Résumé des épisodes précédents :
Coup de foudre en montagne inconnue
Camille a rencontré Loaou qui a disparu après une nuit torride en lui laissant un anneau, un papier, beaucoup de souvenirs brûlants, et aussi pas mal de questions…
Deux semaines de surprises
Après quelques découvertes sur Loaou et le peu qu’elle a laissé à Camille, l’affaire se complique : il a été convoqué par la gendarmerie.
Ne vous arrêtez pas aux placards
Ania, Éric et Camille ont commencé à comprendre ce que peut l’anneau. L’arrivée d’Elisa les a un peu bousculés et ils espèrent bien en savoir plus sur elle.
Vous en voulez ? En voilà !
Bien des aveux qui clarifient la situation.
Train train journalier et à-côtés
La vie suit son cours à l’agence « À votre Service », les visites sans rendez-vous aussi. Après un passage d’inspecteurs rondement expédié, le retour prématuré de Loaou perturbe les habitudes.
Avertissement
Les épisodes de « Observés » constituent une histoire continue qui n’aura aucun attrait à être lue sans connaissance ou souvenir du contenu des épisodes précédents.
Corollaire
Je comprends que Revebebe n’est probablement pas le site idéal de publication de cette histoire, mais il reste celui dont je préfère la forme et les outils. :-)
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Décisions
Ah, ces tartes ! Je ne regrette pas qu’on les ait achetées : elles sont délicieuses et elles tombent à pic. Le temps de les déguster laisse les esprits se calmer. Ania semble moins nerveuse, mais toujours aussi penaude. Elle me jette sporadiquement un regard en douce, comme pour quêter un pardon. J’accroche le dernier pour lui transmettre, avec l’espoir de lui changer les idées :
- — Ça va, je ne t’en veux pas. La colère est mauvaise conseillère, n’est-ce pas ? Et puis, il faut que je te remercie pour avoir pris soin de Camille pendant mon absence. Il m’a raconté, avec ta théorie : plaisir, bonheur, amour qu’il ne faut pas lier. Je suis d’accord.
Surprise, elle en laisse tomber sa cuillère qui tinte sur la table.
- — Tu n’es pas fâchée ? dit-elle doucement, presque en chuchotant.
- — Juste un peu, parce qu’il a tout reçu sans rien donner. Ce n’était pas gentil. Je crois qu’il a compris, si vous devez recommencer.
- — Je vais essayer de ne pas recommencer.
- — Je ne vais pas vous y pousser, mais si un jour c’est nécessaire, il faudra. Se retenir fait encore plus souffrir alors que le bonheur, le plaisir, tout ça, ne se réduit pas quand on le partage. Au contraire, il s’étend.
- — Je ne sais pas quoi dire. Merci, vraiment.
Les autres se taisent. Ils ont bien compris qu’elle ne parle pas toute seule, mais se méprennent certainement sur le sujet. Le rythme chaotique des cuillers ponctue un moment le silence.
Son assiette à peine vide, Elisa relance la discussion :
- — Pour revenir à notre problème, j’ai décidé : je ne partirai pas. Je ne serai pas dans l’appart quand ils fermeront le canal. Mais Ania a probablement raison : cette subite envie de me revoir, juste maintenant, me semble très improbable. On ne m’avait jamais fait revenir avant la fin d’un contrat. Alors, il risque d’y avoir des complications.
- — On chait… commence Éric, la bouche pleine.
Il avale et reprend :
Il s’arrête, incapable de continuer.
- — Oh-que-c’est-énervant ! Camille, là on est entre nous, on devrait pouvoir discuter, non ?
- — Oui, ici on peut ! l’autorise Camille en même temps qu’Ania.
Cette dernière a déjà compris, comme à son habitude, et lui rend la pareille :
- — Et donc ça vaut pour toi aussi.
- — Je disais quoi, déjà ? se demande Éric pensivement. Ah oui ! On sait. On nous a prévenus et on nous a même expliqué ce qu’on peut faire.
Elisa est stupéfaite :
- — Comment ça, vous savez déjà ? Qui ça, « on » ?
- — Un monsieur qui a dit s’appeler…
Il me jette subitement un regard gêné et complète d’une voix nettement moins assurée, en laissant mourir le nom :
Il me faut une seconde pour comprendre. Defleurs : une traduction assez imagée de Maloaneya-Oparaohoiu, mon nom de famille que je n’utilise que rarement. Une poigne me serre le cœur, j’ai l’impression d’avoir reçu un coup. J’écrase inconsciemment le bras de Camille qui sursaute et me regarde anxieusement.
Je tremble comme une feuille, j’ai du mal à parler :
- — Il… Il est venu voir, vous ? Koneso paoné danout ?
- — Pardon ? demande Éric.
- — Que… Quoi il a dit ? répété-je.
- — Tout, répond calmement, mais impitoyablement, Camille. Il nous a tout raconté, depuis le début. Depuis ton début. Des choses horribles, et aussi beaucoup d’amour.
Je réalise que je suis en larmes et qu’il me serre contre lui malgré l’espace entre nos chaises. Je m’y abandonne.
- — C’est affreux. Pourquoi il a fait ça ? Il n’avait pas le droit. Qu’est-ce que tu vas penser ?
- — Que je t’aime encore plus. Ne te mets pas dans cet état, ça me fait mal de te voir malheureuse.
Je me cramponne à son épaule comme à une bouée. Ses lèvres cueillent une goutte salée sur ma joue humide. Je me serre contre lui. J’entends Ania et Léo chuchoter entre elles sans que je ne les comprenne. Petit à petit, je me ressaisis, en un effort qui me coûte terriblement. Je ne peux pas continuer en privé avec seulement Camille, en ignorant ses amis. Je dois parler :
- — Il a raconté tout ? Même ma sœur ?
Ania me regarde, sidérée :
- — Tu sais que tu avais une sœur ? Il nous a dit qu’il te l’avait complètement effacée, parce que sinon tu allais mourir.
- — Oui, je sais, expliqué-je. Il m’avait bien fermée, verrouillée contre les ragots, mais il avait oublié la lecture. Elle est écrite dans le registre de famille, dans des vieux journaux. Il y avait une photo, on était tellement pareilles que j’ai pas pu trouver laquelle j’étais. Je n’ai pas de souvenirs, mais cette absence fait mal aussi. J’ai tout découvert quand j’avais quatorze ans. J’aimais trop, beaucoup trop, j’ai été horrible. Quand il m’a rejetée, j’ai tout arrêté d’aimer et je suis restée avec le cœur gelé. C’est la découverte de Camille qui m’a réveillée, qui m’a fait aimer de nouveau.
Comme je lui serre la main, il me tire vers lui. Je viens m’asseoir sur ses genoux, lovée dans ses bras comme une petite fille pour un câlin réparateur. Sauf que je suis aussi grande que lui, alors je déborde un peu de partout. Le froid me quitte, remplacé par une douce chaleur qui me remplit et se transforme petit à petit en envie d’un vrai câlin, pas de petite fille. Je me secoue :
- — Mais pourquoi il a expliqué des complications ? Il a dit quoi ?
- — Pour Ania, je crois, répond Éric avec un rire bref.
Il me résume le passage de cet homme que j’ai banni de ma vie, et termine en disant :
- — Il a aussi demandé un service. Je crois que c’est le moment, non ?
Camille acquiesce et prend le relais en parlant doucement, un peu comme s’il s’adressait seulement à moi.
- — Deux services, en fait. Il a souhaité oublier Énélaï et toute la douleur qui lui était liée. Nous avons accepté, j’ai accepté. Il a aussi demandé que je transmette un message et j’ai promis. Il veut que tu saches que malgré tout ce qui vous sépare, ton papa t’aime toujours autant. Ce sont ses mots. Je crois qu’il en souffre beaucoup.
Il se tait. Un silence respectueux, un peu gêné, plane autour des assiettes vides. Personne ne dit mot. Je sens tout l’amour de Camille par ses bras, par son corps contre moi, ses lèvres sur ma joue. Il m’empêche de geler à nouveau. Je me revois, adolescente tardive et hypersensible, me serrer dans les bras de cet homme qui me tenait déjà lieu de père, de mère, de sœur et de confident, et à qui je réclamais une folie impossible. Mon premier amour qui m’avait brisée, détruite. Par amour. Le mur que j’avais entretenu depuis douze ans se fissure, s’écroule et je m’effondre sur l’épaule de Camille, puis je ne sais plus.
Ce sont eux qui m’ont raconté. La peur de Camille qui m’a sentie glisser contre lui, inerte, et a refusé de me lâcher. Léo qui a mouillé une serviette et l’a posée sur mon front. Je ne suis restée absente que quelques secondes. Quand j’ai repris conscience, elle parlait dans du coton, disant :
- — Vous vous attendiez à quoi ? Qu’elle danse la polka ?
Camille m’appelait dans ma tête, avec des mots tellement pleins de douceur que mon premier geste a été de tendre les lèvres. Il m’a embrassée et je l’ai serré contre moi à nous casser les côtes, encore tremblante. J’ai entendu Ania rire :
- — Ça va mieux, on dirait.
Mais ils m’ont laissée un moment pour me remettre, en parlant doucement. Camille pense très fort :
- — Tu m’as fait peur, mon amour.
- — Désolée, je n’ai rien vu venir. Une porte blindée a explosé, ça m’a secouée. Celle que j’avais mise entre lui et moi. Il faudra que je le voie, que je lui demande pardon.
- — Je crois qu’il t’a déjà pardonné. Et lui aussi se sent fautif.
- — Te voilà relié à une famille assez moche dont il ne reste pas grand-chose. J’aurais tellement voulu t’éviter ça. Tu ne regrettes pas trop ?
- — Je regrette seulement de ne pas t’avoir rencontrée avant, tout ce temps perdu sans toi. Tu sais, je ne suis pas certain que ma famille soit plus honorable. Davantage conventionnelle, certes, mais tellement trop !
Il me regarde en souriant.
- — C’est pas que je tiens à vous interrompre, déclare Éric, mais les tartes sont finies. Alors, on fait quoi, maintenant ?
J’ai un blanc avant de raccrocher les morceaux. Ils sont là parce que je les ai invités. Avec Camille, bien sûr. J’explique :
- — J’avais proposé de vous inviter pour faire connaissance mieux. Mais je vois que vous savez déjà beaucoup. Plus que je imaginais.
- — Pas moi, répond Elisa, un peu boudeuse. Ania ne m’a rien dit, elle m’a juste fait promettre de ne jamais mentionner ta photo ou toi.
- — Ma photo ? m’exclamé-je, sidérée. Vous avez une photo ?
- — Sur le mur, à l’agence ! dit-elle. Tu l’as pas vue ?
Éric, Ania et Camille se mettent à parler tous en même temps. Ils finissent par s’entendre et m’expliquent à tour de rôle qu’elle vient de la gendarmerie, ils me racontent son histoire. Je grimace :
- — C’est très ennuyeux. Je savais qu’ils me surveillaient, alors j’évitais de trop bouger le jour. J’aurais préféré pas laisser ces traces. Heureusement, on peut réparer : j’irai faire une visite à eux, avec Camille, pour obliger d’oublier. Le bijoutier aussi.
- — Leur faire une visite, corrige Ania machinalement. Mais on ne sait pas à qui il a parlé ni comment les flics ont été informés.
Je souris :
- — Il suffira que Camille demande gentiment. Avec un AP – un anneau –, personne peut refuser, rien. Et j’aiderai.
- — On peut aussi demander quelques bijoux ? se moque Éric.
- — Même ça, réponds-je sérieusement sans remarquer qu’il blague. Certains ont fait, mais c’est pas correct. Je ferai jamais.
Comme il me regarde avec les yeux ronds, je précise, toujours dans mon idée :
- — Il faut faire seulement ce qui est juste ou indispensable. Bon, vous voulez savoir quoi sur moi, alors ?
Ania se précipite :
- — Comment tu es partie, après le refuge ? Tu ne t’es pas envolée, quand même ?
- — Oh non, souris-je. C’est bien plus simple, vous auriez même pu deviner, avec Elisa. Oui, Camille m’a raconté d’où tu viens, dis-je en la regardant. Ils ont seulement ouvert un canal…
- — Mais je suis conne ! me coupe Ania. J’aurais dû y penser !
- — J’avais cherché un endroit bien plat, pas trop loin, mais pas trop près. J’ai même pas eu besoin de planir la neige. Ils ont ouvert un escalier qui descend dans les bureaux, juste quelques minutes.
Je repense à mon chef avec un plaisir cynique :
- — Je voulais qu’ils arrêtent mon contrat, alors c’était parfait : ça a coûté une fortune. Pour ouvrir un canal, il faut presque deux fois plus d’énergie chaque fois que la température descend de deux degrés. Là-bas, il devait faire moins dix, peut-être pire !
- — Quatre mille fois plus que pour ma cave, siffle Ania. Jolie performance, ils ont dû être ravis !
