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Temps de lecture estimé : 21 mn
02/12/14
corrigé 09/06/21
Résumé:  Alys et moi nous sommes installés dans un campement de fortune en bord de mer et vivons heureux loin de la folie des villes et de leurs habitants.
Critères:  nonéro aventure -sf
Auteur : Gufti Shank  (Bragon)            Envoi mini-message

Série : Dégénérescence

Chapitre 07 / 08
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Résumé des épisodes précédents : J’ai complètement perdu la mémoire et me retrouve plongé dans un monde étrange peuplé d’hermaphrodites à l’allure féminine qui me considèrent comme dégénéré parce que pourvu d’un seul sexe. J’ai rencontré Alys, dégénérée comme moi, qui m’a offert un refuge temporaire chez sa maîtresse, Dame Heline. Mais les dégénérés mâles sont interdits en ville, et j’ai été capturé et enfermé dans la prison de Tal-Mania où j’ai fait la connaissance de Kalmin, un homme également prisonnier.

Je suis bientôt tiré de là par Dame Heline, puis par Dame Mazela, qui me « louent » pour égayer des soirées bourgeoises, au cours desquelles je suis drogué d’une potion de vigueur. Découvrant l’état déplorable dans lequel le poison m’a plongé, ma belle Alys devient folle et tue Mazela. Elle est alors emprisonnée à son tour à Tal-Mania, condamnée à mort.

Mais profitant de la mutinerie désespérée des détenus menée par Kalmin, je réussis à libérer Alys et nous nous enfuyons par le conduit d’évacuation des eaux usées dont la grille a été descellée par les révoltés. Nous découvrons un monde étrange, plongé dans la plus sombre obscurité, où nous recueillent quelques hommes et femmes perdus sous terre.

Mais la perspective d’agoniser à leur côté nous terrorise et nous suivons avec effroi le cours de la rivière souterraine, pour enfin retrouver la lumière et constater que nous sommes parvenus presque au bord de la mer. Nos pas nous mènent jusqu’à une ville en ruine, et des bribes de ma mémoire resurgissent lorsque nous y entrons : c’est de là que je suis originaire ; j’étais un scientifique, prêt à des expériences sur le temps, qui m’ont hélas conduit des siècles plus tard, jusque dans le monde d’Alys.

Alors que nous errons dans la ville, nous sommes assaillis par quelques hommes, réfugiés comme nous, mais avides d’une présence féminine et excités par celle de ma compagne. Nous devons combattre, mais parvenons à nous enfuir.

(Voir récits n° 16432, 16444, 16452, 16473, 16497 et 16512)




***




Six cent quatre-vingt-deuxième jour. Alphya et Jilon sont fiévreux depuis plus d’une semaine, et Alys s’épuise d’inquiétude. Il nous faudrait des médicaments. Je vais sans doute retourner à l’ancien laboratoire de spatiophysique, sans vraiment savoir ce que j’aurais la chance d’y trouver d’intéressant.



J’avais réussi à conserver des feuillets récupérés là-bas, dans le cœur de la ville en ruine ; ils étaient à présent jaunis par l’alternance des périodes d’humidité et de sécheresse, mais je continuais d’y écrire presque quotidiennement quelques lignes. Depuis qu’on était arrivé ici, à sept ou huit longues heures de marche des derniers buildings effondrés. Il y avait désormais six cent quatre-vingt-deux jours.


Nous avions trouvé là un endroit qui nous avait paru convenable pour « nous installer » : un terrain légèrement plus vallonné que la plaine qu’on avait traversée auparavant, quelques arbustes plus hauts et plus solides que les maigres genévriers qui envahissaient la lande et la grève, un torrent d’eau fraîche et claire… Cela avait suffi. Notre campement de fortune initial s’était étoffé au fur et à mesure des jours et des efforts que nous y avions consacrés, pour finir par devenir un doux nid d’amour. J’étais retourné à plusieurs reprises dans les ruines et dans le laboratoire, subrepticement pour éviter les quelques hommes qui y survivaient et qui devaient me haïr au point de certainement chercher à me tuer s’ils m’avaient croisé. Et chaque fois, j’avais rapporté quelques outils, quelques matériaux qui nous faisaient défaut, de quoi améliorer notre quotidien et nous rendre la vie plus facile et plus agréable.


