Résumé des épisodes précédents :
Coup de foudre en montagne inconnue
Camille a rencontré Loaou qui a disparu après une nuit torride en lui laissant un anneau, un papier, beaucoup de souvenirs brûlants, et aussi pas mal de questions…
Deux semaines de surprises
Après quelques découvertes sur Loaou et le peu qu’elle a laissé à Camille, l’affaire se complique : il a été convoqué par la gendarmerie.
Ne vous arrêtez pas aux placards
Ania, Éric et Camille ont commencé à comprendre ce que peut l’anneau. L’arrivée d’Elisa les a un peu bousculés et ils espèrent bien en savoir plus sur elle.
Vous en voulez ? En voilà !
Bien des aveux qui clarifient la situation.
Avertissement
Les épisodes de Observés ne peuvent pas être lus séparés les uns des autres. Ils ne constituent pas des histoires indépendantes autour d’un thème récurrent.
Corollaire : je comprends que revebebe n’est probablement pas le site idéal de publication de cette histoire, mais il reste celui dont je préfère la forme et les outils. :-)
Entraînements
Notes de Camille
La porte du bureau à peine refermée derrière monsieur Defleurs, Elisa nous demande, comme si l’on venait d’entrer dans la pièce :
- — Où étiez-vous donc passés ?
J’hésite à répondre. Ania me précède avec un aplomb terrible :
- — Conciliabule privé qui ne concerne pas la stagiaire. Enfin, si… un peu quand même. Il s’agit de savoir comment on la cuisine pour Noël. On hésite entre bouillie, grillée ou rôtie et sur l’accompagnement à mettre avec.
- — Oh ! fait-elle avant d’éclater rire, je préfère ne pas savoir !
Son rire est communicatif, il me met un peu de baume au cœur et j’en ai bien besoin. La plongée dans le passé de Loaou a ravivé son absence. Elle me manque douloureusement, je me sens aussi perdu que lorsque je suis redescendu du refuge.
- — Ne t’en fais pas, ajoute Éric, d’ici trois petites semaines tu seras tout à fait au jus.
Juste après ce qu’on vient d’apprendre, « cuisiné » et « grillée » sont plein de sous-entendus. Et Éric qui en ajoute une couche en voulant la mettre « au jus » ! Elle ne relève que ce mot, au sens propre :
- — Hé ! Je risque d’en faire pas mal, du jus !
Elle essaie de pincer ses poignées d’amour en un geste démonstratif, mais y renonce.
- — Peut-être que je serais pas mal, finalement, un peu fondue. Ça vaudrait presque le coup d’essayer !
En deux pas, Ania l’attrape et la tire contre elle :
- — Jamais de la vie, tu es trop jolie comme ça ! Oublie donc ces rondeurs qui ne sont que dans ta tête et que tu n’arrives même pas à attraper ! D’ailleurs, tu as bien vu : quand on balade ensemble, c’est toi qu’ils regardent.
Elles sont trop câlines, toutes les deux dans les bras l’une de l’autre. J’en ai un pincement de jalousie, il me tarde de pouvoir en faire autant.
* * *
Une semaine tranquille s’écoule. Tranquille surtout pour moi, parce qu’Ania et Éric sont très mobilisés par le catalogue en ligne de Verts Jardins. D’après le niveau de leurs râleries qui va croissant, je dirais même qu’ils saturent un peu.
De son côté, avec l’arrivée des frimas Elisa sort moins : elle est quasiment toujours présente avec nous.
L’addition des deux fait que nous n’avons pas pris le temps de reparler de la visite de M. Defleurs. Mais quoi en dire de plus ? Bien sûr, je devrais m’entraîner avec l’anneau. Pourtant le cœur n’y est pas : je n’ai pas trop envie d’expérimenter sur mes amis, maintenant que je sais qu’il n’y a pas de limites, pas de sécurité.
Alors qu’on s’apprête à fermer boutique, Éric nous annonce :
- — J’ai failli oublier ! Avec Léo, on vous invite tous à manger chez nous demain soir, ça vous va ? Elle a très envie de faire connaissance avec Elisa, après tout ce que je lui ai raconté.
- — Tu lui as dit quoi ? interroge l’intéressée, le ton et le regard soupçonneux.
- — Que tu pèses cent trente kilos, que tu louches, que tu as des oreilles d’éléphant, des jambes de nain, les seins sous le bassin et que…
- — Oh, alors ça va ! l’interrompt-elle, ça aurait pu être pire !
Éric en a la chique coupée, au grand plaisir d’Ania qui intervient :
- — Dis donc, arrête de baver sur ma copine !
- — Comment ça, TA copine ? se venge-t-il, un brin sarcastique.
À notre grande surprise, Ania rougit et hésite à répondre. Elisa lui jette un coup d’œil attendri avant de lancer :
Elle enlace Ania et l’embrasse fougueusement en se serrant contre elle et en frottant ostensiblement sa poitrine contre la sienne, ce à quoi Ania répond avec passion.
- — Tu parles d’un scoop ! se moque Éric. On le sait depuis le jour où tu es arrivée : chaque fois qu’Ania te contemple, elle passe en surchauffe, tout juste si elle siffle pas comme une cocotte-minute !
- — Jaloux ! rétorque Ania, dont les joues ont toutefois pris une jolie couleur.
- — Il devrait pas trop, pourtant, avec Éléonore ! insinué-je sournoisement.
- — Non, reprend Éric, c’est pas ça. C’est la première fois que je t’entends dire « MA » copine. Jusqu’à présent, tu restais toujours évasive avec UN copain, UNE copine. Rien de sérieux, quoi.
- — Eh bien voilà, rétorque Elisa, Ania est MA copine. Ce qui n’empêche pas qu’on se trouve UN copain de temps en temps, pour assouvir quelques besoins purement physiologiques !
J’ai subitement un doute :
- — Félicitations, mais… sans vouloir casser l’ambiance, vous deviendrez quoi, quand Elisa terminera son séjour ici, dans trois petits mois ?
- — C’est mon problème et j’y travaille, répond énigmatiquement Elisa.
- — Tu n’as quand même pas l’intention de nous enlever notre Ania, hein ? Elle est indispensable ici : sans elle, on est foutus !
Puis, après une intuition :
- — Oh… à moins que tu n’aies l’intention de rester ?
- — Ça se pourrait, sourit-elle en attirant Ania à son côté.
- — C’est possible ? Mais ton employeur, l’encyclopédie ?
- — Hé ! Je ne suis pas son esclave, quand même. Je négocie.
Nous les regardons d’un nouvel œil, Éric et moi, un peu étonnés tout de même. Elisa rayonne, pétille et a passé un bras autour de la taille d’Ania qui sourit béatement, les yeux brillants.
Éric nous tire de nos rêveries :
- — Et mon invitation pour demain soir ? Elle marche ?
- — Bien sûr, répond Ania après un bref échange de regards avec Elisa. Je serai peut-être moins… disponible. J’espère que Léo ne m’en voudra pas trop ?
- — Ne t’en fais pas, sourit Éric. Et toi, Camille, tu viens aussi, hein ?
- — Bien sûr, réponds-je en pensant au matin de notre dernier passage chez eux. Mais je rentrerai dormir chez moi, cette fois.
- — Dommage ! insinue Elisa à mi-voix.
Ania lui donne gentiment un coup de coude dans les côtes en riant. J’imagine qu’elle lui a déjà tout raconté.
* * *
La soirée chez nos deux « É » – Éléonore et Éric – est très agréable, moins débridée que la précédente, au moins jusqu’avant mon départ. Pourtant, j’ai bien vu Ania et Elisa échanger quelques caresses plutôt chaudes sous les yeux envieux de Léo. Provocation ou invitation ? J’ai le sentiment qu’elles ne vont pas en rester là.
Après une mousse au chocolat des plus savoureuses, pendant que le clan féminin débat à qui mieux mieux sur les mérites de vidéos qui peuplent YouTube et nourrissent Google, Éric m’attire un peu à l’écart :
- — Dis, il faut vraiment qu’on organise ton entraînement avec l’anneau, mais pas moyen d’en causer à l’agence, Elisa est toujours là. Tu voudrais pas y passer une heure avec moi, deux ou trois fois par semaine, ici ou chez toi ? Je ferai le cobaye.
- — Tu crois vraiment ? Ça me fait un peu peur.
- — Justement, il faut que tu dépasses cette appréhension. Tu l’as entendu, non ? Tu es notre meilleure défense si l’encyclopédie débarque, mais seulement si tu le maîtrises suffisamment. J’ai pas l’intention de nous laisser piétiner, mais j’ai aussi Léo. Pense à Loaou.
- — Tu parles ! J’y pense sans arrêt.
- — Justement, tu vas quand même pas les laisser l’embarquer, non ?
Je peux difficilement lui donner tort. Nous convenons de nous voir en catimini après la fermeture de l’agence, malgré mes réticences.
Avec ces séances, je progresse étonnamment vite. Je ne sais pas comment Éric en supporte les désagréments, mais il le fait inlassablement. C’est même lui qui m’aiguillonne :
- — Tu appelles ça une douleur au doigt ? C’est à peine un fourmillement ! Fais un effort, quoi !
Cette fois, j’imagine l’anneau envoyant une épingle qui va se planter profondément dans son doigt, pas une écharde.
- — Ouuuh ! Putain, là ça fait vraiment mal ! Annule vite !
À toute vitesse, je retire cette épingle qui n’existe pas.
- — Ah ! Qu’est-ce que c’est bien quand ça s’arrête ! Mon cochon, tu l’as bien réussi cette fois. Mais est-ce que tu as remarqué que tu t’es trompé de doigt ? Le majeur, c’est celui-là !
Il me le montre en un joyeux doigt d’honneur, avant de le replier et d’allonger l’index.
- — Et c’est lui que tu as touché !
- — Zut. Un moment de distraction.
- — C’est ça ! Allez, recommence. Tout est bon pour progresser.
- — Tu y tiens vraiment ?
- — Bien sûr, mais un peu moins fort, s’il te plaît. Et après tu me rafraîchiras parce qu’avec tout ça, je commence à avoir un peu trop chaud ! Puis il faudra me faire oublier cette séance avant que je t’en veuille trop.
* * *
Vendredi, en milieu d’après-midi, je barre avec plaisir (et un peu d’avance) une nouvelle semaine. Il m’en reste encore vingt à attendre, et une seule avant Noël. Caché derrière ses écrans, Éric nous lance, tout excité :
- — Génial ! Vous avez vu l’email ? Verts Jardins demandent un devis pour étendre leur site web et le catalogue en ligne. Ils aimeraient qu’on vienne prendre nous-même en photo leurs installations, les serres et les nouvelles plantes. Alors ils nous invitent et proposent de nous faire visiter leur coin avant de passer le réveillon avec eux. Ça vous dirait une petite semaine hivernale en Hollande pour finir l’année ?
- — Oh oui ! s’exclame joyeusement Ania avant de s’inquiéter auprès d’Elisa : est-ce que tu peux ? Sinon je reste avec toi !
- — En principe, je dois faire mes rapports journaliers, mais je suis aussi censée t’accompagner. Je doute qu’ils refusent. Je leur demanderai ce soir. Mais même si je peux pas, tu y vas et tu me raconteras. C’est une trop chouette occasion.
- — Et Léo ? demandé-je à Éric, elle pourra venir, au moins ? Parce que je te vois mal la laisser seule ici pour le réveillon !
- — Je lui passe un coup de fil tout de suite, répond Éric. Mais si tu te proposes pour rester avec elle, je parie qu’elle dira pas non !
- — Tu exagères ! C’est hors de question.
- — Tu la trouves moche, ma Léo ? Elle te plaît pas, Léo ?
- — Mais non, andouille ! Et je te vois venir. Appelle-la, plutôt que de jouer au Corse, même si ça te va bien.
