sur le pare-brise dans un bruit de chair molle, aussitôt évacués par les essuie-glace. Elle ne remarque pas le dragon tatoué sur le membre, au contraire de l’attentif Dionys qui ne dit rien, mais se souvient soudain de son rêve. Ce sera d’ailleurs la seule partie de son corps qui sera retrouvée à peu près intacte, permettant de l’identifier, car reconnaissable entre tous par les prostituées qu’il fréquentait assidûment, tout le restant de son anatomie ayant été vaporisé dans l’accident.



Elle prend la sortie suivante et quitte l’autoroute, pour aussitôt s’y engager à nouveau, dans le bon sens cette fois.



Trente-cinq minutes plus tard, ils franchissent la porte d’Orléans, et sirène hurlante, ils traversent la place d’Alésia, passent presque au pied de la tour Montparnasse avant de s’engager rue de Sèvres. Elle ouvre la barrière du parking réservé au personnel avec le badge du docteur Lorant du Tertre que les infirmières attendaient impatiemment afin de procéder à l’opération.




***




Le lendemain, lorsque Lucie s’éveille dans des draps blancs, elle est un moment désorientée, car elle n’a pas l’habitude de dormir ailleurs que dans son ambulance. Sa jambe lui fait mal lorsqu’elle se lève en contemplant, désorientée, la décoration de la chambre, et ses souvenirs émergent peu à peu dans son esprit : juste avant qu’ils se séparent, Dionys lui a confié les clés de son appartement, afin qu’elle puisse prendre une douche et dormir, pour une fois confortablement, sans avoir à se payer une nuit d’hôtel à Paris. Elle a même le droit de se servir dans le réfrigérateur, mais en arrivant en pleine nuit dans cette tour luxueuse de la Défense – quarante-cinquième étage ! – elle était trop épuisée pour avoir faim. Elle a seulement pris une douche, la première depuis plusieurs mois, avant de se glisser dans le lit.


Située en haut de la butte Chantecoq, la tour Défense 2000 est l’immeuble d’habitation le plus élevé de France. Il n’a que deux étages de plus que celui où Lucie se trouve. Par la fenêtre, à la faveur du temps clair, la vue est fantastique et s’étend bien au-delà des limites de la capitale.


Elle a dormi nue, profitant du lave-linge pour nettoyer ses vêtements. La sensation des draps sur sa peau lui a paru un délice. Sur la pendule de la cuisine, il est onze heures trente du matin. Dionys n’est pas encore rentré. Elle se souvient de l’état lamentable de son ambulance garée en bas : la facture du carrossier sera sans doute trop salée pour son budget, elle va devoir emprunter. Elle ouvre la porte du frigo et prélève un yaourt nature qu’elle déguste assise en tailleur sur la table de la cuisine, sans rien sur elle pour couvrir sa peau, en contemplant le paysage par la fenêtre. Tiens, se dit-elle, ce yaourt a du goût. Il lui semble même qu’elle n’en a jamais mangé de meilleur. L’immeuble est bien chauffé, elle n’a pas froid. Pour la première fois depuis des années, elle se sent bien sous un toit.


Avant qu’ils se séparent devant la porte de l’hôpital, elle lui a dit qu’elle n’était pas sûre de vouloir dormir dans l’appartement. Il lui a répondu que si elle changeait d’avis, elle n’aurait qu’à jeter la clé dans la boîte aux lettres. Puis il a ajouté, se retournant juste avant de s’engouffrer dans le hall en compagnie des infirmières : si nous ne nous revoyons pas, sachez seulement que vous êtes la femme la plus extraordinaire que j’aie jamais rencontrée. Lui, l’inapaisable Don Juan aux centaines de conquêtes féminines, a dit cela ! Certes, ses amies lui ont toujours conseillé de relativiser les propos dithyrambiques des séducteurs invétérés, mais elle n’a pas eu envie de les écouter, car ces mots ont gonflé son cœur de joie, et l’ont décidée à finir la nuit chez lui, comme il l’a proposé.