Alys était devenue une pêcheuse hors pair, et réussissait régulièrement à nous attraper du poisson, que nous accompagnions d’algues et de crustacés bouillis ou cuits sur le feu. Au cours de l’une ou l’autre de nos promenades de plus en plus loin de notre camp, nous avions même découvert de petits arbustes fruitiers, produisant de grosses baies qui s’étaient avérées comestibles à défaut d’être délicieuses. Sans doute les premiers qui repoussaient dans cette région du monde depuis le cataclysme surénergique fusionnique qui avait presque détruit l’humanité.


En quelques mois, le ventre de ma compagne s’était arrondi. Elle avait alors définitivement compris le ridicule des préceptes moraux qu’on lui avait inculqués dans sa jeunesse, à Avila : on lui avait assuré que la vie n’était pas possible hors de la ville, et nous survivions là depuis plusieurs mois ; on lui avait assuré que les dégénérés étaient stériles, et elle était enceinte depuis plusieurs mois ; on lui avait assuré que les dégénérés n’étaient rien, et elle était tout pour moi depuis plusieurs mois…


La ville ne nous manquait pas. Tout au plus, parfois, les jours de pluie ou de froid, Alys regrettait-elle quelque peu le confort agréable du vaste appartement de Dame Heline. Et tout au plus, parfois, les jours de lassitude ou de découragement, manquions-nous quelque peu de compagnie. Mais ces jours étaient rares, et la vie ici était belle et résolument optimiste.


Sa grossesse se déroula normalement, sans ennui particulier. Jusqu’aux derniers moments, ma compagne continuait à nager dans l’océan à la recherche d’algues ou de fruits de mer. L’accouchement fut difficile, mais au deux cent quarante-septième matin après notre arrivée dans ce campement, elle donna naissance à une fille et un garçon, que l’on prénomma Alphya et Jilon, qui grandirent à nos côtés, apprenant à marcher sur la grève devant ce qu’on avait convenu d’appeler notre refuge.


Tout s’était bien passé jusqu’à une dizaine de jours plus tôt. Ce n’était pas la première fois que les jumeaux étaient malades ou fiévreux, mais c’était la première fois que ça inquiétait Alys à ce point, et la première fois que le mal ne disparaissait pas naturellement après quelques nuits de sommeil.


Il me fallut encore presque une journée pour accomplir l’aller-retour jusqu’au laboratoire, dont je revins hélas sans la moindre bonne nouvelle, ni la moindre chose apparentée à un quelconque médicament. Et lorsque je regagnai notre cabane, ce fut pour découvrir avec angoisse nos enfants toujours plus fébriles et apathiques.




***





Ce fut Alys qui prononça la première le nom de la ville dont nous nous étions enfuis.



Ma compagne y était vraisemblablement toujours condamnée à mort, et moi-même, dégénéré, criminel, fugitif, je n’y serais évidemment pas le bienvenu.



Elle avait certainement raison, et leur vie à nos yeux valait bien sûr dix fois les nôtres. Je soupirai. Au cours de mes explorations pourtant parfois très lointaines autour du camp, je n’avais jamais aperçu la moindre autre trace de civilisation que la ville en ruine dont les souvenirs confus revenaient de temps à autre à ma mémoire encore obscurcie. Et vers le nord, vers où l’on estimait la position d’Avila, de hautes montagnes s’érigeaient comme un bouclier menaçant. Ces montagnes qui avaient sans doute permis à la cité de survivre à l’apocalypse presque millénaire.



Ses larmes me retournaient le cœur.





***




Et nous partîmes rapidement, avant le midi du six cent quatre-vingt-troisième jour. Nous portions chacun un enfant contre nous, maintenu par une étoffe passée autour de notre cou et notre taille. Et dans des musettes de fortune sanglées sur le dos, de quoi tenir plusieurs jours : de l’eau dans des récipients pris au laboratoire, du poisson et des algues séchés, d’épaisses pièces cousues de brins de plantes et de feuilles qui nous serviraient à la fois de matelas et de protection contre le froid, et quelques armes et outils légers.