* * *
Noël est là. C’est aussi le moment de rencontres familiales assez artificielles que j’aimerais parfois fuir, sans arriver à m’y résoudre. Éric et Éléonore aiment bien ces retrouvailles. Léo a même remarqué que c’est un moment qui permet de faire connaissance avec plein de cousins. Je me demande si je dois y inclure un sous-entendu et où elle place la limite de « faire connaissance ». Ania a annoncé qu’Elisa l’accompagnera. Elle ne nous parle jamais de sa famille, je la croyais vaguement brouillée. Il faut croire que non, à moins que la présence d’Elisa ne soit un motif plus fort que les chicaneries ?
Bien entendu, à peine arrivé dans la mienne, j’ai encore droit à la sempiternelle jérémiade :
- — Bonjour mon grand. Heureusement qu’il y a Noël, sinon on te verrait pas beaucoup !
- — Maman, je suis passé en octobre. Ça fait deux mois !
- — Il y a des enfants qui rendent visite à leurs parents toutes les deux semaines !
- — Et il y en a qui ne le font jamais !
- — C’est ça. Oublie un peu le pire, pense au mieux ! Et tu viens toujours tout seul. J’aimerais bien avoir des petits-enfants avant d’être dans la tombe, quand même !
- — Tu n’as même pas soixante ans, il n’y a pas le feu !
- — Camille, se moque mon père, ne laisse pas ta mère choisir à ta place, sinon tu risques de trouver une femme au pied du sapin !
- — Merci papa.
- — Mais ça me ferait plaisir à moi aussi si tu nous ramenais une demoiselle. Et encore plus si elle est jolie et gentille !
Je lève les yeux au ciel :
- — C’est ça. Et il me faudra te la prêter, aussi ?
- — Camille ! grince maman. Tu n’es pas obligé d’être grossier.
- — Avouez que vous m’y poussez un peu, quand même ! Bon, admettons que j’ai rencontré quelqu’un…
Ils se regardent et sourient, attendant la suite.
- — Vous dites quoi, si je vous annonce qu’elle est moche, sans un sou, musulmane et déjà mariée ?
Plus personne ne sourit, sauf moi qui me retiens difficilement d’éclater de rire. Histoire d’enfoncer le clou, j’insiste :
- — Ou si c’est un homme ? Il y en a de très beaux, grands et musclés, intelligents et riches. Un émir, par exemple. C’est beau, Dubaï, ça vous dirait de venir visiter ?
Un silence glacial et gêné passe. Je les laisse mariner un peu.
- — Voilà ! Vous êtes pressés, mais seulement si c’est quelqu’un qui vous convient, à vous. Quelqu’un de socialement correct, de présentable aux voisins, quoi ! Eh bien, rassurez-vous : je n’ai pas plus d’émir en vue que de harpie qui vient de tuer son mari.
Ils n’ont pas osé demander si, par hasard, je n’aurais pas en vue quelqu’un qui n’entre pas dans ces critères. Et même si j’en crève d’envie, je ne leur parlerai certainement pas de Loaou avant qu’elle ne soit revenue. En cas de pépin, je ne supporterais pas d’en entendre parler pendant des années. Et comme ça, je leur ferai la surprise, quitte à ce qu’ils en fassent une attaque !
Heureusement, l’arrivée de ma sœur cadette, Nadine, permet de changer de conversation. Surtout qu’elle a un type convenable en vue, elle, qui arrive pendue à son bras. Le seul problème, d’après nos parents, est qu’elle en change bien trop souvent. Elle n’a jamais de mal à choisir un nouvel élu : il lui en tourne toujours quelques-uns autour. Il faut dire qu’elle s’évertue à bien mettre en valeur les rondeurs aguicheuses qui la précèdent, comme celles qui la suivent, sur lesquelles la nature a été généreuse, mais pas outrancière. Autant d’aimants qui attirent les regards et leurs propriétaires.
Aux remarques maternelles, elle avait répondu, acide :
- — Au marché, tu n’hésites pas à tâter plusieurs fruits avant de choisir. Je fais exactement pareil, je découvre de nouvelles variétés.
- — Et un jour, avait prédit notre père, tu découvriras une variété vénéneuse qui te laissera une maladie honteuse en souvenir.
Ce à quoi elle avait répliqué vertement :
- — Et gna-gna-gna ! Dis, ça n’existait pas les capotes, de ton temps ? Moi, je baise couverte ! Enfin… c’est pas moi que je couvre. Tu veux que je te montre ?
Maman avait été horrifiée, scandalisée. Pire que la fois où Nadine avait annoncé ne pas vouloir d’enfant « avant d’avoir au moins trente berges, histoire de pouvoir essayer un maximum de mecs ».
L’essai du moment s’appelle Étienne. Beau gosse, il a l’air de l’aimer, au moins pour grignoter : tout juste s’il ne la bécote pas sur place. Sauf qu’après la question de maman sur leur durée de vie commune, il est pivoine et il ne sait plus quoi faire de la main qui tripotait assez largement l’épaule nue de Nadine. Parce que même en décembre, ma sœur est capable de porter un top épaules nues avec un sous-tif sans bretelles qui soulève ses seins rondouillets suffisamment haut pour frôler la limite de l’indécence.
C’est finalement notre père qui sauve la situation en nous poussant tous dans la salle à manger :
- — Allez, les enfants. C’est Noël, arrêtons ces pitreries usées, et passons à l’apéro, sinon la dinde sera trop cuite !
* * *
Le 27 au matin, toute la troupe d’« À votre service », étendue à Elisa et Léo, embarque joyeusement dans ma voiture pour sept heures de route et une petite semaine insouciante. Monsieur Barteen, notre commanditaire chez Verts Jardins, a tout organisé pour nous : hébergement, planning des visites, réservations. Nous n’emportons qu’un minimum de bagages, quelques vêtements de rechange et une tenue un peu plus chic pour la soirée du 31.
Évidemment, à trois à l’arrière, ils sont un peu serrés. Mais j’ai l’impression qu’ils aiment assez, au point qu’il n’y a pas de bousculade pour la place avant à laquelle se dévoue Elisa plus souvent qu’à son tour. Elle en profite pour photographier le paysage à tout-va, sans oublier les multiples ponts ouvrants et les deux écluses que nous traversons.
Au fil des kilomètres, le décor évolue, avec des zones plus fraîches couvertes de givre et d’autres où le sol est encore jonché des couleurs flamboyantes d’automne. Tout comme l’ambiance à l’arrière, qui alterne entre des phases tranquilles de somnolence et des périodes d’excitation où les grands enfants délaissent l’extérieur pour des moments de bavardages effrénés ou des jeux de mains qui ne laissent pas sans envie les occupants isolés à l’avant.
Peu avant d’arriver, entre chien et loup, seul le GPS parle encore. Il écorche lamentablement les noms hollandais qui en sont parfois méconnaissables. L’ombre gomme le plat pays dans lequel les maisons commencent à flamboyer, parées de décorations lumineuses. Éléonore et Éric somnolent, tendrement blottis l’un contre l’autre, quelques mains perdues sous leurs pulls. Elisa a étendu son siège en couchette aussi loin que la place le lui permet sans écraser Ania. Je vois du coin de l’œil des mains qui lui massent les épaules, le visage et le cou jusque sur ses seins. Je ne distingue pas ce que fait le bras qu’Élisa a tendu derrière sa tête, mais l’autre s’affaire lascivement entre ses jambes, de temps en temps.
Je réveille tout le monde et chacun ajuste sa tenue avant d’arriver. Monsieur Barteen, nous accueille dans le hall de l’hôtel. Il propose d’utiliser nos prénoms, le sien est Stefaan. Pendant les présentations, il capture d’un œil complice quelques relents de somnolence ou de désir et nous donne rendez-vous dans une paire d’heures pour le repas du soir et une petite visite nocturne. Une mise en bouche avant d’attaquer plus sérieusement la tournée professionnelle du lendemain, tôt.
Leurs serres sont gigantesques, chaudes et humides, presque étouffantes malgré le froid extérieur. Ils obtiennent des fleurs magnifiques et colorées, même en cette saison, grâce à la mise en chambre froide des plants en fin d’été et des techniques de pointe. C’est presque magique. Je ne peux me retenir de penser aux miracles que pourrait faire ici Monsieur Amanao ! Éric mitraille de tous côtés, au grand-angle, en macro, quand il ne confie pas l’appareil photo à Elisa. À la fin de cette journée, la partie professionnelle est épuisée, les deux batteries de l’appareil et nous, aussi. On refera quelques photos d’extérieur le lendemain, mais les jours qui suivent seront consacrés au tourisme, guidés par un Stefaan connaisseur et intarissable.
À l’hôtel, je suis le seul célibataire du groupe, mais je n’ai pas le temps de m’en plaindre. Stefaan nous a préparé un programme de ministre, que nous prolongeons ensemble jusqu’à des heures dites indues. Les nuits sont trop courtes. Ania lance les deux sauvegardes des photos de la journée, puis nous les visionnons rapidement, ce qui entraîne commentaires, discussions, rires et chipotages. Parfois des mains baladent. Alors je passe en mode « souvenirs » et elle est presque avec moi. Encore dix-neuf semaines. Plus que dix-neuf semaines !
Nous passons la Saint-Sylvestre avec plus d’une centaine de convives dans un restaurant chic. Malgré les attentions de notre hôte, nous restons un peu entre nous, en grande partie à cause de la langue. Au douzième coup de minuit, Ania et Elisa me sautent au cou ensemble et me gratifient en même temps d’un double baiser au coin des lèvres, chacune de son côté, avant de s’étreindre en chuchotant et en gloussant comme des gamines. Je souhaite la bonne année à Léo et Éric, puis vais saluer Stefaan, madame Barteen et leurs collègues. Ensuite, tout le monde sort pour admirer le feu d’artifice. Nous nous serrons tous les cinq ensemble à cause de l’air vif, et aussi un peu à cause des bulles qui nous font tourner la tête.
Ils m’ont tous souhaité une bonne année : je sais qu’elle va l’être, surtout dans quatre mois et demi ! J’ai essayé, très fort, d’envoyer un « bonne année » à Loaou, sans trop y croire, même avec l’anneau.
Puis il est temps de rentrer. Nous arrivons chez nous de nuit, le deux janvier, fatigués par les kilomètres et le manque de sommeil, mais avec les yeux brillants d’images, de rires et de souvenirs.
Et aussi avec un millier de photos, dont plusieurs centaines à trier, renommer, recadrer, retoucher pour leur mise en ligne ! On s’y mettra dès demain.
* * *
Une autre visite inattendue
La sauvegarde des photos à peine transférée sur notre réseau, nous nous attelons tous au traitement des images, même Elisa. Éric nous supervise et nous conseille, tout en abattant plus du double que chacun de nous. Ania nous abandonne rapidement pour commencer leur intégration sur le site et dans le catalogue, j’en fais autant pour préparer les textes reçus par internet que je mets en forme.
Trois coups fermes sont frappés à la porte. Éric se lève par réflexe. Ania demande vivement, mais à voix basse :
On se regarde tous.
- — Non, personne, dit-il.
- — Pourquoi ça n’a pas sonné en bas, au portier ? Pourquoi ça frappe au lieu de sonner ?
- — Comment tu veux que je sache ? répond Éric sur le même ton. Le plus simple, c’est d’aller voir !
- — Camille, fais attention, ajoute Ania visiblement inquiète.
- — Qu’est-ce qu’il y a ? lui glisse Elisa.
- — Un pressentiment, je t’expliquerai. Chut.
Éric ouvre la porte au moment exact où un nouveau coup est frappé. Un couple étrange est présent, la femme a encore la main levée pour toquer. Ils sont tous deux en costume strict d’un gris passe-partout. Cheveux courts, très courts pour l’homme qui arbore une brosse rigoureuse. Traits secs, faciès rigide, ils ne doivent pas rire souvent. Le gars est large d’épaules, une carrure d’athlète, la femme aussi est musclée, sportive. En dehors des pinces de sa veste et d’une poitrine difficile à cacher, rien ne souligne sa féminité, pas le moindre bijou ou maquillage.
Ils entrent ensemble, presque au pas, avant même d’y être invités. Ania fronce les sourcils et pose une main sur le bras d’Elisa.