Alors qu’elle rince la petite cuillère dans l’évier, son regard tombe sur la trace de morsure à son poignet droit. Son premier orgasme, celui que lui a donné Dionys, lui revient aussi en mémoire. Elle écarte manuellement ses grandes lèvres et se tourne afin que son sexe soit éclairé par la lumière du soleil. Auparavant, elle n’avait jamais accordé la moindre importance à ce curieux petit organe qu’elle se met à effleurer du bout des doigts. Le contact est trop rugueux et n’est pas agréable, alors elle s’humecte de salive et poursuit son investigation. Là, c’est bien : le doigt tourne tranquillement autour de la zone sensible, sans la stimuler trop directement, avec juste la pression qu’il faut. Elle retrouve la sensation de cette longue nuit, lorsque la langue la parcourait. Elle aimerait que quelqu’un lui offre encore cette divine caresse. Ce serait bien si c’était lui… L’image de son visage s’impose à son esprit à l’instant même où elle atteint l’orgasme dans un profond soupir. C’est la première fois qu’elle se masturbe depuis dix ans.


Elle entend s’ouvrir la porte d’entrée. Dionys a fini son opération et lui sourit : sans qu’il ait besoin de parler, elle sait que tout s’est bien passé et que l’enfant est sauvé. Il est épuisé par plus de sept heures passées au bloc, mais la présence d’une femme nue dans sa cuisine est plus forte que sa fatigue : assoiffé d’elle, il se dirige vers son invitée et lui prodigue à nouveau l’attention câline qu’il sait pouvoir la conduire en douceur vers la jouissance. Tandis que les lèvres boivent à la coupe de sa vulve humide, elle se laisse envahir lentement par la volupté, les yeux mouillés de joie fixés sur l’horizon où s’éloignent les nuages des intempéries de la veille. Le soleil d’hiver, pourtant timide, la réchauffe intérieurement. Bien que le chagrin soit toujours présent, elle se demande par quel mystère la tempête l’a aidée à progresser sur son cheminement de deuil. Elle a le sentiment que le jour s’est enfin levé pour elle, après dix longues années d’obscurité.


Il glisse une main dans les courts cheveux bruns de Lucie. Cette fois, ils ont tout leur temps pour s’aimer.



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Nota – « Baloo » et « Pierrot » étant des pseudonymes assez répandus : cela va sans dire, mais cette histoire est fictive ainsi que l’ensemble de ses personnages.



(1) Voir la série : « Trajectoires dans la nuit », troisième partie, « Au cœur de l’autre », dont la lecture n’est pas indispensable pour ce texte. Cependant, voici en résumé ce qu’il s’est passé.

La narratrice et une belle Finlandaise prénommée Valma sont tombées amoureuses au cours d’un voyage dans une voiture rapide au cours duquel la traversée du Massif central fut aventureuse. Mais une fois qu’elles sont arrivées à Paris, Valma s’évanouit sous les yeux de sa compagne ; elle est emmenée en ambulance à l’hôpital Lariboisière (premier épisode, « Au cœur du silence »).

Au cours du second épisode, « Au cœur de l’espoir », la narratrice vit, en marchant au hasard des rues de Paris, une étrange nuit où l’angoisse de perdre celle qu’elle aime se mêle à d’authentiques rencontres qui la marqueront.

Le troisième épisode voit le dénouement heureux de cette odyssée : Valma est sauvée par un jeune interne en neurologie, Dionys. Celui-ci est à l’image de Dionysos dont la narratrice a rêvé, endormie dans la neige, au cours du premier épisode. Ce séducteur invétéré parvient à la convaincre de se donner à lui, malgré le peu d’intérêt qu’elle a pour les hommes. De cette union hâtive dans une voiture, sur un parking, naîtra un enfant, Marko, que les deux amoureuses, nouvellement mariées, élèveront ensemble.