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Temps de lecture estimé : 41 mn
06/12/17
Résumé:  Après tant de questions, c'est l'heure des explications. Il y a des bavards, profitons-en.
Critères:  collègues policier sf fantastiqu -fantastiq
Auteur : Loaou            Envoi mini-message

Série : Observés

Chapitre 04 / 08
Vous en voulez ? En voilà !

Résumé des épisodes précédents :


Coup de foudre en montagne inconnue

Camille a rencontré Loaou qui a disparu après une nuit torride en lui laissant un anneau, un papier, beaucoup de souvenirs brûlants, et aussi pas mal de questions…


Deux semaines de surprises

Après quelques découvertes sur Loaou et le peu qu’elle a laissé à Camille, l’affaire se complique : il a été convoqué par la gendarmerie.


Ne vous arrêtez pas aux placards

Ania, Éric et Camille ont commencé à comprendre ce que peut l’anneau. L’arrivée d’Elisa les a un peu bousculés et ils espèrent bien en savoir plus sur elle.



_______________________




Présentations



Par Ania



Éric tire mon vieux fauteuil en face du divan et propose galamment :



Camille se glisse tout à gauche, Elisa s’assoit à sa droite. J’ai la pensée mesquine qu’Éric préfère les voir de face, elle et son décolleté, surtout si elle se penche en avant. Ce qui me convient parfaitement : j’aime autant être à côté d’elle. Pour tenter le diable, je dépose quatre verres et une carafe au centre de la table basse avant de m’installer à mon tour.



Camille et Éric nous regardent d’un air interrogatif et amusé. C’est vrai, ils ont loupé cet épisode. Je leur explique :



Là-dessus, elle prend une posture hautaine, droite et raide, le menton relevé. Elle croise les bras et arbore une moue désarmante qui lui creuse de minuscules fossettes sur les joues. Ses grands yeux scintillent de malice. Nous sombrons tous dans un fou rire communicatif. Alors que nous arrivons tout juste à nous calmer pendant qu’Éric s’essuie les yeux du dos de la main, elle reprend, cette fois avec la voix chantante d’une annonce d’aéroport :



On a presque entendu l’agaçant jingle qui aurait dû suivre. Décidément, elle est pleine de réparties, et bonne comédienne. Je ne peux pas l’imaginer comme une machine.

Elle termine, d’une voix normale :



Je me penche contre elle et lui fais une énorme bise sur la joue.



Elle nous laisse attendre un peu, comme si elle cherchait ses mots, à moins que ce ne soit pour entretenir le suspense.



Il nous faut un moment pour comprendre ce qu’elle essaie d’expliquer.



Elle hausse les épaules en continuant :



Elle s’arrête de parler, peut-être fouillant dans ses souvenirs. Il nous faut un moment pour intégrer son histoire. Sans pouvoir me l’expliquer, j’ai une envie folle de la serrer contre moi.


Éric finit par rompre le silence et lui demande :



Le tout énoncé avec une légèreté qui m’estomaque. Mais à la réflexion, si j’arrive à admettre que je peux séparer mes pensées, enfin, mon intellect… mon âme… de mon corps. Non, je n’y arrive pas.



Elle pince les lèvres ; ses yeux perdent leur éclat enjoué.



Éric le regarde avec des yeux ronds. Je ne l’aurais pas demandé de façon aussi abrupte, mais j’ai eu la même idée.

Comme Elisa garde le silence, la tête baissée, Camille insiste puis pose sa main gauche sur son genou et lui montre ostensiblement l’anneau qui orne son doigt. Elle sursaute et se serre contre moi, lui jette un regard effaré et murmure d’une voix rauque, étouffée :



Après un moment immobile pendant lequel elle fixe Camille avec une tension palpable, pâle comme la mort, elle oscille lentement la tête en assentiment, une seule fois, sans ouvrir la bouche, la respiration courte, contractée.



Elle reste figée de longues secondes. Toujours en silence, elle secoue la tête, un tout petit aller-retour avec une lenteur douloureuse, les mâchoires crispées. Toute tremblante, elle ramasse la main de Camille entre les deux siennes, délicatement, comme un objet précieux, et la repose lentement de l’autre côté de ses genoux, le plus loin possible de nous, en se penchant un peu.

Elle se redresse et s’adosse au canapé, tout contre moi, la tête appuyée en arrière, les yeux fermés, parcourue de frissons, et prend de longues et difficiles inspirations dans un silence de plomb oppressant.