La femme se désigne puis montre son collègue :
- — Major Zoé Lamarche, Adjudant Greg Forestier, DGSE. Nous devons nous entretenir avec monsieur Parante, Camille Parante.
Je me lève et les rejoints pendant qu’Ania note à toute vitesse quelque chose sur un post-it.
- — C’est moi. Bonjour, Madame, Monsieur, meilleurs vœux !
Je leur tends la main. Ils la serrent à tour de rôle après une hésitation, brève, mais visible. J’ai dû louper quelque chose. Peut-être leurs grades ? Je ne suis pas militaire, moi. Je ne sais même pas qui est le plus gradé des deux. Je suppose que c’est la femme puisque c’est elle qui parle. Elle fait un rapide tour de la pièce des yeux et demande sèchement :
- — Est-ce que vous avez une salle de réunion, un endroit où nous pouvons avoir une conversation privée ?
- — Encore ? Je vous fais la même réponse qu’au dernier visiteur : oui, ici.
J’indique la porte, j’entends Éric pouffer. Je poursuis, imperturbable :
- — Mais je vous préviens, ce n’est ni vaste ni confortable, sauf pour une personne. C’est surtout notre coin w.c..
La femme est outrée :
- — Monsieur Parante, nous ne sommes pas ici pour plaisanter. Si vous n’avez rien de plus approprié, je vais être au regret de vous demander de venir avec nous.
Ania me rejoint et me chuchote quelques mots à l’oreille. J’explique :
- — Écoutez, je n’ai rien à cacher à mes amis ici. J’imagine que vous venez suite à l’interrogatoire qu’on m’a fait subir à la gendarmerie ? Ils sont au courant dans les moindres détails, probablement bien mieux que vous. Alors je ne vois pas l’intérêt de tenir conciliabule ailleurs.
- — Ce n’est pas à vous d’en décider, monsieur.
- — Donc c’est définitivement non ?
- — Exactement, jette-t-elle d’un ton glacial.
- — Avant de vous suivre, est-ce que je peux voir vos cartes ? Est-ce que vous avez un mandat ?
Ils sortent tous les deux un rectangle plastifié de leur poche intérieure dans un mouvement presque synchrone. Je réalise que je suis un peu ridicule, je n’ai aucune idée d’à quoi ressemble une carte d’un employé de la DGSE. Il y a bien leur photo, une barre tricolore, un logo compliqué.
- — Pas de mandat, annonce-t-elle sèchement. On n’en est pas encore là et je vous déconseille fortement d’en exiger un à tout prix. Allez, venez maintenant.
- — D’accord, si elle vient avec moi, dis-je. Vous débarquez à deux, on vous accompagne à deux aussi.
C’est ce qu’Ania m’a suggéré. Ils se consultent d’un coup d’œil.
- — OK, accorde la femme. Mais pas de bêtise et tenez-vous à carreau, ajoute-t-elle à Ania avec un regard assassin.
Ils nous conduisent à la gendarmerie où j’avais été convoqué. Cette fois, nous entrons par une porte de service munie d’un digicode. Elle claque dans notre dos comme un couperet. Ils nous dirigent vers une petite pièce. Un bureau, un écran, quelques chaises, un placard, beaucoup de paperasseries. Le même décor aride et impersonnel que lors de ma convocation précédente. L’homme tire une seconde chaise contre celle déjà présente. La femme nous les désigne et s’installe de l’autre côté du bureau. Il reste debout, entre la porte et nous, les mains appuyées sur le bord de la table. Je note qu’il n’a toujours pas dit un seul mot.
C’est encore elle qui ouvre l’interrogatoire :
- — Vous avez été convoqué fin octobre, ici. Le fichier des rendez-vous le confirme. Pourtant, l’officier qui vous a reçu a complètement oublié de rendre son rapport. Il ne se souvient pas de vous avoir vu, il a retiré du dossier toutes les pièces qui vous concernent et il n’en a aucun souvenir. Cette action et sa subite amnésie sont complètement incompatibles avec ses états de service. Alors, que s’est-il passé exactement ? Chantage ? Soudoiement ? Ce sera votre unique occasion d’expliquer officieusement, sans trop de conséquences.
Je saisis bien le sous-entendu : attendez et ce sera désagréable.
- — Est-ce que je peux m’entretenir avec ma collègue ?
- — Je vous donne dix secondes, rien de plus. Et pas d’entourloupes.
Je m’attendais à ce qu’ils sortent, mais elle ne bouge pas d’un centimètre. Je me penche vers Ania et lui chuchote doucement dans le creux de l’oreille :
- — J’ai pas envie de raconter, t’en penses quoi ?
Elle me tend un post-it et me murmure :
- — Rien de bon. Efface tout, comme Amanao.
Je regarde le post-it. Il contient les grades, noms et prénoms de nos deux interlocuteurs. Je les avais oubliés. Merci Ania ! Pour un peu je l’embrasserais ! Il me faut quelques secondes pour me remettre en tête tout ce qu’Amanao m’a appris. Je les occupe brièvement :
- — Je vais vous expliquer. Le gendarme, j’ai oublié son nom, a fait tout cela sans en avoir conscience parce que je l’ai exigé, sans réfléchir, sur un coup de panique.
La major a un geste d’agacement et un regard vers son collègue debout. Il lui retourne une mimique qui indique que je suis un crétin ou un fou.
Je me concentre sur mon anneau comme me l’a montré Amanao Defleurs, comme je le pratique avec Éric.
- — Major Zoé Lamarche, Adjudant Greg Forestier, écoutez-moi bien. Vous allez nous oublier complètement, Ania, moi, l’agence « À votre service » et ses membres. Vous n’y êtes jamais venus, vous ne nous avez jamais vus et vous n’êtes jamais venus avec nous dans ce commissariat. Vous ferez votre possible pour faire disparaître toute trace de ce dossier et vous l’oublierez complètement. Vous serez sourds à toute mention qui en serait faite. Maintenant, vous allez nous reconduire à l’extérieur, regagner vos bureaux et oublier tout ceci définitivement. Avez-vous bien compris ?
- — Oui, je comprends, répond-elle d’une voix atone. Veuillez me suivre.
Toujours flanquée de son collègue, elle nous fait signe de passer devant et nous reconduit dehors. Puis ils se dirigent vers une voiture banalisée et s’en vont.
Ania s’appuie sur mon épaule et respire un grand coup.
- — Alors là, bravo ! Ça semble si facile ! Mais maintenant je comprends pourquoi tu es revenu dans cet état l’autre fois. Ils sont vraiment flippants.
- — Sans toi, ça n’aurait pas été aussi simple : j’avais oublié leurs noms ! Je te dois bien ça.
Je lui fais deux bises sonnantes sur les joues qui la laissent toute chose. Elle s’appuie contre moi.
- — Tu aurais dû leur demander de nous ramener !
- — J’avais pas envie de les supporter plus longtemps ni de les faire revenir trop près de chez nous. Il y a peut-être un GPS sur leur bagnole et je ne peux pas l’influencer, lui !
Alors nous rentrons en bus tout en discutant. Au bout d’un moment je réalise :
- — Je suis con, j’ai pas pensé à les interroger. On aurait pu savoir ce qu’ils savaient, qui les commande, tout ! Tant pis. Même si j’ai loupé une belle occasion, j’espère qu’il n’y en aura plus d’autres.
- — Il suffira de recommencer ! S’il n’y avait pas eu Elisa, tu aurais même pu le faire directement à l’agence, non ?
- — Bien sûr, et même avec elle ! Pourquoi on y a pas pensé avant ? Elle connaît déjà ces anneaux, elle veut rester. Il faudra bien qu’on lui fasse confiance.
- — Ne nous précipitons pas : ça me semble trop facile.
- — Toujours méfiante, hein ? Même avec Elisa ? Rhooo !
Elle m’envoie une bourrade et nous rions ensemble.
* * *
Encore une visite
Le traitement des photos rapportées des Pays-Bas n’en finit pas à cause d’une bêtise des plus improbables. Assez tardivement, Ania remarque en assemblant une image et son texte :
- — Ça ne peut pas être un bégonia rouge, c’est une petite fleur jaune !
Nous nous apercevons qu’après une cinquantaine de plantes, la visite n’a manifestement plus suivi l’ordre du listing qui nous a été expédié, ni même un cheminement systématique dans les serres.
Il nous reste près de cinq cents photos à faire correspondre avec les textes d’une centaine de variétés. Malgré l’aide de Stefaan, qui se désole de cette bévue et vérifie les pages déjà préparées, on passe beaucoup trop de temps à rechercher, à corriger. Et nous devons aussi traiter les demandes arrivées en notre absence, qui interrompent ce travail fastidieux qui s’éternise.
Ce vendredi après-midi, la journée terminera deux semaines de galère photos. Pour essayer d’en finir au plus vite, on a raccourci les pauses, réduit le café, supprimé bêtises et défoulement. Un énervement certain nous gagne.
Éric jure contre une photo récalcitrante dont le rendu ne lui convient pas, Ania me réclame les textes de la Marsipula Miami qui semblent avoir été oubliés des traductions du hollandais. Elisa farfouille le net pour identifier les différences entre deux corolles. Tout le monde est sous tension, l’ambiance est électrique, la moindre contrariété provoque jurons et soupirs.
Une longue sonnerie retentit à la porte d’entrée.
- — Ah non ! s’exclame Éric à mi-voix, ça va pas recommencer ! C’est pas le moment, ils reviendront lundi.
- — T’exagères, rouspète Ania entre ses dents. Et si c’était un petit job facile et sympa ?
- — Là, on en a trop. J’en veux pas ! rétorque-t-il avec un soupir boudeur. Tu n’as qu’à y aller, toi, je te le laisse.
Une seconde sonnerie, plus courte, un peu hésitante, nous rappelle que la porte est toujours fermée.
- — J’y vais, annonce Elisa. Faire l’accueil, c’est plus dans mes cordes que la botanique !
Elle va ouvrir la porte pendant qu’Éric continue de grommeler et qu’Ania et moi poursuivons notre concerto à quatre mains pour clics de souris et touches de clavier sur fond de pixels.
- — Bonjour, dit-elle, bienvenue, à votre service.
- — Bonjour, je…
La voix féminine s’est arrêtée en plein milieu de sa phrase, surprise. Elle ne devait pas s’attendre à ce qu’elle découvre. Je jette un rapide regard à l’intruse avec l’appréhension d’un costume gris. Elle est en partie masquée par Elisa, mais regarde par-dessus sa tête pour scruter les occupants de la pièce, le visage perplexe.
Mon cœur s’arrête brusquement, j’en lâche ma souris qui tombe de la table, suspendue par son fil. C’est Loaou. Elle vient de m’apercevoir, son visage s’éclaire, rayonne de bonheur. Elle contourne Elisa, avance d’un pas et s’arrête. Je n’arrive pas à bouger, paralysé. J’ai l’impression d’être un gamin face à son premier rendez-vous, mort de trac. Elle aussi, on dirait. Sans me quitter des yeux, elle plie les genoux, pose au sol la valise qu’elle tient à la main, se relève.
Aussi figé qu’une statue, je la détaille. Pantalon abricot, presque de la même couleur que sa jupe sur la photo, pull moulant à col roulé à peine plus foncé qui laisse deviner ses courbes ravissantes. Elle a les joues rosies par la fraîcheur du dehors, à moins que ce ne soit par l’émotion. Malgré son air un peu fatigué et un brin amaigri, qu’elle est belle ! Je me lève sans même en avoir conscience et fais un pas vers elle. Ses cheveux semblent plus longs, ils cascadent sur ses épaules, à peine retenus par une épingle. L’ovale de son visage aux pommettes hautes, ce sourire qui m’appelle, ses yeux inoubliables avec leur ciel d’étoiles qui brillent à pleins feux. Ils me fixent, j’entends :
- — Ça y est, enfin… et je t’aime encore plus !
