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Temps de lecture estimé : 23 mn
15/11/14
Résumé:  Une autre ville, d'autres hommes, et des souvenirs d'une autre époque...
Critères:  #nonérotique #aventure #sciencefiction fh
Auteur : Gufti Shank  (Bragon)            Envoi mini-message

Série : Dégénérescence

Chapitre 06 / 08
Oublier

Résumé des épisodes précédents : J’ai complètement perdu la mémoire et me retrouve plongé dans un monde étrange peuplé d’hermaphrodites à l’allure féminine qui me considèrent comme dégénéré parce que pourvu d’un seul sexe. J’ai rencontré Alys, dégénérée comme moi, qui m’a offert un refuge temporaire chez sa maîtresse, Dame Heline. Mais les dégénérés mâles sont interdits en ville, et j’ai été capturé et enfermé dans la prison de Tal-Mania où j’ai fait la connaissance de Kalmin, un homme également prisonnier. Je suis bientôt tiré de là par Dame Heline, puis par Dame Mazela, qui me « louent » pour égayer des soirées bourgeoises, au cours desquelles je suis drogué d’une potion de vigueur. Découvrant l’état déplorable dans lequel le poison m’a plongé, ma belle Alys devient folle et tue Mazela. Elle est alors emprisonnée à son tour à Tal-Mania, condamnée à mort. Mais profitant de la mutinerie désespérée des détenus menée par Kalmin, je réussis à libérer Alys et nous nous enfuyons par le conduit d’évacuation des eaux usées dont la grille a été descellée par les révoltés. Nous découvrons un monde étrange, plongé dans la plus sombre obscurité, où nous recueillent quelques hommes et femmes perdus sous terre. Mais la perspective d’agoniser à leurs côtés nous terrorise et nous suivons avec effroi le cours de la rivière souterraine, pour enfin retrouver la lumière et constater que nous sommes parvenus presque au bord de la mer. Voir récits n° 16432, 16444, 16452, 16473 et 16497.




***




Nous marchions tous les deux sur le sable chaud mélangé de douces cendres, en direction de la ville que l’on devinait scintiller dans le lointain. Il n’y avait sans doute qu’une dizaine de kilomètres tout au plus à parcourir, mais le soleil et l’air étaient très chauds, et la grande plaine presque aride. Un fort vent de mer nous rafraîchissait heureusement. Et nous avions bien fait de finalement garder nos vêtements trempés, qui nous protégeaient quand même un peu de la fournaise.



C’était vrai. Rien ne semblait survivre ici. Pourtant nous venions de sortir du lit d’une rivière, et la mer n’était qu’à quelques centaines de mètres.



Quelques genévriers, ou peut-être des ajoncs, ornaient la lande désertique par petites touches vertes, mais les plus hauts ne dépassaient pas deux mètres. Et ailleurs, partout ou presque, même l’herbe semblait avoir du mal à pousser. Je m’épongeai le front.



Je repensais à ses paroles : « Il ne faut pas sortir de la ville, c’est dangereux ; l’air et l’eau sont pollués, et rien ne pousse ; on ne peut pas survivre hors de la ville. » Et si c’était vrai… si ce que j’avais pris pour un conte n’était que la plus simple et la plus triste vérité ?



Elle s’arrêta pour se retourner et jeter un regard inquiet et nostalgique vers les hautes montagnes.



Je la pris dans mes bras et la tournai vers la mer et l’autre cité qui se reflétait au loin.



Alys darda ses grands yeux verts dans les miens.



Elle s’interrompit un moment, pensive, avant de reprendre :





***




Au bout d’une bonne heure de marche en plein soleil, nous dépassâmes la dune et atteignîmes enfin la plage. De grandes vagues venaient mourir en roulant sur le rivage de sable fin.



Je me dévêtis en hâte et arrachai presque la tunique déchirée que portait toujours Alys, et malgré mon envie de courir à l’eau, je me figeai encore une fois à la vue des courbes parfaites de son corps enchanteur. Elle sourit en me voyant bouche bée, et me prit la main. Je l’entraînai et fondis de joie en entendant ses rires lorsqu’elle joua dans les vagues pour la première fois de sa vie.


