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Temps de lecture estimé : 53 mn
21/09/18
corrigé 06/06/21
Résumé:  Quatrième partie, qui balaie la vie sentimentale de Louise durant ses études, de 18 à 22 ans. Un chapître-fleuve où foisonnent les personnages.
Critères:  fh ff jeunes copains école amour voir lingerie jeu attache yeuxbandés glaçon mélo portrait -amiamour
Auteur : Amarcord      Envoi mini-message

Série : Chaque photo cache une histoire

Chapitre 04 / 07
Conquêtes et Victoire

Avertissement :

Ce récit est le quatrième épisode d’une série qui devrait en compter sept. La lecture préalable des épisodes précédents est recommandée, pour la compréhension de l’intrigue et celle de l’évolution des personnages.


Premier épisode : « Mimosa » ;

Deuxième épisode : « Jonas » ;

Troisième épisode : « Transports routiers ».




~~oOo~~




J’avais désormais vingt-deux ans, et j’allais bientôt terminer mes études. J’avais toujours le job d’assistant de Robert, délaissé quatre ans plus tôt par Jonas, ce qui me valait un petit pécule, mais surtout l’incroyable atout de puiser auprès de mon mentor un formidable bagage technique, d’autant plus varié qu’il ne s’exprimait à présent que marginalement sur la lingerie. Quant à son tempérament explosif sur les prises de vues, il me faisait plutôt rire. Et à vrai dire, tout en restant grand râleur et jureur devant l’éternel, il avait un peu évolué à mon contact. Il y avait entre nous une joyeuse complicité qui déteignait sur son travail. Ses colères étaient désormais plus ouvertement théâtrales, une comédie dans laquelle toute l’équipe prenait plaisir à tenir son rôle. On riait beaucoup.


J’habitais seule, en semaine, depuis quatre ans.


À mes dix-huit ans, mes parents m’avaient fait savoir qu’ils étaient prêts à me louer l’année suivante une chambre d’étudiante en ville, à proximité du campus de Cameralab. Maman m’expliqua à cette époque qu’ils trouvaient sain que j’apprenne progressivement à mener une vie autonome, gérer mon budget, assumer mes propres tâches ménagères.



Elle ajouta spontanément :



Elle rougit, puis rit de bon cœur, la main sur son visage, en s’apercevant que c’était la première fois qu’elle faisait devant moi une allusion aussi explicite à leur vie de couple.


Elle s’arrêta, pencha la tête, me regardant avec une infinie tendresse.



C’est moi qui rougissais à présent.



Je la pris dans mes bras et la serrai de toutes mes forces. Il y a sans doute mille facteurs qui déterminent nos comportements amoureux. Mais j’ai la certitude que les miens sont aussi nourris par la force de l’amour familial, une forme d’héritage de l’essentiel. Je sais que c’est une chance que n’ont pas eue d’autres êtres que j’ai rencontrés.


Le samedi suivant, papa rangea devant l’entrée sa nouvelle voiture, en klaxonnant. Après douze ans de bons et intenses services, le break Volkswagen familial avait rendu l’âme. Il s’était enfin autorisé un plaisir égoïste, en s’offrant une magnifique Volvo. J’ai encore les photos que je pris alors avec mon Fuji, où l’on voit Zoé actionner sans cesse le hayon électrique, et papa humer l’odeur de voiture neuve, sans doute la plus excitante au monde après le parfum de l’être aimé.


Au cours du repas, Zoé s’amusa à reconstituer l’inventaire chronologique de tous les véhicules familiaux, avant de poser une question à son père :



C’est moi qui répondis brusquement, comme par réflexe.



Maman posa ses couverts et étouffa un rire. Papa la regardait sans comprendre. Mais elle se mit à le dévisager longuement, avec un merveilleux sourire entendu, jusqu’à ce que le visage de papa s’éclaire lui-même. Puis il se tourna brusquement vers moi, et m’adressa un clin d’œil en disant :



Seule Zoé boudait du haut de ses treize ans, comprenant confusément que nous partagions un secret dont elle était exclue.




~~oOo~~




J’avais eu des scrupules à imposer à mes parents ce sacrifice. La chambre avait beau être plutôt miteuse, sa location n’était pas donnée, et j’eus heureusement assez rapidement les moyens de contribuer à mon logement. La parution du catalogue d’hiver de Principelle, la marque d’Ingrid, avait eu un effet direct sur ma petite carrière intermittente de modèle. D’autres marques s’étaient enquises auprès des agences de mannequins du marché : qui donc était cette toute jeune femme ? Était-elle disponible pour illustrer leurs propres campagnes ? Ingrid avait tenu à s’assurer une forme d’exclusivité partielle sur ma collaboration : je ne poserais pour aucune des marques – une dizaine – qu’elle jugeait directement concurrentes de la sienne. Une exclusivité qui se monnayait, m’offrant les moyens de louer moi-même dès mes vingt ans un flat en ville, sans peser sur le budget familial. Le logement était petit, mais disposer dès cet âge d’une chambre et d’une salle de bains séparées était un incroyable luxe, le seul que je m’autorisais.


Ma vie sentimentale avait été bien moins active que mon investissement dans la photo, au cours des dernières années. Dans mon chouette petit flat, il y avait tout l’inventaire Ikea : les couverts Dragon, le canapé Klippan, la table Docksta, le bureau Alex et la bibliothèque Billy. Et aussi un lit double Espevär, super-confortable. Mais, contrairement à la clef d’assemblage, l’amoureux n’avait pas été livré dans le paquet ; le lit était bien grand, et je commençais à me demander s’il ne me manquait pas la notice pour le grand amour. J’avais bien eu l’un ou l’autre gentil copain passager, mais rien de vraiment sérieux, un peu comme s’il s’était agi d’amourettes de vacances sans lendemain et sans enjeu, mais à domicile. Paradoxalement, c’est avec un garçon adorable rencontré lors d’un séjour en Slovénie que je passais les plus beaux moments. Nous nous quittâmes sans pleurs, mais à regret, et je m’énervais d’être abonnée à ces situations de résignation anticipée, à ces amours dont on ne m’offrait qu’un échantillon limité.


Depuis le départ de Jonas, il y a bien longtemps, je n’avais plus jamais eu le sentiment d’un véritable engagement. Je me demandais parfois si la nostalgie ne me faisait pas idéaliser un premier amour que je n’avais pourtant aucune envie de relativiser. Je me posais la question : et si Jonas avait été de retour, aurions-nous repris notre relation ? Qui sait si elle ne nous aurait pas déçus, si nous n’aurions pas cherché en vain à retrouver la magie d’autrefois ? De toute façon, la question ne se posait pas. Robert nous avait dit qu’après ses deux ans à L.A., Jonas avait effectué un long stage au Japon. Et qu’il s’était à présent fixé à Dubaï, où il disposait déjà d’une belle clientèle et d’une côte en hausse. S’il l’avait vraiment voulu, s’il m’aimait encore, je n’aurais pas à me poser la question. Il serait là.


Je n’avais jamais eu de petit copain parmi les étudiants de Cameralab. D’abord parce que je n’entendais pas limiter ma vie sociale aux étudiants de l’école, rien de pire que de fonctionner en circuit fermé. Ensuite parce que, même en comptabilisant toutes les sections et filières – photo, labo, retouche, vidéo, cinéma, montage, son, éclairage – nous n’étions pas des milliers, ce qui limitait statistiquement les chances de tomber sur un gars qui ne laisse pas la courbe de mon érotico-encéphalogramme désespérément plate. Le lieu de drague par excellence était la vaste bibliothèque-médiathèque. Certains venaient y étudier. D’autres venaient y tenter leur chance, rarement de façon très habile. Il y a bien quelqu’un qui aurait presque pu conclure, tant sa méthode franche et directe me fit hurler de rire.



Je lui accordai le droit de m’offrir un pot, et la conversation fut si drôle à force d’être cash que Rufus est devenu un de mes meilleurs potes. Mais il ne m’attirait pas, mais alors vraiment pas du tout, pour la bagatelle, même pour un soir, et je fus obligée de lui expliquer à regret que femme qui rit n’est pas obligatoirement dans ton lit. Dommage, l’approche de l’humour, si directe, ne m’avait pas déplu. Rétrospectivement, je m’aperçois en fait avec surprise que pour la plupart des relations qui ont compté, c’est moi qui pris l’initiative.


Toujours est-il que je me sentais déjà bien loin de la petite vierge au mimosa, de ses rêves fleur bleue, de ses puretés amoureuses. Je repensai à Bruno : il aurait sûrement beaucoup ri si je lui avais dit combien, contrairement à lui, l’amour ne me manquait pas réellement pour l’instant, mais le sexe énormément. Alors je suivais son conseil – on s’arrange comme on peut – et je me touchais beaucoup.




~~oOo~~




Je désespérais Lucie, ma copine du voyage à Barcelone, dont j’avais découvert lors du fameux festival qu’elle était une sacrée gourmande. « Tu peux même dire une fieffée salope », me reprendrait-elle aussitôt en riant si elle était là au moment où je vous parle, et je ne serais pourtant pas de cet avis. Lucie est naturellement, spontanément et joyeusement sexuelle, comme d’autres sont cérébraux ou émotifs. Elle provoque une sympathie immédiate – on rit énormément en sa compagnie –, mais son sourire inimitable me fait toujours l’effet d’un panneau lumineux annonçant au destinataire la légendaire formule de présentation gainsbarienne : « I want to fuck you ». Elle était en couple – elle l’est toujours – avec Léo, un gars plutôt marrant et très sportif, qu’elle avait séduit sur les bancs de la fac de droit, et qui la vénérait. Ils s’entendaient à merveille, et ne se privaient jamais d’évoquer à demi-mot l’hyperactivité sexuelle qui était la leur.