Elle glisse un bras dans mon dos et se tourne vers moi tandis que des larmes coulent sur ses joues. Je les essuie avec douceur. Elle me regarde un instant, ses grands yeux remplis d’un impossible mélange de terreur et d’amour avant d’enfouir son visage dans le creux de mon cou. Je la serre tendrement dans mes bras.

Je ne sais pas combien de temps on reste ainsi, tous pétrifiés par la violence immobile de ce moment. Probablement pas plus de quelques secondes qui me semblent une éternité.


Puis Elisa se remet, se reprend. Elle s’assied bien droite, encore tremblante, me prend la main comme pour s’y raccrocher, ses doigts enlacés entre les miens, et nous explique :



Elle lui lance un pâle sourire.



Je serre dans ma main celle d’Elisa aux doigts crispés entre les miens. Je n’ai pas du tout envie de bouger, de la lâcher. Il se lève et rapporte les deux bouteilles.



Camille et Éric optent aussi pour la Verveine. Éric fait le service et distribue les verres.



Elle goûte le liquide vert précautionneusement, tousse un peu.



Nous sirotons nos verres en silence. Les yeux lui coulent à nouveau, mais cette fois avec un retour de leur pétillement coloré. Ses joues aussi reprennent rapidement des couleurs. L’orage est passé. Je sens la chaleur de l’alcool sourdre autour de mon estomac et se dissiper lentement.

Éric relance la discussion :



Ils ont l’air un peu gênés et Éric rougit même, fait assez inhabituel pour m’amuser. Je reprends, tournée vers Elisa :



« Imaginez un canal pour faire passer des bateaux entre deux lacs. Il faut beaucoup d’énergie pour le creuser, mais une fois qu’il est là, il ne coûte presque plus rien. Et il en faudra de nouveau pour le combler, un peu moins.

« C’est exactement pareil. Globalency a créé un canal qui relie la surface de ton mur à la porte de l’appart qui se trouve chez eux. C’est juste une question d’énergie pour déformer l’espace. Vous avez peut-être remarqué le mur vide dans l’appart, derrière mon lit ? Il pourra recevoir d’autres portes en cas de besoin. Ils m’ont peut-être apportée par là avant de me mettre sur le lit, ou même avec lui. Le changement de corps se fait toujours sous anesthésie, alors je ne sais pas comment il se passe exactement. Je m’endors, je me réveille. Je suis dans la même pièce, mais elle est connectée ailleurs, et je suis une autre, sans même en avoir vraiment conscience.



* * *



Nous avons continué de causer, mais rien qui mérite d’être rapporté, des détails.

Nous lui avons demandé comment il se fait qu’elle nous connaisse, ce qu’elle sait de nous. Elle a l’impression de nous connaître surtout visuellement, une brève rencontre autour d’une table quelques jours auparavant, probablement une simple implantation mémorielle. Avant, c’est le brouillard. Et effectivement, elle ne sait pas grand-chose d’autre sur nous.



Subitement, comme si une mouche l’avait piqué, Camille réalise :



Je tends l’index vers l’horloge du four dans la cuisine en riant :



Je hausse les épaules :




* * *



Je les ai reconduits au parking de l’agence, devant l’immeuble. Elisa a préféré retourner dans son appartement ; de l’installation à faire, a-t-elle dit. On a profité des quelques minutes de trajet pour discuter entre nous.



Du coin de l’œil, je vois Camille se tourner et lui faire une affreuse grimace, genre le Nain qui croise une Elfe devant Naheulbeuk. C’est mignon, leurs clowneries, mais je suis un peu inquiète.




* * *



Depuis, Elisa m’accompagne lorsque je vais à l’agence. On l’a d’abord installée sur une chaise de jardin et un petit coin de mon bureau, puis maintenant avec un vrai fauteuil comme les nôtres. On en a même acheté trois d’un coup, histoire de pouvoir recevoir quelques visiteurs, ainsi qu’une petite table.


Éric a parié que je vais l’envahir dès qu’Elisa aura le dos tourné ; moi je le suspecte de vouloir se l’approprier, sans même attendre : il a déjà tenté d’y oublier quelques graffitis qu’Elisa lui a rendus avec son irrésistible sourire ou en riant. J’espère surtout qu’elle restera le plus longtemps possible.


Elle apporte avec elle un petit ordinateur portable démarqué qui n’a rien d’extraordinaire, alors que je m’attendais à un jouet surpuissant. Le contraste entre son appartement et cette machine me laisse perplexe. Elle passe beaucoup de temps à explorer l’Internet, mais elle s’intéresse aussi à ce que l’on fait. De temps à autre, elle donne un petit coup de main, un avis, et elle est de bon conseil.