Nous fîmes l’amour sur la grève, tendrement, léchés par les rouleaux agonisants, sous le lourd soleil chaud. Nos corps, ruisselants de sueur, de sel et d’eau, tournèrent entrelacés dans le flot sage jusqu’à ce qu’on s’effondre allongés l’un contre l’autre, les pieds dans les vagues et les yeux fixés dans l’azur illuminé, soupirant d’extase et de l’idée d’un bonheur retrouvé qui se présentait à nous.


Alys avait rapidement oublié l’inquiétude qui l’avait envahie quand elle avait réalisé que nous étions « dehors ». Dans le « dehors » qu’on lui avait appris à haïr et à redouter lorsqu’elle était enfant. Pour l’instant, même si ce monde aride manquait cruellement de vie, de végétation, de faune, rien ne semblait à ce point pollué que nous n’aurions pu y survivre. On devinait dans l’eau claire les va-et-vient de crustacés ou de mollusques bien vivants, et des poissons sautillaient parfois à quelques mètres du rivage.


Ressortant des rouleaux où j’étais allé me rafraîchir, j’avisai loin vers le nord les falaises et les hautes montagnes aux arêtes vives qui se découpaient au-delà de la plaine desséchée que nous venions de traverser. C’était là-bas que se trouvait Avila, Dame Heline et Tal-Mania ; là-bas que nous avions laissé toute notre rancœur, notre haine et notre désespoir. Et sur notre gauche, au bord de l’eau vers l’ouest, là où l’anse arrondie semblait s’achever, se devinaient des constructions étincelantes.



Alys n’était toujours guère optimiste, et son appréhension grandissait de nouveau à mesure que nous avancions vers la grande cité. Ses contreforts se trouvaient encore sans doute à plus de quatre ou cinq kilomètres, mais quelque chose me troublait aussi.



Rien n’était précis ; ma mémoire demeurait obscurcie, aveugle, mais j’avais le sentiment de connaître ces lieux.



Tout ça me venait soudain alors que nous longions encore la plage en progressant vers la ville lointaine. Alys m’avait pris la main et souriait en m’écoutant évoquer ce que je devinais être des souvenirs enfouis.



Alys regarda machinalement vers le large, vers l’horizon, sans doute pour me faire plaisir. Tout cela ne lui évoquait rien, à l’évidence. De toute façon, elle n’était jamais sortie d’Avila. Et moi, alors ? Peut-être que je venais de cette grande ville qu’on apercevait tout là-bas… Ma somptueuse rouquine s’immobilisa soudain en tendant justement le bras devant elle.



Ses yeux devaient être plus perçants que les miens car je ne comprenais pas ce qu’elle m’indiquait.



M’abritant du de la vive lumière du jour, je plissai les paupières, et réalisai à mon tour sans pouvoir retenir un juron.



C’était indistinct, mais Alys avait raison : il ne s’agissait pas d’une ville mais bien des ruines d’une ville. Les bâtiments étincelants n’étaient plus que des décombres dans lequel le soleil descendant se reflétait toujours. Et comme pour noircir encore le tableau qu’on découvrait de plus en plus évident à mesure qu’on s’approchait, de fortes rafales de vent soufflèrent, soulevant une poussière rougeâtre sinistre qui tournoyait au-dessus des vestiges des constructions les plus reculées.




***




Silencieusement, tristement, nous marchions main dans la main dans la ville proprement dite, entre les décombres de rutilants gratte-ciel de verre effondrés depuis de longues années. Le sable avait recouvert une bonne partie des ruines de la cité, et la mer s’avançait jusqu’au beau milieu des immeubles partiellement enfouis. Seuls quelques bâtiments de pierre plus austères que les autres avaient apparemment résisté au temps et se tenaient encore debout, les pieds dans l’eau ou dans le sable. Et même la plupart de ceux-là n’étaient plus entiers, ne comportant plus que quelques étages, alors qu’à l’évidence, ils en avaient eu bien plus autrefois.