Or, à l’insu de Léo, Lucie ne pouvait pas s’empêcher de baiser le moindre mec passant à proximité. Elle aimait la bite, disait-on, et je m’insurgeais toujours contre cette formule pour défendre mon amie, protestant contre ce privilège accordé aux coureurs de jupons, qui ont droit au terme plus noble de cavaleur, et pas à celui de bouffeur de chattes. Lucie aimait avant tout séduire, et elle était surmotivée par les cas spéciaux ou les défis.


Rien ne l’excitait autant que de déniaiser un puceau, niquer le frère d’une fille de son cours qui la détestait, ou doigter un jeune catholique intégriste à peine revenu d’un pèlerinage à Lourdes. Ça ne choquait personne dans notre groupe de copains, on savait que telle était simplement sa généreuse nature, qu’elle avait pour ses conquêtes une véritable affection, et nous avions fini par accepter l’idée que sucer la bite d’un mec était pour elle un geste aussi anodin que celui de lui claquer une bise. Tout au plus étions-nous parfois un peu embarrassés vis-à-vis de Léo en certaines circonstances : il était le seul à ne se douter de rien. Je me rappelle cette fois où Lucie et Léo nous convièrent à un apéro-buffet géant dans le grand appartement qu’ils louaient ensemble, en nous recommandant de ne pas hésiter à inviter d’autres gens sympas : typique de leur générosité et de leur esprit sociable, qui leur valait une foule d’amis. J’y amenai justement Rufus, qui s’amusa beaucoup, mais me rendit son rapport au retour.



Je n’apprenais rien de neuf : tous les invités étaient bien sûr au courant de leur bonne fortune collective, et tous trinquaient de bon cœur avec Léo. Deux jours plus tard, je reçus un texto de Rufus :


« Au fait, pour l’autobus, je viens de trouver l’arrêt : numéro 20 ! »




~~oOo~~




Lucie avait donc décidé de mettre fin à ma grande misère sexuelle. « Si moi j’arrive à emballer sans cesse, il serait absurde qu’on ne te trouve pas une petite gueule d’amour trop heureuse de profiter de l’aubaine. ». Ce qui nous valut quelques nuits hilarantes au Bad Boy, la discothèque branchée du moment, où Lucie aimait entraîner notre petite bande en virée. À deux mètres de moi, elle abordait au bar des types qu’elle trouvait beaux mecs et leur vantait la marchandise en me désignant du doigt :



La majorité du public mâle du Bad Boy étant constituée de gays, il y avait comme un défaut dans son approche de rabatteuse. Et quand par hasard elle tombait sur un hétéro, l’hilarité de tout notre groupe faisait de toute façon vite détourner la tête du mec, convaincu d’être la cible d’un canular poussif.


Ma chasteté involontaire devenait un mythe, un gag répétitif pour toute notre bande de potes, mais Lucie était têtue, et poursuivait chaque semaine en boîte son opération »Il faut sauver le soldat Lou ». Elle avait rajouté un élément festif à l’entreprise, que j’avais accepté de bonne grâce. Dans l’hypothèse où elle me trouverait enfin un prince à peu près charmant, il était convenu que je rejoindrais avec lui la chambre de son vaste appartement, qu’elle me prêterait volontiers. Tout notre groupe de fêtards suivrait alors dans un silence fort improbable et s’installerait au salon. Au premier orgasme, je suspendrais mon soutien-gorge à la poignée extérieure de la porte, ce qui serait accueilli par les vivats et les bruits de bouchons du champagne que j’avais promis à tous en cas de succès.


Et voilà qu’une nuit, je la vis conduire toute radieuse vers moi un très joli jeune homme aux cheveux bouclés, vêtu d’un costume cintré vert bouteille porté sur un T-shirt noir.



Le garçon s’appelait Jérémie, il était absolument charmant. Il était aussi passablement éméché. Mais je n’allais pas faire ma difficile.


Tout se passait à peu près bien. Jérémie me bécotait gentiment sur la banquette du taxi. Arrivés dans la chambre, je le déshabillai et ne fus pas déçue. À peine l’avais-je démarré à la manivelle et équipé d’un préservatif qu’il se mit à m’entreprendre mollement, avant de s’endormir de tout son long sur mon corps. En entrouvrant la porte de la chambre, je vis une douzaine de regards curieux qui me scrutaient depuis le salon. J’éclatai de rire et leur fis signe de me rejoindre. Si je n’eus toujours pas l’occasion de prendre mon pied cette nuit-là, la crise d’hilarité générale forma pourtant la plus longue et violente forme d’orgasme collectif connue à ce jour. C’est elle que nous nous chargeâmes de célébrer au champagne.


Six mois plus tard, c’est moi qui consolerais ma Lucie sur le même lit. Elle avait jeté son dévolu sur un garçon un peu farouche. « Un sentimental, dans ton genre. » Elle fut prise à son propre piège : il se révéla être un amant si tendre qu’elle en fut bouleversée. Elle tomba profondément amoureuse. Lucie voulait sans cesse le revoir, et chaque rencontre était pour elle un nouvel éblouissement. Elle avait perdu le goût du sexe à tout va, c’est exclusivement avec lui qu’elle voulait encore faire l’amour, comme si elle venait d’atteindre une nouvelle dimension, de découvrir un continent inconnu. Elle se culpabilisait de poursuivre au lit avec Léo des rapports qui n’étaient plus que comédie. L’idée de faire souffrir son compagnon en le quittant lui était insupportable, mais l’intensité de l’amour qu’elle éprouvait pour sa dernière conquête s’imposait avec une si brûlante évidence qu’elle s’y serait résolue, si seulement son amant de cœur l’avait voulu. Or, lui-même était écartelé : il lui vouait une tendre amitié amoureuse et était troublé par l’expérience, au cours de ses rencontres avec elle, d’une complicité sexuelle inédite. Il était conscient aussi que les sentiments de Lucie à son égard étaient exclusifs, bien qu’il sache parfaitement n’être que le dernier des nombreux trophées à son tableau de chasse, mais aussi le plus précieux. Cependant, tout son esprit était occupé au même moment jusqu’à l’obsession par ses amours contrariées avec une ravissante idiote dont il était éperdu. Il jugea plus honnête de cesser de voir Lucie. Elle pleura beaucoup. Comme toujours, Léo n’en sut jamais rien.




~~oOo~~




La fin de ma disette surgit de façon inattendue. L’école nous imposait régulièrement des travaux pratiques. J’avais été chargée de couvrir le reportage photo d’une soirée officielle à la Chambre de commerce. Il y avait foule : entrepreneurs du cru, investisseurs étrangers, businesswomans, hommes politiques, célébrités des médias… On m’avait précisé que, compte tenu du prestige de l’événement, il était souhaitable que je n’assure pas mon travail en jean et blouson, mais m’habille de façon à la fois sobre et élégante, et j’avais opté pour une jolie robe unie de la dernière collection d’Ingrid. J’avais fini de couvrir la conférence, le cocktail, les photos d’ambiance, et m’apprêtais à partir. J’avais reçu l’autorisation d’entreposer une partie de mon matériel en lieu sûr, dans un petit local donnant sur le couloir de la zone de bureaux, loin du tumulte.


Je n’y avais pas encore saisi mon deuxième sac que la porte s’ouvrit. Je me retrouvai face à un bel homme soigné, dans la petite quarantaine, habillé d’un costume prince-de-Galles tombant parfaitement. Nous nous figeâmes, mutuellement surpris. Le silence se poursuivit au-delà de la normale, son regard était plongé dans le mien, comme fasciné, et ce n’était pas celui que je ne connaissais que trop, l’œil concupiscent des hommes friqués entre deux âges, chassant la chair fraîche pour conjurer les premiers signes de leur déclin et se persuader de la toute-puissante séduction de leur prétendu tempérament alpha.


Mon visage se rapprocha du sien, et lui-même avança imperceptiblement, jusqu’à ce que nos haleines se mêlent. Je sus instantanément que je désirais cet homme totalement, furieusement, de façon inexplicable, et je compris aussitôt qu’il me voulait lui aussi avec férocité. Nous ne nous embrassâmes pas. Il me saisit fermement par la taille, me plaqua contre la porte, pour me cacher autant que possible de l’étroite bande vitrée donnant sur le couloir. Il était absolument clair qu’il ne redoutait pas que je crie ou me débatte, tant il lisait dans mes yeux ce qu’exprimaient aussi les siens : un désir impérieux, une urgence de sexe.


Il me caressa la joue et j’enserrai sa nuque. Puis sa main vola sous ma robe, elle baissa sans ménagement ma fine culotte. Nous nous taisions toujours, les yeux aimantés. Il s’empara aussitôt de mon sexe. Sa façon de le palper, de le frotter avec insistance, de l’explorer, était le seul langage par lequel il me disait : « je te veux ». Ma tête légèrement penchée en arrière, appuyée contre la porte, mes yeux perdus dans les siens et mes premiers gémissements ne s’y opposaient pas.