Assez souvent, elle sort explorer les environs ou faire quelques courses. À l’occasion, elle passe chez le traiteur voisin et nous mangeons alors sur place, à l’agence, dans une entente et une bonne humeur facétieuse. Une fois, elle est même partie pour la journée entière avec les transports en commun. Suite à une boutade, elle nous a montré avec amusement sa carte d’identité – française, à notre grand étonnement – et même une carte bleue manifestement opérationnelle.


Jusqu’à présent, elle ne donne pas l’impression de faire autre chose que ce qui justifie sa présence, le collectage d’informations qu’elle nous dit envoyer à la rédaction de l’encyclopédie. Parfois elle nous raconte quelques anecdotes sur ce qu’elle a trouvé et transmis.


Six jours après son arrivée, je reçois un nouvel e-mail du Monsieur Jean :


Chère Ania,

Votre semaine de test se terminera demain en début d’après-midi, à treize heures trente-huit.

Nous espérons que vous souhaiterez la poursuivre jusqu’au terme initialement prévu, soit le dix mars prochain à la même heure.

Dans le cas contraire, merci de nous le faire savoir au plus tôt et de congédier Elisa, qui devra impérativement être présente seule dans son local à cette heure, afin que nous puissions procéder à la remise en état de votre cave.

Respectueusement,

M. Jean


Bien que ce soit a priori inutile, je préfère l’informer que je poursuis l’aventure. Il confirme le maintien d’Elisa avec nous, en soulignant qu’il en est heureux, mais pas surpris.


Suite à mes méfiances peut-être irraisonnées, je me force à garder un peu de distance avec elle, difficilement. Quand on rentre, elle s’éclipse dans son appartement, j’imagine pour faire son rapport journalier. Parfois elle ressort le temps d’un long footing ou de quelques courses. Je lui ai donné un double de mes clés ; elle va-et-vient avec une discrétion de chat, sans même que je ne la remarque.


Et puis hier, j’ai craqué. Je lui ai proposé que nous mangions ensemble et de partager un moment de la soirée, si elle en a envie, autour d’un jeu, d’un film, ou même d’une balade.



Elle m’a étreint affectueusement, sa joue contre la mienne. Ses cheveux m’enivraient d’une fraîche odeur de fleurs. Je l’ai enlacée avec un frisson de bonheur.



J’y suis allée au culot. J’ai pivoté en face d’elle et demandé :



Elle a ri :



Elle n’est pas restée passive et nous nous sommes vite retrouvées en travers du canapé, avec des mains et des lèvres en vadrouille de partout, riant de bonheur et de plaisir avant de passer à une étape plus calme, plus sensuelle. Plus torride aussi.



* * *



Le lendemain, Éric a vite remarqué notre rapprochement. Frôlements, regards complices. Peut-être aussi quelques cernes sous les yeux, parce que nous n’avons vraiment pas beaucoup dormi cette nuit, ensemble sous ma couette.



Camille a soulevé un sourcil interrogateur en se hissant juste au-dessus des écrans. Éric nous a désignées du pouce et du coin de l’œil. Elisa ne leur a pas laissé le temps de poursuivre :



Effectivement, ça l’a été. Et même chaque fois qu’on en a eu envie.


Le premier était un gaillard à l’allure solide, un brin macho, qui prétendait pouvoir faire des miracles et qui pensait ajouter facilement deux filles à son palmarès. Sauf qu’il ne savait pas combien Elisa est experte pour maintenir un type au bord de l’extase en l’empêchant d’y arriver, histoire d’en profiter longtemps. Ce à quoi je l’ai aidée de tout mon cœur (et mon corps) : quand on aime, on ne regarde pas ! Je suis sûre qu’il avait grignoté des cachets interdits ; ça tombait bien, on avait du retard à rattraper. Alors on l’a usé jusqu’à la moelle.

Au petit matin, après une nuit sans trop de répit, il a tenté de dormir. On a recommencé à le titiller dans des coins particulièrement sensibles, Elisa assise sur sa poitrine, les pieds sur ses poignets, et moi installée sur ses jambes. Il a crié grâce et s’est carapaté sans même rester au petit déjeuner, habillé à la diable, avec des valises sous les yeux si grandes qu’on aurait pu y ranger le slip qu’il tenait à la main. Dans sa précipitation, il avait failli l’oublier ! Il marchait un peu en crabe, comme si son pantalon le gênait aux entournures.