- — Tu calcules ça de tête ? s’étonne Léo.
- — C’est l’informatique ! sourit Ania. Deux puissance douze, ça fait quatre mille quatre-vingt-seize, mille en hexa. On le retrouve souvent.
Je continue mes explications, presque en riant au souvenir de l’évènement :
- — Oui, ça a pas plu. Pas du tout ! Quand tout a disjoncté, juste après que j’étais descendue, avec le froid ils ont vite compris. Le chef est devenu tout blanc, puis rouge de colère, il bégayait. J’ai cru qu’il allait suffoquer et j’aurais bien aimé. C’est un, comment on dit… emmerdeur. Mais ils ont pas renvoyé moi, ils ont seulement puni.
- — Ils sont installés où, ces bureaux ? demande Camille, avant de me souffler : tu sais, j’adore te serrer dans mes bras, mais tu es un peu trop… grande !
Je retourne sur ma chaise, que je tire quand même tout contre la sienne, et me serre contre lui, avant de répondre :
- — C’est compliqué, on ne sait plus trop. Il paraît qu’au début c’était dans des souterrains, sous des îles à cause de l’eau, pour l’énergie. Mais maintenant, presque toutes les portes sont des canals permanents.
- — Des canaux, corrige Léo. Un canal, des canaux.
Je lui souris :
- — Merci. Ils peuvent conduire absolument n’importe où. Des can…naux sont ouverts, d’autres fermés ou remplacés. Si ça se trouve, il y a plus aucune pièce réellement voisine, maintenant.
- — Elles peuvent être vraiment partout ? Même ailleurs, sur d’autres planètes ? insiste Camille.
- — Je sais pas, mais pourquoi pas ? J’avais pas réfléchi, personne ne pense à ça !
Je cherche dans mes souvenirs.
- — Si des endroits sont sur la lune, je pense qu’on sentirait, avec la gravité, et j’ai jamais remarqué. Mais je ne suis pas allée très loin, non plus. Comment expliquer ? Là-bas, on va rarement « dehors ». Il y a beaucoup de portes pour aller partout, et aussi des échangeurs. C’est des grandes pièces ou des couloirs avec des portes partout. Je me souviens que je suis sortie dehors plusieurs fois, quand j’étais petite. C’était inhabituel. Je me rappelle surtout de la mer immense et d’une grande plage, mais ce pouvait être absolument n’importe où, au bout d’un canal. Ça n’a pas de sens de chercher où c’est, finis-je par dire en haussant les épaules.
- — Putain, c’est génial ! s’extasie Ania.
- — Je sais pas, avoué-je. Maintenant, je trouve trop bien de marcher dehors, quand il fait beau, quand il pleut, avec du vent, quand il fait nuit, chaud ou froid. Ça change. La montagne, la neige, c’était merveilleux.
- — Au secours ! gémit Éric. Ils vont s’y mettre à deux, on n’est pas sortis de l’auberge !
Le ton était irrésistible, tout le monde a éclaté de rire. Ils m’ont expliqué que Camille est intarissable au retour de ses randonnées. La discussion a dérivé sur leurs loisirs, leurs activités, puis sur ce que je compte faire :
- — Demain, je sais pas encore. J’ai trop envie de rester tout près de Camille. Aussi pour apprendre mieux ce que vous faites. Peut-être je peux aider à quelque chose ? Mais je veux pas gêner. Après, je pensais pour aider à l’Institut des sourds, ou avec des autistes. Je connais pas le langage des signes, mais ils m’entendront. C’est un peu loin, alors deux ou trois jours par semaine, peut-être, si ils acceptent.
Un silence suit, chacun réfléchit de son côté. Éléonore trouve l’idée excellente :
- — Si tu veux, je t’y conduirai jeudi, j’ai ma journée. Ça me fera plaisir et j’en profiterai pour faire des courses à proximité.
- — Avec plaisir, alors. Merci !
Camille propose que je vienne à l’agence avec lui jusqu’à mercredi pour essayer. Ania persifle qu’on serait probablement plus efficaces en restant tous les deux ici :
- — Déjà qu’il était la moitié du temps dans la lune à regarder ta photo ! Et puis… on a déjà Elisa en plus, elle pourrait essayer de le remplacer, non ?
- — Parlons-en ! riposte Camille. Tu crois qu’on n’a pas remarqué ? Tout juste si tu ne l’assois pas sur tes genoux !
- — Oh, t’exagères ! jette-t-elle, faussement scandalisée. Mieux vaut entendre ça que d’être sourd, puisqu’on en parlait !
Elisa aussi fait semblant d’être piquée au vif, mais ne peut résister plus de quelques secondes avant de tirer Ania vers elle le temps de lui voler un baiser en riant. Elle annonce, subitement redevenue grave :
- — Il faut bien qu’on en profite. Parce qu’on ne sait pas comment ça va finir, la semaine prochaine, vendredi soir. Vous acceptez de nous aider, alors ?
- — Bien sûr ! répond Camille exactement en même temps que moi.
On se regarde et s’esclaffe ensemble. Je demande :
- — Alors, si j’ai bien compris, vous proposez que… on attend qu’ils ferment le canaux, puis on casse le mur juste assez pour qu’ils peuvent pas ouvrir lui de nouveau ?
- — Presque, se moque Éric. Ce serait plutôt « qu’on attende qu’ils ferment le canal » et « puissent pas l’ouvrir ».
- — C’est difficile, dis-je.
- — Oui, confirme Éléonore, conciliante. Le français est plein de pièges.
- — C’est vrai aussi, mais c’est du mur que je veux dire. C’est difficile et dangereux. Si on fait pas assez vite, il re-ouvriront quand même et alors il ne faut surtout pas avoir la main trop près du mur. Sinon, couic, adieu la main, ou le bras.
Je fais le geste de couper ma main droite. J’explique aussi qu’ils trouveront forcément une autre surface plane à proximité, un autre mur, ou même un sol. Ça ne retardera que de quelques heures, le temps de sonder.
- — Tu as une meilleure idée ? demande Camille.
- — Une autre idée, oui. Plus facile, mais pas meilleure et que j’aime pas du tout. Je suis certaine que Ania a raison et qu’ils ont envoyé Elisa pour surveiller, ici. Ils veulent moi…
- — Non ! s’écrie Camille qui a déjà compris.
- — Attends, s’il te plaît, lui glissé-je doucement, avant de continuer :
- — Non, c’est même pas moi : ils veulent seulement la télépathie. Alors, si je pars à la place d’Elisa, je pourrai discuter avec eux et elle reste ici, en sécurité. C’est moi qui va les voir, alors c’est pas pareil que si ils viennent me prendre. J’aurai pas de gros danger, ils ne prendront pas le risque de me transférer ou de m’effacer.
Il s’ensuit un certain brouhaha. Ania demande si je suis sérieuse, les larmes aux yeux. Elisa essaye d’expliquer qu’elle ne mérite pas cet échange. Camille ne veut pas en entendre parler. Éric et Éléonore causent vivement entre eux, puis avec Ania. Éric finit par hausser la voix :
- — C’est trop risqué. Defleurs a dit qu’il avait peur que des extrémistes trouvent plus simple de te faire disparaître. Plus de télépathie, plus de bataille, fin de beaucoup de problèmes. Et même sans ça, tu risques d’être retenue ou emprisonnée. Tu peux pas imposer ça à Camille, ni même à toi : il suffit de vous regarder.
- — Il a raison, confirme Elisa. Ce serait de la folie.
Tous les regards se tournent vers Camille. Il me prend la main et annonce, un brin crânement, en me regardant :
- — Moi, je refuse que tu partes alors que tu viens à peine d’arriver. Mais je crois que tu as raison. Alors je t’accompagne et on y va ensemble. J’ai ton anneau, je l’utiliserai s’il le faut. Rien ne pourra nous résister ni nous séparer.
Pendant que les autres sont trop stupéfaits pour réagir, je lui offre mon plus beau sourire, accompagné en privé de :
- — Tu vois, j’en étais certaine ! Je t’aime pour ça aussi. Ensemble, rien nous est impossible.
Il nous faut encore négocier un moment, avant qu’ils finissent par céder. Je réponds à d’autres questions, je leur raconte ma vie de ces mois à fouiner un peu partout, là où m’envoyait mon travail. Puis la découverte de Camille, le choc, l’émotion, la surveillance discrète, la collecte d’informations, quelques anecdotes. Mais l’ambiance reste tendue. Éric lance sporadiquement des bêtises qui nous amusent sans réussir à nous réjouir.
Ils nous quittent à la fin de l’après-midi. Camille referme la porte et se tourne vers moi :
- — Je suis sûr que tu as raison, mais j’ai un peu la trouille quand même.
- — Ne t’en fais pas trop, je connais l’endroit. Ils me veulent, mais ils vont détester que je viens avec toi. Je parie qu’ils vont nous renvoyer dans la même journée, et on va tout faire pour ça. Ce sera un peu dangereux, mais on a les avantages. On va en profiter et aussi s’amuser un peu, à leurs frais…
Il reste soucieux. Alors je me presse contre lui, je laisse mes mains courir dans son dos, puis sous son pull. Les siennes ne tardent pas à en faire autant. Nos lèvres s’entre-caressent et nous dérivons lentement vers la chambre en laissant derrière nous une ligne pointillée de vêtements et d’inquiétudes. Arrivés au lit, il ne me reste qu’une chaussette dont je me débarrasse avec ses dernières appréhensions. Nus, peau contre peau, ne subsiste que le bonheur présent et l’envie d’en profiter aussi fort et longtemps que possible. Dont acte.
* * *
Effacement
Lundi matin nous retrouve tous dans le bureau de l’agence, sauf Léo. Je roule d’un poste à l’autre sur une chaise neuve et confortable, curieuse de découvrir ce qu’ils font. Je passe plus de temps auprès de Camille, j’ai besoin de son contact, mais je m’efforce de ne pas trop le gêner. En tout cas, il ne se plaint pas quand j’enroule mon bras autour du sien, il participe même un peu. Chacun m’explique un peu son travail, ses outils. J’ai bien conscience de leur faire perdre du temps, alors j’apprécie d’autant plus.
Éric m’a indiqué la photo. Elle est un peu en contre-jour, près de la fenêtre. Je suis surprise de m’y reconnaître : elle me met plus en valeur que je ne suis, et je ne me souviens pas du tout du moment où elle a pu être prise.
Vers onze heures et demie, Elisa sort faire quelques courses. Elle suggère de ramener des pizzas et des fruits, pour pique-niquer sur place. Elle se sauve avec l’approbation des trois autres. J’ai proposé de l’accompagner, mais elle m’en a dissuadé :
- — Ça caille grave, dehors. Profite plutôt de mon ordi, va te balader sur l’internet, regarder pour ton institut, prendre rendez-vous. Ou sinon, ce qui te fera plaisir.
- — Merci Elisa. Quand on a fait les courses, j’ai complètement oublié qu’il me faudrait un ordinateur. Le téléphone est vraiment trop petit.
- — Tant mieux ! me lance Ania. Les vendeurs sont tous des voleurs et Camille n’aurait pas été d’un grand conseil ! Je termine ça et, tu vas voir, je vais te dégotter un petit bijou de technologie pour pas trop cher. Réfléchis déjà à la liste de ce que tu aimerais faire avec, pour bien choisir.
- — Finis tranquillement ! Je vais utiliser celui d’Elisa, je peux attendre.
Je commence par réviser un peu de grammaire, l’emploi des pronoms personnels en complément d’objet. J’ai pris conscience d’oublier souvent ces « le, la, les, en » facétieux, et j’avais demandé hier soir à Camille de m’expliquer.
Subitement, Ania nous fait tous sursauter. Elle s’exclame, les bras tendus en l’air :
- — Hourraaa ! Ça y est ! Dernière page pour Vert Jardin !
Les têtes de Camille et Éric apparaissent au-dessus des écrans, souriantes. Elle appuie solennellement du bout de l’index sur une touche de son clavier tout en m’attrapant par l’épaule, puis me dépose un baiser sonnant au coin des lèvres avant de réaliser, toute gênée et rougissante :
- — Oh, merde ! Excuse-moi, j’ai cru attraper Elisa ! C’est elle qui est là, d’habitude.
Évidemment, nous éclatons tous de rire, mais je le lui rends sa bise de bonne grâce. Éric demande, l’air de rien :
- — Dis, Loaou, tu ne préférerais pas utiliser un grand écran, plutôt que ce petit machin ? Je veux bien prendre ta place un moment, moi !
Ania se lève et va l’embrasser aussi, exactement pareil.
- — Tu l’as bien mérité, dit-elle. Tu as fait le plus gros du boulot, sur ces photos, sans parler de la charte graphique. L’ensemble est vraiment très réussi.