Mais j’avais moi-même dégagé sa queue bandée, ma main s’était fermée sur ses testicules avec une autorité de propriétaire. Et je lus aussitôt dans ses yeux l’écho qu’il me renvoyait : « tu me possèdes ».


Il faisait valser tous mes sens, et la chorégraphie de nos gestes se répondait en une parfaite symétrie. Je brûlais de l’avaler, il voulait me boire, mais c’était impossible : il eût fallu désaccoupler nos regards, et nos regards baisaient bien plus violemment encore que nos corps.


Il accélérait jusqu’au paroxysme le frétillement de ses doigts, je l’astiquais avec frénésie.


Et mes gémissements devenaient de véritables plaintes, je gigotais, toujours plaquée contre la porte, implorante. Des larmes coulaient de mes yeux, et son regard s’émerveillait de mes pleurs ; il me disait : « sens, c’est le moment, celui de notre collision, une magnifique catastrophe qui va faire exploser la toute-puissance de nos désirs ».


Alors il me souleva, sa main retroussa ma robe, il traversa la pièce et colla mon cul sur l’étroite tablette de bois mélaminé qui barrait la cloison vitrée. Il écarta mes cuisses, et sans attendre, sa queue m’embrocha, sans brutalité, mais pas sans conviction. Il y eut dans mon cri un mélange de plaisir et d’effroi, je fus proche de jouir aussitôt, tandis que je l’entendais gémir lui-même, s’imprégner de la volupté de sentir son membre plongé jusqu’à la garde dans mon intimité humide. Ses yeux à présent plus apaisés continuaient à me parler : « je t’ai conquise, mais tu m’as vaincu, je t’ai envahie, mais tu m’as défait ».


Et puis il se remit à bouger encore en moi, d’abord doucement, et une ombre de sourire se dessina sur nos lèvres, comme pour confirmer l’évidence du rut. Il tirait, il poussait, il tirait, il poussait et le rythme s’emballait, il me pilonnait avec des fureurs de locomotive, nous étions en nage, mais continuions d’alimenter la chaudière, et je ne freinais plus mes cris, et nous nous foutions bien qu’un hypothétique témoin passant dans le couloir puisse entendre nos rumeurs, voir mes fesses s’écraser en rythme contre la vitre à chaque coup de piston, et celle-ci trembler dangereusement sous les chocs. Alors, quand il n’en put plus, quand il sentit le flot monter sans plus pouvoir lui opposer d’obstacle, il se vida en moi dans une longue plainte, et la vision de son soulagement, la conscience d’accueillir celui-ci dans mon sexe, achevèrent de me faire basculer au-delà du plaisir.


Nous restâmes encore une minute à nous sourire, nous caresser du regard, dans le seul bruit de nos souffles courts, il remonta doucement une mèche de cheveux trempée sur mon front, je soulignai du doigt le tracé inférieur de sa lèvre, le calme redevint parfait et ce fut tout.


Lucie aurait probablement dit : « Tu t’es pris un formidable coup de bite, je suis bien contente pour toi ». Mais je n’en ai pas parlé à Lucie. Je n’en ai parlé à personne. Je suis certaine que lui non plus.


Je revois cet homme dont je ne connais pas le nom, et qui ignore le mien. Cet homme que je n’ai jamais embrassé, qui ne prononça aucune parole, et qui n’entendit de ma part que des cris. Cet homme dont je ne vis jamais le sexe, et qui n’aperçut jamais le mien, tant nos regards restèrent rivés l’un à l’autre du début à la fin, si proches. Ma plus fulgurante histoire d’amour à ce jour, la plus intense et peut-être la plus sincère, était anonyme, et avait probablement duré moins de six minutes.




~~oOo~~




Les demandes continuaient d’arriver à l’agence de Muriel, et je posai pour quelques autres campagnes, choisies de façon sélective. L’une d’entre elles fut pour une très belle marque de maroquinerie italienne. Robert m’avait encouragée : il connaissait et appréciait le grand photographe américain chargé de signer la photo. Je me rendis à Milan, où aurait lieu la prise de vue. Le cachet était royal, l’accueil princier, et Mike fut charmant. La campagne parut deux mois plus tard dans la presse internationale, et elle plut. Sauf à Mike lui-même, dont je reçus bientôt un appel en pleine nuit. Je ne suis pas sûre qu’il soit très au fait des conséquences pratiques du décalage horaire.



Je bredouillais qu’il n’avait surtout pas à se sentir coupable, que j’étais plutôt fière de cette photo. Mais il enchaîna aussitôt avec une proposition incroyable.



Comment refuser ? Mike débarqua deux semaines plus tard. Il utilisa le magnifique studio personnel de Robert, dans l’arrière-bâtiment de sa maison de maître. La séance fut courte, deux heures à peine. Mike partit ravi.


Deux mois plus tard, Vogue parut, avec mon visage souligné du titre « Wild Beauty ». Je devais me pincer pour y croire. Et je dois reconnaître que la photo est magnifique. Quel que soit son physique, on éprouve presque tous une gêne à se découvrir en image. Mais celle-ci, je l’aime sans réserve. Je m’y reconnais.


Elle allait changer ma carrière, de modèle comme de photographe. Ce fut comme un coup de tonnerre : plusieurs griffes de haute couture assiégèrent Muriel, me réclamant pour leurs défilés et leurs campagnes. Elle était enthousiaste. Je demandai à la voir, ensemble avec Robert. Nous parcourûmes ensemble la pile des propositions. Puis je pris la parole.



Robert rigolait dans sa barbe. Et Muriel commençait à s’inquiéter.



Robert s’était précipité et il me congratulait chaleureusement.




~~oOo~~




La bibliothèque de l’école occupait quatre étages, répartis autour d’un atrium. En se penchant sur la balustrade, on pouvait donc voir tous les étudiants au travail. C’est là que je repérai un jour un très beau garçon, juste en dessous, à l’angle de l’étage inférieur. Il avait des traits eurasiens, était d’une rare élégance.


Sans véritable préméditation, peut-être pour tromper l’ennui, j’arrachai une feuille de papier de mon bloc, griffonnai :


« Vous êtes seul, beau jeune homme ? »


Je la froissai, et balançai la boulette bien serrée dans sa direction, en me dissimulant aussitôt. En jetant un discret coup d’œil quelques secondes plus tard, je m’aperçus avoir bien visé : le message défroissé gisait sur sa table. Mais il restait imperturbablement penché sur ses cours.


Je projetai une autre boulette, sur laquelle j’avais inscrit :


« Dommage, encore un bel indifférent… »


Au prochain coup d’œil, il avait disparu. Je me levai pour le chercher des yeux depuis la balustrade… nulle part. Le temps de me rasseoir, et je découvris une boule de papier à peine atterrie sur le sol, à côté de mon sac à dos. J’aperçus au même moment le garçon assis à dix mètres de moi à peine, qui m’ignorait. Avant même de lire son message, je me levai et allai m’installer dans son dos. Il fit de même ensuite, et voilà comment nous effectuâmes plusieurs fois le tour de l’étage, le principe tacite étant que jamais nous ne puissions assister au lancer, ni croiser le regard de l’émetteur.


Reconstitué, ce dialogue épistolaire assez ludique donne ceci :


« Que du contraire, jolie demoiselle, j’ai très envie… »

« De me connaître ? »

« Bien entendu, mais aussi… »

« Vous voilà bien énigmatique. »

« N’êtes-vous pas vous-même bien mystérieuse ? »

« Tout juste un peu mutine. »

« C’est bien ce qui me rend coquin. »

« Votre prose m’émoustille. »

« Votre silhouette me met en appétit. »

« Et donc, vous évoquiez une envie ? »

« Celle de vous déculotter. »


Je pouffai de rire. Le jeu commençait à m’exciter pour de bon. Il le jouait à merveille, dans le ton du langage libertin d’autrefois, que je m’appliquais aussi à reproduire.


Je vis qu’il trichait : assis de biais, il me surveillait du coin de l’œil. Je rédigeai aussitôt :


« Vous voilà bien hardi, mon ami ! »


Je roulai le papier, et le balançai dans sa direction.


J’avais mal réglé mon tir, et la boulette rebondit en direction d’un geek boutonneux assis un peu plus loin, qui l’ouvrit, et regarda autour de lui sans comprendre, avant de replonger dans son bouquin. Je tâchais de couvrir de mes mains mon fou rire et ma gêne. Le joli garçon s’était levé, il réprimait mal un sourire malicieux. Il vint s’asseoir juste en face de moi, tout proche, me révélant l’heureux mélange de ses origines incertaines : grande taille, cheveux noirs joliment coupés, nez fin, lèvres pulpeuses, des yeux presque turquoise, imperceptiblement bridés. Il portait à même la peau un magnifique pull-over marine, dont la très large encolure révélait ses clavicules et sa peau mate.


Toujours silencieux, mais en me regardant, il prit dans son sac une liasse de post-it, en préleva une partie, me tendit le reste, et griffonna le premier billet.


« Quoi ? M’êtes-vous déjà infidèle ? Votre maladresse mérite bien un gage. »


Je feignis la modestie en baissant la tête, tout en levant vers lui des yeux gourmands.