Pendant une fraction de seconde, je suis à nouveau au refuge. L’émotion me submerge, je me précipite vers elle. Elle en fait autant et nous terminons notre course en une étreinte mutuelle. Je l’entoure de mes bras, elle m’écrase contre sa poitrine, je sens son cœur battre à toute allure, à moins que ce ne soit le mien. Le nez dans ses cheveux, je retrouve son odeur qui m’enivre. Des larmes de bonheur coulent sur nos joues qui se frôlent. On tourne la tête, nos lèvres se retrouvent en caresses, en baisers. Le temps n’a plus cours. Je ne sais même pas comment on tient debout, mes jambes ne me portent plus, je vole. Nous volons, ensemble, en un seul nuage.
Venu de loin, un bruit de voix m’atteint. Il répète :
- — Allô, Camille ? Ici la terre. Est-ce que tu m’entends ?
J’ouvre les yeux et rencontre ceux de Loaou. Ses lèvres sont sur les miennes, elle me transmet :
- — Je crois que c’est pour toi !
On pivote ensemble vers la source de la voix. C’est celle d’Éric, penché en arrière dans son fauteuil. Je réalise qu’Elisa a refermé la porte. Elle s’appuie maintenant contre l’épaule d’Ania qui s’est levée pour nous regarder par-dessus les écrans.
- — Ah, quand même ! annonce Éric, j’ai bien cru que vous aviez oublié de respirer.
Sans même lui répondre, je regarde à nouveau Loaou qui pose son front contre le mien et m’envoie :
- — Tu respirais ? Moi, je ne sais pas. C’est vraiment important ?
Alors, on retombe sur terre et on rit ensemble. Enfin ensemble ! Elle me presse encore plus fort dans ses bras en m’annonçant silencieusement :
- — Je suis si heureuse !
- — Moi aussi ! C’est tellement une bonne surprise, j’ai cru rêver. Comment as-tu fait ?
- — Je te raconterai. Mais tu devrais me présenter tes amis. Tu vas voir, j’ai fait des progrès.
J’ai du mal à desserrer les bras. Je laisse le droit autour de sa taille, elle aussi me tient serré contre elle. Nous faisons les trois pas qui nous séparent d’Éric.
- — Éric, graphiste. Loaou.
- — Bonjour Éric, le salue-t-elle, je suis enchantée.
Elle a une voix que je ne lui connais pas, moins grave et traînante, avec un petit accent exotique un peu chantant, absolument craquant. Elle lui tend la main, il la serre en répondant :
- — Bonsoir, Loaou. Je crois qu’il est inutile de te présenter, ça fait quatre mois qu’il ne nous parle que de toi !
Puis je lui désigne Ania et Elisa qui lui font la bise. Ania laisse tout de suite sa curiosité prendre le pas :
- — C’est vrai, tout ce qu’il nous a raconté ? Que tu…
Elle oublie sa phrase en suspens. Loaou me regarde et me demande silencieusement :
- — Tu lui fais confiance ?
- — Complètement, réponds-je à haute voix. Au moins autant qu’à moi-même !
Alors elle regarde Ania qui ouvre des yeux grands comme des soucoupes avant de dire :
- — Nom d’un chien ! J’imaginais pas… comme ça. C’est fou.
Elisa la regarde, inquiète :
- — Qu’est-ce qui est fou ? Je comprends rien à vos monologues.
- — Tu te rappelles ce que tu m’as promis, à son propos ?
- — Bien sûr, répond-elle, et je n’ai pas intention d’en changer, surtout maintenant.
- — Alors, regarde-la et tu vas comprendre, lui explique Ania avant de se tourner vers Loaou : vas-y mollo, elle ne sait pas.
Loaou reste immobile, son sourire s’étire juste un peu plus. Elisa la scrute. Subitement, elle ouvre la bouche, les yeux exorbités, jusqu’à ce qu’Ania lui secoue l’épaule en riant :
- — Ça y est, tu as compris ?
- — Attends, je rêve ? demande Elisa en se frottant les paupières.
- — Certainement pas ! lui répond Ania.
Elisa examine à nouveau Loaou, avec curiosité cette fois, la tête un peu tendue en avant. Elle écarquille les yeux et devient toute rose en mettant la main devant sa bouche.
- — C’est vrai, tu le penses vraiment ? demande-t-elle.
- — Bien sûr, répond Loaou. Je dis toujours comme je pense.
- — Qu’est-ce qu’elle t’a dit ? demande Ania.
- — Tu n’as pas entendu ?
- — Bien sûr que non, je ne suis pas dans ta tête !
- — Elle m’a dit, répète Elisa, les joues toujours aussi colorées, que je suis jolie tout plein et que j’ai bien de la chance d’être un peu moins grande et un peu plus enrobée qu’elle.
- — Tu vois ! s’exclame Ania. Et on ne le lui a pas soufflé. Alors tu me crois maintenant ?
Et sans lui laisser le temps de répondre, elle lui fait une grosse bise sur la tempe. Elisa vire au rouge avec un sourire béat. Elle attrape la figure d’Ania à deux mains, la tire vers elle et y plaque un baiser sur les lèvres avant de se pelotonner contre elle en riant, nous oubliant complètement.
Le bonheur est communicatif. Loaou me serre à nouveau dans ses bras « Juste pour le plaisir, on a des mois à rattraper ! », ce que j’approuve sans restriction. Jusqu’à ce qu’Éric manifeste :
- — Et moi, alors ? Je tiens la chandelle ?
- — Mais non, rétorque Ania. Toi, tu travailles, au lieu de faire le voyeur !
Éric s’étrangle à moitié, entre rire et indignation. Elle claque des mains et regagne sa chaise en ajoutant :
- — Et on va tous en faire autant, parce qu’on n’est pas en avance ! Allez, hop, fin de la récréation, retour au boulot !
- — Attends, réclame Éric. On va quand même pas mobiliser Camille ! Tu le crois vraiment en état de travailler ?
Il nous jette un regard vaguement jaloux avant de continuer :
- — De toute façon, on finira pas ce soir, même avec des prolongations. Surtout après l’énervement qui nous a tous gagnés cet après-midi. Moi, j’en ai ras le bol. Alors je propose qu’on ferme et qu’on arrose cette arrivée. On finira lundi.
- — J’approuve, m’exclamé-je, avant d’invoquer notre expression réservée aux moments à trinquer : « Réunion du Conseil » !
Les ordinateurs rapidement éteints, nous roulons nos chaises vers le coin café. Je pousse la mienne d’une seule main, car l’autre se refuse à lâcher la taille de Loaou. Ignorant le fauteuil neuf qui attend en vain un visiteur, elle s’assoit sur mes genoux, tout contre moi. Le vérin de notre assise descend jusqu’en butée dans un gargouillement hydraulique douloureux.
- — On dirait que c’est pas une chaise à deux places, s’esclaffe Éric. Elle a dit qu’elle n’est pas d’accord !
Nous rions tous, et aussi parce que je suis assis très bas. Mais je ne changerais de place pour rien au monde. Loaou appuie sa joue contre mon front, je lève la tête pour échanger un baiser.
Éric fouille un instant dans l’armoire à archives dont une partie des dossiers sont particulièrement liquides, pétillants et alcoolisés. Il en extrait triomphalement une bouteille, sous le regard surpris d’Elisa et de Loaou.
- — Vous croyez quoi ? explique-t-il. Un bon Conseil ne se fait pas à sec ! Aux retrouvailles !
- — À la vôtre, à la nôtre, renchérit Ania en levant son verre.
Après quelques gorgées savourées en silence, les bulles explosent en même temps que la conversation.
- — Tu es là pour longtemps ? demande Ania.
- — Le plus possible. Toute ma vie, si Camille veut.
- — Bien sûr que je veux ! dis-je en la serrant contre moi.
- — Et tu aménages chez lui ? s’enquiert Elisa.
- — J’espère, répond Loaou. Mais il faudra peut-être un peu du temps, alors…
Je ne la laisse pas finir :
- — Oui, chez moi ! Et si ça ne va pas, on déménagera !
- — Ça va te changer ! se moque Ania. Tu vas devoir ranger, maintenant.
- — Est-ce que tu insinues que mon appart est en désordre ? dis-je, l’air faussement outré.
- — C’est l’hôpital qui se fout de la charité ! s’exclame Éric.
Un peu désemparée par ces échanges, Loaou me regarde avec tendresse et interrogation pendant qu’Elisa s’esclaffe. Je lui explique :
- — Je ne fais pas le grand ménage tous les jours, mais je range mieux que cette chipie ! Tu jugeras par toi-même.
- — Tant mieux, remarque Loaou, j’aurai moins d’ennui pour ajouter mon désordre. Même si c’est petit.
Elle indique sa valise du menton.
- — C’est tout ce que tu as ? demande Elisa.
- — Oui. Je suis partie un peu… vite. Une occasion pas prévue.
- — Un imprévu qui met par terre tout le planning de Camille ! se moque Éric. Il ne va plus pouvoir barrer les semaines une à une en trépignant ni soupirer vingt fois par jour. Mais j’ai l’impression qu’il ne va pas s’en plaindre !
- — Pour moi aussi, était long, soupire Loaou, même avec beaucoup de travail pour apprendre tout. Je vous raconterai avec détails, plus tard. En premier, je veux changer, profiter que je suis là.
- — Oui, approuve Ania. Et je crois qu’on aura aussi beaucoup de questions, mais plus tard. Est-ce que je peux quand même en poser une petite, tout de suite ?
- — Trop tard, s’insère Éric, tu viens de le faire !
- — C’est malin ! rétorque-t-elle, avant de continuer sans attendre la réponse de Loaou : c’est à propos du petit message que tu as laissé à Camille, au refuge. Il n’a pas compris la fin. C’était quoi ? J’ai proposé « merci pour bébé », mais je me suis peut-être trompée.
- — C’est juste, répond Loaou. Je savais pas quoi écrire pour… faire très gros câlin.
De temps en temps elle cherche un mot, une expression. Elle rit :
- — J’avais pas envie pour faire un dessin, ni que le monsieur lit tout. Faire bébé, j’ai trouvé pas trop… ennuyeux.
- — C’est rarement ennuyeux, rigole Éric grivoisement. Mais Ania a cru que tu voulais dire : « Maintenant que j’ai obtenu un bébé, merci et adieu ». Si tu avais vu la tête de Camille, il a failli tomber dans les pommes !
- — Éric ! gronde Ania.
- — Oh ! fait Loaou. C’est vrai, Camille ? J’avais pas pensé ça !
Elle se serre contre moi, un peu confuse, avec une moue irrésistible et m’embrasse sur le nez. Elisa éclate de rire.
- — Juste un peu, la consolé-je. J’ai vite été certain que tu reviendrais !
S’ensuit un moment de conversation à bâtons rompus où Éric et Ania se mettent en boîte pour leur diplomatie respective, les verres sont vides, la bouteille aussi. Ania nous désigne tous les deux, Loaou et moi, et propose avec malice :
- — Je crois que vous allez avoir pas mal de choses à faire, certainement sans nous. Alors, vous devriez y aller. Ne vous en faites pas, on fermera la boutique. Et notre curiosité attendra… juste un peu !
Installation
Raconté par Loaou.
Je pars avec Camille, en laissant ses collègues à leur local. Ils sont gentils, mais j’ai un peu de mal à les cerner. En tout cas, j’ai l’impression de vivre un rêve depuis que je l’ai vu, assis devant son bureau, qui me regardait.
Tout le long du trajet, il a du mal à conserver ses deux mains et son attention à la conduite et je dois me forcer pour ne pas me laisser glisser contre son épaule. Il me tient quand même la main une bonne partie du trajet et à chaque fois mon cœur fait des bonds.
Arrivés chez lui, je ne tiens plus. À peine sortis de la voiture, je cours dans ses bras et on s’étreint avec bonheur. Sans me lâcher, il récupère ma valise et nous entrons dans son immeuble, serrés l’un contre l’autre.
Une dame âgée vient d’entrer dans l’ascenseur, elle en retient les portes ouvertes pour nous. Nous la rejoignons, toujours enlacés. Elle appuie sur les boutons deux et cinq.
- — Bonsoir, madame Guillemain, dit Camille. Merci !
- — Bonsoir Camille, répond-elle. Bonsoir mademoiselle.