Elisa entre juste à ce moment, toute frigorifiée, avec des cartons plats qui sentent bon et un grand sac en papier autour du bras. Nous lui expliquons cette subite hilarité et elle réclame le baiser qui lui était initialement destiné. Nous déjeunons dans une très bonne humeur, près de la machine à café qui va être mise à contribution.
* * *
- — Entre en premier, me suggère Camille. Je voudrais pas qu’il me reconnaisse trop vite et se jette sur une alarme.
Nous sommes au coin de la bijouterie où il a eu la mauvaise idée de faire expertiser son AP, par ma faute. La rue est parsemée d’îlots scintillants, mi-neige mi-givre. Quelques rares voitures circulent prudemment. De loin en loin, un flocon volette au gré des courants d’air. Le ciel est d’un gris plat et uniforme, mais j’aime bien cet environnement différent. Camille me souffle un petit nuage de condensation sur le nez pour chasser quelques cheveux rebelles. Mais pourquoi est-ce qu’au moindre geste, au moindre regard, j’ai cette envie folle de me serrer tout contre lui ?
J’ôte ma capuche, je lisse mes cheveux chargés d’électricité statique et pousse fermement la porte. Un grésillement désagréable signale mon entrée. On dirait l’agonie d’un criquet mourant dans une boîte de conserve. L’homme qui somnole derrière le comptoir en attendant le chaland lève lascivement la tête, m’examine un quart de seconde puis se précipite à ma rencontre. Il esquisse un petit salut, l’œil brillant et le parler précieux :
- — Bonjour, chère Mademoiselle ! Que puis-je pour votre plaisir ?
Je sens Camille pouffer derrière moi. Il me rejoint, me prend par la taille et dépose ostensiblement un petit baiser sur ma joue. Le sourire du bijoutier devient nettement moins chaleureux, mais reste bien au-dessus du minimum commercial. Brusquement, il se fige.
- — Je crois qu’il t’a reconnu ! suggéré-je en silence à Camille.
- — Ça m’en a tout l’air, me répond-il en privé avant d’annoncer avec la même intonation mielleuse que celle du gérant :
- — Bonjour, cher Monsieur. Ma dernière visite ne m’a pourtant pas apporté que du plaisir !
Le bijoutier a un bref regard derrière nous en direction du plafond, probablement vers une caméra de surveillance, et esquisse un pas en arrière.
- — Restez ici, commande Camille sur un ton autoritaire. Nous allons être assez brefs.
Je sens qu’il utilise son anneau. L’homme s’arrête net, l’air effaré. Il lève les bras devant lui en un réflexe de protection puis, ne sachant plus qu’en faire, les croise sommairement.
- — Inutile de nier, reprend Camille en levant la main face à lui. Vous nous reconnaissez, ceci et moi, n’est-ce pas ?
- — J’avais dit que je ne veux pas voir cette chose dans mon magasin.
- — Je sais. Rassurez-vous, elle ne va y rester longtemps et nous non plus. Je vous présente l’amie qui me l’a offerte et dont vous aviez douté de l’existence. J’ai aussi le plaisir de vous informer que maintenant, je sais exactement ce qu’est cet anneau et à quoi il sert. J’apprends à m’en servir, assez efficacement. Pour preuve, vous ne pouvez pas regagner votre comptoir, malgré votre envie, parce que je vous ai ordonné de rester ici.
Le bijoutier devient blafard.
- — Vous… vous vou… vous voulez quoi, alors ? bégaie-t-il.
- — Deux bricoles, répond Camille goguenard en levant l’index et le majeur, presque rien. Tout d’abord, savoir à qui vous en avez parlé.
- — À personne, voyons ! affirme-t-il, l’air outré.
J’ai à peine besoin d’effleurer ses idées, que j’exprime à haute voix :
- — Ce n’est pas bien de mentir. Vous venez de penser : « Merde, Jacques ! ». Et immédiatement après vous avez dérivé sur une femme, Lili. C’est la sienne ? Vous avez parlé aussi avec elle ? En fait, vous rêvez surtout à ses seins. Nus, les seins. Souvenir ou fantasme ?
Le type ouvre grand la bouche et oublie de la refermer. Les yeux lui sortent de la tête, ils oscillent alternativement entre Camille et moi, comme s’il regardait un match de tennis. Il finit par articuler :
- — Vous les connaissez ? Mais vous êtes qui, enfin ?
- — Pas du tout, réponds-je. Vous pensez, alors je sais.
- — Elle est étonnante, n’est-ce pas ? s’amuse Camille. Mais revenons à nos moutons. Vous en avez parlé à ce Jacques, donc. Aussi à cette femme ? À d’autres collègues, peut-être ?
- — Non, uniquement à lui, répond-il piteusement.
- — Maintenant, il dit la vérité, confirmé-je.
- — C’est bien ! le félicite Camille. Mais « Jacques », ce n’est pas suffisant. Il nous faut son nom de famille, ses coordonnées, adresse, téléphone, là où on peut le trouver. Quelques détails sur vos relations, aussi. S’il vous plaît.
- — Et puis quoi encore ? rétorque-t-il, méprisant.
- — Allons ! Si vous ne voulez pas coopérer, je vais vous les demander d’une façon que vous ne pourrez pas refuser. Mais cela risque de vous être désagréable, de parler à contrecœur.
Le bijoutier hésite quelques secondes avant de lâcher :
- — Il s’appelle Jacques Despierres. Trois, allée Saint-Martin. Zéro un, soixante-dix…
Je le coupe :
- — C’est n’importe quoi ! Il invente au fur et à mesure. Allez, exige-le, on va pas y passer la journée.
- — Monsieur, se concentre Camille. Vous allez nous répéter deux fois, lentement et clairement ce que vous savez sur ce Jacques : nom, adresse, téléphone, profession, lieu de travail. Et aussi ce que vous lui avez dit, après ma visite.
Pendant que ses yeux roulent en tous sens, horrifiés, le type annone lentement, le front plissé d’une vaine résistance, les bras crispés :
- — Jacques Cayou. Quatre-vingt-douze, rue Champollion…
Camille enregistre soigneusement l’intégralité de sa déclaration avec son téléphone mobile.
- — Merci, dit-il poliment quand l’autre se tait. Vous voyez ? Je pourrais aussi vous demander si vous ne faites que rêver des seins de madame Lili, et vous diriez toute la vérité, y compris les détails croustillants. N’oubliez pas de respirer, quand même !
Le gars est plus rouge qu’une tomate trop mûre.
- — C’est… c’est… abominable, rage-t-il. C’est de l’extorsion, de… du viol. Comment vous faites ça ? Hypnose ?
Camille lui montre son anneau avec un petit sourire en coin et un clignement des yeux. Le bijoutier le regarde comme s’il voyait le Père Noël, incrédule.
- — Ça ne sert à rien que je vous explique, répond Camille gentiment, puisque dans deux minutes, vous aurez absolument tout oublié. C’est la seconde bricole. Alors, écoutez-moi bien…
Il lui ordonne d’effacer toutes les traces de son premier passage et du nôtre, de débrancher la caméra de surveillance encore une heure ou deux et de détruire tous les enregistrements effectués depuis ce matin vers dix heures : « Elle a eu une petite panne, un faux contact de rien du tout, vous avez juste secoué le fil ». Puis d’oublier complètement tout ce qui touche l’anneau : nous, les visites, et même ce qu’il pourrait en entendre ultérieurement. Il passe en revue des possibilités improbables avec une méticulosité qui m’amuse, avec des redondances, mais sans oubli qui me vienne à l’idée. Pour finir, il le libère de l’ordre « restez ici » qu’il avait imposé en arrivant. Après un dernier regard circulaire, il ajoute :
- — Et remplacez donc cette atroce sonnette de porte par quelque chose de supportable, vous gagnerez des clients ! Vous avez bien tout compris ?
L’homme confirme et s’en va vers l’arrière-boutique d’une démarche un peu ankylosée. Nous sortons, accompagnés des derniers crissements de l’atroce insecte virtuel. Je ne retiens plus mon rire :
- — Quand même, lui faire changer sa sonnette ! C’est à la fois mesquin et gentil. Tu sais qu’il coïte avec la femme de son ami ? J’ai vu des images très alléchantes, malgré sa peur. En tout cas, félicitations, ça a été rondement mené !
- — Parce que tu m’as beaucoup aidé ! répond Camille.
- — On va aller voir ce Jacques. C’est bien, cet entraînement avant les rapaces de Globalency.
Nous nous congratulons d’une longue embrassade. Sans prévenir, un gros flocon me tombe sur la joue, subitement accompagné par une infinité d’autres en une ronde magique. Nous regagnons l’agence main dans la main, l’esprit guilleret, aussi léger qu’eux. Je ne remets pas ma capuche pour mieux en profiter et nous réussissons même à en croquer quelques-uns !
* * *
- — Alors ? nous intercepte Ania pendant que nous nous ébrouons.
- — Toujours le même bonhomme, vieux et étriqué, explique Camille, avant de l’imiter : « Bonjour, chère mademoiselle ! Que puis-je pour votre plaisir ? ».
- — Moi, j’aurais répondu : « Plus grand-chose, je crois ! » le coupe Ania avec une moue écœurée et des yeux rieurs.
- — C’est pas gentil ! ris-je. Pourtant il le mériterait. Il a bêtement essayé de mentir, mais il a tout déballé quand Camille a demandé énergiquement. Il a parlé de l’AP à un inspecteur qu’il connaît bien. On a demandé son adresse, puis Camille a fait tout effacer : les traces et les souvenirs. Maintenant, on est tranquille : il n’a jamais vu ni entendu parler d’un anneau étrange.
- — Et on a appris un détail coquin, complète Camille. Il est proche de la femme de l’inspecteur. Très intime, même. Par contre, l’histoire ne dit pas si c’est avec ou sans l’accord du mari. Mais bon, on s’en fout, c’est pas nos oignons.
- — Alors, je retire ce que j’ai dit, avoue Ania, rêveuse. Peut-être qu’il pourrait quelque chose « pour mon plaisir ». Mais pas des diamants, hein !
- — Et en dehors d’un plan cul foireux, vous faites quoi maintenant ? intervient Éric. Vous avez quand même pas l’intention de remonter jusqu’au ministre des armées et de vous jeter dans la gueule du loup ?
Camille me regarde, amusé. Il m’envoie :
- — Ça me tente un peu, juste pour le fun. Une petite revanche !
- — Je crois que si, annoncé-je, hilare, à Éric. Et tu viens de donner une idée qui arrangerait beaucoup, mais très hasard, surtout avec le peu de temps qui reste.
- — Ils sont fous ! s’exclame Éric en plaquant théâtralement ses mains sur ses yeux comme le singe Mizaru.
- — Raconte, fait Elisa. C’est quoi cette idée ? Elle me concerne ? Parce que le peu de temps qui reste, c’est forcément l’échéance de vendredi soir, non ?
- — Oui. Vous avez raconté que le gendarme a montré la photo d’un AP et qu’un chimiste a un dossier. J’aurais dû y penser plus tôt. Il y a presque deux ans, un agent se faisait passer pour un sans-abri. Il avait ôté son AP et il a eu un accident idiot. L’AP n’a pas été retrouvé, ça a fait toute une histoire. Je suis sûre que c’est celui de la photo et du dossier. Et j’aimerais beaucoup le récupérer avant vendredi soir. Camille est bien protégé par le sien, moi pas. Avec celui-là, je serais en sécurité aussi.
- — Tu pourrais l’utiliser ? me demande Camille, étonné. Tu avais dit que je ne peux pas te le rendre (il montre sa main). Mais si tu peux, alors je te le donne tout de suite ! Tu vaux beaucoup plus que moi.
- — Non, je ne vaux pas plus que toi, ou que n’importe qui de vous tous ici, et je t’interdis de le retirer ! Il te protège et je ne veux même pas imaginer le risque de te perdre. De toute façon, tu es le seul qui peut l’utiliser depuis que je l’ai accordé à toi. Je t’avais demandé de ne pas l’enlever longuement parce que le porter entretient l’accord. L’autre est seul depuis deux ans, avec personne. Son accord s’est dissipé, il est redevenu neutre. Je pourrai l’accorder à moi, pour vendredi, puis le neutriser ou le transférer à qui en aura besoin, après.
Un silence s’étire, ils réfléchissent à ce que je viens d’énoncer. Camille me demande silencieusement, un peu gêné :
- — Tu es sérieuse …
- — Oui.
- — … quand tu dis que tu ne peux pas imaginer de me perdre ?
- — Oh, oui ! Encore plus que tu ne le penses.
- — Je pense comme toi, alors !
Je me sens irrésistiblement attirée vers lui, et je ne cherche pas à résister. Je me jette dans ses bras et nous restons enlacés, joue contre joue. C’est délicieux, inutile de parler, ni même de penser.
- — Eh ! s’exclame Ania, c’est pas le moment ! Vous feriez mieux de bouger, plutôt que de fusionner comme des amibes !