On l’a revu dans la même boîte, une autre fois. On n’est pas rancunières, alors on est allées l’embrasser. Il nous a montrées à ses copains sans enthousiasme et ils se sont tous barrés en catimini.

Mais on n’a pas eu de mal à trouver une autre victime : le sourire d’Elisa leur grille tous les neurones d’un coup !



* * *



Une visite inattendue



D’après les notes de Camille


Décembre est bien là : le temps vire au frais, mais pas encore de gelées. Et pas la moindre nouvelle de Loaou, c’est désespérant. Je viens de barrer une semaine de plus, encore vingt-deux à attendre. Noël est dans une vingtaine de jours et je ne peux même pas compter sur le Père Noël pour me la ramener !


Nous sommes autour des cafés, en grande discussion sur les quelques jours de congés qu’on prend chaque année à cette époque. Elisa est en train de chatouiller Ania et Éric qui l’ont chambrée, et je compte les points, lorsque la sonnerie du téléphone nous interrompt sauvagement.



Mais j’y vais, la tasse à la main. Après tout, c’est moi qui suis l’administrateur, le "public relation". Avant de décrocher, je leur fais « Chuut ! », un doigt sur les lèvres. Un calme très relatif revient.



Je les interroge du regard. Éric acquiesce du menton, Ania hausse les épaules avec une moue qui veut dire oui. Elisa fait un rapide signe pour montrer qu’elle n’est pas concernée.



Je pianote trois mots pour ajouter le rendez-vous sur notre agenda commun, un petit chef-d’œuvre de notre magicienne Ania.



Elisa lui glisse un mot à l’oreille et elles éclatent de rire.



En pouffant, elle regarde Elisa qui indique vigoureusement « non » des deux mains à la fois, index tendus, tout en secouant la tête.



Elisa se jette sur elle et tente de la réduire au silence en lui plaquant une main sur la bouche. Ania la chatouille au jugé. Elle fait un saut en arrière en riant et Ania en profite pour débiter à toute vitesse :




* * *



Le lendemain la sonnette de l’interphone retentit à treize heures cinquante-sept, d’après l’horloge des ordis.



Deux minutes plus tard, la sonnette de la porte retentit ; il retourne ouvrir. Un homme moyennement grand et un peu trapu entre, un chapeau à la main. Il tend l’autre à Éric :



Éric lui serre la main avec amusement :



Il lui indique le portemanteau. L’homme y suspend son chapeau puis son manteau, sans se presser.


Je me lève pour venir le saluer. Cheveux gris, la cinquantaine, visage maigre, étriqué, empreint de dignité. Je lui présente l’équipe :



Elle nous rejoint, ornée de son sourire à liquéfier un huissier. Pourtant l’homme reste impassible. Il la fixe dans les yeux un instant ; elle soutient son regard. Alors il lui explique gravement :



Elisa retourne s’asseoir à côté d’Ania sans piper mot. Je suis surpris : ce n’est pas dans son genre d’obéir sagement. Comme Ania la regarde avec curiosité, elle la gratifie d’un clin d’œil et hausse brièvement des épaules avant de replonger derrière le petit écran de son portable.


L’homme paraît soulagé.



Il fait le tour de la pièce des yeux et demande :



Je lui offre mon fauteuil et en tire un autre tout neuf du coin où on les a remisés. Éric nous rejoint avec le sien. Ania demande une paire de minutes pour finir l’opération délicate en cours.


Pendant ce temps, M. Defleurs regarde avec amusement mes grands écrans qui viennent de s’éteindre pour passer en veille. Puis la fenêtre derrière moi. Alors que son regard glisse vers le panneau d’affichage aux notes multicolores, il se fixe. Je n’ai pas besoin de me retourner : je sais ce qu’il regarde. Je fais si souvent comme lui… La photo de Loaou. Je lui demande en souriant :



Il bafouille un « oui » indistinct, la main sur la bouche, en plissant les yeux avant de demander en me regardant :



Je lui laisse le fauteuil neuf et retrouve le mien. Maintenant c’est lui qui est en contre-jour, mais du coup je peux profiter de la photo de mon amour en arrière-plan.

Ania nous rejoint enfin en poussant son fauteuil à roulettes devant elle. Elle complète l’arc de cercle et demande avant de s’asseoir :



Ania va chercher son mobile et le pose au bord de la table. On peut voir l’affichage qui scintille selon le volume sonore.