« Soit, monsieur, j’en accepte le sort. »

« Ôtez donc ce corsage qui oppresse votre gorge. »


Un frisson d’excitation me traversa. Il y allait fort, mais je reconnaissais l’avoir allumé. J’assumai. Comment faire ? Me débarrasser de mon soutien aux toilettes tuerait tout le charme. Peut-être entre deux rayonnages ? Il lut dans mes pensées.


« Ici même. »


Je décomposai l’opération, libérant d’abord l’agrafe. Dégager les bretelles ne fut pas bien difficile, mon petit marcel m’offrant un accès aisé. Je fis descendre les bonnets en passant la main par-dessous.


Il me tendit un nouveau post-it.


« Voilà qui est charmant. Vous êtes merveilleusement impudique. »

« Pour vous être agréable, Monsieur. »


La fine étoffe blanche ne devait plus laisser beaucoup de champ à l’imagination.



Je tâchai de rouler le soutien en boule avant de le faire glisser vers lui. Il ne se gêna pas pour le déplier ostensiblement, en caresser l’intérieur des bonnets, puis y plonger son visage.


Les petits rectangles de papier fluo continuaient de s’échanger.


« Vous voilà satisfait ? »

« Je n’ai que l’étui. Son doux parfum me réclame d’autres victoires. »

« N’ai-je pas rempli mon gage ? Ne sommes-nous pas quittes ? »

« Ne connaissez-vous pas déjà mes projets ? »


Il mit fin au jeu, vint me rejoindre, me prit par la main, m’entraîna dans un recoin.



Il n’attendit pas pour m’offrir un joli baiser, tout en en profitant pour passer doucement l’index droit dans la large échancrure du marcel, sous mon aisselle.



Il escalada un étage, débouchant sur le plateau des locaux techniques, m’entraîna dans un couloir aveugle, prit l’angle, ouvrit une porte de service qui donnait dans une remise.



Je ne comprenais pas, mais le suivis malgré tout sur l’échelle métallique ancrée dans le mur. Elle conduisait à une cloche en plexiglas, dont il dévissa l’attache avec une clef extraite de son pantalon. Il se hissa ensuite sur le niveau supérieur, puis me tendit un bras pour que je l’y rejoigne. Nous étions sur le toit de l’école, au milieu du ronflement des blocs du conditionnement d’air, et l’on y profitait d’une vue panoramique imprenable sur cette partie de la ville. Il m’expliqua qu’il adorait visiter des lieux inconnus, que chaque interdit formait pour lui un nouveau défi, et qu’il emportait toujours dans son sac quelques clefs aux profils divers, un passe-partout et une pince coupante. Ce lieu, il l’avait découvert en plein hiver, en brossant un de ses cours de réalisation vidéo. Il était heureux de m’y emmener par une si belle et chaude journée d’automne.



Un vent léger flottait dans sa chevelure, et la lumière de l’été indien achevait de cuivrer son épiderme. Je ne retardai plus ce que je brûlais déjà de faire depuis qu’il s’était assis face à moi. Les yeux fermés, je plongeai mes mains sous son pull, et les remontai doucement à plat, en une longue caresse qui me révélait le grain de sa peau glabre. Il eut un frisson. Je l’aidai à libérer ses bras des manches, à se dégager de l’encolure. Torse nu, il avait une perfection de statue, mon visage courait sur sa peau douce pour ne rien perdre de son parfum sucré, puis je le léchai, remontai jusque sous ses aisselles, il en avait le souffle coupé. Enfin mes dents coururent sur ses épaules, ses biceps, son torse, lui infligeant d’infimes morsures, qui s’intensifièrent lorsque ma bouche atteignit la surface sombre et plane de ses étroits mamelons. Il gémit. C’était délicieux de le sentir si réactif aux gestes qui sont précisément ceux qui font trembler mon corps de femme.


Trente secondes plus tard, il était totalement nu, assis sur un muret, et déjà dans ma bouche. La peau de sa queue légèrement courbée avait une finesse de soie. Il protestait, craignant de venir trop vite, et souhaitant plutôt profiter à son rythme de la magie de l’instant.


Alors je me redressai, déboutonnai mon jean, et allongeai mon ventre sur ses genoux pour que se réalise son vœu.


Il me déculotta avec le ravissement d’un enfant déballant un cadeau.


Lentement, le jour baissait sur la ville. Dans un peu plus de deux heures, il ferait nuit. Niels admirait en silence tout à la fois le spectacle urbain et celui de mon cul, qu’il caressait avec une grâce de soleil couchant.




~~oOo~~




J’allais vivre avec Niels la plus longue de mes relations amoureuses. Ce qui n’était pas bien difficile, la première ayant duré six mois, et la dernière en date, six minutes.


Notre vie commune était étrangement poétique, j’avais parfois l’impression d’être entrée comme par magie dans un roman de Boris Vian, et je n’aurais pas été étonnée outre mesure si Niels, toujours occupé à imaginer de nouvelles fantaisies, m’avait fait goûter ses dernières recettes au piano-cocktail.


C’était un quotidien léger, aussi aérien que ses escapades clandestines dans les lieux interdits, auxquelles il me conviait de temps en temps, lorsque l’effraction ne risquait pas de trop m’exposer au vertige. Je lui fis remarquer un jour que j’avais en ces occasions l’impression d’être un rat d’hôtel. Sa culture cinématographique provoqua aussitôt chez lui le rapprochement avec La Main au Collet de Hitchcock, et il insista pour me faire revêtir la fois suivante une combinaison noire ajustée au corps pour mieux entrer dans le rôle. Combinaison dont il prit un plaisir évident à me dépouiller ensuite sur la terrasse coiffant le toit d’un palace en réfection, à l’issue d’un jeu du chat et de la souris dont le sensuel résultat était connu d’avance. Ce fut une soirée délicieuse, de pure invention érotique.


Niels était un amant particulièrement doux, d’une délicatesse extrême. En aspirant réalisateur, il jouissait d’abord par les yeux, par ravissement esthétique. En comparaison, portée par l’attraction physique quasi animale qu’il exerçait sur moi, j’étais plus charnelle, et avais développé à son égard un étrange goût de la morsure. Ce qui le ravissait, en ajoutant à ses tableaux vivants les minuscules cruautés qui accompagnent les contes les plus charmants.


Vous penserez alors que dans cet éternel jeu amoureux, prolongeant celui qui avait provoqué notre rencontre, j’étais la louve et lui l’agneau. À tort. Il restait bien le grand maître de nos jeux, le metteur en scène de nos ébats, et je commençais, un peu plus d’un an après notre rencontre, à sentir sourdre en moi un début d’inquiétude. M’aimait-il, moi, ou n’étais-je qu’un accessoire parfaitement assorti à ses fantasmes ? Ceux-ci étaient toujours magnifiques, surprenants, parfois un peu bizarres et morbides, aussi. C’étaient des contes de fées tels que les auraient racontés à l’écran Tim Burton ou Wes Anderson, deux réalisateurs qui étaient pour lui des références, et il fut fou de joie quand je lui en fis la remarque. Mais, de plus en plus souvent, je me mettais à souhaiter qu’il m’aime avec plus de simplicité. Que le seul matériel de mon corps nu, offert à lui, suffise à déchaîner son désir. Qu’il injecte dans la si touchante délicatesse de ses caresses un peu de l’animalité que m’inspirait sa beauté, quand nous faisions l’amour.




~~oOo~~




Niels traversait la vie avec une désarmante facilité, comme si les dieux avaient déposé sur son chemin un lit de roses parfumées, débarrassées de leurs épines. Sa beauté était stupéfiante, et je lisais dans le regard des filles, quand il me prenait par la main lors de nos ballades en ville, des pulsions de meurtre à mon égard. Il était fin, cultivé, talentueux, sans être prétentieux. Et il faut bien entendu parler aussi de l’aisance matérielle qui était la sienne. Il n’avait jamais eu besoin de compter, d’économiser ; tout lui était aussitôt accessible. Son goût du beau n’était pourtant pas ostentatoire. Simplement, il jouissait de ce luxe ultime, celui de n’avoir jamais à vérifier le prix sur l’étiquette. Il n’affichait aucun mépris envers ceux qui n’avaient pas cette chance, et fuyait la compagnie des fils et filles à papa, ceux qui faisaient de leur voyante fortune un signe de ralliement et un geste d’exclusion.


Niels était plutôt un fils à maman. Je ne tardai pas à le comprendre, le radieux jour de septembre où nous nous étions connus sur le toit de l’école. Après avoir longuement et mélancoliquement caressé mon cul dénudé, il m’avait soufflé :



Et je l’avais volontiers suivi, consciente de la promesse d’étreintes plus intenses que ces mots contenaient. Il m’ouvrit la porte passager de la voiture avec une galanterie d’autrefois, s’installa, mit le contact, et nous traversâmes la ville en direction des quartiers huppés, cheveux aux vents dans une magnifique Audi décapotable. Il surprit mon regard interrogateur, parut un peu gêné, et m’expliqua :



Il se contenta de hausser les épaules.



Niels rangea le cabriolet sur un large parking en gravillons, au bout d’une allée bordée de buissons impeccablement taillés, ferma la capote électrique, et nous nous engageâmes sur un sentier débouchant sur une splendide villa moderne, aux larges baies vitrées, enchâssée dans un beau jardin odorant.