Elle me jauge avec curiosité, en levant la tête. Elle semble étonnée et nous interroge du regard.
- — Bonjour madame. Je m’appelle Loaou. Je viens vivre avec Camille.
Elle ouvre la bouche et hésite une seconde avant de sourire de toutes ses rides :
- — Alors ça, c’est une surprise ! Pensez donc, on ne l’avait jamais vu avec la moindre fille. On commençait à parier qu’il finirait vieux garçon ! Mais je l’avais bien dit, qu’il avait la tête ailleurs depuis quelques mois.
Elle me toise des pieds à la tête, comme si j’étais dans une devanture de magasin, puis ajoute en guise de rapport :
- — Une grande surprise, bien belle. Félicitations.
Camille sourit et approuve d’une pression des doigts sur ma hanche. Ce simple geste me fait fondre de bonheur. Je résiste difficilement à l’envie de l’embrasser.
- — Merci madame. Mais je suis pour rien, vous savez, c’est fait tout seul !
- — Vous venez de l’étranger ? Votre petit accent est adorable.
- — Oui.
- — Vous parlez très bien, pourtant.
- — J’ai beaucoup pratiqué, plusieurs mois. Merci.
L’ascenseur s’arrête avec un tintement, les portes s’ouvrent.
- — Vous êtes arrivés, dit-elle. Il faudra venir prendre le café, un de ces jours ! À bientôt !
- — Merci, nous penserons. Au revoir madame, dis-je consciencieusement, pendant que les portes se referment sur elle.
Je souffle à Camille :
- — Ça va, j’étais correcte ?
- — Tu es parfaite. Et moi, j’ai dû avoir l’air idiot : j’ai la tête ailleurs, qu’elle dit ! Elle est vieille, mais elle a pas besoin de lunettes !
* * *
Nous entrons et faisons le tour de son appartement. Il prétend qu’il n’est pas bien grand; mais il est nettement plus spacieux que mes studios de ces derniers mois. Et pas en désordre du tout, ses amis sont plutôt farceurs. On y sent sa présence partout, je suis ravie.
Je le sens ému, comme moi. J’ai du mal à réaliser que nous allons enfin vivre ensemble, ici, alors que j’en ai tellement envie. Mon rêve devient réalité, une nouvelle vie commence.
- — C’est la première fois que je fais visiter, comme ça. J’espère que tu aimeras, mais sinon on peut tout changer. Ou alors chercher un autre appart qui nous plaira mieux.
- — Laisse-moi découvrir, avant !
Il commente sa disposition, il m’explique ce qui est rangé ici, ou là. La petite entrée est bordée à gauche par un placard large, mais peu profond. Il y suspend sa veste. Elle débouche dans une grande pièce avec une table presque au centre. À gauche d’une large baie vitrée, un coin bureau et télévision avec un grand écran en face d’un canapé. La cuisine occupe le côté droit, elle est dotée d’un petit îlot rectangulaire bardé de tiroirs. De l’autre côté, presque en face de l’entrée, s’ouvre un couloir avec quatre portes. À droite, les w.c. puis la salle de bain. Au fond, une petite pièce de rangement presque vide. À gauche se trouve l’unique chambre, vaste, avec elle aussi une baie vitrée.
- — On ajoutera une armoire, pour tes affaires. Il y a largement la place. Par chance, j’ai déjà un grand lit.
- — Viens, dis-je, j’ai beaucoup envie de l’essayer.
Je l’embrasse. Le bonheur qui me tient se transforme en une envie terrible. Je le tire jusqu’à ce qu’on tombe ensemble sur le lit en riant. Il se serre contre moi, nous nous embrassons, nous nous câlinons, c’est délicieux. Je m’assieds, le temps d’ôter mon pull, mon chemisier. Il me regarde, un peu gêné, un brin rougissant. C’est amusant : je ne me sens pas gênée, moi.
- — Mon Dieu que tu es belle ! Encore plus que dans mes souvenirs.
- — Toi aussi, tu es beau. Encore plus si tu enlèves tout ça !
Je tire sur son pull, je l’aide à se déshabiller. On est nus tous les deux. Je l’admire un instant avant de basculer sur lui avec tendresse. Je le caresse partout, il me le rend bien. Je frémis. Il retrouve chaque endroit qui me transporte de plaisir, j’essaie de lui en donner autant. Une caresse du dessus de la main sur mes seins m’arrache un gémissement. Avec l’émotion, j’ai un peu du mal à trouver les mots, alors je lui transmets :
- — Je… Viens, aime-moi comme au refuge.
Je roule sur le dos, je le tire sur moi, je l’emprisonne entre mes jambes et mes bras, telle une cage. Je l’aide à se positionner et je sens la petite tension de mon sexe qui s’ouvre pour accueillir le sien. Il glisse tout au fond de moi, à la fois trop vite et trop lentement. C’est tellement bon que je voudrais que ça dure très longtemps, mais en même temps, je voudrais plus vite, plus fort, plus… je ne sais pas quoi.
Quelques mouvements et une vague de plaisir encore plus grande soulève mon ventre, gonfle mes seins, dévaste ma tête. Je perds tout contrôle. J’ai l’impression de l’accompagner en rythme sur une musique de sensations. Mon bassin suit sa partition, sans chef. Au milieu du mouvement allegro, j’explose en un nuage de notes de feu, indescriptiblement violent, doux et agréable. Je crois même que j’ai perdu connaissance quelques secondes, déconnectée par l’intensité de cette musique.
Il repose sur moi, m’écrase un peu, pourtant pas assez. Je le serre sur moi des bras et des jambes. Je lui caresse le dos. Il m’embrasse le cou, la figure, j’en fais autant. Nos lèvres promènent et se retrouvent, encore et encore. Je flotte dans une mare de bonheur pur, à la folie. Je le lui dis, avec des mots :
- — Je suis folle, je voudrais ça s’arrête jamais. Je t’aime !
- — C’est sûrement contagieux. Je t’aime tant et je ne sais même pas pourquoi. Je suis fou aussi, de toi. Complètement fou !
Subitement, il devient inquiet :
- — Mon dieu, trop fou. Je n’ai pris aucune précaution. J’ai joui dans toi.
- — Je veux aussi, c’est tellement bon ! Et je suis pas à la période. Tu sais, ajouté-je doucement, c’est un peu vrai, comme disait Ania. J’aimerais bien un bébé, mais pas toute seule, avec toi. Et toi, tu voudrais ?
Il me regarde avec un drôle d’air :
- — Oh oui, aussi beau que toi ! Mais il y a…
- — Je sais, dis-je, avant d’ajouter en silence : « Il y a ça. C’est ce que tu voulais dire ? ».
- — Pas seulement, chuchote-t-il. Il y a aussi… Zut, je ne peux pas en parler tout seul, il faut qu’il y ait Ania et Éric.
- — Je crois que je sais aussi : Globalency ?
Il cligne des yeux. Je complète en parlant, tout doucement :
- — On aura du temps pour préparer. Des années. J’ai réfléchi et j’ai plusieurs idées déjà. En plus, on est pas certain qu’un bébé aura ma… mon défaut, ni même qu’on arrivera vite à avoir un. Tu voudrais quand même ?
Il me regarde avec les yeux brillants de bonheur :
- — Avec toi, oui ! On est déjà fous tous les deux, alors faisons une famille folle, ensemble.
Il me caresse doucement le bord d’un sein, des frissons descendent de ma nuque et vont se perdre entre mes jambes.
- — Maintenant, c’est raté. Mais on va pas attendre, hein ? On recommence ?
- — Oui, on recommence ! Faut juste que je…
- — Viens dessous. Je vais t’aider, tu vas voir !
* * *
De caresses en câlins, nos étreintes durent longtemps. Jusqu’à ce qu’on commence à avoir faim. Camille remarque :
Il se soulève sur un coude, tend le bras au-dessus de moi et tente de faire pivoter son réveil. J’en profite pour le chatouiller et on joue comme des enfants, ivres de bonheur. Puis il s’excuse et s’éclipse le temps de mettre un plat à chauffer. Il revient, me tend les deux mains pour m’aider à me lever. Une impulsion et je me retrouve pendue à son cou, le temps d’un câlin, joue contre joue, poitrine contre poitrine. On est un peu collants. Il me propose :
- — On a quinze minutes. Une douche avant de manger, ça te dit ? Je te sors une grande serviette et je te laisse la salle de bain en premier.
- — Non, reste avec moi, tu étais parti trop longtemps. Tu me frotteras partout, je ferai pareil avec toi.
- — J’ai jamais fait ça, dit-il, un peu gêné.
- — Moi, non plus. Alors on découvrira ensemble, ça peut pas être mauvais !
De lavage en caresses, il s’en faut de peu qu’on s’aime de nouveau sous la douche chaude. Alors qu’on s’amuse sous la pluie, entre câlins et baisers, la sonnerie du four et la bonne odeur qui s’infiltre dans la salle de bain réveillent subitement nos estomacs qui gargouillent.
Nous gagnons le côté cuisine, chacun enroulé très approximativement dans une serviette de bain, et découpons aux ciseaux des parts dans une immense pizza à la pâte moelleuse et au bord croustillant.
- — J’ai honte, avoue-t-il piteusement. Pour ton premier repas chez moi – non, chez nous –, je te sers une pizza surgelée, cuite au four électrique, à moitié debout !
- — Quelle importance ? C’est la plus belle du monde ! C’est toi que je veux manger encore un peu…
Je lui tends ma part, il mord dedans.
- — Quand même. Une pizza, c’est pas très poétique ! Demain, je t’emmène dans un vrai restaurant. Et on ira aussi t’acheter des affaires, tout ce qu’il te faut. Et de quoi les ranger.
- — Elle suffit pas, ma serviette ?
- — Oh si, rit-il. Surtout qu’elle ne cache pas grand-chose !
Il tend l’index vers moi. Le pan qui passe par-dessus mon épaule a glissé, j’ai un sein entièrement découvert, l’autre n’en est pas loin. Lui non plus n’est pas trop couvert, surtout au niveau de l’entrejambe. En riant, je remue les épaules pour la faire tomber et je tire le bord de la sienne qui glisse aussi au sol.
- — De toute façon, j’ai pas beaucoup pour cacher, surtout que j’ai maigri, là-bas. J’étais mieux. Mais tant pis, pour toi, je veux rien cacher du tout !
- — C’est pas vrai, tu es déjà la plus belle des femmes, même si tu trouves qu’il te manque quelques kilos. Si Rodin t’avais vue, avec ton morceau de pizza à la main, alors il aurait fait une statue remarquable, plus belle que toutes les autres !
- — Oh, je suis sûre qu’il avait des très belles modèles, plus que moi. Non, son problème, c’est qu’il avait pas de pizza !
* * *
Je crois que cette première nuit chez Camille – chez nous, comme il dit –, on a encore moins dormi qu’au refuge. On s’est aimé jusqu’à tomber de sommeil. Le matin, très tard en fait, j’ai eu le bonheur de m’éveiller pelotonnée contre lui et de pouvoir y rester, sans devoir partir. Il n’a pas tardé à ouvrir les yeux aussi. Nous avons à nouveau fait l’amour avec la douceur de fin d’un rêve et pourtant une intensité incroyable. Puis on s’est précipités à la cuisine comme si on avait rien mangé depuis deux jours, après un petit passage dans la salle de bain.
* * *
J’ai sommairement inventorié le maigre contenu de ma valise, et nous sommes allés faire les emplettes. La vendeuse du magasin va se souvenir de nous ! J’ai expliqué qu’il me fallait tout, des épingles à cheveux jusqu’aux chaussures, chemise de nuit et veste chaude. Elle m’a demandé si ma valise s’était perdue à l’aéroport !
On a vite eu les bras bien chargés et elle m’a regardée avec un brin de gourmandise quand j’ai proposé à Camille de venir avec moi dans la plus grande cabine d’essayage :
- — C’est mieux que entrer et sortir chaque fois, moins de spectacle. Et on va plus vite si tu aides.
- — Tout dépend de ce que vous y faites ! a-t-elle dit, avec un sourire plus coquin que commercial. C’est calme en ce moment, prenez votre temps.