Il s’étire et pose le bras gauche sur la table, la main à plat, près du téléphone d’Ania. C’est Éric qui réagit en premier :



Je regarde la photo derrière lui. « Dans quoi nous as-tu embarqués ? » Il voit mon regard :



Il nous regarde tour à tour intensément en poursuivant :



L’homme se détend. Il s’appuie contre le dossier, allonge ses jambes et inspire longuement avant de se rasseoir plus strictement.



Il me regarde intensément.




Transcription du récit d’Amanao Defleurs


Je vous prie de m’excuser, mais je dois vous raconter des faits anciens et douloureux. Ne m’interrompez pas, ce sera plus vite fini.


Il y a vingt-six ans, ma femme et moi avons eu deux enfants, deux filles, de vraies jumelles. Nous leur avons offert les noms d’Enélaï et Aloaoué, le vent et l’eau. Oui, c’est elle. Elles étaient adorables et ont manifesté une complicité sans limites dès leurs premiers jours. Elles ont grandi en symbiose complète, absolue, à un niveau inimaginable, même pour nous, leurs parents. Entre elles, elles se comprenaient implicitement, comme si elles avaient leurs pensées en commun.


Ma femme a compris avant moi qu’elles avaient une anomalie. Très tôt, bien avant d’articuler des mots, elles ont commencé à s’adresser à nous sans parler, par la pensée. Au tout début, des sensations, des envies, puis des images, et enfin des mots. On a fait tout ce qu’on a pu pour leur apprendre à ne pas le montrer, à limiter ce mode de communication à nous seuls. On leur a expliqué cent fois que cela leur attirerait des ennuis et on leur a imposé de parler comme tout le monde parce qu’à deux ans elles ne disaient encore rien en dehors de quelques onomatopées.


Malheureusement, comme tous les enfants, elles ne se sont pas méfiées. Un peu avant leurs sept ans, des huiles de Genecop ont eu connaissance de leur particularité. C’était un service de recherche en génétique avec des labos assez secrets en lien étroit avec les militaires. Ils travaillaient surtout sur le clonage, Genecop pour « Copie Génétique ». Ils ont demandé, très fermement, à les examiner.


Un peu parce qu’il était difficile de refuser, un peu par curiosité, on a cédé. On a accompagné nos deux fillettes pour une journée qui s’est avérée terriblement éprouvante. Ils ont fait toutes sortes de tests, à la militaire et sans trop de gants, y compris des prélèvements douloureux. J’en ai pleuré de rage ; elles en ont fait des cauchemars. Ils ont rapidement conclu à une anomalie psychogénétique fortuite, mais ils voulaient continuer à les étudier en vue de pouvoir provoquer cette capacité, la reproduire.

Ma femme y voyait une opportunité, elle en tirait de la fierté, elle voulait les utiliser. Moi, j’étais terrorisé à l’idée de leur confier mes chéries. La situation s’est dégradée. Elle m’a quitté et j’ai obtenu la garde des petites que j’ai catégoriquement refusé de transformer en cobayes.


Un week-end où elles étaient chez leur mère, Enélaï a disparu. Je ne saurai jamais quelle a été sa responsabilité, mais je suspecte le pire. Sachez seulement qu’Aloaoué n’a plus jamais accepté de la voir et qu’elle s’est suicidée quelques mois plus tard sans laisser la moindre explication, dans des circonstances suspectes.


Ce fut horrible. Loaou – c’est comme ça que l’appelait Enélaï – était inconsolable. Elle s’accrochait à moi, physiquement, comme une folle. La nuit, elle faisait des cauchemars horribles, de pire en pire. Après quelques semaines, elle hurlait parfois le jour aussi, en proie à des douleurs épouvantables, sans aucun symptôme physique. Elle criait qu’on la torturait.


Dix ans plus tard, j’ai fini par apprendre que Genecop avait enlevé, ou peut-être acheté, Enélaï pour l’étudier. Sous prétexte de recherches scientifiques et militaires secrètes, ils ont été pires que les plus barbares. Ils l’ont torturée de façon inimaginable. J’ai su qu’ils l’ont même transférée dans un autre corps – une technique toute nouvelle – quasiment sans anesthésie pour pouvoir enregistrer les moindres changements de ses influx. On ne le fait jamais, c’est aussi atroce que si on vous dépeçait, muscle par muscle, nerf par nerf. Chaque fois qu’elle souffrait, sa sœur hurlait aussi. Ça a duré des mois, des mois d’horreur.