J’eus un moment de panique en réalisant soudain que Niels ne m’avait pas encore rendu mon soutien-gorge, et que les sombres aréoles de mes seins devaient probablement se deviner sous mon petit marcel.


Mais ça ne risquait pas de choquer Birgit, la mère de Niels, qui profitait des derniers rayons du soleil, allongée à poil sur un transat au bord de la somptueuse piscine. Grande, elle restait une très belle femme, même si son corps s’était un peu empâté. La blondeur de ses cheveux semblait annoncer sa nationalité danoise avec l’évidence d’un cliché. Mais un coup d’œil à sa touffe brune suffisait à démasquer la supercherie.


Elle nous accueillit sans cérémonie, dans un français imparfait et saturé d’accent.



Elle désignait de la main son corps nu.



Ses yeux clairs me détaillaient, comme pour juger si j’étais digne de son fils. Elle semblait satisfaite, et me fit aussitôt rougir.



J’étais soufflée par leur conversation. Pas vraiment choquée, il n’y avait rien de franchement malsain. Mais malgré tout surprise de cette totale transparence. Je pouvais dire énormément de choses à maman, sans avoir à craindre qu’elle ne me juge. Mais ni elle ni moi n’aurions aimé que ceci nous dépouille de toute intimité.


Le père de Niels était franco-vietnamien, on le voyait peu. Il occupait un poste éminent dans un grand groupe pharmaceutique, et multipliait les voyages au long cours. Ses revenus plus que confortables assuraient à sa famille une vie qui l’était tout autant. Je ne le rencontrai qu’une dizaine de fois au cours de ma liaison avec Niels, mais il fut à chaque occasion absolument délicieux. Je crois qu’il m’appréciait beaucoup. C’est du moins ce que me disait Niels.


Le couple de ses parents était étrangement assorti. Autant il était pudique et réservé, autant elle parlait sans cesse, sans la moindre retenue. Birgit était une adepte de toutes les méthodes douces, naturelles, alternatives. Pas une nouvelle tendance alimentaire à laquelle elle n’ait souscrit, pas une croyance new age à laquelle elle n’ait adhéré. Sur le plan nutritionnel, toute la famille était au régime bio, végétalien, sans sel, sans sucre et sans gluten. Du moins dans le cadre du foyer. Dès qu’ils mettaient le nez dehors, les hommes de la maison n’en redevenaient que plus férocement carnivores. Ce n’était pas tant les saints principes nutritionnels de Birgit qui posaient problème : ils acceptaient de s’y soumettre de bonne grâce. C’était plutôt sa totale incompétence aux fourneaux. Je le compris en participant pour la première fois à leur repas familial. Absorber ce brouet insipide était une véritable pénitence. La conversation était en revanche plus épicée.


Niels venait à peine d’expliquer à son père que j’étudiais la photographie, mais posais aussi de temps en temps comme modèle.



Son mari se figea, la foudroyant du regard, tandis que Niels la détrompait en rigolant. Il lui révéla la nature bien plus chaste de ces prises de vue.



Le père de Niels était à présent tétanisé. Il fixait la table, comme pour confirmer qu’il n’était manifestement pas dans son assiette. Plus que gêné, on le sentait humilié. Tout juste avait-il levé vers moi un bref regard d’excuses, auquel j’avais répondu par un sourire d’indulgence tout aussi furtif.


Niels était enfant unique, et ce n’est que plus tard que je fis le rapprochement avec les habitudes que je lui connaissais. Dès son enfance, son père fut souvent absent. Sa mère était en adoration devant lui, elle l’éleva comme un petit prince, pour lequel rien n’était jamais trop parfait. Je l’imagine volontiers comme un bel enfant rêveur, ayant peu d’amis, surprotégé dans une bulle, où il s’inventait son propre monde de fiction.


Tout lui ayant toujours été permis, il s’était trouvé, adulte, des interdits à défier, des bâtiments condamnés à visiter, des serrures à forcer, des façades à escalader. Et tout comme sa mère avait dû le faire, Niels jouait avec moi à la poupée, m’habillant et me déshabillant sans cesse des costumes les plus variés. C’est ce qui prépara le terrain à notre rupture, après deux ans d’amour sincère : si son inépuisable goût de la fantaisie m’avait longtemps ravie, j’en étais venue à me demander si j’avais encore pour lui d’autre valeur que décorative, si je n’étais pas un simple accessoire de ses fantasmes. C’est sans doute excessif et injuste : encore aujourd’hui, malgré l’amertume de la trahison que je ne suis toujours pas parvenue à lui pardonner, je me rappelle de quelques moments lumineux, et je ne doute pas qu’il y fut aussi profondément amoureux de moi que je l’étais de lui. Ce sont ces moments-là que je suis incapable d’effacer.




~~oOo~~




Niels, avec son habituelle fantaisie, cherchait toujours des caresses inédites pour célébrer mon corps. Me faisant remarquer que Louise rimait avec soumise, il m’invita, au premier de nos étés, à m’allonger nue sur un grand et épais matelas pneumatique posé sur la lourde table en teck proche de la piscine de ses parents, un des rares jours où sa mère n’y bronzait pas dans le même appareil.


Il s’employa ensuite à me convaincre que sa domination serait exclusivement caressante, mais que la règle du jeu – le jeu, toujours – imposait qu’il m’attachât et me bandât les yeux. Je refusai en riant ; il m’avait rejoint sur le matelas, et nous entamâmes une lutte un peu factice. Il n’était dupe ni de mes mouvements de défense, ni de mes petits cris d’effroi : mes rires et le peu de force exercée par mes muscles lui indiquaient que je n’attendais que d’être défaite. Il s’aperçut aussi que mes bras s’occupaient surtout de le déshabiller, afin que notre corps-à-corps fût plus sensuel. Alors qu’il finissait de nouer mes liens en veillant à ce qu’ils ne me serrent pas de façon trop sévère, son corps nu se superposa au mien, et c’est moi qui remarquai cette fois qu’il exposait sélectivement certaines zones à ma bouche, comme s’il l’encourageait à poursuivre la lutte en les mordillant.


Il posa le bandeau sur mes yeux, et commença par couvrir mon corps de baisers, des orteils aux lèvres, sans oublier le moindre recoin de mon corps. Il s’appliquait à les rendre les plus légers, pour qu’ils se posent avec la délicatesse d’un flocon. Puis il m’expliqua le principe de ce qu’il appelait le banc de douce mise à l’épreuve. Il allait soumettre mon corps à de multiples caresses, et j’aurais à deviner l’accessoire qui les posait.


Chaque bonne réponse me vaudrait un cadeau.



Il réfléchit un instant, n’ayant manifestement pas prévu l’hypothèse. Puis, en devinant l’excitation qui me gagnait à l’idée d’un enjeu plus risqué, il décida :



Je lui répondis dans un rire.



Le premier accessoire était vraiment difficile. Si toute la liste était du même tonneau, j’allais avoir quelques difficultés à m’asseoir aujourd’hui. C’était une sensation très faible, comme si Niels posait une série d’objets ultralégers simultanément à plusieurs endroits de mon corps, qu’ils y bougeaient, et puis s’évanouissaient immédiatement, en laissant comme une infime trace de fraîcheur. En tendant l’oreille, j’entendis Niels souffler. Et je criai aussitôt :



Je sentis ensuite un balayage tout fin parcourir mon cou, descendre sur mon ventre où il devint un chatouillement, rapidement insupportable lorsqu’il atteignit mes aisselles épilées à la cire. Je me mis à la fois à rire aux éclats et à me tortiller, et pour la première fois, mes entraves furent sollicitées. La plume, puisque c’en était une, avait déjà atteint et stimulé l’intérieur de mes cuisses quand je hurlai « Plume ! Plume d’oie ! », mais Niels fit la sourde oreille, et s’acharna aussitôt sur la plante de mes pieds, qui se cambrèrent et se rétractèrent frénétiquement, alors que mes rires hystériques se faisaient cris.



Il s’arrêta, et me laissa un long temps de récupération, en voyant ma cage thoracique se soulever et s’affaisser à un rythme élevé. Il me calmait en appuyant légèrement la main sur mon ventre, et posant d’adorables baisers sur mes côtes.


Pour la caresse suivante, le résultat était trop facile à deviner : des glaçons. Mais je mis cette fois un temps fou à répondre, afin de prolonger autant que possible le travail du petit marchand de glace sur mes zones érogènes. Mes tétons avaient durci, mon corps se raidissait, et j’expirais l’air de mes poumons en longs soupirs irréguliers. J’en étais sûre, Niels était en train de bander raide, et il ne m’aurait pas déplu qu’il organisât un entracte pour me fourrer séance tenante, comme ma position écartelée lui en offrait tout loisir.


Mais déjà Niels s’était équipé de l’accessoire suivant, qui soufflait sur mon buste un dépôt léger. Le bruit me parut caractéristique, et je dis : « mousse à raser » !



Il s’approcha de mon visage, et souleva tout doucement le bandeau. Le haut de mon corps était couvert de serpentins colorés en mousse, et il me présenta la bombe achetée au magasin de cotillons.



Il rinça mon corps avec un gant de toilette, le sécha avec une serviette éponge, puis rabattit le bandeau sur mes yeux.