Tout était très étrange, imposant et inquiétant. Seuls se faisaient entendre les mouvements des vagues et les souffles du vent qui s’engouffrait entre les buildings démolis. Un lézard s’enfuit soudain devant nous, témoin que quelques animaux survivaient quand même dans les décombres.



Je m’étais attendu à trouver une autre ville, plus… plus civilisée. En fait de cela, il ne s’agissait que d’une ville morte, peut-être celle dont les ancêtres d’Alys étaient partis lorsque le niveau de la mer avait monté. Et ma déconfiture était accentuée par les bribes des souvenirs que j’avais retrouvés un instant plus tôt.



Ces évocations m’avaient fait espérer pouvoir reconnaître quelque chose ici de mon passé, dans cette ville. Mais tout était de nouveau obscur, et je ne m’entichais plus du moindre espoir. Alys se tourna pour me serrer dans ses bras, mais poussa soudain un cri en apercevant quelque chose derrière moi.



La voix était masculine ; le ton ironique. Je fis volte-face à mon tour, pour découvrir un homme vêtu en guerrier, qui se débusquait derrière des blocs effondrés en nous tenant en joue d’une sorte d’arbalète.



Instinctivement, Alys se cacha derrière moi et remit en hâte la tunique qu’elle avait gardée à la main jusque-là. Prêt à bondir et à me battre, je me crispai, cœur battant. Un autre homme apparut et afficha un sourire narquois en apercevant la jeune femme ajuster son vêtement.



Je me rappelai de lui aussi ; c’était l’un de ceux qui s’étaient enfuis à la suite de notre « révolte » dans les sous-sols de Tal-Mania. Ainsi d’autres que nous avaient survécu…



Quelques hommes apparurent encore. J’en reconnus deux, comme nous prisonniers échappés.



Il y eut un silence ; l’homme qui nous braquait baissa enfin son arme.



Alys se serra encore contre moi en dévisageant un instant avec appréhension l’escogriffe qui s’éloignait déjà.




***





Les trois évadés continuèrent de parler tout le temps que dura notre parcours dans ce qui restait de la ville, et je compris à leurs paroles qu’ils étaient comme nous tombés dans le vide, et qu’eux trois avaient également survécu à l’incroyable chute et s’étaient laissé porter un moment par le courant, dans le noir, avant de finir sans doute dans la rivière qui nous avait sortis nous aussi de cet enfer effrayant.



Mais ils haussèrent simplement les épaules.



Tenant ma belle par la main, j’avançai à la suite de nos guides, escaladant une sorte de grande colonne métallique qui avait dû faire autrefois partie d’un gigantesque building et gisait désormais à moitié enfouie. Et nous découvrîmes au-delà, un reste d’immeuble ouvert en son flanc ; on y accédait à quelques mètres du sol par un escalier de ferraille qui émergeait du sable. Nous parvînmes dans une vaste salle, reliquat d’un immense hall transformé en pièce de vie commune, éclairée par les larges trouées dans les murs de la construction et par les ouvertures servant sans doute anciennement de fenêtres. Notre entrée fut saluée par des sifflets admiratifs et des regards salaces.



En comptant nos guides, il y avait là une douzaine de types, tous plus hirsutes et effrayants les uns que les autres. Et pas une seule fille. Une douzaine de regards braqués sur Alys, sur son corps, sur ses jambes, sur ses fesses, sur sa poitrine. Un lourd silence suivit finalement les sifflements rustauds.



La tension était palpable ; j’appréhendais l’instant où ils allaient nous sauter dessus. Doucement, je reculais, sans les quitter des yeux, et Alys franchissait déjà la brèche par laquelle nous étions entrés. Et soudain, en me retournant à mon tour, je m’arrêtai net en poussant un cri de surprise à la vision d’un énorme building d’un mélange rouge de métal iridescent et de béton organique.