Puis Loaou est devenue apathique. Elle ne dormait plus que par courts épisodes, toujours dans mes bras, collée contre moi. Je la cajolais tant bien que mal et on pleurait ensemble. Ce cauchemar a duré trois ans. À dix ans, elle n’avait que la peau sur les os et tenait péniblement debout. Elle réclamait Enélaï ; elle voulait mourir pour la rejoindre. Elle ne survivait que parce qu’elle m’aimait aussi, trop.


C’est alors que sont apparus les premiers AIA, les Anneaux Individuels Accordés, gros et lourds. Des bruits ont couru que des études sur la télépathie y auraient contribué. J’en ai reçu un en remerciement officiel pour des services improbables. J’ai failli le détruire, fou de rage, mais un sixième sens m’a retenu. Après des nuits d’hésitations sans sommeil, je me suis résolu à l’utiliser sur ma fille pour lui faire oublier sa sœur, complètement, jusqu’à la dernière parcelle de ce qu’elle avait enduré, et la rendre sourde à toute mention à son sujet.


Le résultat a été radical : elle a repris goût à la vie, elle a rapidement rattrapé son retard, et même eu une poussée de croissance complètement inexplicable. Mais elle a aussi perdu les plus beaux souvenirs de son enfance. Elle riait peu ; elle continuait à ne vouloir dormir que dans mes bras. Le pire, c’est que c’est elle qui me consolait, sans savoir pourquoi, lorsque moi je pleurais.


Il s’est interrompu un moment, a essuyé ses yeux et s’est mouché avant de reprendre d’une voix chargée d’émotion :


Elle a eu une puberté très tardive, vers treize ans, avec une crise d’adolescence difficile, un refus de toutes les limites. On était tellement fusionnels que notre relation est devenue intenable. Elle refusait de me voir comme son père. Elle me provoquait ; elle me voulait et envoyait ses envies directement dans ma tête dès que je la regardais. J’aurais dû le prévoir, l’y préparer.


J’ai fini par utiliser à nouveau l’anneau, avec beaucoup de réticences et de subtilités, pour l’éloigner un peu de moi et lui retirer un soupçon de cette affectivité démesurée. Mais pas encore assez subtilement. Elle l’a compris, mal. Elle s’est brutalement détachée de moi, de tout le monde, et s’est refermée sur elle-même. Je l’ai perdue. J’ai failli devenir fou, au point de me demander si je n’aurais pas mieux fait de lui céder.


Dans la même période, grâce à cette saloperie d’anneau, je suis devenu un expert en interrogatoires discrets. J’ai passé en tout douze ans à essayer de retrouver très discrètement des traces d’Enélaï et de l’abomination de Genecop. Tout ce que j’ai pu glaner, c’est qu’ils l’ont assassinée lentement. Elle avait tout juste huit ans. Par contre, de proche en proche, j’ai retrouvé la plupart des responsables. Je dois confesser qu’ils sont depuis en asile avec des périodes chroniques de douleurs aussi atroces que celles qu’ils ont infligées froidement à mon enfant. Quelques-uns se sont donné la mort rapidement ; j’ai veillé à ce que les autres ne le puissent pas. Sachez qu’un anneau a ce pouvoir.


Quand Genecop a finalement compris ce que je faisais, ils ont rapidement effacé les dernières traces des mémoires et des dossiers. Ils ont mis le programme en sommeil pour quinze ans, le temps de se faire oublier, d’attendre que les technologies aient assez évolué et de disposer de nouveaux cobayes.

Mais actuellement une seule personne est télépathe : Loaou. Alors ils la surveillent, la préservent et la manipulent discrètement avec l’idée d’obtenir d’elle des enfants qui hériteraient de sa capacité. Ils serviraient de sujets pour les nouvelles expériences ou pour engendrer une lignée d’humains télépathes à leur usage exclusif.


Jusqu’à présent, ils n’ont pas osé utiliser d’anneau pour l’y forcer, de peur de la rendre inutilisable si elle refuse violemment. C’est le terme abject qu’ils ont utilisé : inutilisable. Et aussi parce qu’il n’y a pas encore d’urgence. Par contre, afin de maximiser la probabilité de transmission de son patrimoine, ils ont lancé une immense étude génétique, psychique et généalogique pour trouver des hommes qui auraient le plus de probabilités d’engendrer des enfants télépathes avec elle. La création d’une encyclopédie – au demeurant utile – était une couverture parfaite ; ils ont créé Globalency.