Nous revînmes au bord de la rivière qui nous avait amenés d’Avila, et longeâmes son lit jusqu’à ce qu’il disparaisse souterrain, là où le sol commençait à s’élever pour de bon. Avant le soir, nous gravissions la pente à l’assaut des montagnes. Il n’y avait pas de sentier, et nous devions trouver notre chemin à travers les pierres et les rochers. La halte s’imposa lorsque la luminosité devint trop faible pour que nous puissions continuer d’avancer sans risque ; et nous nous arrêtâmes après avoir découvert un endroit presque plat et parsemé d’agréables touffes d’herbes, où nous pûmes passer la nuit sur nos paillasses.


Alphya semblait aller mieux et parut recouvrer un peu d’énergie, suffisamment pour accepter le sein lorsque Alys voulut l’allaiter. Mais Jilon demeurait faible et apathique et son état nous inquiétait chaque heure davantage.


Nous ne dormîmes évidemment que peu et le petit jour nous trouva déjà en route vers les sommets, dans la direction que nous estimions être celle d’Avila. Ma compagne, qui y était née et y avait toujours vécu, essayait de reconnaître les formes des pics alentour, qui nous apparaissaient désormais plus proches ; mais aucun ne lui était familier. Il nous fallait poursuivre, continuer, avancer, escalader, gravir, franchir les premiers cols qui nous surplombaient d’encore au moins mille mètres, et peut-être alors découvririons-nous la ville au loin.


En marchant, je repensais à la chute incroyable que nous avions traversée dans l’obscurité de la montagne, portés par le torrent des eaux polluées qui s’échappaient d’Avila. De quelle hauteur avions-nous pu tomber ? Le temps m’avait paru si long…




***




Peu à peu, au cours de notre grimpée, nous avions senti la température diminuer, mais à l’altitude où nous nous trouvions désormais, l’air était nettement moins lourd et chaud qu’en bas. Nous avions pris l’habitude de vivre presque nus depuis bientôt deux ans, et remettre des vêtements nous faisait bizarre. Quant aux enfants, ils n’en avaient tout simplement jamais porté, et malgré leur état déplorable, ils savaient nous montrer que ça leur déplaisait d’être recouverts.


Le midi du second jour, nous parvînmes au premier haut col, celui que nous nous étions fixé d’atteindre au cours de la montée. Depuis là, le paysage tout autour de nous était magnifique. Derrière nous, au bas des montagnes, s’étendaient la plaine, désertique et presque aride, et plus loin la large plage et l’eau à perte de vue. On n’apercevait même plus notre campement de fortune, caché vers l’est sur le rivage sous un bosquet de petits arbustes. Vers le sud-ouest se distinguaient nettement les reflets brillants des buildings de verre effondrés de la ville en ruine partiellement recouverte par le sable et la mer.


Et surtout, devant nous, en contre-bas vers le nord-est, blottie dans le creux des montagnes qui l’entouraient : Avila ! La cité fortifiée était loin, et nous avions mal jugé sa position, que j’avais estimée plus au nord. L’espoir nous reprit néanmoins en l’apercevant ; plusieurs petits sommets et autant de fondrières ou de crevasses nous en séparaient encore, mais si tout allait bien, nous y serions sans doute le lendemain.


Alphya et Jilon étaient toujours bouillants, et n’avaient rien tété depuis la veille ; leur état alarmant nous fit hâter le pas. Descendre dans les rochers était difficile, et notre chargement, même s’il s’amenuisait chaque jour, pesait et compliquait notre avancée.


De ce côté-ci du col, sur le versant nord, derrière les pics qui nous ombrageaient, il faisait frais, presque froid. Et pas la moindre trace de vie. Pas même un brin d’herbe ou de mousse. Tandis que nous avancions, je ne cessais de me questionner : comment Avila avait-elle pu survivre au cataclysme qui avait ravagé la vaste cité d’où je venais ? Le relief et ses murailles l’avaient certainement protégée, bien sûr, mais comment cela avait-il pu suffire ?


Nous passâmes une deuxième nuit à dormir difficilement, blottis tous les quatre dans une anfractuosité de roche, au fond d’une déclivité à mi-chemin entre le col et la ville que nous voulions atteindre. Ici, plus bas en altitude, il faisait meilleur, et nous avions enfin retrouvé les sons familiers de l’eau qui ruisselle et des bruissements de divers insectes qui commençaient à repeupler les touffes d’herbe poussant entre les rochers.