Des bribes ressurgissaient de mon passé embrumé. Je connaissais ce lieu, j’en étais sûr. Ce gros bâtiment presque écarlate, qui semblait respirer. Les pieds dans l’eau, il dépassait de loin tous les autres, et ne paraissait pas avoir souffert du temps.



Alys me sortit de la torpeur dans laquelle m’avait un instant plongé ma vision. Je pris la main qu’elle me tendait et la suivis après un dernier regard en arrière où je devinai quelques-uns des types, un sourire et presque de la bave aux lèvres. Il allait sans doute falloir nous cacher en sécurité au plus vite si l’on voulait échapper à une prochaine chasse à l’homme, ou plutôt à la femme.



Nous nous éloignâmes en hâte du repaire de ces quelques survivants, et j’entraînai rapidement ma compagne à travers les constructions en ruine, dans la direction de ce gratte-ciel rougeoyant. Et nous nous immobilisâmes bientôt à quelques mètres du rivage formé par la mer dans les ruelles dévastées, à une centaine de pas du pied de l’édifice que l’on devinait s’enfoncer sous l’eau, et probablement sous le sable.



Alys soupira en jetant un regard apeuré en arrière.



Les matériaux n’étaient à l’évidence pas les mêmes que ceux des buildings voisins ; l’ensemble paraissait plus massif, plus dense, plus froid, plus brillant aussi. Ce n’était pas sans rappeler les constructions aux couleurs changeantes d’Avila.



Et nous courûmes main dans la main à travers les vagues, jusqu’à en avoir à la taille. Mais nous n’étions encore à peine qu’à mi-parcours et allions sans doute devoir nager entre les ruines. La mer était calme et chaude, très claire ; nous nous y allongeâmes et atteignîmes en quelques brasses notre objectif.



Sur le côté opposé à celui où nous nous trouvions, un large escalier affleurait de l’eau. Autrefois, il devait donner sur une rue, aujourd’hui enterrée ou immergée. Il y avait peut-être trois ou quatre mètres de fond, mais les marches les plus basses et profondes que l’on devinait disparaissaient encore sous le sable. Ma compagne prit pied sur un palier et fut bientôt devant une lourde porte fermée, qu’elle essaya d’actionner en vain.



Elle tourna vers moi des yeux écarquillés d’étonnement.



Je pris pied sur l’escalier, tandis que la belle rouquine posait sa main sur l’écran de contrôle.



Elle soupira.



Je la rejoignis devant la lourde porte, et caressai l’écran à mon tour.



Mais elle s’interrompit brusquement lorsque la porte s’ouvrit dans un chuintement hydraulique.



Alys, médusée, me suivit. Des éclairages artificiels se déclenchèrent à mesure que nous progressions dans la vaste pièce complètement vide. Nos pas pourtant lents dans l’épaisse couche de poussière formaient des volutes dans la lumière blafarde.



J’empruntai un passage à gauche, puis un escalier qui s’enfonçait dans les profondeurs du bâtiment. Il avait vraiment tenu le coup : nous étions à présent bien au-dessous du niveau de la mer et l’eau n’était pas entrée. Encore un étage.



Exalté, je descendis les marches quatre à quatre, et m’immobilisai finalement devant une nouvelle porte qui semblait faite d’or massif. Alys me rejoignit, essoufflée.



Machinalement, elle y posa sa main. Rien ne se passa. Elle me jeta un regard interrogatif. Je l’embrassai en réponse, et à mon tour glissai ma main sur le contrôleur. Et de nouveau la porte s’ouvrit.



De nouvelles bribes de mémoire me revenaient au fur et à mesure. J’étais un scientifique ; je travaillais ici sur un grand projet… Une nouvelle porte semblable à la précédente se dressait devant nous à quelques mètres, et tout autour de nous paraissait également fait d’or brut. J’actionnai encore un panneau et elle s’ouvrit après que celle de l’entrée du sas se fut fermée, et je me pétrifiai soudain à la vision d’un immense laboratoire : celui dans lequel j’avais mené mon projet à exécution.