Il s’absenta pendant un moment qui me parut interminable. Puis je devinai sa présence, et sentis bientôt de minuscules traces effleurer tout mon corps. C’était différent des autres accessoires, et j’eus aussitôt la certitude qu’il s’agissait d’êtres vivants. Je me mis à hurler en me débattant :



Il vit ma terreur, comprit que le jeu me devenait cruel, et accepta aussitôt de ne pas faire durer l’épreuve. Il caressa ma tempe, et me dit de ne pas avoir peur, qu’il allait commencer par ôter mon bandeau.


J’aperçus alors des dizaines de coccinelles se baladant sur mon corps. Il se les était procurées dans une jardinerie, où elles sont vendues à l’état de larves à élever pour lutter contre les pucerons.


Je m’étais attendue au pire, mais la vue des bêtes à bon Dieu se promenant sur mon corps nu, pour être bizarre, était en fait assez charmante, et je finis par sourire. Niels me lança un regard attendri, détacha mes liens en me recommandant de rester immobile. Alors patiemment, il se mit à souffler sur mon corps pour faire s’envoler une à une les jolies petites bestioles rouges tachées de noir, et ce souffle lui-même était une caresse délicieuse. Il dut un peu insister du doigt pour celles qui s’étaient cachées dans le fin triangle de ma toison, et quand la dernière fut partie, il conclut par un baiser sur mon sexe, où sa langue s’insinua longuement.


Il m’aida à me redresser, m’attira contre lui, et m’embrassa merveilleusement. J’avais une envie folle de le sentir en moi, sans cette fois procéder à de longs et tendres préliminaires, et je vis qu’il bandait furieusement. Je l’attirai vers le banc de bois, l’y assis, me posai moi-même sur ses cuisses, et lui soufflai sans le quitter du regard :



Je le vis à la fois excité et intimidé.



Je lui fis mon sourire le plus coquin.



Alors il guida mon corps pour le disposer sur ses genoux, les fesses tendues vers lui. Il les parcourut avec douceur, puis sa main s’abattit pour la première fois. À la sixième frappe, il comprit que son geste était trop retenu à mon goût, et ses claques se firent plus sévères, sans être violentes. Je me mis à émettre de petits cris de douleur à chaque impact, en en rajoutant un petit peu. Mais dès la dixième claque, mes cris se firent plus spontanés. À la vingtième et dernière, mon fessier irradiait déjà d’une chaleur intense, et scintillait de picotements.


Sans attendre, il me souleva dans ses bras, me couvrit de baisers, me posa sur le sol, et fit choir en toute hâte le matelas depuis la table sur le carrelage bordant la piscine. Il me souleva et m’y déposa, et se mit à prendre possession de mon corps avec une fougue que je ne luis connaissais pas. Une de ses mains avait écarté mes cuisses avec autorité et me masturbait avec conviction. L’autre palpait mes seins, qu’il se mit bientôt à sucer avec voracité. Avant de les laisser glisser de sa bouche, il laissait ses dents traîner délicatement sur mes tétons. Tout mon corps se cambrait, je gémissais bruyamment. Je voulus me saisir de sa queue, mais elle s’était dérobée : je la sentis s’introduire lentement dans mon sexe, et s’y activer de plus en plus virilement, comme si elle y menait un combat. Niels fermait à présent les yeux, le visage crispé. Nous aurions voulu prolonger encore nos ébats, mais nous avions déjà atteint un stade d’excitation intense. Je jouis la première, il me suivit peu après, en une succession de plaintes enrouées. Je le ramenai vers moi, couvrant son torse de baisers, nous nous étreignîmes, roulâmes sur le matelas, et nous retrouvâmes aussitôt dans l’eau fraîche de la piscine.


Ce fut un long moment de tendresse, à nous échanger des mots doux, mes jambes enserrant sa taille et mes mains son cou, l’eau clapotant sur nos épaules. C’était le temps merveilleux où sa fantaisie servait encore nos étreintes sans former une obsession et bientôt un obstacle à la spontanéité. Le temps où il était si attentif à mes pulsions qu’il y répondait de façon totalement complice. L’élément ludique que nous ajoutions au sexe nous permettait de sans cesse nous redécouvrir, il ne formait alors qu’un joli prétexte à la fête de nos corps, à l’émerveillement de nos cœurs.


Si cet épisode avait emprunté au thème de la soumission, il en avait totalement détourné et réinterprété les codes d’une façon parfaitement désarmante. Niels était joueur, il n’était pas dominateur, ni moi son esclave, dans le sens qu’attribuent à ces termes les adeptes du donjon.


Libre à chacun de vivre ses fantasmes comme il l’entend, je ne porte aucun jugement de valeur, chacun son truc. Si je n’accepterai jamais d’être soumise dans la vie, je reconnais pourtant adopter au lit une forme de soumission relative à l’homme que j’aime, ou plutôt à la puissance de son désir. J’aime être l’objet de son désir, être le fruit qu’il croque. Ce n’est pas un aveu de faiblesse, un abandon de pouvoir : je ne m’interdis d’ailleurs pas d’exercer parfois moi-même mon désir de l’homme, de le bousculer, de le prendre. Mais s’il y a bien une chose que je déteste, c’est l’idée que ce partenaire puisse, à partir de l’émotion intense que je tire de l’offrande, verbaliser ce privilège, en tirer une fierté puérile, une grotesque vantardise, et qu’il considère que cette générosité chez moi innée lui autorise tout, à commencer par le ridicule.


Tout est question de nuances, et elles ne sont pas toujours simples à traduire, dès que l’on manipule le mot soumission. Si j’aime un homme, c’est une vraie jouissance pour moi que de m’offrir. Prends-moi, use du pouvoir que j’accorde sur mon corps à ton désir, exerce-le comme tu l’entends, avec tendresse ou avec virilité, et n’hésite même pas à être plus rude, si la sincérité de ton désir le commande : je le reconnaîtrai comme tel et y trouverai la voie de mon propre plaisir. Mais veille au moins alors à être à la hauteur de mon abandon et ne transforme pas le bel élan de ton désir en une discipline de pacotille, garde-toi de gâcher la générosité de ce que je t’offre avec des propos niais, des clichés imbéciles, n’aie pas l’illusoire prétention de croire que tu disposes sur moi sans condition d’une autorité quelconque. Sur ce terrain, Niels et moi nous étions bien rencontrés, et jamais je n’ai pris en défaut le talent qui lui permettait de distinguer la complémentarité des désirs du rapport de forces. À l’émotion que j’éprouvais à me livrer à ses désirs répondait chez lui une émotion encore plus intense, celle d’être gratifié de ce don. C’est du reste vrai pour tous les hommes que j’ai aimés.


Niels était totalement imperméable au SM, non pas en fonction d’un préjugé moral, mais bien d’un jugement esthétique et d’une forme d’exigence créative. Il n’avait aucun attrait pour les scénarios et les langages prévisibles, les sévices librement consentis, mais répétitifs, les rôles peu interchangeables, les accessoires si immuables qu’ils se trouvaient tarifés sur n’importe quel site de vente en ligne. Plus encore, reproduire sans cesse les mêmes pratiques lui semblait inouï ; le sexe était pour lui une célébration qu’il voulait totalement perméable à l’imagination, et toujours renouvelée dans l’inédit. Ses fantasmes, il ne les voulait pas préfabriqués, disait-il, il voulait les composer comme un poème ou une mélodie. Et je m’y prêtais d’autant plus volontiers qu’il m’y laissait encore à cette époque un rôle actif et une totale liberté d’expression.


Baignant toujours dans la piscine, goûtant la douceur du contact de nos peaux, nous accentuions à présent nos caresses, comme pour donner le coup d’envoi d’une deuxième mi-temps.


J’entendis un bruit de moteur approchant dans l’allée de graviers.



Nous rassemblâmes nos effets à la hâte, et disparûmes vers la maison.



Des cadeaux, il aimait m’en offrir au moindre prétexte. Certains étaient inattendus : un livre de cartographie ancienne trouvé chez des bouquinistes, un robot mécanique en fer blanc des années 50, un coffret marqueté chiné aux puces. Cette fois-là, il m’emmena dans une prestigieuse bijouterie, et m’y offrit un coûteux collier de perles. Comme je m’y opposai, il insista en me révélant que les coccinelles le lui avaient ordonné.


Par-dessus tout, il aimait la lingerie, le plaisir d’offrir rejoignant sa joie de contempler. Il fuyait les sex-shops, détestant les modèles ouvertement sexuels, les culottes fendues, les harnais, les moulants justaucorps de skaï. Il m’emmenait dans les boutiques des plus belles marques, et j’y enfilais les délicates parures, les subtils porte-jarretelles qu’il sélectionnait. C’est leur beauté ingénue, leur merveilleuse simplicité qui achèverait d’offrir à mon corps une insoutenable charge érotique, disait-il.


De retour dans mon flat, chargé des élégants emballages vernis fermés de précieux rubans, il me réclamait aussitôt un nouvel essayage. Je me révélais à lui dans ces tenues plus nues encore que la nudité, troublée à l’avance des moments de pur désir qui s’annonçaient.


Il s’approchait de moi, cerclait mon cou du somptueux collier de perles.