- — Oh, on va être sage. N’est-ce pas, Camille ?
- — Je ne promets rien, mais on va essayer.
Il a été assez sage. Juste quelques caresses avec les deux mains pour vérifier si la belle robe beige ne me serre pas trop sur les hanches et sur la poitrine, après avoir remonté la fermeture dans le dos. Je n’ai pas pu résister, je me suis retournée pour le serrer contre moi et l’embrasser. Et j’ai acheté la robe : elle est parfaite !
La vendeuse a été très étonnée aussi quand elle a demandé quels produits de maquillage je préfère :
- — J’utilise pas, j’aime pas le goût.
Elle m’examine, les yeux suspicieux et le front plissé, pendant que Camille se retient de rire.
- — J’ai dit une bêtise ? Vois comment elle me regarde !
- — Elle veut dire que se maquiller n’est pas à son goût, rectifie-t-il pour moi. Elle s’en passe très bien : regardez comme elle est belle, naturellement !
Il repousse mes cheveux vers l’arrière pour dégager mon visage et me fait un baiser sur la tempe. Je lui glisse :
- — Merci. Je t’aime aussi sans maquillage !
On éclate de rire ensemble pendant que l’employée reste perplexe.
Au moment de régler mes achats, Camille veut payer. Je me défends :
- — Ah non ! Je suis pas en assistance. J’ai une valise vide, mais une carte de banque pleine. Ça remplace.
Il a l’air surpris :
- — Une carte bancaire… qui marche ici ?
- — Bien sûr ! J’ai bien gagné, avant. Changé en euros, ça fait très beaucoup. Alors j’ai aucun problème.
- — Tant que ça ?
- — Assez. Je ne sais plus exactement, un peu plus de quatre cent mille, qui grandit gentiment.
- — Purée… Je suis pas à la hauteur, a-t-il soupiré.
- — Alors, tu peux encore travailler et moi vacancer ? ai-je minaudé en riant.
- — Oui, pendant pas mal de temps ! Alors, tu es belle, intelligente, extraordinaire, et même riche ! Où est la faille, qu’est-ce qu’il te manque ?
- — Seulement toi. Et c’est fini maintenant !
Avant d’aller au magasin Ikea acheter une grande armoire, avec un côté en penderie et l’autre plein de tiroirs et d’étagères, nous avons fait un saut au supermarché pour toutes ces petites bricoles indispensables : brosse à cheveux, à dents, shampoing démêlant, tampons et autres babioles dont nous, les filles, avons le secret. Même des lunettes de soleil. Il s’est moqué :
- — C’est pas vraiment la saison ! Tu veux pas des lunettes de ski, plutôt ?
- — En ville, c’est un peu grand. Mais peut-être, si on essaye, le ski. J’ai jamais fait, pas eu l’occasion. Tu en fais, toi ?
- — Un peu. Pas régulièrement, je préfère promener en raquettes et c’est vite cher, aussi. Mais on ira, pour que tu essaies. Tu verras, c’est chouette… dès qu’on a compris comment glisser sans tomber. Sinon, tu aimes la montagne, pour promener ? Comme au refuge ?
- — Oh oui, beaucoup. C’est beau, grand. On ira, ensemble ?
- — Ça me fera vraiment plaisir. Tu sais qu’Éric et Ania n’ont jamais voulu venir avec moi ?
Ainsi vont les choses, il découvre petit à petit ce que je sais déjà : que nous avons vraiment beaucoup à partager, de quoi être heureux ensemble, sans s’ennuyer.
Nous terminons dans la galerie par un sac à main et un smartphone. Il s’étonne :
- — Tu as des connaissances, ici ?
- — Oui, toi ! Si je te perds dans un magasin. Ou pour appeler les secours, au ski ! Mais aussi pour internet, l’agenda, les cartes, les messages. Tout, quoi.
Alors que nous nous dirigeons vers la sortie de la galerie, il rouspète avec humour :
- — C’est pas drôle, la voiture est pleine et c’est toi qui as tout acheté. J’ai rien payé !
- — Normal, c’est tout pour moi !
Il s’arrête subitement, les yeux pétillants, et me tire par la main :
- — J’ai une idée, viens ! Non, attends. Ferme les yeux, sans tricher, hein !
Pour vérifier que je ne regarde pas, il dépose un baiser surprise sur mes lèvres puis me prend par la taille pour me guider. J’en fais autant et je me serre contre lui avec plaisir. On marche quelques minutes dans le brouhaha des gens qui circulent autour de nous. J’entends une porte automatique qui se referme derrière nous, puis un calme feutré. On avance encore quelques pas :
- — Voilà, tu peux regarder !
Nous sommes dans une bijouterie. Il me montre sa main.
- — Tu m’as donné cet anneau. Ils n’auront pas le même, mais j’ai envie de t’en offrir un qui ressemble, juste pour le plaisir. Tu veux bien ?
Nous explorons les vitrines ensemble, puis avec l’aide d’une vendeuse. Elle n’a heureusement jeté qu’un rapide coup d’œil sur la main de Camille et nous propose quelques bagues, dont une qui ressemble assez, ornée d’un petit diamant qui dépasse à peine. Elle est fine et me plaît beaucoup. Je serre Camille contre moi et je l’embrasse avec émotion, sous le regard envieux de la vendeuse qui fait semblant de se tourner pudiquement, mais qui ne nous quitte pas des yeux, la fripouille !
Au restaurant, en attendant le « Canard en feuilleté, avec sa gelée au Xérès, pistaches et pickles de champignons », elle scintille entre nos doigts emmêlés.
- — Elle est vraiment très belle, dis-je.
- — Je trouve aussi. C’est parce que tu déteins dessus !
- — Flatteur ! J’ai eu une jolie surprise, j’attendais pas du tout.
- — Pour moi aussi. J’avais pas préparé, une idée folle. Je n’ai pas l’habitude des bijoux. Tu vas rire, je crois même que c’est la première fois que j’entre chez un bijoutier.
Une idée lui vient en tête. Il s’exclame :
- — Nom d’un chien ! Je l’avais oublié, lui. C’est pas la première fois. Et l’autre bijoutier, il faudrait que j’aille le voir pour une petite explication !
Il me raconte à mi-voix sa visite à propos de l’anneau, les démarches qu’il avait entreprises avec ses amis, et les conséquences imprévues qui ont suivi. Troublée, je lui transmets :
- — Oh là là… C’est un peu de ma faute. J’aurais dû t’en dire plus. Te prévenir d’être discret. Ce serait tout de même mieux qu’il oublie toute cette histoire, si tu vas le voir.
- — C’est un peu tard maintenant. Il faudra qu’on en parle avec Éric et Ania. Elle a peut-être eu des infos par son ami chimiste.
- — J’aimerais bien les connaître mieux. Et j’ai promis de parler. Tu crois qu’on peut inviter, demain après-midi, peut-être ?
- — Les inviter, me reprend-il. Oui, on peut essayer. Et même à rester pour dîner, ça fait longtemps qu’ils ne sont pas venus. Je leur téléphonerai en sortant du resto : ici ce serait pas correct. Et puis, j’ai pas envie de lâcher ta main !
Malgré les portions qui semblaient petites dans leurs grandes assiettes, nous sortons rassasiés du restaurant, avec des saveurs raffinées qui traînent encore sur nos papilles. Ils nous ont fait goûter trois vins différents, plus une coupe de champagne « offert par la maison ». Je suis un peu gaie. Je lui tire la main.
- — J’ai envie de t’embrasser !
On s’embrasse langoureusement. Je le serre fort contre moi.
- — J’ai envie de plus. C’est dommage, la robe beige est dans ta voiture. Tu veux pas vérifier si ma tenue va bien, elle aussi ?
- — Ici, avec tout ce monde ?
- — Alors, on rentre vite ! Mais avant, invite tes amis.
Il sort son téléphone de sa poche, le remet en marche :
- — Tu vas rire, Ania a essayé de m’appeler quand on était au restaurant ! Elle n’a pas laissé de message.
Il demande le rappel du numéro, échange brièvement quelques phrases et me résume :
- — C’est d’accord pour Ania et Elisa, à seize heures. Elle avait l’air contrariée, mais elle a dit que ça attendrait demain, puisqu’on va se voir. Éric et Léo, maintenant.
En parlant, il penche la tête sur son téléphone. J’en profite pour lui faire des bisous dans le cou, de l’autre côté. Je glisse la main sous son pull. Il rit tout en expliquant :
- — Non, c’est Loaou qui me chatouille. Elle me fait des bises dans le cou ! Alors, c’est OK pour seize heures, chez nous ? Non, pas à l’agence ! Chez nous, c’était chez moi, avant. Oui, à demain. Fait une bise à Léo de notre part.
Il raccroche et me tire contre lui :
- — Éric me dit de t’embrasser, alors je m’exécute.
Il a fait un peu plus que m’embrasser, malgré les passants et l’absence de la robe beige. Puis on est rentrés rapidement et on a décidé que vider la voiture pouvait attendre un peu…
* * *
Nous sommes allongés, bras et jambes mélangés. On respire vite, pas encore remis de nos folies. Le mouvement de sa poitrine qui presse doucement la mienne est délicieux. Je le sens moins câlin, hésitant. Je sais pourquoi.
- — Tu es inquiet ?
- — Je ne veux rien te cacher, jamais. Mais j’ai fait une bêtise un peu difficile à dire.
- — Raconte. Je t’aime, même si tu as tué quelqu’un. C’est pas aussi terrible, non ?
Il me regarde, mi-sourire, mi-ennuyé, avant de me conter leur soirée un peu arrosée chez Éric et Éléonore, notre histoire racontée, les caresses, la nuit dans leur chambre d’amis, le réveil avec Ania, ce câlin impassible, la fuyant en rêvant à moi. Je soupire :
- — C’était pas gentil. Tu ne feras plus, hein ?
- — Tu m’en veux ?
- — Juste un peu. C’est vraiment pas correct, avoir laissé Ania tout faire, comme si tu étais mort. Surtout si tu pensais à moi. Tu imagines, un câlin avec moi qui ne participe pas du tout ?
Il a un blanc, avant de comprendre :
- — Mais… et pour toi ? demande-t-il.
Je hausse les épaules :
- — Moi, j’étais pas là. Tu étais seul, loin, à espérer. Je dois plutôt remercier Ania. Elle a fait attention à toi, même si elle avait très envie, pour elle. Je demande juste que si vous recommencerez un jour, alors tu donneras aussi.
Il se serre contre moi, m’embrasse :
- — Je ne sais pas quoi dire. Tu es merveilleuse. Je t’aime tant.
- — Je t’aime aussi, plus grand que ce… babiole. Moi aussi, j’ai aussi quelque chose à dire, pour rien cacher.
Il me regarde avec des yeux interrogateurs. Ils sont beaux. Je transmets :
- — Je le savais, pour Ania. Tu y pensais si fort, ça t’ennuyait, mais j’aurais été très indélicate de t’en parler en premier. Surtout que c’est vrai, je t’aime libre. Je savais parce que je peux parler en télépathie, comme maintenant, mais quand je veux, je peux écouter aussi. Et ça, il n’y a que toi qui le sais, maintenant.
- — Mon Dieu ! Tu peux savoir ce que je pense ? Ce que les gens pensent ?
- — Quand je veux écouter, oui. Pas beaucoup en détail, pas tout le monde à la fois, mais assez pour comprendre, assez pour savoir quand on dit vrai ou pas.
Je continue sans parler :
- — C’est plus facile comme ça, pour les choses compliquées. Voilà : j’ai beaucoup cherché et étudié sur les anneaux accordés. Ils savent les fabriquer, mais on les connaît très peu, très mal. Chacun expérimente dans son coin et garde ses découvertes pour lui. L’anneau peut agir sur n’importe qui. Ça veut dire que tout le monde peut l’entendre, même sans en avoir conscience. Et il marche un peu comme la télépathie. Alors, je suis certaine que je devrais pouvoir faire tout ce qu’un anneau peut, même si je ne sais pas encore très bien comment. Tu pourras m’y aider. Tu comprends ?