***




Tout m’était revenu, presque instantanément. Tous mes souvenirs. Toute cette mémoire que j’avais crue perdue à jamais remontait à ma conscience, et les détails se précisaient au fur et à mesure que je parcourais tous les recoins du laboratoire.


2587.


Ce grand bâtiment rouge…


Le grand building supramoderne du centre international de recherches en spatiophysique.


Ce bunker souterrain…


Un abri. La guerre fusionnique. Les bombes à antiparticules. L’humanité en péril.


Les spires de cette inductance reliée à toutes ces piles à positons…


Un projet subgouvernemental. La maîtrise de la surénergie.


Le générateur de champs quantiques…


Le temps. Le voyage dans le temps.



Je m’étais effondré agenouillé à terre en comprenant et en me rappelant soudain tout. Alys, compatissante à ma folie et mon désarroi, se tenait près de moi et me caressait doucement les cheveux en pressant ma tête contre son ventre.



Je soupirai d’amertume.



Je m’interrompis. Il valait mieux qu’Alys ne sache rien de tout ça. De toute façon, m’aurait-elle cru ? La guerre… La Grande Guerre, m’avait-elle dit quand on s’était rencontrés. Les tensions internationales ; les projets pour ramener la paix… Une piste folle, la surénergie, les cristaux de sel du vide, pour dépasser les constantes de Planck ; la maîtrise des flots temporels. Un projet fou : revenir quelques mois plus tôt et changer le cours diplomatique des choses…


Et puis les premières antibombes, d’énormes vagues d’énergie qui détruisaient tout sur leur passage. Les abris antifusionniques. L’urgence. Le projet fou précipité. Volontaire pour partir. Selenn aussi. L’urgence. Tout n’était pas prêt, mais il fallait agir. Et Selenn finalement qui… Je laissai échapper quelques larmes qui tombèrent sur le sol.


Malgré la prison, malgré toutes nos aventures, malgré toute l’eau des cascades, des rivières, la petite feuille de papier était toujours entière dans ma poche, humide mais intacte. Je la dépliai soigneusement et lus, encore une fois : « Adieu, Johan, pardonne-moi. »



768 ans… Et vers le futur… Quelle erreur monumentale !



Alys ! C’était elle, l’avenir ! Je devais me reprendre ! Mon passé était mort ! Mort et complètement effacé. Selenn n’était plus. Mon passé n’était plus. Je me relevai vivement.





***




Mais je voulus explorer encore le complexe, espérant peut-être trouver quelque chose qui pourrait nous servir pour la suite. Et un spectacle macabre nous attendait derrière l’une des portes qui menaient autrefois aux salles de détente : plusieurs squelettes gisaient sur les fauteuils ou sur les banquettes. Même les murs en béton organique armés et plaqués d’une double épaisseur d’or massif n’avaient pas suffi à nous protéger bien longtemps… Mais au moins les cyclones énergétiques des antibombes n’avaient pas dévasté ou réduit ces corps en poussière. Partout ailleurs, dehors, toute forme de vie avait été anéantie…


Les souvenirs me revenaient désormais par flots, à la vue d’un objet ou d’un décor familiers. Mais tous ou presque me crevaient le ventre et m’arrachaient le cœur ; je manquais de pleurer ou de hurler de désespérance à chaque nouveau pas dans le laboratoire. Alys était désemparée, mais à l’évidence, elle comprenait ma détresse. Et c’est en plongeant une fois encore mon regard dans ses grands yeux verts que je réalisai à quel point elle était dorénavant vraiment tout pour moi.



Elle avait raison. Je finis par accepter la main qu’elle me tendait et nous sortîmes sans plus échanger le moindre mot des bribes de mon passé.




***




Après quelques brasses dans l’eau salée, nous retrouvâmes le sable chaud qui avait envahi les anciennes rues de la cité déserte. Derrière nous, à quelques dizaines de mètres, le building témoin de mon histoire ; nous y étions restés trop longtemps, bien plus longtemps que je ne l’avais cru. Le soleil était bas dans le ciel. Il allait nous falloir maintenant dénicher un endroit sûr où passer la nuit. Et si Alys refusait de retourner vers le campement de fortune des quelques survivants surexcités, je n’avais quant à moi aucune envie de redescendre dans l’ancien laboratoire.