Je ne fermai l’œil que bien peu, et dès que les premières lueurs du jour furent suffisantes pour voir où nous mettions les pieds, nous repartîmes à l’assaut d’un dernier petit mont à franchir, le cœur serré d’un mélange d’inquiétude pour les jumeaux et de l’incertain espoir qu’en ville on pourrait nous aider. Et qu’on l’accepterait.


Le soleil était presque au zénith lorsque nous parvînmes au sommet. Devant nous, à quelques kilomètres, s’élevaient fièrement les remparts d’Avila. Il n’y avait plus qu’à descendre ; dans quelques heures tout au plus nous y serions. La cité était belle, vue d’ici. Mais plus on avançait, plus je m’interrogeais à propos de l’accueil qui nous y serait fait.


La descente n’était pas aisée, le terrain de ce côté-ci était instable ; nous devions marcher prudemment dans les roches et les éboulements. Et je ne cessai de me questionner quant à notre arrivée. Lorsque nous avions quitté Avila, ma compagne était emprisonnée et condamnée à mort, et moi-même j’étais considéré comme un moins que rien. Il allait nous falloir un plan pour éviter la garde. Peut-être pourrais-je attendre la nuit pour entrer par les murailles, et courir demander de l’aide à la seule personne qui accepterait, Dame Heline.


Je fus étonné de l’air mystérieux d’Alys lorsque je lui fis part de mes réflexions.



Elle avait toujours eu la vue plus perçante que moi. Je m’immobilisai sur un rocher et plissai les yeux pour suivre du regard la direction qu’indiquait son bras tendu. Les murailles d’Avila. Que me désignait-elle ?



Mais je compris soudain. Je devinai des mouvements sur le haut des remparts. De très nombreux mouvements. Ça grouillait, en fait. Une foule considérable était massée de ce côté-ci des fortifications.



Ma compagne hésita un instant avant de répondre.



Tout me revint en un éclair, toutes les histoires dont on avait abreuvé l’enfance d’Alys et que j’avais prises pour des contes à dormir debout ; les interdictions, la contamination à l’extérieur de la ville, et surtout cette prédiction dont elle m’avait parlé dès le premier matin de notre rencontre, quand elle m’avait guidé dans les ruelles de sa ville : un jour, des gens purs rejoindraient Avila, arrivant des montagnes, apportant avec eux la vie et la connaissance…



Je ne pus me retenir d’éclater de rire en découvrant à quel point cette prophétie se réalisait précisément.



Mais tout amusé que je fusse, l’inquiétude ne me quittait pas.



Nous marchâmes encore près d’une heure, traversant le plateau rocheux qui entourait la ville, avant d’entendre les acclamations de la foule toujours plus dense. Et bientôt, nous pûmes même distinguer leurs paroles.



Voilà, nous y étions… Sur les remparts, devant nous, de nombreuses sentinelles en armes tentaient de canaliser la multitude dont la liesse venait de soudain prendre un grand coup.



Les Patriciennes… C’était pour le meurtre de l’une d’elles que ma compagne avait été condamnée à mort. Peu à peu, le silence se fit sur les murailles. Toutes les femmes assemblées là réalisaient soudain à quel point la situation était ridicule ; leur prophétie tant espérée s’accomplissait, mais impliquait deux êtres qu’elles avaient toujours considérés comme abjects et inférieurs.


Nous n’étions plus qu’à quelques centaines de mètres d’Avila. Une silhouette se détacha bientôt des autres ; une habitante qui devait être montée sur le parapet de l’enceinte se mit à haranguer ses semblables.



Sa voix déchirait le silence et montait jusqu’à nous. Fendant la foule, des surveillantes escortaient quelques personnes, sans doute les fameuses Patriciennes.



Des hurlements et des mouvements de furie parcoururent l’assemblée. Si certaines des habitantes semblaient accepter son point de vue, la plupart étaient révoltées qu’on puisse éprouver de telles pensées.



Elle me lança un curieux regard. Devant nous, sur le parapet, celle qui prêchait poursuivait, s’époumonant toujours.



Mais elle n’eut pas le temps d’en dire davantage. Elle fut soudain poussée dans le vide. Son hurlement s’interrompit tout net lorsque son corps s’écrasa une vingtaine de mètres plus bas sur les rochers.