Alors, après m’avoir longuement bue des yeux, il collait sa peau contre mon corps haletant, y promenait lentement ses doigts amoureux, déchiffrait mes charmes comme l’aveugle lit en Braille, entrouvrait délicatement les lèvres de mon sexe encadré par les savantes architectures de dentelle, s’y attardait, fouillant lentement du doigt mon intimité pour achever d’éveiller mon désir, et attirait enfin ma main vers son sexe dressé, en murmurant :





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Pourquoi donc s’obstina-t-il à tout gâcher, et finir même par abîmer l’empreinte de ces beaux moments d’amour ? Deux ans après notre rencontre, Niels était plus que jamais dans le jeu, mais celui-ci avait cessé pour moi d’être charmant. J’étais épuisée de le suivre, lassée de ces costumes, de ces décors, de tous ces lieux improbables visités le cœur battant. C’est son imprévisibilité qui devenait prévisible. Nous n’étions plus chez Boris Vian, mais dans la version adulte d’une collection enfantine, où la névrose aurait remplacé la naïveté. Ce n’était pas Martine à la plage, Martine prend l’avion ou Martine fait du ski, mais Louise baise au musée, couche sur les toits, s’offre sur les ruines. Je ne me sentais plus qu’un objet malléable, un personnage de fiction, une androïde programmée pour servir sans états d’âme ses visions.


Tout cela, je le lui dis, clairement, en réprimant des sanglots dans ma voix. Je voulais un amoureux, pas un voyeur. Je ne voulais plus de tous ces jeux de cache-cache, plus enfiler de porte-jarretelles, je ne voulais plus de scénarios. Qu’il réserve ceux-ci à sa vocation de réalisateur, à sa production d’images. Et qu’il ose enfin me regarder et m’aimer pour ce que je suis, sans artifices, et pas uniquement au lit. Je lui rappelai un épisode récent, la fois où il m’avait entraînée dans une usine désaffectée, pour y jouer à Charlie Chaplin dans les Temps Modernes. Malgré mes réticences, je l’avais suivi parce que j’aimais malgré tout, je l’avoue, l’érotisme du costume de petit mécano qu’il avait imaginé pour moi : à poil sous une salopette, un de mes petits fantasmes tout simples.


Il ignorait que le lieu était squatté, et après qu’il m’eut fait l’amour sur la chaîne d’assemblage, j’avais soudain aperçu, sur une passerelle, le visage d’une punkette aux cheveux teints en gris argenté. Elle me fixait avec une profonde expression de mépris. La voix de maman avait aussitôt résonné en moi. Ne te laisse rien imposer, ne fais rien dont tu puisses avoir honte, ça ne te ressemblerait pas. Je dis à Niels que le regard de la punkette m’avait fait comprendre que j’en étais arrivée à ce point. Et que je souhaitais ne plus le voir pendant un mois, lui laissant l’occasion de réfléchir, nous offrant une chance de repartir à zéro, juste lui, moi et l’amour.


N’allez pas croire que je lui imposai cette presque rupture de gaieté de cœur. J’aimais Niels, j’avais vécu avec lui tant de moments heureux, mais j’avais aussi eu pour ses manies toujours plus envahissantes une folle indulgence. C’était en réalité lui qui s’éloignait de moi, lui qui s’acharnait à me perdre, lui qui était occupé à se perdre dans le labyrinthe de ses fantasmes.




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Sur le moment, Niels avait réagi comme un enfant puni, mais j’étais incapable de décider si mon aveu l’avait ému ou simplement contrarié. Il connaissait la force de mes résolutions, et s’abstint de m’appeler durant ces semaines de quarantaine. Tout au plus avais-je trouvé dans ma boîte aux lettres une carte où il avait simplement tracé « Pardon. Ti amo », ce qui m’avait aussitôt touchée, remplie d’un violent espoir, et donné l’envie de courir me jeter dans ses bras. Ces trois mots simples valaient pour moi bien plus que tous les cadeaux du monde. Je n’en demandais pas davantage : un peu de sincérité. Un peu d’amour.


Et puis le lendemain, alors que je revenais à pied de l’école, j’aperçus de loin Niels plongé dans une conversation animée avec une fille, à une terrasse de café. Ils avaient l’air en désaccord, et bientôt Niels se leva et partit dans l’autre direction, la laissant seule à table. J’étais glacée. Non pas parce qu’il était en compagnie d’une fille jeune, je ne suis ni jalouse ni soupçonneuse. Mais plus je me rapprochais de la terrasse, plus je la reconnaissais. Elle était vêtue de noir, et sur son visage flottait une chevelure gris argent.


Je m’approchai, m’installai sur le siège à peine délaissé par Niels, et apostrophai la fille :



Elle me fixait avec le même regard de mépris qu’à l’usine.



Je vacillais.



C’est elle qui se figea, paraissant tout à coup mal à l’aise.



Je surpris des coups d’œil des occupants des tables voisines, elle les aperçut aussi. Elle me proposa de continuer notre conversation ailleurs, dans un endroit plus discret. Malgré la menace que cette fille représentait, je la conduisis à mon flat tout proche : au point où j’en étais…


Et c’est là, à table, qu’elle me raconta tout. Elle était la webmaster d’un gros site érotique francophone. Plutôt que de reproduire le robinet à porno moche du web à multiples X, ses jeunes fondateurs et actionnaires avaient voulu proposer un contenu plus soft, subtil, esthétique, surprenant. Ils étaient à la recherche de contenus fidèles à leur concept. Niels avait contacté la fille voici trois mois, lui expliquant que nous étions un couple qui aimions faire l’amour en s’entourant de mises en scènes sophistiquées. D’authentiques créations que nous avions à présent envie de partager.



Elle comprit à la dureté de mon regard que non, je ne lui permettais pas. Elle poursuivit.



Elle concéda d’un geste de la main.



Elle s’était interrompue, avait sorti un laptop de son sac à dos, l’avait allumé, m’avait demandé le code du wifi. Elle tapa l’adresse de l’URL, et sur une page à l’esthétique aussi baroque que soignée, je vis s’afficher les vignettes des quatre premières vidéos de ce qui devait à terme se poursuivre en épisodes d’aventures sexuelles à suivre.


Instinctivement, malgré mon dégoût, je lançai brièvement celle de notre excursion clandestine dans la grande serre du Jardin Botanique, transformée en jardin d’Éden. Celle aussi où les doigts de Niels dégrafaient les bretelles de ma salopette de petite machiniste.


J’en avais vu assez.

Je rabattis l’écran.

Il me prit une envie de vomir.

Elle baissait les yeux.

Les miens étaient froids de colère, ma voix déterminée.



Elle se tut, réfléchit longuement.



Je pris un sac poubelle et y fourrai toutes les culottes, les porte-jarretelles et les soutifs et qu’il m’avait offerts. Elle prit le sac, se leva, franchit la porte, se retourna. Pour la première fois, je la vis sourire.





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Je n’avais pas versé une seule larme. Je faisais front, tentant de me purger l’esprit, de m’interdire toute faiblesse. Ne pas subir. Mais dès le départ de Victoire, surgit pourtant l’urgence d’une présence réconfortante, quelqu’un qui ne me demanderait rien, aucune explication, mais dont j’aurais simplement la certitude de l’absolue bienveillance. Je sélectionnai son nom dans le répertoire de mon portable, appuyai sur le disque vert, bredouillai quelques phrases confuses, et l’entendis me répondre aussitôt :



Quand Robert ouvrit la porte, toutes mes résolutions cédèrent, je fondis en larmes, et me blottis dans ses bras. Tout le temps que durèrent mes sanglots, il me berça, sans un mot. Puis il m’emmena à la cuisine, me prépara un expresso, disparut quelques instants, et revint avec un casque et une combinaison de moto.



Il marqua un temps d’arrêt.



Nous enfourchâmes sa puissante moto, et il mit le cap vers l’ouest. Le moteur rugissait, tout défilait à vitesse accélérée, le paysage, les panneaux routiers, les camions que nous avalions et qui disparaissaient aussitôt comme des mirages fugaces. Le souffle de l’air glissait sur moi en rafales, et il me guérissait, me nettoyant de tous les affronts, toutes mes blessures.


Moins de deux heures plus tard, Robert béquilla sa Norton sur la digue. Nous laissâmes casques et combis dans le coffre, retirâmes nos bottes, je retroussai autant que possible les tuyaux de mon jean. Et puis ce fut le sable, et puis ce fut la caresse de l’eau salée sur mes pieds nus, et les cris des mouettes, et l’horizon si serein, à perte de vue, et par-dessus tout, la rumeur de l’océan, grondant de toute sa puissance consolatrice.


Je regardai cet homme qui me souriait, qui venait de me faire le plus beau, le plus désintéressé des cadeaux. Cet homme qui, voici peu, avec une timidité que je ne lui connaissais pas, m’avait demandé si j’accepterais de poser nue pour lui. J’avais aussitôt dit oui, et cet instant de partage me confirmait ce que je savais déjà. Il ne me volerait rien, il m’offrirait toute la tendresse et la générosité de son regard. Ceux qui me découvriraient sur ses photos m’y verraient nue, mais jamais exhibée. Il n’y aurait aucune perversité.


Seulement de l’amour.




~~oOo~~




La sonnette du parlophone avait retenti.