Mais je n’eus pas le temps de répondre : un long hurlement s’éleva, inquiétant ; nous nous crispâmes, aux aguets. Et quatre types surgirent soudain, se débusquant de derrière les blocs de béton effondrés d’un ancien building. Ils agitaient des armes en criant. Je les reconnus, ils étaient là-haut, quelques heures plus tôt. Ils étaient parmi ceux dont les yeux avides avaient dévoré le corps de ma compagne.



Le premier se jeta sur moi alors qu’un autre était presque sur Alys. Je cognai d’un grand coup de mes deux poings serrés et le projetai à terre au moment où un troisième se précipitait déjà sur nous. Mais ce fut le dernier qui me terrassa : je ne vis que trop tard son projectile et n’eus pas le temps de l’esquiver. Une petite pierre en pleine tête et je m’effondrai.




***




Il faisait nuit lorsque je m’éveillai. Une violente douleur au front… Et une sensation de froid dans mon bras et ma jambe gauches… J’avais la moitié du corps léché par les vagues ; l’eau était montée, c’était peut-être cela qui m’avait réveillé. Alys ! Où était Alys ? Je me redressai péniblement, et fouillai du regard les environs. Mais la nuit était sombre et la lune à son premier quartier n’éclairait que bien peu la cité en ruine. Je vacillai au bout de trois pas, et retombai à genoux. La douleur au crâne était intense. Je manquai de défaillir à nouveau. Mais un hurlement lointain me tira de la léthargie : c’était la voix d’Alys, faible, éloignée, suppliante. Les ordures ! Ils l’avaient emmenée, et je n’osais imaginer ce qu’ils étaient en train de lui faire.


Je me traînai agenouillé jusqu’à la mer et y plongeai la tête. Le sel… une souffrance fulgurante… J’effleurai, d’abord, puis massai doucement la plaie. L’eau me fit du bien, je repris mes esprits, et un peu de forces. Et surtout de la rage. Un nouveau cri ! Alys… La rage !




***




J’étais revenu au plus vite jusqu’au seul endroit qui m’était familier : le laboratoire qui m’évoquait tous ces chagrins et ces erreurs passés. Mais les sentiments provoqués par les visions que je m’imaginais d’Alys aux mains de ces racailles étaient encore plus forts. Et je savais précisément ce que je cherchais ; je n’étais plus là pour découvrir mon passé, mais bien pour y puiser de quoi apaiser la fureur qui s’était emparée de moi.


Je retrouvai instantanément des gestes coutumiers, je me rappelais, maintenant, où se trouvaient des objets que j’avais manipulés presque huit cents ans plus tôt. Et en quelques minutes, j’associai l’un des petits concentrateurs de faisceaux protoniques qui équipaient couramment le laboratoire à un générateur énergétique à haute densité, et fixai l’ensemble sur la poignée que j’avais arrachée d’un caisson thermique. Je pressai le conjoncteur et un rayon lumineux jaillit de mon arme improvisée avec un son de décharge électrique pour aller frapper un mur devant moi, le noircissant et le creusant sur près d’un mètre carré. Avec cette espèce de fusil à plasma qui n’était finalement pour moi qu’une arme de fortune, j’avais soudain plusieurs centaines d’années d’avance technologique sur les salauds qui s’en étaient pris à ma dulcinée.




***




Leurs traces dans le sable étaient évidentes, même sous la faible lueur de la lune. Et quand bien même je ne les aurais pas trouvées, j’aurais pu me guider sur les cris et les ahanements qui me parvenaient de la plate-forme servant de refuge à Okam et ses sbires.


Et ils étaient bien là, tous. Aucun d’entre eux ne s’attendait apparemment à me voir arriver ; ils devaient m’imaginer mort ou définitivement hors service, voire penser que je n’oserais rien tenter contre eux. En montant la dernière rampe menant à leur quartier général, j’apercevais déjà les ombres de leurs silhouettes dans les lumières dansantes d’un feu de camp crépitant.