Ils ont aussi eu une idée abominablement intelligente. La plus efficace façon de surveiller Loaou était de la faire embaucher par une filiale, ce qu’ils ont fait. Elle travaille pour un service paramilitaire de renseignement qui alimente aussi la partie psychogénétique et généalogique de l’encyclopédie. La plus simple façon de trouver le type idéal – et de le surveiller en même temps qu’elle – était de lui confier ce travail. Depuis plus de deux ans, elle travaille à la recherche d’un type au patrimoine codé sans en connaître la finalité.


Je suppose que vous l’avez compris : ce type, c’est vous, Camille Parente, avec une probabilité invraisemblable de genèse d’enfants télépathes de plus de quatre-vingt-dix-huit pour cent, d’après leurs calculs. Accessoirement, je suppose que cette espèce d’affinité n’est pas étrangère à l’amour inconditionnel que vous porte Loaou depuis la seconde où elle vous a croisé, et que je suspecte réciproque. Mais ce n’est qu’une hypothèse personnelle.


Le suivant sur la liste actuelle atteint à peine quarante-cinq pour cent. Donc ils vous surveillent et feront tout pour que vous restiez en vie, au moins jusqu’à la découverte d’un concurrent ou jusqu’à la naissance d’un enfant télépathe. Alors Globalency cherchera à se l’approprier, lui et peut-être sa mère, pour obtenir l’exclusivité du contrôle de la télépathie.


Heureusement, il y a deux grains de sable dans leurs rouages.


Le premier est Loaou. Votre découverte l’a bouleversée : elle a fini par comprendre ce qu’on lui faisait chercher et pourquoi. Depuis, elle travaille à se soustraire à leur emprise, avec beaucoup d’intelligence. Elle a machiavéliquement violé plusieurs règlements pour se faire licencier. Elle leur a coûté une fortune colossale en se faisant téléporter inutilement depuis un endroit glacial, mais son plus beau coup a été de vous transférer son anneau sous le prétexte d’assurer votre protection, ce qu’ils ne pouvaient réfuter.

Mais ils ont évidemment refusé le renvoi immédiat qui aurait dû suivre, et elle a écopé d’une peine d’isolement, puis de réintégration. Du coup, elle ne leur faussera compagnie qu’à la fin de sa période de surveillance serrée, en mai.


Le second est dû à une autre branche de Globalency, héritée de Genecop : le clonage et le transfert de corps. Sous couvert de l’encyclopédie, Globalency prête des assistants qui effectuent ses travaux de collectage et d’espionnage. En parallèle, ils louent des assistants très hautement qualifiés dans toutes les professions. Et aussi beaucoup d’assistantes très sexy ; vous voyez ce que je veux dire…


Pour qu’ils soient acceptés le mieux possible, le destinataire peut choisir parmi toute une palette de choix de morphologies. Or, le clonage sélectif programmé qui permettrait d’obtenir rapidement un corps aux caractéristiques physiques prédéfinies n’est encore qu’une chimère. Alors Globalency s’est constitué un parc d’humains de faible QI dans lequel ils piochent les corps qui correspondent le mieux aux commandes. Au besoin ils kidnappent ou enlèvent discrètement, avec l’appui des militaires.


L’entité native du corps, la personnalité, est éjectée – assassinée, pour être clair – car ils ne savent pas la stocker. Elle est remplacée par une entité déjà qualifiée et immédiatement opérationnelle, transférée depuis un autre corps, assujettie grâce à quelques remaniements mémoriels effectués par des spécialistes avec leur anneau. Le corps qu’elle quitte ne peut survivre seul et est détruit, transformé en énergie. Tout est bénéfice.


Le transfert ne coûte quasiment rien : une anesthésie et un peu d’énergie. Les imbéciles sont légion, et le parc est poussé à une reproduction intensive. Dans quelques années, ils pourront proposer de très jeunes filles et garçons avec une intelligence et des connaissances d’adultes. Il n’y a plus aucun coût de formation pour obtenir du personnel surqualifié. L’activité est extraordinairement lucrative. Et la demande sera multipliée par mille si le catalogue propose des assistants télépathes en exclusivité. La boucle est refermée.


J’ai initié un Groupe qui travaille secrètement à la destruction de Globalency, de cet esclavage et de tous ces assassinats ignobles. Il noyaute petit à petit services et administrations. C’est particulièrement délicat parce que Globalency a l’exclusivité des anneaux, les maîtrise, et n’hésite pas à s’en servir.