Alys avait porté ses mains à sa bouche. Nous nous étions tous les deux immobilisés en apercevant la scène. Devant nous, un silence de mort régnait maintenant sur la foule, dans laquelle les surveillantes aménageaient un passage de quelques mètres, repoussant fermement les habitantes, pour permettre aux Patriciennes de s’avancer jusqu’au parapet. Nous n’osions plus nous approcher. Mais tranchant le silence pesant, un cri s’éleva soudain, quelque part dans la multitude :



Impossible de dire d’où ça venait précisément. Mais la voix ne faisait aucun doute.



C’était elle, en effet. Et nous l’aperçûmes lorsqu’elle nous adressa de grands gestes, au beau milieu du cordon des sentinelles. Elle était vêtue d’une longue robe rouge. Elle était une des Patriciennes.



Étonnamment, un vivat lui répondit. Se pouvait-il vraiment que nous fussions les bienvenus ?


La foule était encore agitée de sentiments contraires lorsque nous parvînmes enfin au pied des murailles. Sous les regards perplexes des habitantes, je me penchai auprès du corps disloqué de la prêtresse tombée dans le vide. Je confirmai sa mort d’un geste vers Alys, qui leva courageusement les yeux vers le parapet.



Personne ne réagit. La silhouette de Dame Heline apparut au-dessus de nous, entre deux surveillantes.



Ma bien-aimée ne répondit pas tout de suite, cherchant sans doute ses mots. Elle me lança un regard inquiet avant de relever la tête. Je la laisserai parler, c’était plus sûr.



Alys tourna de nouveau vers moi son visage inquiet.



Une vague d’incompréhension, et peut-être de réprobation agita les habitantes assemblées au-dessus de nous.



Le brouhaha s’amplifia.



De longues secondes passèrent. Sur les remparts, des surveillantes tentaient de ramener le calme. Deux échelles de corde furent lancées, maintenues par des sentinelles auprès de Dame Heline.



Le tumulte était à son comble. Pour d’autres, à l’évidence, nous ne devions pas entrer. Des habitantes se battaient même. Je cherchai du regard Dame Heline ; elle s’était tournée vers les autres Patriciennes. Elles devaient discuter entre elles de la conduite à tenir à notre égard.



Je n’obtins un semblant de calme qu’après une dizaine d’appels.



Les Patriciennes eurent un mal fou à apaiser le vacarme qui déchirait de nouveau leurs concitoyennes. Mais l’une d’entre elles, vêtue de rouge comme Dame Heline, finit par obtenir le silence et parla d’une voix forte et directive.



Elle connaissait mon nom. Sans doute grâce à Dame Heline.



À aucun moment, elle n’avait employé le terme de « dégénéré ». À mes côtés, Alys soupira de soulagement et se serra contre moi. Nous avançâmes, main dans la main, vers les échelles. Y grimper serait difficile, surtout avec les enfants. Alys abandonna la besace sanglée sur son dos et entreprit de monter quelques barreaux. Mais Alphya qu’elle portait gênait sa progression. Au-dessus de nous, des habitantes penchées sur le garde-corps scrutaient silencieusement le moindre de nos gestes.



Nous fûmes alors lentement tirés vers le haut, rebondissant à chaque à-coup sur les fortifications. Crispés, cramponnés chacun à nos cordages, les phalanges en sang à force de heurter la muraille.



Mais c’était faux. Nous n’étions qu’à peine à la moitié. Et déjà les mains me brûlaient. Et le vide, en dessous, me faisait peur. Je fermai les yeux.



Elle pleurait.



Au-dessus, les surveillantes qui nous tiraient immobilisèrent un instant l’échelle, et Alys, péniblement, tournoya son avant-bras dans la corde de droite, puis referma sa main sur un barreau, et fit la même chose à gauche.



C’était atrocement douloureux, mais au moins, nous ne tomberions pas.



Les surveillantes reprirent leur traction, et peu à peu, nous fûmes hissés jusqu’en haut de la muraille. Je fus saisi sous les bras et l’on m’aida à franchir le parapet. Dès que je fus passé, j’aperçus Dame Heline et plusieurs femmes vêtues de rouge au beau milieu d’un cordon de sentinelles armées qui retenaient la population. À quelques mètres, deux surveillantes continuaient de hisser l’autre échelle de cordage. Sans un mot, je déposai mon fils dans les bras de Dame Heline, étonnée, et me précipitai pour aider les gardiennes à récupérer ma compagne qui semblait évanouie.