La rage qui m’avait saisi ne s’éteignait pas ; j’étais résolu à ne pas faire dans le détail. Et les cris d’Alys me confortèrent dans mes envies de violence. À les entendre souffler et ahaner, ils devaient être plusieurs après elle. Quelques derniers pas vers la plate-forme. Je relevai mon arme. Celui qui devait avoir été désigné pour faire le guet s’était retourné pour se délecter de la scène, et frottait sans la moindre retenue son entrejambe. Il serait le premier. J’effleurai tout juste le conjoncteur, et le type fut presque instantanément projeté à travers le hall, à demi carbonisé et mort avant d’avoir pu réaliser ce qui lui arrivait. Je m’avançai dans la lumière au moment où les hommes commençaient à comprendre, et ajustai aussitôt celui qui défonçait ma pauvre Alys. Sa tête et le haut de son corps se désagrégèrent dans un nouveau bruit de décharge électrique. Les deux qui la maintenaient couchée la lâchèrent enfin, et firent mine de se relever en même temps qu’Okam et trois ou quatre autres gars se saisissaient de leurs armes. J’eus encore le temps d’exploser l’un des agresseurs.


Ma rage ne se dissipait toujours pas. Et découvrir Alys ainsi détenue et violée l’exacerbait. Quant à mon fusil à plasma, il faisait visiblement impression, et si plusieurs types commençaient à envisager de me braquer de leurs arbalètes, tous fixaient avec inquiétude l’engin avec lequel j’avais déjà buté trois d’entre eux.



Alys se releva, et essuya ses larmes.



Elle s’avança doucement vers moi, prudemment, observant à la dérobée chacun des gars. La plupart n’osaient plus remuer, mais Okam leva soudain son arbalète dans ma direction. Et je fus de nouveau le plus rapide ; les restes de son corps volèrent en plusieurs morceaux à travers la salle sous les yeux effrayés de tous ses hommes. Et, dans ma démence vengeresse, je tirai encore sur le dernier type qui maintenait couchée ma belle rouquine lorsque j’étais entré. Puis, crispé, extatique, mais retenu par les regards terrifiés qui me suppliaient, je soufflai dans un murmure :



Je me savais enragé, et je me doutais de ce qu’elle avait pu vivre, mais je ne l’imaginais pas l’être encore plus que moi. Il y eut un long silence, pesant. Je sentais le souffle haletant d’Alys sur mon épaule, et sa haine et sa colère transpiraient. Je luttais pour ne pas céder complètement à la folie meurtrière.



Un type plus loin tomba à genoux, et se mit presque à pleurnicher. Je respirai à plusieurs reprises longuement.



Elle soupirait de plus en plus fort derrière moi, et elle crispa une main serrée sur mon bras.



Ses halètements frénétiques ralentirent enfin quelque peu, et elle relâcha son étreinte. Je la devinai finalement faire volte-face et s’éloigner dans la rampe par laquelle j’étais entré. Sans quitter des yeux les types toujours apeurés, je reculai de quelques pas, et lançai encore avant de disparaître :



Les quelques bribes de paroles que je perçus en marchant en arrière jusqu’au rivage ne m’inquiétèrent pas ; ils ne tenteraient rien contre nous cette nuit.



Lorsque plusieurs centaines de mètres nous séparèrent de la plate-forme où les lumières des feux de camp brillaient encore, je consentis à faire sereinement demi-tour et à tourner le dos à mon passé et à ces fauves. Nous marcherions, loin, vers l’avant, et nous irions nous installer quelque part sur le rivage, près de la rivière qui nous avait déposés là. Et nous reconstruirions tout ce qu’il nous faudrait pour vivre heureux ensemble, juste tous les deux, loin des villes en ruine, loin des hommes enragés, loin de la folie des uns ou des autres, loin des cités démentes où l’on nous chassait pour notre différence.




À suivre…