Comme tout est lié, le Groupe veut aussi aider Loaou à disparaître des radars de Globalency. Mais je crains que certains ne trouvent plus simple de faire disparaître Loaou tout court.


Fin de l’enregistrement



Il se tait et désigne le téléphone. Ania tend péniblement le bras et coupe l’enregistrement. Elle est blême. Nous sommes tous les trois sous le choc, blafards, engourdis.



Je hoche la tête, englué par tant d’horreurs et de douleurs. J’ai envie de pleurer, de vomir. Je ressens l’absence de Loaou comme une brûlure au fer rouge. J’ai la gorge nouée.



Ania articule un « oui » inaudible avant de reprendre courageusement :



Ania demande en hésitant :



« Si elle n’est pas dans son appartement quand le canal sera refermé, elle sera bloquée avec vous. Ils chercheront à la récupérer en le rouvrant. Vous pouvez les en empêcher en détruisant ne serait-ce que la surface d’une page de l’emplacement actuel de la porte : ils ne pourront plus le réutiliser. Il suffit d’y faire un crépi ou de la défoncer sur quelques centimètres. Sonder à la recherche d’un emplacement suffisamment plat et correct pour établir un nouveau canal est long et coûteux ; il se peut qu’ils l’abandonnent.

« Dans le cas contraire, la seule solution sera que Camille ôte toute volonté de nuire au personnel qui serait envoyé pour la récupérer. Ils n’insisteront pas, mais il faudra qu’il l’assume. Enfin, il serait bien d’ôter les verrous qu’elle aurait pu recevoir, la libérer des interdits. Ce peut être fait au jour le jour, mais toujours par Camille.

« Vous voyez, pas impossible, mais difficile. À propos, Camille, prêtez-moi votre anneau un instant s’il vous plaît. Je voudrais vérifier si Loaou a bien supprimé toute possibilité de localisation, d’écho ou de recherche.


Je le lui tends. Il le tient contre le sien, les deux inserts face à face et se concentre sur un objectif qui m’est inconcevable. Un bref crépitement lumineux apparaît. Il me le rend avec un sourire.



Sa voix laisse filtrer une certaine fierté. En reprenant l’anneau, je lui demande :



Il regarde autour de lui et s’arrête sur le petit pot au coin du bureau d’Ania. Il se concentre un long moment avant de reprendre :



Ania le regarde, incrédule.



Il se tourne vers moi avec un regard d’encouragement :



Il continue d’un ton un peu professoral, en appuyant sur les mots importants :



« Même si ça peut marcher pour des ordres bénins, vous ne devez pas penser au résultat seul : vous devez demander à l’anneau d’appliquer la demande au destinataire. Pensez à lui en premier, aimez-le, comme on dit, et il agira pour vous.

« Enfin, il a une certaine autonomie. En cas d’urgence ou de danger, il peut agir seul, pas toujours avec délicatesse. Gardez-le toujours sur vous, et il y a peu de chance qu’il vous arrive quelque chose de très grave.

« Apprenez par petites touches ; des actions simples : avoir chaud, froid, exciter un nerf, le calmer. Puis un geste, un mouvement précis. Allez-y doucement pour les pensées, la mémoire. Vous verrez, c’est plus facile qu’on l’imagine, au début. La difficulté vient quand il faut doser finement une action. Les seules limites sont vos idées et votre capacité à les formuler, à les penser précisément. Quand elle reviendra, Loaou vous apprendra mieux que moi.


Il se tait. Nous sommes tous trois perdus dans ce flot d’informations ; il nous faut un long moment pour réaliser qu’il nous attend en silence, calme.



On se tortille tous sur nos chaises. À ma surprise, Éric finit par dire :



Comme Ania le regarde avec des yeux étonnés, il lui explique :



Il se concentre un instant et formule distinctement :



Amanao esquisse un sourire heureux avant de protéger Ania, puis moi, après m’avoir prié d’ôter mon anneau.



Il continue, alors que des larmes coulent sur ses joues creuses :



C’est avec une émotion indescriptible que je promets, d’une voix altérée, pendant qu’Ania cache son émoi derrière ses mains et qu’Éric renifle discrètement.



Je le regarde longuement. Ses yeux mouillés expriment l’espoir. Je me tourne vers mes amis. Ania fait oui de la tête, en silence. Éric, les yeux brillants, fait de même avec une gravité qui ne lui est pas coutumière.


Alors Amanao ôte son anneau et le pose sur la table, à côté du téléphone d’Ania.



***



À suivre…