- — Oui. Enfin, dans les grandes lignes.
- — Mais il y a plus. Au début je ne le savais pas, mais mon travail était de chercher quelqu’un qui me ressemble, pour ça. Et je t’ai trouvé. Pour parler aux gens, je dois me concentrer, les regarder, m’adresser à eux. Toi, je peux te parler presque sans effort, même sans te voir. Tu l’as peut-être remarqué. Et je t’entends tellement facilement, dès que tu as envie de me parler ! L’anneau t’aide peut-être, ou pas. Je suis certaine que tu peux arriver à parler comme moi, par télépathie. Et probablement d’autres personnes aussi. Il faut juste que tu apprennes ce que j’ai découvert par hasard, quand j’étais bébé, ou peut-être avant. Je suis sûre que tu n’en es pas loin du tout. Ensemble, on y arrivera.
- — Attends, dit-il en fermant les yeux et la bouche. Alors, là, tu comprends ce que j’ai envie de te dire ?
- — Oui. Nous pouvons nous parler en secret, même s’il y a plein de gens autour.
- — J’en reviens pas, prononce-t-il en hochant la tête. Je me demande si je vais me réveiller.
- — Coucou ! m’exclamé-je subitement en le chatouillant. Tu vois que tu dors pas !
Il sursaute et, après un instant de surprise, il se jette sur moi. On roule sur le lit comme des chiens fous avant de retrouver un moment d’immense douceur et d’étreintes.
- — Quand tu es en moi, comme ça, je t’entends complètement, même sans écouter. J’ai l’impression d’être toi. C’est un bonheur impossible à raconter.
* * *
Tea time
Éléonore et Éric viennent d’arriver. En attendant Ania et Elisa, nous pavanons devant l’armoire blanche qu’on a assemblée hier à grand renfort de rires et de lancers de vis. On a eu de la chance de ne pas en perdre ! Elle n’est occupée qu’à moitié avec mes habits neufs et quelques affaires de Camille. Éléonore examine mes achats en connaisseuse. Elle tend un jean à bout de bras :
- — Il est pas un brin trop large ?
- — J’ai maigri, expliqué-je. J’espérerai que je retrouve ma taille normale.
- — Tu sais qu’il y en a qui payent pour obtenir l’inverse ? se moque-t-elle.
Elle raccroche le jean, sort la fameuse robe beige et la tient devant moi, suspendue à son cintre.
- — Wouaa ! Elle est belle. Tu dois être superbe avec.
- — Oui, approuve Camille, un sourire en coin. Elle lui va très bien, on a vérifié soigneusement. Mais de toute façon Loaou est magnifique dans n’importe quelle tenue.
- — Et même sans, je parie ! insinue Éric en me déshabillant du regard.
Éléonore lui donne un coup de coude et le fusille d’un œil noir pendant que Camille répond, goguenard :
- — C’est vrai, mais je ne fournirai aucune preuve !
Il ne manque pas de culot, Éric. Je me retiens difficilement de rire en demandant silencieusement à Camille :
- — Tu crois qu’il change de couleur, si je lui montre ?
- — Ça m’étonnerait, et pas mieux pour Léo. Tu ne les connais pas ! Tu leur ferais plaisir, plutôt. Tu prends même le risque qu’ils te sautent dessus !
- — Et toi, tu rougirais ?
- — Certainement.
- — Alors j’ai bien envie d’essayer !
Je fais juste semblant de soulever le bas de mon pull. Camille me regarde, incrédule, déjà rosissant. J’éclate de rire et le serre contre moi, avec un baiser pour lui remettre les idées à l’endroit.
- — Je crois qu’on a loupé un épisode, rit aussi Éléonore, sans trop comprendre.
Je lui explique, tout de go :
- — J’ai demandé à Camille si je montre qu’Éric dit vrai. Il dit que c’est risqué, avec vous.
Elle me regarde, surprise, puis éclate de rire à son tour, rejointe par Éric. Camille est un peu rouge, mais ses yeux rient aussi.
- — Eh bien, finit par avouer Éléonore en pouffant encore, c’est on ne peut plus direct et tout à fait exact !
La sonnette nous interrompt.
- — Sûrement Ania et Elisa, annonce Éric, soulagé par l’interruption. Je vais leur ouvrir !
Pendant qu’il traverse la grande pièce, Éléonore me souffle rapidement à mi-voix :
- — Tu verras, on est un peu provocateurs et on aime ça. Les parties de jambes en l’air avec des amis aussi. Mais tu n’es pas du tout obligée de nous suivre. On ne force personne. Si on te choque, n’hésite pas à le dire.
- — Ça me va. J’avais surtout envie de taquiner un peu Camille. J’aime trop quand il est… comment on dit, déjà ? Pudique.
* * *
- — Qui veut du thé, du café ? demande Camille. Une bière peut-être ?
Tout le monde s’est réparti autour de la table, attiré par les deux tartes qu’elle expose. Avant qu’on nous pose la question, nous avouons qu’elles viennent de la pâtisserie du coin, même si nous avions un moment pensé les cuire nous-mêmes. Mais on s’est laissé aller à d’autres activités trop agréables, après un réveil encore plus tardif que la veille, résultat d’une seconde nuit très câline.
Ania et Elisa semblent avoir du mal à rester réveillées, elles aussi. Elles se sont assises l’une contre l’autre et ne parlent pas beaucoup, contrairement à leur habitude.
- — Vous en faites une tête, ironise Éric. Il faut dormir, la nuit !
- — On aurait préféré, répond boudeusement Ania, même si on en a bien profité.
- — Vous, il y a un problème, s’aventure Camille. Tu avais tenté de m’appeler, hier. Qu’est-ce qu’il se passe ?
C’est Elisa qui répond, un peu abruptement :
- — Ils ont subitement changé d’avis : ils ne veulent plus me libérer. Ils me donnent une semaine pour terminer les affaires en cours et rentrer. Et encore, parce que j’ai insisté lourdement. Au début, ils voulaient fermer le canal ce soir. Ils disent qu’ils ont besoin de moi rapidement pour un autre poste. Je…
Subitement, Ania la coupe avec une rage qu’elle a du mal à contenir :
- — Vous comprenez ce que ça veut dire, hein ? Ça veut dire qu’ils vont la transférer, m’éjecter de sa mémoire et détruire le corps de cette Elisa, de mon Elisa. C’est hors de question ! Et je suis sûre que c’est à cause d’elle, ajoute-t-elle rageusement en me montrant du doigt, parce qu’elle a foutu le camp en semant la pagaille là-bas.
Camille monte au créneau sur-le-champ :
- — Ania, allons, tu ne peux pas dire ça.
- — Oh que si, je peux le dire ! s’écrie-t-elle avec un trémolo dans la voix, le menton tremblant. Pourquoi ils ont subitement changé d’avis, juste après qu’elle est arrivée, hein ? Alors que jeudi soir, ils disaient encore que ça ne poserait pas de problème qu’elle reste, qu’elle pouvait bien démissionner si elle voulait, ce qu’elle a même fait vendredi soir. C’est de sa faute, j’en suis certaine.
Elle me jette un regard noir avant de s’effondrer en pleurs, le visage appuyé dans ses bras croisés au bord de la table. Elisa lui passe la main dans les cheveux, la tire contre elle :
- — Tu ne dois pas dire ça, Ania. Parce que si tu as raison, alors c’est aussi grâce à elle qu’on s’est rencontrées.
- — Si tu dois mourir, répond-elle sourdement, alors je préférerais qu’elle n’ait jamais existé.
Je sens Camille sur le point de répliquer quelque chose de cinglant. Je me précipite, silencieusement :
- — Camille mon amour, chut ! Elle a probablement raison. Ce n’était pas pour ça qu’on les a invités, mais on y est, alors on va les aider. Je vais essayer de lui enlever un peu de chagrin et de hargne, qu’on puisse discuter. Si je n’y arrive pas, essaye, toi, avec l’anneau.
- — Oh, tu m’as surpris ! J’ai encore peur de l’utiliser pour des détails aussi précis. Mais tu peux, toi ? Sans anneau ?
- — Un peu. Chut, laisse-moi quelques instants.
Les autres ne se doutent pas de notre échange. J’essaye d’atteindre Ania, d’atténuer sa fatigue, son chagrin et de lui insuffler l’envie de trouver des solutions, alors qu’Elisa insiste :
- — Ania chérie, oublie ça. Tu sais très bien que je ne partirai pas, je ne veux pas d’un autre poste, je veux rester avec toi, avec vous. Je suis sûre qu’ils vont tous nous aider. Même toi, n’est-ce pas ? ajoute-t-elle à mon intention, en me regardant.
- — Bien sûr, dis-je, avant d’envoyer à Camille :
- — Ça va aller, je crois.
- — Tu es un ange ! me répond-il.
Effectivement, Ania se reprend un peu, même si je sens encore en elle une colère sourde contre moi. Elle se redresse, les poings serrés.
- — Et elle propose quoi, la mutante ? jette-t-elle d’un ton glacial.
- — Ania ! rugit Camille. Si tu parles comme ça de Loaou, je te jette dehors et on cherchera sans toi comment aider Elisa.
Ania réalise qu’elle a choqué tout le monde. Éléonore secoue la tête tristement, Éric la regarde, muet. Camille a pris ma main et a posé ostensiblement nos doigts entrelacés sur la table, bien visibles, pour indiquer son camp. Elisa est sur le point de pleurer, elle aussi. Un silence pesant se prolonge. Ania finit par dire d’une toute petite voix, en fixant la table devant elle :
- — Excusez-moi. J’ai débordé. Je ne le pense pas, je l’ai jamais pensé.
Elle me regarde piteusement, toute colère disparue :
- — Pardon, Loaou. Je suis désolée, tu n’as rien d’un… de… Tu pourras oublier ça ?
- — C’est dur à entendre, réponds-je sévèrement pour marquer le coup. Mais je crois qu’avec une part de ces belles tartes et un baiser de Camille, j’arriverai à oublier n’importe quoi.
L’ambiance s’allège d’un seul coup. Éléonore se propose de servir et demande qui veut quoi, la pelle à dessert déjà à la main. Camille récupère une assiette bien garnie, la dépose solennellement devant moi, puis m’embrasse longuement. J’en ai des picotements partout, jusqu’au bas du ventre. Il me susurre, en privé :
- — Ça va ? Moi, je t’aime, quoi qu’on puisse dire !
- — J’ai entendu bien pire, tu sais, et tu n’étais pas là ! Rien ne peut m’atteindre quand je suis avec toi.
Il m’étreint, je le lui rends. Un moment de tendresse dans la tempête. Quand on se sépare, un peu essoufflés, j’annonce :
- — Voilà. J’ai oublié. Mais je veux absolument…
Je laisse passer une seconde.
- — … une petite cuillère !
* * *
Réunion
D’après un compte-rendu daté de l’avant-veille, vendredi.
- — Vous voilà enfin ! Ce n’est pas trop tôt, surtout que c’est vous qui nous avez convoqués, s’exclame Tio.
Naoro, sous-directrice adjointe, arrive très en retard, décoiffée, essoufflée. Elle se jette dans le fauteuil de la petite salle de réunion.
- — Taisez-vous, Tioarou. On est dans une merde noire que vous n’imaginez même pas. Donnez-moi quelques secondes pour récupérer.
Elle fait un tour de table du regard – ils sont là tous les cinq – pendant qu’elle reprend son souffle. Besoin qui lui rappelle cruellement qu’elle a passé la soixantaine. Elle a toujours autant d’énergie que lorsqu’elle avait vingt ans, mais son corps ne suit pas. Elle jette un regard un peu envieux sur la grassouillette Tiki, avachie en face d’elle, qui a la moitié de son âge et qui ne les fait même pas. Pourtant, elle ne prend aucun soin d’elle-même en dehors des tatouages qui ornent ses membres (ainsi que des endroits plus intimes, d’après les ragots). Elle est la plus jeune des six, de très loin, mais une tête qui a déjà grimpé haut dans le service de communication et cryptographie.