Elle nous secoue avec Elisa en riant. Nous émergeons, presque surpris de nous retrouver au milieu du bureau. Je m’attendais à voir tomber de la neige chaude autour de nous, dans une ambiance plus propice à un déshabillage. Je sais que Camille partage cette sensation. Tant pis, on se rattrapera plus tard.
Ania a une autre idée : elle propose de contacter son ami chimiste pour tenter d’apprendre d’où venait son dossier. Sans attendre notre réponse, elle attrape son téléphone et en fouille l’annuaire à la recherche du numéro, tout en filant vers le coin toilettes pour s’isoler un peu. Camille l’interrompt :
- — Ania, s’il te plaît, est-ce que tu te souviens des noms de la nana et du type qui sont venus nous interviewer ? Tu sais, les militaires, chez les flics.
Elle réfléchit un instant en regardant son mobile, puis nous fait non de la tête. Elle le colle à son oreille en disant « Allô ? Michel ? » et referme la porte sur elle. Elisa demande qui est ce Michel. Lorsque Éric lui raconte les déceptions du bavard, elle conclut pensivement :
- — Oh, oh ! C’est intéressant, faudra qu’on en parle.
Pendant qu’Ania téléphone, nous cherchons l’adresse de l’inspecteur Jacques Cayou sur Mappy, après avoir réécouté l’enregistrement et transcrit son contenu dans un petit fichier. Il n’habite pas très loin, une demi-heure en auto. Il travaillerait dans Paris, mais c’est tout ce que savait « ce con de bijoutier », comme le qualifie Éric. La visite avec Google Street nous montre un pavillon cossu dont l’entrée donne sur une rue bordée d’un long parking. Il sera facile de s’y garer.
Nous tergiversons sur la meilleure conduite à tenir. Téléphoner pour prendre rendez-vous ? Cela risque d’éveiller son attention. Si on a sa femme, ce ne sera pas mieux. Je leur confirme qu’un AP est sans effet par téléphone, seulement à proximité.
- — Il faut leur rendre une visite impromptue, avance Éric. Le soir, parce qu’on ne sait pas à quelle heure il s’en va le matin : si on le loupe, on perd la journée. Et juste avant le souper : quand on a faim, on fait moins attention.
- — Et s’ils mangent à l’extérieur ? demandé-je.
- — On les attendra, réplique Camille. On va jouer aux détectives en planque ! J’aurais préféré être sous la couette, mais si tu es avec moi, alors je suis heureux.
- — On pourrait venir aussi, avec Ania, pour vous aider ! suggère Elisa.
- — J’ai peur que ça soit pas top pour la discrétion, se moque Éric. Une partouze à quatre dans une bagnole, ça le fait moyen.
Nous sommes encore en train d’en rire lorsque Ania sort des toilettes, soucieuse, les sourcils froncés, le téléphone pendant au bout du bras.
- — Il n’y a plus de papier ? tente Éric.
Mais sa plaisanterie tombe à plat.
- — Très drôle, réplique-t-elle, toujours perdue dans ses pensées. C’est pas bon. Au début, il ne voulait pas m’en parler au téléphone. J’ai insisté en laissant supposer une récompense et il m’a fait attendre d’être sorti dehors pour causer. Il a été très surpris de mon appel parce qu’une autre femme a téléphoné ce matin, pour avoir un rendez-vous avec leur directeur, justement à propos de ce foutu dossier. Ils ont rencard mercredi, après-demain.
- — Qui donc peut bien s’intéresser à la même affaire, juste maintenant ? la coupe Éric. C’est un peu gros, comme hasard, non ?
- — Attends, j’ai pas fini. Son patron lui a réclamé d’aller ressortir ce « putain de classeur » des archives. Il veut le trouver sur son bureau en arrivant, avant le rendez-vous. Il est au taquet sur une thèse, Michel pense qu’il se trompe de dossier et que ça va brasser grave. J’espère que tu m’en voudras pas, dit-elle en se tournant vers Elisa, j’ai négocié à bâton rompu. Il m’a promis que si on vient le voir demain soir, il aura le dossier chez lui. Il nous invite à manger, et bien sûr à dormir. Enfin, façon de parler.
- — Yes ! bondit Elisa, réjouie. Génial ! Il ne sait pas ce qu’il va gagner. Ça mérite un gros remerciement, non ? Alors je vais me surpasser ! Il est pas végétarien, j’espère ?
- — Non, mais ne rêve pas trop, rit Ania. Je parie sur des pizzas. Ce pourrait être pire : celles du camion en bas de chez lui sont excellentes et bien garnies. On apportera une bouteille, comme ça on saura ce qu’on boit. La dernière fois, il avait trouvé une bière ignoble. Avec des pizzas !
Ania détaille à Elisa les fiascos culinaires et sentimentaux de Michel, Éric est plié de rire. Je l’entends murmurer « elle va se surpasser ! ». Camille m’explique brièvement les pratiques du duo Ania-Elisa qui commence à se tailler une solide réputation dans les boîtes de nuit aux alentours, envié par certains, redouté par d’autres, tous genres confondus.
J’essaye de tirer des conclusions plus pratiques pour ce qui nous concerne :
- — Si je comprends bien, on saura mercredi matin ce qu’il a dans ce dossier, et surtout d’où il vient. Donc, avec un peu de chance, où il faut aller chercher l’AP. Mais probablement pas très tôt, ajouté-je en aparté en souriant.
- — Ou peut-être rien du tout, complète Ania. Heureusement, on ne se déplacera pas pour rien ! Mais quelqu’un d’autre fouine aussi. De là à penser qu’il le cherche aussi, il n’y a qu’un pas. Je crois qu’il ne faut pas traîner ni laisser tomber la piste du bijoutier.
Nous lui racontons notre idée d’aller sonner demain par surprise chez le Jacques. Elle nous remballe :
- — Vous n’allez quand même pas vous pointer sans savoir s’il y a quelqu’un et sans raison ! Faut téléphoner, prendre rendez-vous sous un prétexte bidon, mais vraisemblable. Vous avez rien trouvé ? Y a quoi à proximité de chez eux ?
Elle explore la carte restée affichée sur l’écran de Camille.
- — Le magasin Métro, juste à côté ! Téléphone en disant que Métro étudie l’opportunité une soirée festive, un truc réservé au voisinage proche. Une fête de quartier, quoi.
- — C’est pas un peu gros ? interroge Camille.
- — Plus c’est gros, mieux ça passe ! Tente un rendez-vous demain après-midi, ou sinon plus tard, mais en traînant les pieds. C’est juste pour savoir quand ils rentrent.
Camille appelle, je le sens un peu tendu. Non, monsieur Jacques Cayou n’est pas là, c’est Lilian, sa femme, qui répond. Elle nous attendra demain à dix-huit heures. Elle est désolée, mais ne peut arriver plus tôt et son mari rentre rarement avant. Camille raccroche et laisse échapper un grand soupir :
- — J’en reviens pas qu’elle m’ait cru. Ça me va pas trop, de mentir comme un arracheur de dents.
- — Pour un commercial-administrateur, c’est pas normal, fait remarquer Éric. Tu devrais prendre des cours !
Je laisse échapper un rire discret. Camille me regarde d’un œil réprobateur, mais avec une pensée qui le dément et qui me fait fondre.
* * *
Au suivant !
Mardi midi, la neige qui blanchissait les rues au petit matin a complètement disparu sous le vent tiède qui annonce la pluie. Le contraste avec les températures de la veille est sidérant. Nous quittons l’agence en même temps qu’Ania et Elisa qui prétendent avoir besoin de se préparer pour aller chez Michel. Éric demande très lubriquement si elles veulent bien lui envoyer un selfie, une fois prêtes :
- — Je fais rien, moi, dans votre combine. Alors je m’attribue le contrôle qualité !
Elisa chuchote quelques mots à l’oreille d’Ania qui éclate de rire avant de s’adresser à Éric :
- — Va donc câliner Léo, tu peux pas l’impliquer dans nos soucis, alors profites-en !
- — Tu parles, c’est elle qui m’épuise !
- — Tu t’en plains ?
- — Certainement pas, j’assume ! fanfaronne-t-il.
La porte de l’immeuble à peine franchie, un tourbillon s’empare de mes cheveux et les enroule autour de ma tête. Je recule de deux pas dans l’entrée, le temps d’enlever ceux que j’ai dans la bouche et les yeux, puis de les attacher en queue de cheval. Camille m’aide en riant. Il range une mèche du bout des doigts, comme au refuge, et en profite pour glisser avec tendresse une caresse sur ma joue :
- — Le vent aussi aime bien tes cheveux, on dirait !
Les bourrasques précurseures d’orage nous accompagnent tout au long du trajet pendant que le ciel s’assombrit. Alors que nous remontons la rue Champollion, elles cèdent brusquement la place à un orage torrentiel. Camille se gare laborieusement en face du portail de la maison Cayou en tentant d’apercevoir la rue entre deux passages des essuie-glaces.
Les vitres ruissellent de flots qui masquent toute visibilité et le toit crépite. Il est hors de question de sortir sous une douche pareille qui ne saurait durer. On s’entend à peine. Il se penche vers moi pour dire quelque chose, j’attrape ses lèvres d’un baiser qu’il me rend en riant. Le suivant est plus tendre, ils deviennent rapidement torrides. Nos mains furètent un peu partout, au risque de mettre à mal notre tenue.
Le silence subit nous interrompt, à regret. La pluie s’est arrêtée aussi brusquement qu’elle avait commencé. Les vitres redeviennent transparentes, un rideau gris, presque opaque, s’éloigne à toute vitesse et disparaît au bout de la rue. Nous sortons précautionneusement de l’auto en regardant le ciel incertain et la rue ruisselante, avant de traverser et de sonner au 92.
La porte s’entrouvre immédiatement, retenue par une chaînette de sécurité.
- — Madame Cayou ? demande Camille. Je vous ai téléphoné hier. Nous avions rendez-vous à dix-huit heures, l’orage nous a un peu retardés.
- — Oui, je vous ai vus arriver. Je crois même avoir aperçu que vous avez réussi à utiliser agréablement ce petit contretemps. Entrez donc.
Camille prend des couleurs, j’adore. Elle ouvre la porte et nous dirige vers un salon cossu. Il fait très chaud, peut-être par contraste avec l’extérieur. La pièce est vaste, claire et respire une aisance certaine. Une table basse et un immense canapé en forme de L délimitent un carré presque parfait qui se prolonge le long du mur par un piano droit, laqué noir, suivi d’une porte vitrée. À leur gauche trône une grande table en bois foncé entourée de chaises, puis un comptoir qui nous sépare de la cuisine « à l’américaine ». Lilian passe derrière en demandant :
- — Vous boirez quelque chose ? Un punch ? Un jus de fruits ?
- — Nous ne voulons pas déranger, annonce Camille. Surtout que je dois avouer que nous ne venons pas pour Métro, c’était seulement un prétexte.
- — Je sais, rétorque-t-elle sèchement, à notre surprise. Figurez-vous que Métro organise déjà une soirée privée réservée aux riverains, depuis plusieurs années. Alors je suis très curieuse de savoir à quoi rime votre combine. Et pour commencer, vous allez poser vos mains sur vos genoux et surtout ne pas les en bouger sans mon autorisation.
Elle lève le bras par-dessus le comptoir, orné d’un pistolet automatique qu’elle pointe vers nous.
- — Il est chargé et je sais m’en servir. Exécution !
- — Vous devriez poser ça, déclare calmement Camille. Vous n’en avez pas besoin. Nous n’avons aucune intention de bouger de votre canapé confortable avant d’avoir vu votre mari. C’est lui que nous voulons rencontrer.
- — Même si j’ai aussi une petite question pour vous, ajouté-je. Si vous voulez bien.
- — Ta-ta-ta, reprend-elle. Les mains sur les genoux d’abord. On verra le reste ensuite, si mon mari arrive avant que je n’appelle la police.
Je pose délibérément la main droite sur mon genou et la gauche… sur celui de Camille que je presse un peu. Il fait de même en retenant difficilement un petit rire. Elle regarde nos bras croisés, sourcils froncés, en hésitant sur la conduite à tenir. J’en profite pour caresser ostensiblement la jambe de Camille.
- — Vous trouvez ça drôle ? demande-t-elle enfin.
- — Agréable, plutôt, dis-je sans moufter. Écoutez, posez votre machin et venez plutôt causer gentiment. On veut pas faire des ennuis. Excusez si on a fait peur, mais de toute façon une arme sert à rien, si on veut.
- — Ah oui ? Et comment ? Moi je vous assure qu’une balle dans la jambe est très efficace : je l’ai déjà fait.
- — Montre-lui, demandé-je silencieusement à Camille. Dis-lui de te donner son pistolet, mais ne le touche pas.
- — Madame Cayou, formule-t-il avec attention. Vous allez me donner votre arme en la tenant par le canon, immédiatement et sans rien tenter qui puisse être dangereux.