J’avais actionné l’ouvre-porte. Débouchant de l’escalier, elle me salua et posa sur la table un macbook pro, deux disques durs externes, sept ou huit cartes mémoire.



J’avais oublié le collier de perles. Je me sentis un peu honteuse, incapable de juger si cet oubli n’était pas inconsciemment volontaire. Je m’étais attachée à ce collier. Je le suis toujours, il représente sans doute le plus simple et plus pur de mes fantasmes. Aujourd’hui encore, j’adore le porter nue, quand je fais l’amour avec l’homme que j’aime, et lui-même en est à chaque fois bouleversé.



Après que nous ayons ensemble systématiquement parcouru les répertoires du matériel de Niels et détruit ce qui le méritait, Victoire s’apprêtait à partir, pour le rendre à son propriétaire.


Je la pris par les épaules, la serrai contre moi, la remerciai mille fois, lui disant qu’elle ne savait pas tout ce que je lui devais. Elle riait.



Elle semblait émue. Elle ajouta, soudain vulnérable :





~~oOo~~




Amies, nous l’étions effectivement devenues. Victoire débarquait parfois sans crier gare dans mon flat de nouvelle célibataire, et c’étaient toujours des moments de joyeuse connivence. On se faisait une toile au cinéma UGC, on passait des heures à rire ensemble, assises sur une terrasse de café sous les réchauds à gaz, à regarder les passants, multiplier les commentaires, imaginer les mille histoires improbables cachées derrière leurs pas.


Ce ne fut qu’après trois mois que je pris conscience, en la regardant, de sa beauté si particulière, que ses choix capillaires et vestimentaires s’efforçaient sans doute de masquer. Elle avait une nuque gracile, un visage ovale joliment souligné par les arêtes de sa mâchoire. Sous les cheveux ébouriffés, un front bien dégagé surmontait de fins sourcils, des yeux très clairs, un petit nez droit, une bouche aux lèvres bien dessinées. Rares étaient sans doute ceux qui s’apercevaient de la juvénile pureté de sa grâce androgyne, trompés par son look qui les faisait hésiter. Était-elle néo-punk ? Était-elle gouine ? Je ne lui avais jamais posé la question, mais elle s’était chargée un jour d’y répondre anticipativement, dans un rire qui n’était que pudeur. « Je ne connais pas moi-même mon identité sexuelle. Peut-être suis-je plus troublée par les femmes. Mais je suis fondamentalement asexuelle. »


Inévitablement, sa personnalité attirait mon œil de photographe. Je lui demandai si elle accepterait que je tire son portrait. Elle hésita quelques instants.



Je lui avais donné rendez-vous trois jours plus tard, dans le studio de l’école. Elle arriva transfigurée, dans une magnifique chemise d’homme blanche au col officier, dont elle avait déboutonné le tiers supérieur pour la féminiser. Elle s’était fait couper les cheveux plus courts. Ils étaient toujours un peu rebelles, mais elle avait fait décolorer sa teinte argentée pour la remplacer par un brun qui devait être proche de sa couleur naturelle, comme si elle avait voulu me prouver que face à mon objectif, elle ne se cacherait pas. Je pris tout mon temps pour la mettre à l’aise, et ce ne fut pas simple. Mais à l’issue de la session, j’eus la certitude d’avoir capté une de mes meilleures photos.


Victoire devait être impatiente – ou anxieuse – du résultat. Elle me rendit visite dès le lendemain soir. Son portrait l’attendait, déjà couché sur une grande feuille d’aluminium rigide accrochée au mur. Il était magnifique. Robert l’avait aperçu à l’atelier d’impression et en était resté bouche bée. Elle le regarda longuement, en me jetant de temps en temps de petits coups d’œil.



Elle hocha la tête.



Elle comparaît son visage à celui du poète et s’en amusait.



Puis elle enchaîna.



Sa voix s’étranglait. Elle tourna son visage vers moi, elle était en larmes.


Je la pris contre moi, l’attirai dans le canapé, où elle se blottit bientôt en chien de fusil, la tête contre mon ventre. Elle se mit à parler sans interruption, libérant sans doute ce qu’elle n’avait jamais confié à personne. Sa voix avait changé, c’était presque celle d’une enfant. Une enfant de quatorze ans, que ses parents, pharmaciens d’une petite ville de province, avaient inscrite, comme sa sœur aînée avant elle, dans un pensionnat catholique très strict. Elle en détestait la discipline, mais le pire n’était pas là, il était tapi au dortoir. Elle y subit les moqueries, les brimades, les blagues répugnantes. Et puis bientôt l’horreur. Les attouchements forcés, et finalement les viols, décrétés par deux des filles de sa chambrée, mais auxquels d’autres, plus faibles, prêtaient leur concours ou leur silence, par cette épouvantable inertie des individus face à la malignité des bandes.


Chaque soir, elle se couchait la peur au ventre, redoutant de revivre la même scène, l’oreiller écrasé sur son visage pour étouffer ses cris, ses membres prisonniers de tant de bras, les objets toujours plus cruels introduits dans ses orifices. Chaque matin la nausée, la honte, la peur de parler face aux menaces, les notes scolaires qui s’effondrent, les reproches des profs, les bulletins barrés de rouge. Rouge comme le sang qui coula la dernière nuit, la plus ignoble, et qui fit hurler une des filles qui n’assistait déjà en tremblant aux tortures que par terreur du groupe. La surveillante. L’ambulance. Les urgences. Et puis l’ordre qui se réinstalle. Surtout ne pas ébruiter le scandale. La chambrée dispersée dans d’autres dortoirs, les deux meneuses écartées pour une courte période de renvoi disciplinaire. Et pour Victoire, une convocation des parents, à qui l’on parle d’un petit accident sans gravité, mais à qui l’on explique aussi, bien à regret, que le niveau scolaire de leur fille ne lui offre plus la possibilité de poursuivre ses études au pensionnat. Dieu merci : c’est finalement la seule charité qu’il lui accorda, le Très-Haut, dans cet établissement tout entier voué à sa gloire.


Après, il y eut le retour au foyer, si froid, murée dans le silence, confrontée à la déception et aux reproches tacites des parents. Les soupçons de folie, la fréquentation des écoles toujours plus spécialisées, telles que l’on désigne celles où l’administration case les enfants saccagés. Et puis les fugues. La troisième, à seize ans, fut la bonne, si l’on oublie qu’elle exposa aussi Victoire aux mauvaises rencontres que l’on fait en vivant dans la rue.


Enfin, il y eut ce couple de maraîchers, Gérard et Ninette, qui vendaient leurs produits sur les marchés. Ils apprivoisèrent peu à peu l’adolescente, d’abord en lui offrant de quoi manger, au moment de plier la tente et charger la camionnette. Puis en lui glissant quelques billets, pour sa participation plus active à l’installation, au démontage et à la vente. Ils finirent par l’héberger, dans cette maison vide de leurs enfants trentenaires. Victoire y était libre, et elle y était aimée. Elle parle de Gérard et de Ninette, mais c’est parce que les termes de papa et de maman ont perdu chez elle toute couleur. Elle se levait à l’aube, accompagnait sur les marchés ses bienfaiteurs, ravis de disposer dans la soixantaine d’un renfort bien utile, et qui la rétribuaient en conséquence.


De retour l’après-midi, elle dévorait sur le laptop qu’elle s’était offert, les innombrables tutoriels consacrés sur le web au codage, et qui fournissent un apprentissage bien plus rapide et précieux que les bancs d’une école, qu’elle aurait de toute façon fuie. Elle visitait aussi la galaxie des sites de cul, tout particulièrement fascinée, entre attraction et répulsion, par ceux qui exposaient les hommes et les femmes se livrant volontairement à la douleur, l’humiliation, et parfois même l’abjection. Bientôt elle eut une véritable compétence technique, une vraie valeur marchande. Elle prit congé de Gérard et Ninette, qu’elle appelle encore chaque semaine, et s’installa en ville.




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Quand Victoire cessa de parler, il était à peine vingt heures, mais elle était épuisée. Je la guidai vers mon lit, l’aidai à se débarrasser du pantalon, à se libérer du pull-over couvrant son t-shirt, décelant enfin les fines lignes blanches des cicatrices courant sur ses poignets. Je la bordai sous la couette, et elle s’endormit aussitôt.


De retour au coin salon, je méditai, souriant de la gravité soudain toute relative de la violence que m’avait imposée Niels, ou tout au moins de ses conséquences. Je ne me sentais plus seulement guérie, mais libérée. Je nettoyai la pile de vaisselle sale, bouquinai un long moment, puis, vers onze heures, me brossai les dents, et me dirigeai vers la chambre.


Victoire s’y était réveillée. Elle me regardait, assise sur le bord du lit, toute trace de chagrin évaporée. Je m’assis à son côté.



Alors je fis une chose totalement imprévue. J’approchai mes lèvres des siennes, je l’embrassai. Je me débarrassai du peu de vêtements qui couvraient ma peau, je la déshabillai avec la délicatesse qu’on réserve aux nourrissons, je l’entraînai sur le lit. Et je lui offris tout mon amour.


Je crois que ce qui se passa entre nous cette nuit-là n’appartient pas véritablement au registre du sexe. Je suis en revanche certaine que je tenais entre mes bras un être qui ne se préoccupait que de moi. Et que chacune de mes caresses libérait en elle des trésors de tendresse ensevelie.