- — Merci d’être là, reprend la sous-directrice. Je vous avais tous consultés, il y a quelques semaines, et le moment est venu de travailler ensemble. Nous formerons le noyau qui reprendra en main le destin de la télépathie, secrètement puisqu’il est actuellement impossible de le faire ouvertement. Vous savez ce qui est arrivé aux acteurs précédents : morts ou à l’asile. Depuis leur… retrait, Noelani et moi sommes les seuls encore au courant de l’affaire, bien qu’approximativement. Nous avions convenu d’attendre discrètement, mais les évènements en décident autrement. Tant que les circonstances l’exigeront, nous resterons dans l’ombre, nos actions ne seront pas officielles, mais nous tirerons les ficelles. Notre collaboration est capitale, toute fuite risquera notre vie à tous. Votre vie. Comprenez-vous ?
Des remuements apparaissent subitement.
- — Nous n’utiliserons que nos prénoms. Pas nom de famille ni de titre. Il y a des risques, mais nous aurons des avantages assez larges, en partie financiers. Et ceci.
Elle sort de sa poche une petite boîte qu’elle pose sur la table avec un claquement métallique et se tourne vers Noelani, assis à sa gauche.
- — Toutefois nous avons un énorme problème : Logari est mort.
- — Logari… l’accordeur ? sursaute l’homme replet un brin plus âgé, assis à sa gauche.
- — Oui. Il y a moins d’une heure. Qui d’autre le connaissait ?
Une seule main se lève, celle de Zahia, du service logistique, une cinquantenaire brune au regard perçant et à la tête bien remplie, trois places plus loin :
- — On lui envoyait les commandes.
D’un geste savamment onctueux, Naoro ouvre la boîte et leur montre son contenu, quatre anneaux soigneusement disposés dans un support velouté comportant plusieurs fentes vides.
- — Noelani et moi avons déjà le nôtre. Vous savez tous de quoi il s’agit, mais vous ne connaissez peut-être pas le rôle crucial de Logari. Un anneau doit être accordé à son propriétaire. Logari était notre accordeur, le meilleur des trois qui ont eu cet emploi, de très loin. Il avait le flux phi dans le sang, il le sentait. Il accordait les anneaux jusqu’à la vingtième décimale. Son collègue apprenti, Tsihalu, à qui je prête une confiance très modérée, ne les accorde qu’à la treizième, difficilement. Il atteindra probablement quinze ou seize avec l’expérience, mais rien à voir avec Logari. Il faudra faire avec, c’est lui que vous irez voir.
- — Ça veut dire quoi, en pratique, demande Tioarou.
- — Un anneau accordé à treize est un jouet d’enfant, mais il est déjà utile. Pour vous donner une échelle, en dessous de dix, vous n’en tirerez absolument rien, il ne s’ajustera même pas à votre doigt. À vingt, il arrête une balle de revolver, par champ de forces. Je m’en serais bien passée, mais j’ai pu le vérifier tout à l’heure : Logari m’a tiré dessus, par deux fois. Quand il en a compris l’inutilité, il a retourné l’arme contre lui et s’est tiré la troisième balle dans la tête.
Elle frissonne en reprenant :
- — Monsieur le ministre… Pardon, Noelani, j’ai le regret de vous informer que Logari nous a horriblement trahis, sans rien qui le laisse prévoir ou même imaginer. Lorsque je suis arrivée, il terminait de fondre les anneaux de l’armoire forte. Des années de travail, une fortune.
Il se tasse dans son fauteuil et se passe la main sur le visage :
- — C’est une… catastrophe. Comment ça a pu arriver ?
- — Il y avait forcément accès. Très exceptionnellement, il s’est trouvé seul. Il devait attendre cette occasion, je ne sais pas depuis combien de temps. Du coup, je crains que les derniers qu’il a accordés soient très en dessous de ce qu’on devrait en attendre, en espérant qu’il ne les ait pas sabotés. Il faudra les faire vérifier.
- — Et par qui, si vous n’avez pas confiance en son collègue ? demande Noelani.
- — Je crains qu’on ne doive rappeler Amanao.
- — Vous êtes folle. C’est lui qui a dessoudé Ariano et Niokholaou, les premiers accordeurs qui avaient formé Logari. Ce sont des légumes maintenant.
- — C’était une vengeance personnelle. Il est passionné par les anneaux, il a le flux et je suis certaine qu’il vaut Logari. Il est dévoré par la curiosité. Proposons-lui un accès et il ne résistera pas à l’attrait de pouvoir en apprendre plus, malgré ses rancœurs passées. Nous avons aussi un moyen de pression : il suffit de récupérer sa fille et il nous mangera dans la main. En plus, j’ai la preuve qu’elle sait accorder : elle a transféré toute seule son propre anneau.
- — La télépathe ? Vous êtes cinglée. Elle est intouchable. Si vous l’abîmez, on ne sera plus dans la merde, on sera ruinés, morts, terminés. Et ce sera aussi la fin de tout espoir de contrôler la télépathie.
- — Qui parle de l’abîmer ? Il suffit de la retourner, de la remettre de notre côté. On pourrait même l’utiliser, elle.
- — Bon sang, vous rêvez ! Elle a fui, elle est aussi dangereuse que Logari. Si vous lui mettez de force un anneau dans la main, la seconde d’après vous rejoindrez Niokholaou et les autres.
- — Vous oubliez que j’ai la protection d’un anneau accordé à la vingtième !
- — Vous venez de dire que Logari « sentait » le flux phy, n’est-ce pas ? Elle, elle baigne dedans toute entière. Dois-je vous rappeler que c’est par elle que tout a commencé ? Je n’ose même pas imaginer à combien de décimales elle a pu accorder celui qu’elle a transféré. Trente ne m’étonnerait même pas. Vous serez légumifiée avant même d’avoir eu le temps d’y penser, avec ou sans anneau.
- — Vous marquez un point, avoue-t-elle. Mais c’est encore pire, parce que nous allons devoir essayer quand même. Nous n’avons que Tsihalu. Il ne sera jamais à la hauteur et je ne lui fais pas confiance. Trouver rapidement un autre Logari me semble impossible. Ça risque de prendre des mois, des années.
Un ange passe, certains se regardent avec curiosité. Le ministre Noelani prend l’initiative :
- — Je crois que tout le monde me connaît, mais je ne vous connais pas. On va œuvrer ensemble pas mal de temps, est-ce que vous pourriez vous présenter rapidement et nous informer de ce que vous avez ?
- — Effectivement, reconnaît Naoro, je manque à mes devoirs. Moi aussi, tout le monde me connaît, je n’insiste pas. Tioarou?
Elle se tourne vers lui, juste à gauche de Noelani. C’est un homme bien mis de cinquante-cinq ans. Malgré ses cheveux un peu grisonnants et qui commencent à s’éparpiller, il a gardé l’œil vif et brillant, surtout quand il observe aussi discrètement que maladroitement Tiki, en face de lui. Il se présente d’une voix grave et un peu râpeuse :
- — On m’appelle plus souvent Tio. Je travaille aux déplacements. Comme vous me l’avez demandé, j’ai recherché où s’est fait déposer l’agent Aloaoué. Elle a désactivé le traçage, mais la signature énergétique me laisse penser que c’est à proximité de son dépôt précédent, classé secret. Il y a bien une petite correspondance avec le canal du dernier poste de la synth Elisa, non géolocalisé lui aussi, je ne comprends pas pourquoi. Elles doivent être à quelques centaines de kilomètres l’une de l’autre.
- — Merci. Ça confirme ce qu’on pensait, Greg et moi, et c’est actuellement suffisant, ponctue Naoro avant d’interroger sa voisine du regard.
- — Zahia, service logistique. Je travaille souvent avec Greg et j’ai seulement croisé Tioarou. C’est notre service qui passait les commandes à Logari. Vous avez dit qu’il a détruit le stock, il nous reste quoi ?
- — Ces quatre que j’ai sortis hier, répond Naoro, et quelques-uns à l’atelier de calibration. Plus tous ceux en circulation qui pourraient être réaffectés. Mais nous verrons cela plus tard. Qu’avez-vous trouvé ?
- — Pas grand-chose. Elisa a été affectée le 10 novembre pour une durée de quatre mois, lieu masqué. Moi aussi, j’aimerais bien savoir pourquoi, dit-elle en regardant Tio. L’agent Aloaoué était depuis plusieurs années en missions secrètes. Fiches vides sauf les dates, planifiées par des types qui sont maintenant tous morts ou devenus fous. Je doute que ce soit un hasard et c’est assez inquiétant.
Elle se tourne vers sa voisine pour lui donner la parole.
- — Tiki, comms et crypto, vingt-huit ans, annonce-t-elle paresseusement en insistant sur son âge, d’une voix aiguë qui dénote avec sa corpulence. R-A-S du côté d’Elisa, elle fait ses rapports régulièrement. Elle n’a jamais mentionné l’autre agent, ni rien d’original, sauf qu’elle veut rester là-bas. M’est avis qu’elle s’est pioncé un type plein aux as qui baise bien. Le pied, quoi. Mais elle n’en dit absolument rien, c’est con. Pour l’autre, aucune com’ depuis son retour fin septembre. En fait, je la croyais encore au gnouf.
- — « En recadrement » s’il vous plaît, précise Naoro, et inutile d’ajouter vos interprétations personnelles.
- — Pourquoi on s’intéresse à cette Elisa ? Elle est complètement lambda, plutôt nulle. J’ai examiné ses postes précédents. Rapports précis, mais creux. Fait son job sans initiative ni personnalité. Au besoin, se fait tringler sans même faire la pute. Brave bête, rien d’excitant.
- — Oubliez un peu vos détails graveleux, insiste Naoro.
Elle se tourne vers le dernier participant, à sa droite.
- — Greg, investigation et renseignement, détaché à l’armée. Cinquante-cinq ans, insiste-t-il avec un regard un peu méprisant sur Tiki, vautrée dans son fauteuil. Je travaille avec Naoro depuis presque trente ans, vous n’étiez même pas née. Permettez-moi de dire que vous avez beau être un génie en crypto, vous n’avez pas encore réussi à décoder qu’un rapport peut-être très différent de ce que vit la personne qui le rédige.
Ayant remballé un peu sèchement Tiki qui pique un fard, il poursuit :
- — Je me suis mis sur le dossier Aloaoué depuis quelques mois seulement, à la demande de Naoro. La synth Elisa a été envoyée en surveillance passive au cœur du groupe qu’elle investiguait juste avant son extraction. On a choisi de ne pas l’en informer pour limiter les risques de bévues ou d’interactions. Elle est censée raconter tout ce qu’elle observe. L’absence d’infos utiles signifie soit qu’il ne se passe rien là-bas, soit qu’elle a été grillée. Vérifiez tous ses rapports méticuleusement. Si…
- — Déjà fait, le coupe Tiki sur un ton de vengeance. Il n’y a rien, absolument rien. Rien sur l’autre agent, rien de croustillant. Envoyez-la dans un monastère, ce sera certainement plus agité.
- — Alors, reprend-il avec énervement, elle n’a aucune utilité. Faites-la revenir, collez-la sur un poste commercial, qu’elle rapporte quelque chose. Mais avant, vous me décortiquez sa mémoire jusqu’à la moindre pensée, la moindre image, le moindre son. Il est impossible qu’elle n’ait rien vu ou entendu en presque deux mois. Puis vous l’effacez complètement, par sécurité.
- — Elle a demandé à rester, démission, insiste Tiki. On a donné un accord de principe hier.
- — Ignorez-le. Il faut la récupérer, exige-t-il avec un regard circulaire sur les cinq autres participants. Il faut qu’on sache tout ce qu’elle a vu et entendu. Je suis certain qu’elle nous mène en bateau. Laissez-lui encore une dizaine de jours : l’agent Aloaoué nous a faussé compagnie il y a seulement quatre jours, elle ne les a peut-être pas encore rejoints.
- — Nous devons nous coordonner, intervient Noelani, et pour cela rien nous cacher. Greg, racontez donc ce que vous savez, Naoro et moi compléterons.
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