Les yeux ronds, elle s’exécute lentement, à regret. Elle quitte la cuisine comme poussée par une personne invisible et tend le pistolet.
- — Déchargez-le et posez-le sur la table basse, puis n’y touchez plus avant notre départ, exige-t-il après un instant de réflexion.
En un clin d’œil, elle ôte le chargeur. Puis elle tire la glissière et récupère la cartouche éjectée. Après un clic qui indique le désarmement du percuteur, le pistolet vide atterrit promptement sur la table et la balle rejoint ses collègues dans le chargeur, à côté de lui. Elle ne mentait pas : elle sait s’en servir, avec dextérité. Elle se laisse tomber sur l’autre côté du canapé, l’air épouvanté, et se passe une main sur le front :
- — Mais pourquoi j’ai fait ça ? demande-t-elle sans s’en rendre compte. Je suis folle ?
- — Non, explique Camille. Vous ne pouviez pas faire autrement qu’obéir. Vous voyez, toute arme ou toute velléité d’agression est complètement inutile, je peux la bloquer en quelques mots.
- — Et s’il n’en avait pas le temps, insisté-je, une action violente risquerait même de se retourner contre vous. Ne prenez pas ce risque.
Elle a l’air vraiment désemparée. Malgré ses traits crispés et les petites rides qui trahissent la cinquantaine passée, elle garde l’allure d’une belle femme, preste et soignée, sûre d’elle. Ses cheveux courts, teintés bruns et soigneusement ébouriffés encadrent des yeux noisette vifs dans un brin de maquillage trop propre qu’elle a dû retoucher avant notre arrivée. Son pull en mohair moule une poitrine moins abondante que l’image que m’avait servie le bijoutier, probablement rehaussée par un soutien-gorge pigeonnant qui la met en valeur dans son large col en vé. Elle remarque mon regard qui s’attarde sur ses formes et m’apostrophe avec un éclair de vengeance :
- — Ça ira ? Elle vous plaît ? C’est sûr que comparée à la vôtre, je comprendrais que vous soyez jalouse.
Je manque m’étrangler de surprise et rétorque, revancharde :
- — Bien tenté, mais la mienne me convient parfaitement. Et elle se soutient très bien toute seule, j’ai pas besoin de rehausseur.
- — Ouais, mon cul. J’aimerais bien voir ça, se moque-t-elle. Et encore plus dans vingt-cinq ans, quand elle vous tombera sous le nombril !
Devant Camille complètement ébahi, je soulève d’un seul geste mon pull et mon chemisier que je laisse tomber à ma droite, sur le canapé, et pointe fièrement les seins vers notre hôte.
- — Attends, tu fais quoi, là ? s’exclame-t-il tout en louchant sur mes tétons dressés par le contraste avec l’air plus frais.
- — Elle pense que je mens et elle veut voir. Alors je montre. Et je parie qu’elle osera pas pareil parce que ça sera pas son avantage.
Cette fois, c’est elle qui me surprend. Elle retire son pull-over et, après une infime hésitation, dégrafe son soutien-gorge qu’elle laisse choir négligemment sur le pull. Tout comme je l’ai fait, elle se cambre exagérément, l’œil goguenard :
- — Perdu. Alors, on fait moins la fière ?
- — J’hallucine ! marmonne Camille. C’est quoi ce délire ?
N’empêche qu’il se rince l’œil, un coup d’un côté, un coup de l’autre. Il soulève la main, je le devine sur le point de me caresser involontairement. Et je dois avouer être étonnée : la poitrine de Lilian s’affaisse un brin, mais moins que ne l’évoquait le bijoutier. Elle a même fière allure, surtout qu’elle triche en étirant les bras derrière sa tête, ce qui la remonte quelque peu.
- — C’est pas un délire, annonce-t-elle, vindicative. C’est une confrontation. Alors, qu’en pense le jeune homme, s’il lui reste un brin d’impartialité ? Peut-être devrait-il tâter la fermeté, soupeser le poids ?
- — Glblmlgxzfrt, déglutit Camille.
- — Je crois qu’il a pas dit non, affirmé-je en attrapant sa main que je plaque d’autorité sur mon sein gauche. Mais je dois reconnaître que les vôtres ont encore belle allure. Par contre, ils sont moins gros et moins bombés que dans les souvenirs de votre amant bijoutier.
- — Hein ? sursaute-t-elle. Vous connaissez Vivien ? Il vous a parlé de moi ? Vous devez vous tromper !
- — Je savais pas qu’il s’appelait ainsi. Il n’a rien dit, mais il a pensé à vous tellement fort que j’ai parfaitement capté. J’ai bien reconnu vos seins, avec la petite tache sous le gauche. Il les exagère juste un peu. Il adore les caresser du bout des doigts, en faisant des spirales autour des mamelons pour vous amener à la jouissance en glissant en même temps très lentement dans vous. À moins que ce soit seulement un fantasme : ça a été très court, j’ai pas eu le temps de bien analyser.
Plongée dans la recherche des flashes de souvenirs que j’avais captés chez ce Vivien, j’ai tout déballé sans y réfléchir. Le résultat ne se fait pas attendre, en premier chez moi. Repenser à ces brèves images fait sourdre une onde de chaleur dans mon ventre, amplifiée par les frétillements des doigts de Camille que j’emprisonne toujours sur mon sein.
Elle me regarde bizarrement un moment, avant de demander calmement, mais avec une rage volcanique proche de l’éruption :
- — Comment vous savez… tout ça ? Il vous l’a raconté pour frimer ? Vous couchez avec lui ?
- — Vous voulez rire ! Un vieux d’au moins cinquante berges !
- — Merci pour le vieux, aboie-t-elle avec hauteur. Il fait l’amour comme un dieu : c’est un homme expérimenté, lui. Vous devriez essayer, ça vous changerait de votre morveux, espèce de gamine mal baisée.
- — Fiaé pao fuque ! explosai-je en serrant les poings. Disez encore une saloperie sur Camille et je vous colle une paire de claques qui vous fera taire pour une semaine !
Je fulmine. La chaleur qui baignait mon ventre s’est transformée en une boule de rage qui ne demande qu’à exploser. Je suis tendue, prête à lui sauter dessus. Heureusement, elle se tait. Camille me chuchote dans le creux de l’oreille :
- — Loaou, laisse tomber, n’entre pas dans son jeu, c’est ce qu’elle cherche ! Tu es tellement en rage que je n’arrive même plus à te transmettre. Et tu m’écrases la main !
Je réalise qu’effectivement je la presse et la serre contre moi au point d’en avoir mal, moi aussi. Je relâche la pression, la soulève un peu. La trace de ses doigts reste imprimée sur mon sein vaguement douloureux. Je la repose délicatement en une caresse et me détends de tout mon poids contre le dossier et contre mon chéri.
- — Oh-la-la, transmets-je, je me suis laissée mener par le bout du nez. Mais t’as entendu comme elle a parlé de toi, cette salope ?
- — Bah, si ça se trouve, elle a raison !
J’ai un petit hoquet de stupeur avant de réaliser qu’il se moque.
- — Camille ! Tu imagines, ce type à poil ? Beurk ! C’est toi que je veux, seulement toi !
- — Merci ! Mais peut-être pas tout de suite ? Tu crois qu’on peut essayer de rétablir une discussion sensée avec l’autre excitée ?
Je prends sur moi de tenter une conciliation, alors que Lilian nous regarde attentivement d’un air narquois :
- — Excusez-moi, je me suis emportée. J’aurais pas dû dire ça.
- — Moi non plus, répond-elle avec une grimace. Mais c’était trop tentant. Vous voyez : moi aussi je peux vous faire faire des choses contre votre volonté. Mais vous ne m’avez pas dit comment vous savez ces détails, si ce n’est pas sur l’oreiller.
- — J’avais déjà dit : il a pensé, j’ai perçu. Je suis comme ça, je peux écouter les gens penser. Je vous le dis uniquement parce que quand on partira, vous oublierez.
- — C’est une blague ? Et je pense à quoi maintenant ?
- — À des cochonneries.
- — Trop facile, trop prévisible ! Précisez !
- — Camille, bouche-toi les oreilles ! Vous avez pensé que si mon copain qui bande comme un âne à force de me tripoter le téton ne me fourre pas rapidement, c’est vous qui allez m’y mettre deux ou trois doigts en le masturbant de l’autre main. Vos idées étaient un peu plus crues, je crois.
J’ai exposé le tout en la regardant fixement. Après un instant de stupeur, elle pose sa main sur sa bouche et commence à pouffer nerveusement, avant de basculer dans un fou rire qui la secoue tout entière. Je me tourne vers Camille qui est rouge comme une pivoine et dont le pantalon arbore effectivement une belle bosse. Le fou rire nous gagne aussi, irrésistiblement, jusqu’aux larmes. Alors qu’on essaye laborieusement de reprendre notre souffle, Camille a le malheur de hoqueter :
- — Deux ou trois, vraiment ?
Et nous retombons irrémédiablement dans des rires endiablés, amplifiés par Lilian qui ajoute :
- — Ou plus si besoin. Et avec les pieds !
Je glisse sur Camille qui peine à se retenir en s’accrochant au dossier, quand une voix annonce :
- — Mais c’est la fête, ici ! Vous n’avez pas l’air de vous ennuyer !
- — Ah, Jacques ! dit Lilian, les yeux embués de larmes. J’ai pensé trop fort que…
Et elle repart en vrille de plus belle, nous avec. Un vrai fou rire comme on en a peu : stupide et irrésistible, relancé par le moindre détail incongru. Même Jacques finit par rire de bon cœur avec nous, sans savoir pourquoi.
Heureusement, ce rire dément commence à passer. J’en ai des crampes sous les côtes et les joues qui tirent, je suis épuisée. J’essaye de respirer lentement en pensant à autre chose, avec la sensation d’être sur un fil, de risquer la rechute au moindre geste déplacé, à la moindre parole sibylline. Les autres se calment aussi. Lilian constate, essoufflée :
- — Ouuuf ! Ça ne m’était plus arrivé depuis des lustres. C’est épouvantable de rire comme ça, sans pouvoir s’arrêter. J’en ai mal partout !
- — Ça vous ennuierait de m’expliquer ? demande Jacques. Et à quoi vous jouez, les seins à l’air ? Enfin, toi, j’ai l’habitude, remarque-t-il à sa femme avec malice. Mais pour une visiteuse inconnue, c’est assez incongru ! Notez que j’ai dit « incongru », pas « inconvenant », n’est-ce pas, Madame … ?
- — Loaou, annoncé-je en me penchant vers lui et en tendant la main, qu’il serre franchement en louchant un peu sous mon menton. Et voici Camille, mon chéri. Pour résumer, après un petit malentendu à notre arrivée, madame votre femme a prétendu que ma poitrine ne valait pas la sienne. Alors on a comparé, on s’est un peu échauffées et on a failli en venir aux mains. Mais après l’orage vient le beau temps, comme dehors, tout à l’heure. Vous arrivez au bon moment.
Il nous regarde alternativement tous les trois, puis la table basse vers laquelle il tend le doigt, perplexe :
- — Et il a fallu sortir ça pour parler de seins ?
- — C’était plutôt à cause du malentendu, explique Lilian. Ils ont pris rendez-vous avec un prétexte tellement foireux que j’ai préféré assurer mes arrières. En fait, très inutilement, ajoute-t-elle, pensive et dépitée. Ça t’intéressera certainement.
- — Pourquoi ? demande-t-il en plissant le front.
- — Ils m’ont hypnotisée. C’est moi qui l’ai déchargé, avoue-t-elle en montrant le pistolet. Il me l’a ordonné et je l’ai fait, malgré moi, sans pouvoir m’y opposer. Et puis elle, elle…
- — Elle quoi ?
- — J’arrive pas à y croire, il doit y avoir un truc. Je te laisse juger, mais reste assis !
Elle se tourne vers moi :
- — Vous voulez bien lui faire votre… tour ?
Il me scrute comme s’il cherchait à lire des inscriptions tracées sur ma peau. Surtout sur mon torse. Je n’ai aucune difficulté à explorer ses pensées. Il se demande ce que je peux bien cacher. Il me trouve plutôt bien foutue – c’est gentil – et il regrette qu’on ait enlevé que le haut. Il trouve que c’est même surprenant vu les habitudes nudistes de sa femme : elle n’a pas dû se forcer beaucoup ! Il ne serait pas étonné qu’elle ait délibérément provoqué notre déshabillage.
Ses yeux remontent se fixer aux miens après un arrêt au creux de mes jambes. J’en profite pour lui transmettre, sans bouger d’un poil :
- — Oui, c’est elle qui m’a provoquée et j’ai réagi stupidement, mais c’est oublié. C’est gentil de penser que je suis bien faite, mais je n’ai rien de plus à cacher ou à montrer que n’importe quelle autre fille. Si vous tenez vraiment à ce qu’on enlève le bas, vous pouvez toujours le demander, mais à toutes les deux. Et alors, ce serait gentil d’en faire autant ! Mais vous risquez d’être déçu, et nous aussi.