Elle reprenait peu à peu conscience. Je la délivrai du poids de notre fille, et nous nous embrassâmes tendrement.



C’était Dame Heline, qui s’était approchée ; à son tour, elle serra contre elle son ancienne servante.



Elle paraissait sincère. Tournant ses yeux vers moi, elle me sourit et se reprit :



Et elle se colla presque contre moi pour chuchoter à mon oreille :





***




Nous avions suivi Dame Heline et les Patriciennes, escortés par les surveillantes qui nous avaient conduits à travers la ville, fendant la foule des curieuses qui voulaient nous approcher pour voir de près « les dégénérés de la prophétie ». Plusieurs regards nous étaient hostiles, mais de nombreux autres visages nous souriaient ; et beaucoup, finalement, nous observaient avec indifférence.


Quelques dizaines de minutes plus tard, nous étions confortablement installés dans de larges fauteuils au sein du palais du conseil, un immense et luxueux bâtiment, qui me rappelait, en plus cossu, la demeure de grosse Dame Mazela. Les gardiennes qui nous y avaient amenés ne nous avaient pas quittés et se campèrent près des portes tandis que sept Patriciennes s’assirent dans d’autres sièges, en demi-cercle devant nous. À quelques pas, deux femmes examinaient nos enfants et leur massaient déjà doucement le corps avec des onguents et des électuaires.



Nous n’osions nous exprimer, ni l’un ni l’autre. Raconter notre histoire, c’était commencer par admettre que nous nous étions enfuis de la prison de Tal-Mania. Mais la question fut tranchée assez vite :



Celle qui nous parlait était Dame Aradelle ; c’était elle qui s’était adressée à la foule avant que nous n’entrions dans la cité, et c’était elle, apparemment, la Première Patricienne, elle qui dirigeait le Conseil.



Nos interlocutrices paraissaient à la fois surprises et sceptiques.



Alys m’observa à la dérobée. Je compris à son regard qu’elle cherchait à savoir si je parlerais de mon passé. Je lui souris en retour ; je ne dirai rien.



Elle bouillonnait en soutenant mon regard.



Mais elle ne s’apaisa pas, bien au contraire, et se mit à haranguer les autres Patriciennes.



L’interpellée, sur notre droite, maintenait les yeux baissés.



Je ne savais pas trop ce qu’elle avait en tête, mais son expression perfide ne me disait rien qui vaille.



Notre accusatrice maugréa en tournant les talons, avant de reprendre en s’éloignant :



Alys posa sa main sur la mienne. Nous nous étions bêtement jetés dans la gueule du loup. Comment avions-nous pu croire que nous serions accueillis avec décence ? Nous tournâmes ensemble nos yeux vers les femmes qui continuaient de s’occuper de nos enfants. Dame Aradelle dut deviner nos pensées et s’adressa aux infirmières :



Alys se crispa et réprima un sanglot.



Je la dévisageai lorsqu’elle se retourna vers nous. Elle était âgée, bien plus que la plupart des autres conseillères. Ses yeux gris étaient froids et sévères, mais son attitude et son charisme me laissaient espérer franchise et sincérité.



Je croyais deviner la lutte de pouvoir interne que se livraient ces deux Patriciennes au sein du Conseil. Une ancienne, respectable, mesurée, et une plus jeune, virulente et ambitieuse.



C’était Dame Heline qui prenait la parole. Nous la regardâmes tous se lever.



Ses paroles, à défaut de convaincre les autres Patriciennes, me firent du bien. Et je devinai le cœur d’Alys se réchauffer un peu aussi.



Je ne trouvai rien à répondre. J’étais persuadé que c’était faux, persuadé qu’Alphya et Jilon ne souffraient pas d’un mal mystérieux consécutif au cataclysme qui avait frappé le monde près de huit cents ans plus tôt, mais plutôt de malnutrition et probablement d’un virus. Mais comment en être sûr ? Et comment espérer en convaincre ces femmes ?




À suivre…