- — Hein ? Vous manquez pas de culot ! sursaute-t-il.
- — Qu’est-ce qu’il y a ? demande sa femme.
- — T’as pas entendu ?
- — Ben non, ils n’ont rien dit !
Elle me fixe avec curiosité, elle aussi. J’en profite pour leur envoyer à l’un puis à l’autre :
- — Je peux être très indiscrète, mais je peux aussi vous parler en toute discrétion.
Ils m’examinent un moment en silence, suspicieux et étonnés. J’en profite pour résumer à Camille, en privé. Il commence à rire doucement. C’est vrai qu’ils sont comiques, tous les deux, aussi perplexes qu’ébahis. Je romps le silence :
- — Je comprends que vous soyez surpris, mais ce n’est pas de la magie ou de la technologie. Seulement une anomalie, une erreur de la nature, quoi.
- — Une erreur ! s’exclame Jacques. Une erreur ! Mais des erreurs comme ça, on en rêve !
S’ensuit une avalanche de questions auxquelles Camille tourne court :
- — Monsieur Cayou, il y a des tas de choses qu’on ne sait pas expliquer, et ça ne servirait à rien. Mais surtout, ce n’est pas pour cela que nous voulons vous voir. Votre ami bijoutier, Vivien, vous a téléphoné à propos d’un bijou étrange, il y a quelques mois. C’est bien cela ?
- — Hein ? Comment vous le savez ? Ça m’étonnerait bien qu’il l’ait chanté sur les toits.
Il me regarde suspicieusement puis ajoute :
- — Oh, je vois… Vous volez les pensées des gens, aussi ?
- — Non, répond Camille à ma place. Elle ne vole rien. C’est lui qui m’en a parlé, quand je lui ai demandé.
- — J’ai du mal à vous croire.
- — Il a été bavard, dis-je. Vous voulez écouter l’enregistrement ? Mais j’avoue que j’ai aussi capté des pensées plus… privées, ajouté-je en glissant un regard vers Lilian. Il y a pensé trop fort.
- — Vous l’aviez, euh… hypnotisé lui aussi ? demande-t-il.
- — Ce n’est pas de l’hypnose, précise Camille. C’est le travail de l’objet dont il vous a parlé, celui-ci.
Il tend la main par-dessus le coin de la table pour le montrer.
- — Merde ! s’exclame Jacques après l’avoir examiné, penché en avant. C’est bien le même que…
Il s’interrompt et tend le bras. Sa femme aussi se penche en avant pour mieux voir. Camille intervient vivement :
- — Restez assis ! Tous les deux ! Je vous interdis de quitter ce canapé avant notre départ.
Ils retombent sur l’assise et se tortillent un peu avant de comprendre qu’ils y sont confinés.
- — Voilà, c’est exactement ce qui m’est arrivé tout à l’heure, avec le pistolet, grogne Lilian à son mari.
Jacques cogite à toute vitesse et réagit promptement. Il n’est pas inspecteur pour rien :
- — C’est ce… machin qui provoque ce… ce résultat ?
- — Oui, répond Camille.
- — Putain ! Quand je pense qu’on en a un quelque part depuis deux ans ! Vous vous rendez compte de l’aide que ça apporterait ?
- — Oh oui, dis-je en souriant. Et vous êtes loin d’imaginer toutes ses capacités.
- — C’est lui qui permet d’échanger des pensées ? Votre bague aussi ? Elle est différente pourtant.
- — Non, la mienne est seulement très belle : je n’ai besoin de rien pour faire ça. Et vous, si vous avez un autre AP, Anneau de Protection, vous pouvez rien faire avec. Il faut d’abord l’accorder à vous, et vous ne savez pas faire. Moi, je sais et j’ai besoin de lui. Où est-ce qu’il se trouve ? Comment le récupérer ?
- — Et si je refuse de le dire ?
- — Alors je vous ordonnerai de parler, intervient Camille. Tout comme je vous ai imposé de rester assis, et vous serez aussi loquace que votre ami Vivien.
- — Je vois… C’est inouï, insensé !
Il se tortille un peu pour vérifier s’il ne peut pas se lever, avant d’annoncer :
- — Je ne sais pas où il est. Il devrait être aux archives avec les pièces à conviction, à la DRPJ. Il appartenait à un type qui est mort.
- — Il dit la vérité, confirmé-je.
- — Bien sûr que c’est la vérité ! s’énerve-t-il.
- — Dites-nous-en plus, exige Camille. Comment vous le savez ?
Il nous explique que l’homme se faisait passer pour un SDF, c’est pratique pour zoner, la nuit. Mais il était suspecté d’être un agent de renseignements étranger (ce qui est assez vrai, mais que je ne commente pas !). Une enquête avait été ouverte sur lui, sur son entourage, ses contacts, puis classée sans suite et archivée.
Il l’a découverte après l’appel de Vivien, en interrogeant les dossiers informatiques à propos d’une bague étrange. Alors il a rouvert le dossier et diligenté une petite investigation sur ce second anneau. Elle a été inexplicablement sabotée par trois inspecteurs plus ou moins frappés d’amnésie partielle, ce qui commençait à vraiment le turlupiner. Il avait pensé à des drogues, pas à l’hypnose.
Il se tait un moment, et repense aux diverses pages du dossier. Subitement, il m’examine avec acuité et a un mouvement de recul :
- — Les photos ! Vous êtes dedans n’est-ce pas ? La queue de cheval vous change et vous avez maigri, mais c’est vous, j’en suis sûr !
Il s’agite furieusement et Camille intervient pour le calmer. En quelques mots, nous comprenons pourquoi ils m’avaient surveillée : j’avais plusieurs contacts en commun avec le SDF, une grossière erreur de Globalency !
Après une longue discussion où il se montre finalement plus qu’intéressé, presque entreprenant, il finit par avouer que d’après le dossier, l’AP devrait être aux archives, mais qu’il ne s’y trouve pas : il l’avait cherché en octobre, pour avoir l’avis de Vivien. Il a dû se perdre entre des bureaux ou lors d’analyses externes, à moins que quelqu’un ne l’ait récupéré sans savoir ce que c’est, en le prenant pour une babiole sans valeur. Et il dit la vérité.
- — Écoutez, propose-t-il. Si je vous aide à le retrouver, est-ce que vous pourriez me le prêter quelque temps, après ? Ce serait un outil fabuleux !
- — Non, certainement pas, réponds-je. Mais j’ai une bonne nouvelle, ou une mauvaise, à vous de voir : vous n’aurez pas de regrets parce que dans quelques minutes vous aurez oublié tout, à propos des AP, de ce dossier et même de nous. On ne peut pas vous laisser savoir tout ça et bavarder. Ce serait dangereux pour vous, pour nous.
- — Vous ne pouvez pas faire ça ! C’est trop fantastique, ça ouvre des perspectives immenses ! Vous ne voudriez pas travailler avec nous, plutôt ? Vous seriez d’une aide inestimable !
- — Tss-tss, fait Camille, justement ! Écoutez-moi bien, Jacques, et vous aussi Lilian…
Comme pour le bijoutier, il leur ordonne d’effacer toute trace de notre passage, de faire disparaître tout ce qu’il est possible du dossier, des archives et d’oublier ce qu’a raconté le bijoutier, les AP et même nous dès qu’on sera sortis. Pris d’un doute, il me demande silencieusement :
- — Dis, on la laisse comme ça, à moitié nue ? Ils vont se poser des questions ! D’ailleurs, tu devrais peut-être te rhabiller.
- — Son mari était étonné : elle est adepte du naturisme. T’as qu’à lui suggérer de tout enlever. Profites-en pour lui donner très envie d’un gros câlin : ça les occupera et Jacques est bien mûr à force de nous lorgner en douce. Tu n’auras pas à la pousser bien fort ! Et moi, je te plais pas comme ça ?
- — Si, énormément ! Mais on va devoir sortir !
- — Alors, je pourrais pas avoir un câlin, moi aussi, avant de partir ? J’en ai envie depuis l’orage, dans la voiture ! Et toi aussi !
- — À côté d’eux ?
- — Il te suffit de leur demander de nous ignorer complètement, dès maintenant, et on existera plus.
- — ,Mais moi, je les vois !
- — Tu paries que je te fais oublier qu’ils sont là en moins de deux bisous ?
Le temps qu’il finisse d’expliquer les derniers détails, Lilian a frénétiquement ôté le bas. Nue et sans plus de pudeur que s’ils étaient seuls, elle s’empare de son mari qui ne tarde pas à se trouver dans le même état. Et c’est parti pour un ballet de caresses à quatre mains, assez peu exotique, mais très efficace.
Camille ne profite pas longtemps du spectacle, il succombe tout aussi vite dès que je le tire contre moi. J’ai vaguement eu l’idée de l’aider par quelques pensées coquines, mais il n’en a pas besoin non plus ! Nous atteignons rapidement l’extase, presque trop vite, alors que Lilian et Jaques s’en donnent à cœur joie. Je ne sais pas ce que mon chéri leur a suggéré, mais c’est diablement efficace !
Quelques minutes d’apaisement plus tard, tendrement blottis l’un dans l’autre, nous nous rhabillons après une rapide recherche des toilettes et quittons discrètement les Cayou qui continuent sans faiblir à passer en revue les positions du kâmasûtra. Bien qu’agréable, cette partie de jambes en l’air à la sauvette me laisse sur ma faim, tout comme Camille qui me serre contre lui par la taille jusqu’à l’auto où il me lâche manifestement à regret, après quelques baisers.
Nous étions un peu déçus, mais après quelques kilomètres, une fois l’excitation du moment retombée, nous le sommes doublement : l’anneau semble bien perdu et, en plus, nous avons faim. En guise de consolation, nous dînons sur le chemin du retour dans un petit bistro bondé, à la vitrine sans apparat dans une façade bleue, mais au menu délicieux et au service jovial. L’intérieur est décoré de dessins au crayon qui ne m’attirent pas trop, mais qui, surprise, sont signés « Camille ». Le jeune chef et patron, Franck, à qui je présente avec amusement mon Camille un peu gêné, appelle en riant sa compagne, l’autre Camille. Nous prenons une photo de Camille et Camille trinquant autour d’un verre offert par la maison et promettons de revenir.
* * *
Rencontre de couloir
- — Alors, lance Greg à Tio. Vous la récupérez quand ?
- — Demain soir. On a prévu l’accueil spécial, vu qu’elle a pas l’air de vouloir y mettre du sien. J’aime pas les esclandres.
- — C’est parfait. N’oubliez pas de sauver sa mémoire dans les moindres détails avant d’en purger toute cette affaire, Tiki triera l’utile.
- — C’est déjà planifié, confirme Tioarou.
- — Puis vous l’expédiez au transfert. Vois avec Zahia pour les détails. Elle va rajeunir un bon coup, la veinarde ! Un magnat plein aux as qui se paye une petite jeune rondouillette et docile au plus haut tarif.
- — Une mineure ? s’étonne Tio avec un sifflement.
- — Non, pas encore. Mais ça viendra. Petite, c’est pour la taille.
- — Tu sais, j’ai vu les photos du dossier de cette Elisa : elle a eu droit à une enveloppe super bien roulée ! C’est quand même con de la balancer. Je l’aurais bien récupérée quelque temps.
- — Espèce de satyre ! se moque Greg. Tu n’as qu’à soudoyer le Transfert. S’ils ont un QI zéro à éjecter, pour quelques biffetons ils le transféreront dans son corps et tu lui éviteras le recyclage. Enfin… jusqu’à ce que tu t’en lasses.
- — T’es sérieux ?
- — Comment tu crois que j’ai dégotté ma belle Vikaora ? Tu es dans le club Noelani-Naoro, maintenant. Alors personne viendra te chercher des poux. Profites-en !
* * *
Absences
Sur la petite table de l’agence, trois tasses sont pleines de café fumant et odorant, deux restent vides : celles d’Ania et Elisa qui ne sont pas encore arrivées. Elles ont dû se déchaîner sur ce pauvre Michel ! Tout en sirotant nos cafés, on se dit qu’on aimerait bien les voir arriver, pour enfin savoir ce qu’elles ont trouvé. Ou pas. Éric demande ce qu’on a pensé de leur selfie. Devant nos mines interrogatives, il précise :
- — Celui qu’elles ont envoyé hier soir, avant de partir, vers dix-huit heures quinze. Vous savez, pour le contrôle qualité !
Camille réalise qu’il avait éteint son portable et oublié de le remettre en marche ! Quant au mien, je n’ai pas encore donné son numéro. Effectivement, une photo attend d’être vue. Camille l’affiche d’un glissement du doigt, éclate de rire et me tend son téléphone. Ania et Elisa posent en pied, elles se tiennent par la taille. Ania tient son portable de l’autre main. En arrière-plan, on reconnaît l’appartement d’Elisa : elles ont pris la photo dans la grande porte en miroir du placard. Elles sont très légèrement maquillées, mais… entièrement nues et elles semblent bien s’amuser. Ania se dresse sur la pointe des pieds, ce qui accentue leur différence de taille et la rend encore plus longiligne, mettant en valeur Elisa et ses formes délicieuses, plus arrondies.
- — Enfin, Éric, tu les connais ! Tu t’attendais à quoi ? lui demande Camille.
- — À une bêtise, mais là, elles ont fait fort ! En plus, la photo est belle, artistique, et elles sont vraiment craquantes toutes les deux. Léo veut même leur demander si elles acceptent qu’on la mette sur le mur, dans notre chambre. Vous voudriez pas en faire une, vous deux ? Comme ça, on aurait toute la bande !
Camille bredouille une vague négation en rougissant alors que je réponds « Pourquoi pas ? » et qu’Éric nous regarde comme si on était déjà imprimés sur du papier. Je rends son téléphone à Camille, qui fait machinalement glisser l’image sur le côté pour voir s’il y a une suite, avant de le glisser dans sa poche.
À onze heures et demie, elles ne sont toujours pas arrivées. Éric a tenté par trois fois de joindre Ania sur son mobile et n’a obtenu que son répondeur. Il a laissé deux messages, sans effet.
Il se lève, se rassoit, se relève et tourne comme un fauve en cage, en faisant des allers-retours fébriles entre sa chaise et la table aux cafés, sur laquelle les deux tasses vides attendent toujours.
- — C’est pas normal, jette-t-il. Ania se lève toujours tôt, même après une bringue. Il faut aller voir chez elle. Ça vous ennuierait d’y faire un saut ? Camille sera plus efficace que moi si quelque chose tourne mal. Je pense au studio d’Elisa : j’espère qu’il est encore là, et elles aussi. Ça pue l’embrouille.
- — On se calme ! essaye de plaisanter Camille, un peu vainement. Tu comptes entrer comment, si c’est fermé ?
Éric fouille dans un tiroir de son bureau et tend une clé plate dotée d’une étiquette jaune simplement marquée « Ania » :
- — La porte du jardin, faut faire le tour.
- — T’as tes entrées, toi ! s’étonne Camille. Tu y vas souvent ?
Il hausse les épaules :
- — Simple précaution. Je suis étourdi, alors je lui avais confié une copie de ma clé, quand je vivais seul. Elle m’a bien dépanné une fois ou deux. En retour, elle m’avait passé la sienne, qui est restée ici et que je n’ai jamais utilisée. J’espère qu’elle marche. Faites vite, je vous appelle immédiatement s’il y a du nouveau.
Nous roulons en silence les quelques minutes du trajet, un peu contaminés par l’inquiétude d’Éric. À peine arrivé, Camille remarque :
- — Pas la peine d’entrer, sa voiture n’est pas là. Elles ont dû rester chez son Michel. Mais pourquoi elles n’ont pas prévenu ?
- — Allons voir quand même, proposé-je. Au moins si l’appart d’Elisa est bien là. Sinon c’est une catastrophe.
Camille tente tout de même de sonner, puis d’ouvrir la porte. Elle est fermée à clé. Je le tire par la main vers l’étroit passage qui permet de contourner la maison, entre la haie de charmilles et le mur sud. Derrière, un petit jardin est soigneusement préparé, malgré la saison. Une brouette est appuyée contre la façade, la roue posée sur quelques sacs de terreau vides qu’elle immobilise. Ania entretient visiblement un coin potager qui attend les beaux jours pour recevoir des semis ou des plants.
- — C’est inattendu, remarqué-je. Je l’imaginais pas jardiner, pas plus qu’Elisa !
- — Pourquoi ? s’étonne Camille.
- — Je sais pas, une impression. Elle me semblait plus intello que manuelle. Tu ouvres ?
La porte donne directement dans la cuisine. Le silence nous accueille. Le jardin est impeccable, mais l’intérieur est un peu négligé. Des tasses attendent dans l’évier, alors qu’à l’agence la sienne est la seule qui soit toujours propre ! Un couteau est planté verticalement dans une demi-baguette assassinée. Un panty bordé de dentelle et une culotte assez transparente traînent au bord du canapé, visiblement jetés à la hâte, témoins d’un départ précipité, mais probablement pas malheureux.
Camille me guide et je visite sommairement. La maison est petite, presque une maison de poupée, au décor un peu vieillot, mais intime et chaleureux. L’unique chambre est vide, il n’y a personne dans le lit défait. Au moment de descendre l’escalier de la cave, Camille hésite. Mais la porte blanche qu’il m’a décrite est là, grande ouverte sur l’appartement d’Elisa. Son intérieur luxueux, moderne et éclairé, jure avec le reste de la maison. Il est aussi plus froid, impersonnel et me rappelle irrémédiablement mes logements précédents. Le lit est fait, mais encombré de tenues disparates. Il ne doit pas servir souvent. Un rapide coup d’œil dans les multiples placards confirme qu’ils ne cachent personne. Avant de regagner l’auto, nous laissons sur la table de la cuisine un mot griffonné sur un post-it pour les informer de notre passage et demander de rappeler au plus tôt.
* * *
- — Allô, Éric ?
- — Oui, Camille, c’est moi. Alors ?
- — Sa voiture n’est pas là et il n’y a personne, on a regardé partout. Mais l’appart d’Elisa est toujours là, c’est déjà ça. On est dans l’auto, on va aller voir ce Michel. Est-ce que tu connais son adresse ou son numéro de téléphone ?
- — Non, j’ai rien, même pas son nom. Fait chier. Mais qu’est-ce qu’elles foutent ?
- — Je sais pas. Son nom, c’est Danton, Dantou ou quelque chose comme ça. Mais je sais où il travaille : j’y suis allé en octobre. Alors on y va tout de suite. Je te passe Loaou.
- — C’est une bonne nouvelle ! Tu veux Léo en échange ?
- — Crétin obsédé ! Seulement au téléphone !
Il me tend son mobile avec un rire faussement indigné et démarre. Je raconte notre visite plus en détail, bien qu’il n’y ait pas grand-chose à en dire, finalement. La communication devient hachée, nous convenons de nous rappeler dès qu’on a des nouvelles.
Cette absence d’Ania et Elisa nous tracasse plus que l’on veut bien le reconnaître. Pendant le reste du trajet, nous proposons à tour de rôle des hypothèses qui deviennent complètement extravagantes. Elles nous occupent et nous évitent de poser des questions plus terre-à-terre, qu’on n’a pas envie d’envisager.
Heureusement que Camille se souvient du trajet : l’université s’étale sur des hectares en bâtiments épars. Il se gare sur un parking presque vide indiqué par un panneau blanc : « Chimie Minérale ». Le hall d’entrée est désert. En dehors de sifflements, chuintements et bourdonnements de machines, le bâtiment est silencieux, studieux. Nous arpentons quelques couloirs aux murs tapissés de planches extraites d’exposés avant d’arriver devant un bureau à la porte, ornée d’une étiquette indiquant « 134 » suivie de « Luc Armand, Michel Dantiou ».
- — Voilà, c’est lui : Dantiou, j’en étais pas loin !
Camille frappe, personne ne répond. Il réitère. Au moment où je m’apprête à tourner la poignée, une jeune femme, qui remonte le couloir d’un pas rapide, nous croise. Sans même s’arrêter, elle lance : « Vous avez vu l’heure ? Ils sont tous au restau. Revenez dans un moment. Bon app’ ! » et elle s’éclipse vers l’entrée.
Non, on n’avait pas vu qu’il est midi et demi bien tassé. Camille jure à voix basse. Pour compléter notre contrariété, il ne se rappelle pas comment rejoindre le restaurant où ils avaient mangé, quelques mois plus tôt. Il avait suivi Michel en conversant, sans repérer les lieux. Nous partons vivement à la poursuite de notre informatrice potentielle, mais elle a déjà filé.
Retour au parking. Nous errons un peu entre les pâtés de bâtiments à la recherche d’un coin restauration, avant d’être aiguillés par un étudiant au crâne rasé qui nous conseille de nous dépêcher, vu l’heure.
* * *
Un repas léger et un appel téléphonique à Éric plus tard, qui ne nous apprend rien, nous voilà de nouveau devant la porte du bureau 134, à presque une heure et demie. Elle est entrouverte, nous allons enfin en savoir plus. Camille frappe.
- — Eh ! Entrez, quoi ! Bonjour, dit une voix venant de l’intérieur.
- — Bonjour, répondons-nous ensemble.
La pièce, tout en longueur, a le mur gauche couvert d’étagères surchargées. Deux tables sont appuyées contre celui de droite, dont la plus proche est vide. L’occupant de l’autre nous inspecte rapidement avant de manifester une certaine curiosité :
- — Je ne vous ai jamais vus, vous êtes de quel labo ? Une femme comme vous, je m’en souviendrais !
Il me déshabille d’un regard envieux, l’esprit tout bouillant d’hormones et d’envies de plaire qui m’agressent presque et que je capte malgré moi. J’en déduis qu’il n’est pas celui que nous cherchons : Camille l’aurait reconnu. Il nous voit regarder le siège vide :
- — Vous cherchez Michel ? reprend-il. Il n’est pas encore arrivé. Je serai enchanté de vous aider ; sinon vous pouvez patienter ici ! Vous prendrez bien un café en l’attendant ?
- — Pourquoi pas, approuve Camille. Merci.
- — Et vous, belle dame ?
- — Moi aussi, réponds-je avec une certaine froideur.
L’espèce de coq prétentieux pense qu’il aimerait bien me mettre dans son lit. Il veut me retenir pour tâter le terrain, et moi avec. Il s’imagine déjà avec une main sous mon pull et l’autre dans ma culotte, mais il doit se débarrasser de mon « collègue ». Il a le culot de chercher une idée pour l’envoyer promener dans un autre bureau, il espère même que le café lui donnera envie d’aller pisser.
J’hésite à embrasser vigoureusement Camille sous ses yeux, mais ce serait lui dévoiler inconsidérément que je sais ce qu’il pense, même si on peut ensuite le lui faire oublier. Et assez peu compatible avec l’endroit. Basse vengeance, je tente de lui insuffler une envie pressante, sans succès. Pourtant, je suis sûre que je devrais pouvoir y arriver ! J’en réfère silencieusement à Camille :
- — Chéri, ce dragueur cherche comment t’éloigner un moment pour rester seul avec moi. J’essaye de lui donner une violente envie d’uriner pour le faire sortir, mais je n’y arrive pas. Tu veux bien le faire pour moi ?
Camille manque de s’étrangler avec son café. Il tousse un peu :
- — Excusez-moi, j’ai avalé de travers !
Il continue en pensée à ma seule intention :
- — Loaou ! J’ai failli éclater de rire ! J’aurais eu l’air malin, pour l’expliquer. Je vais le faire, rien que pour toi, en essayant de ne pas rigoler.
Quelques secondes plus tard, Luc Armand, d’après l’étiquette sur la porte, se tortille d’un pied sur l’autre, la tasse à la main, et en boit le contenu précipitamment en se brûlant. Au moment où il s’excuse de devoir s’absenter, je lui demande s’il a du sucre. Pris entre deux pulsions, il choisit délibérément la mauvaise : celle du courtisan. Il me tend la boîte en carton en se trémoussant sur place, avec un sourire enjôleur crispé. Je le fais sournoisement patienter quelques secondes en souriant avant de me servir, lentement. Il jette presque la boîte sur la table et sort en courant.
Dès que nous l’estimons assez loin, nous éclatons de rire. Je raconte à Camille ce que j’ai capté, il me confirme qu’il ne me lâchera sous aucun prétexte. Nous profitons de l’absence des propriétaires pour inspecter rapidement la table de Michel. Outre l’informatique habituelle, elle est encombrée de boîtes, d’échantillons, d’appareils et de câbles, de documents, mais aucun dossier visible qui semble un brin ancien ou confidentiel. Pas mieux sur les étagères qui lui font face.
Camille remarque la seule chaise destinée aux visiteurs, adossée au mur contre le bureau, et nous improvisons une petite mise en scène. À son retour, Luc nous découvre assis. Je suis tendrement installée sur les genoux de Camille, un bras autour de son cou, sans équivoque possible. Surtout que la main de Camille s’attarde sur ma cuisse. Je perçois immédiatement un flot épais de jalousie et de dépit. Il regrette le café offert !
Nous nous levons et reprenons la discussion debout. Comme il a un grand pan mouillé sur l’avant de son pantalon, je demande très innocemment : « Ici aussi, vous avez un lavabo qui arrose partout ? », ce qui me permet de capter qu’il n’a pas pu se retenir complètement jusqu’au bout du couloir. Alors il s’est largement aspergé en rinçant, avec un bon prétexte :
- — Le tube s’est déboîté ! Mais ce n’est que de l’eau, ce sera vite sec.
En tout cas, son humeur a bien changé : il veut se débarrasser de nous, tous les deux cette fois. Il pivote son fauteuil, s’y assoit et annonce sans détour :
- — À la réflexion, je me demande si Michel va arriver rapidement : il n’était pas là ce matin.
- — Ah ? remarqué-je. Il nous avait pourtant dit qu’il avait un rendez-vous important, un dossier un peu tendu.
- — M’en parlez pas ! Bernard était furax – notre directeur de recherche. Il n’a pas trouvé les documents qu’il attendait, Michel va se prendre une branlée. Il a du bol, le rendez-vous ne s’est pas pointé non plus, alors la colère de Bernard a changé de cible. Mais à votre place, j’éviterais quand même d’aller le titiller en demandant où est Michel.
- — J’y pensais même pas. Vous savez pas où on peut le trouver ? Michel, pas votre patron.
- — Je sais pas ce qu’il fabrique. C’est pas dans ses habitudes d’être absent, même avec une gueule de bois. Essayez de passer chez lui, dites-lui de m’appeler.
- — C’est que… Vous auriez son adresse ?
Subitement, Luc devient méfiant. Il nous examine en plissant les yeux.
- — Attendez, il vous parle de ses rendez-vous de boulot et vous ne savez pas où il habite ? Je vous connais pas, il est absent, le rendez-vous aussi et vous débarquez pour avoir son adresse au charme. C’est quoi, ce binz ? Vous le connaissez comment ?
- — Désolée, dis-je à Camille, mais on va encore avoir besoin de ton AP ! Et vous, Monsieur Armand, avant que vous allez oublier tout ça, je vous conseille d’éviter de penser à moi comme à une pute. Pour les autres femmes aussi. Ça évitera de vous pisser dessus. Oui, je sais tout, c’était très amusant. Pas la peine de rêver à faire sortir mon chéri pour me tripoter. Ni de me regarder comme ça.
Camille rit tellement qu’il doit exiger deux fois l’adresse et le téléphone de Michel : la première n’a pas marché. On s’en va en laissant ce coquin dans l’oubli de notre visite, avec seulement le souvenir un brin honteux de son pantalon mouillé, et pas seulement d’eau.
* * *
Je sonne à l’appartement de Michel Dantiou. Il y avait bien un interphone en bas du petit immeuble, mais par chance un habitant sortait et nous sommes entrés directement. En arrivant, Camille cherchait la voiture d’Ania, mais il ne l’a pas vue. Et maintenant, personne n’ouvre.
J’insiste une seconde fois sur le bouton. On entend une sonnerie discrète à deux tons, à travers la porte. S’ils dorment, ce n’est pas elle qui les réveillera. Mais il est quand même plus de quatorze heures !
- — Essaye, toi ! proposé-je à Camille.
- — Tu crois vraiment que ça va changer quelque chose ?
Il appuie longuement sur le bouton. Miracle, un raclement se fait entendre à l’intérieur.
- — Tu vois ! le taquiné-je.
La porte s’ouvre sur un visage bouffi de sommeil, les yeux soulignés de valises gonflées qui nous regardent, presque sans nous voir. Ils accrochent Camille, un neurone s’active.
- — Vous ? Mais qu’est-ce que vous faites là ?
- — On peut entrer cinq minutes ? demande Camille.
- — Oui, bien sûr. Installez-vous, je me passe un coup d’eau et j’arrive. C’est quelle heure ?
- — Deux heures passées.
- — Hein ? sursaute-t-il. Oh merde ! Je vais me faire tuer.
Il s’efface pour nous laisser entrer, referme la porte d’entrée et s’engouffre dans celle de la salle de bain qu’il claque derrière lui.
C’est un studio assez vaste où la kitchenette occupe pourtant la part congrue, presque un placard. L’ameublement y est complètement dépareillé. Quatre chaises différentes entourent la table sur laquelle se trouvent encore les couverts, trois bouteilles et des cartons de pizza. Ania avait vu juste ! Un antique bureau à cylindre, bloqué ouvert par un écran informatique, jouxte une large commode au look Ikea qui supporte un écran TV 4k impressionnant, encadré de hautes et fines enceintes. Il fait face au lit convertible qui est vide et dans un état insensé : une tornade semble l’avoir ravagé. La couette dépasse largement de sa housse chiffonnée et se mélange au drap qui laisse découvert un grand triangle de matelas rayé. Un oreiller a basculé derrière le lit, l’autre est sous une chaise.
Michel nous rejoint presque aussitôt. Il a passé un peignoir aussi démodé que son bureau et a les cheveux mouillés. Il a dû tremper la tête dans le lavabo !
- — Excusez, euh… le bazar. La nuit a été bousculée.
- — On sait, confirme platement Camille. Ania et Elisa.
Une série de flashes lui revient en mémoire que je perçois comme des images très brèves, mais explicites. À ce niveau, « bousculée » ne convient pas, « débridée » est un euphémisme ! L’une est sous lui, il ne sait même plus laquelle. Il la prend vigoureusement, pendant que l’autre lui fait toutes sortes de papouilles, y compris dans des coins très sensibles, et qu’il la caresse en même temps. Ses souvenirs lubriques sont interrompus par Camille qui demande :
- — Justement, elles sont où ?
- — J’en sais rien ! Elles sont parties après le petit-déj. Merde, j’aurais pas dû m’allonger, je me suis endormi comme une masse.
Je vois passer des éclairs du petit déjeuner. Il étale de la confiture sur un sein qu’il lèche ensuite goulûment pendant qu’un torrent de sensations monte de son bas-ventre. Puis d’une douche, tous les trois serrés dans la petite cabine avec des mains absolument partout. Subitement, en même temps qu’un regret, je vois un uniforme militaire, devant le coin cuisine. Je sursaute et demande :
- — C’est quoi, cette connerie ? Un militaire ? Il est venu baiser, lui aussi ?
- — Pourquoi, un militaire ? répond-il sur la défensive.
- — Vous pensez à cette nuit. Après votre douche à trois, il y a un militaire, ici. Je tends le doigt vers le réfrigérateur, en face de la porte de la salle de bains.
Il me regarde en silence, blanc comme un linge. Il se demande comment je le sais.
- — Parlez, exige Camille avec l’aide de AP, racontez-nous tout.
- — Quand j’ai ouvert la porte, j’ai vu qu’Ania n’était pas seule. L’autre, Elisa, m’a presque sauté dessus pour m’embrasser…
- — Non, reprend-il. Seulement après le petit déjeuner et la douche. Il s’est passé quoi ?
- — Ils sont entrés sans frapper, j’avais pas fermé à clé. Heureusement, on venait de s’habiller. Ils étaient quatre. Ils nous ont gardés un moment, menottés, debout sans pouvoir dormir ni parler, en communiquant par radio. Puis deux sont partis avec les filles et les deux autres m’ont interrogé jusqu’à dix heures. Ils m’ont tout fait raconter plusieurs fois, avec des détails, depuis que vous êtes venu me voir en automne.
Il se tait et examine ses orteils en repensant à toute l’histoire.
- — Enfoiré ! jeté-je agressivement en le secouant par l’épaule. Il dit pas tout ! C’est lui qui les a prévenus ! C’était prévu ! C’était un piège, cette soirée, et lui il s’est fait payer deux fois !
J’aurais dû me méfier. Il avance brusquement en me balançant un coup de poing terrible, au jugé. Je l’esquive maladroitement en m’écartant. Au lieu de me frapper au plexus, il m’atteint sur le haut du sein. J’ai à peine le temps de voir mille chandelles dans une douleur épouvantable avant de m’effondrer, pliée en deux, le souffle coupé, un voile noir sur les yeux. J’entends Camille hurler « Stop ! Plus un seul mouvement ». Il m’attrape au vol et me dépose sur le lit.
- — Loaou ! Mon dieu, ça va ? Dis quelque chose !
Il m’embrasse, me caresse le front. Je lui fais un sourire qui doit ressembler à une grimace. Chaque inspiration me scie le côté, je respire à petits coups rapides, je halète. Au bout d’un moment, la douleur devient moins aiguë, mais s’étale, sourde, tapie jusque sous l’épaule. Je prends une respiration un peu plus grande pour lui dire :
- — Ça va aller, ça passe un peu. Mais sur le coup, j’ai cru exploser.
- — Je vais l’étriper, cet abruti, lui faire la peau. Je vais lui faire sentir ce que c’est, les coups aux endroits sensibles, moi !
J’ai juste le temps de l’attraper par le bras avant qu’il n’applique sa sentence.
- — Camille, non ! Ça sert à rien. Tu ne dois pas t’en servir pour faire souffrir comme cela, gratuitement.
- — C’est pas gratuit ! Il avait pas le droit de te frapper. Personne n’a le droit !
- — Ça ne retirera pas le coup. C’était pas délibéré, une espèce de réflexe pour fuir. Ne fais pas comme lui. S’il te plaît.
En maugréant, il m’aide à m’asseoir au bord du lit. Je reprends mon souffle et découvre Michel recroquevillé au sol, en chien de fusil. Il respire encore plus difficilement que moi, tétanisé, avec un souffle rauque. Il a dû s’écrouler alors qu’il voulait s’enfuir, brutalement immobilisé par l’ordre impétueux de Camille.
- — Konesi ! Zut ! Annule vite ton immobilisation. Laisse-le au moins respirer, sinon il va étouffer !
Une minute plus tard, Michel est assis sur une chaise d’un côté de la table, moi de l’autre. Il a promis de se tenir à carreau et il attend, la tête basse. Camille est entre nous, installé sur le petit côté.
- — Accouche, et sans craque, gronde-t-il.
Michel nous explique qu’en octobre, le directeur de recherche lui avait demandé des comptes sur l’utilisation non enregistrée du microscope numérique. Il avait avoué l’existence du second anneau et Bernard avait transmis l’information au propriétaire du dossier, qui avait en retour imposé de retenir toute personne posant des questions. Le couteau sous la gorge, il avait cédé. Ils tiennent sa carrière et lui ont promis des mois de prison, sinon. C’est pour ça qu’il a demandé un délai pour répondre à Ania : il devait prendre leurs ordres, avant. Ils lui ont imposé d’emporter le dossier et de s’en servir pour la faire venir chez lui entre sept et huit heures ce matin, et de ne surtout pas verrouiller sa porte.
- — Il est où, ce foutu dossier ? demande Camille.
- — Ils l’ont remporté avec Ania et sa copine. Avec ces conneries, je vais me faire tuer ! Je devais me pointer à quatorze heures…
Camille le coupe sèchement :
- — Et elles, elles sont où ?
- — J’en sais rien, c’est vrai ! Sûrement en train de se faire interroger, comme moi ce matin. Ou quelque chose comme ça. Ils vont certainement pas les garder longtemps.
Il se tait. J’échange en privé avec Camille et nous arrivons à la même conclusion, qu’il expose à Michel :
- — On te croit. On va voir ton directeur : il faut qu’il nous mette en relation avec ces militaires. Puisque tu dois y aller, tu viens avec nous. Ça expliquera ton retard.
- — Non ! Pas ça ! pleurniche-t-il. Vous êtes malades ! Bernard leur dira. Si vous faites ça, je suis grillé, moi, cuit !
Un ordre de Camille et il nous suit sagement, bien qu’en reniflant exagérément. Dans la voiture, l’ambiance n’est pas à la rigolade. Nous attendons le bon vouloir du feu tricolore pour quitter le parking quand le téléphone de Camille sonne. Il me le tend sans même le regarder. C’est Éric ! Il est tout excité et inquiet en même temps.
- — Ania vient de m’appeler. Elle dit qu’elle est consignée avec Elisa par des militaires, à cause du dossier et de l’anneau, mais moi, je trouve ça louche. J’ai pas tout suivi, elle affirme qu’elles vont bien et qu’il n’est pas utile de s’inquiéter, elles seront libres demain soir au plus tard. Si elles ne sont pas rentrées avant dix-sept heures, alors elles vous souhaitent que tout se passe bien pour le rendez-vous. Elle a répété l’heure : dix-sept heures en demandant de faire attention de ne pas être en retard.
La discussion se poursuit pendant le court trajet et nous arrivons tous les trois ensemble à la décision de ne pas bouger avant demain : elles ne semblent pas en danger. On verra alors s’il faut intervenir, par exemple pour aller effacer des traces.
En conséquence, nous lâchons devant son bâtiment un Michel terrifié, mais délivré de toute contrainte et allégé de quelques souvenirs gênants, puis nous rentrons à l’agence. Au moment de raccrocher, Éric nous mentionne que Léo aussi avait appelé : il se fait tard pour aller en ville. Il lui a expliqué, elle m’accompagnera à l’institut un autre jour.
* * *
À suivre…