Résumé épisode I : « L’apprentissage »
Un temps lointain où les filles n’avaient pas la même valeur que les garçons !
Résumé épisode II : « Tante Gertrude »
Visite parisienne chez une vieille tante et bruit de bottes, à l’aube d’une jeune vie.
Résumé épisode III : « Un salon particulier »
Se faire belle reste tout un art et Madame se montre pleine de surprises.
Résumé épisode IV : « Le cadeau de Georges »
La vie se complique. Paris offre pourtant toujours de belles visites à faire et puis… les uns et les autres vont et viennent.
Résumé épisode V : « Montmartre »
Les rencontres les plus inattendues font se mêler les évènements insolites. Les temps troublés offrent bien des choix difficiles.
Résumé épisode VI : « Le ruisseau des tentations »
Une palette de couleurs sur fond de verdure. La préservation de la nature est un choix.
Résumé épisode VII : « Le retour d’Adèle »
Adèle, l’amie revenue, et les préparatifs de la Sainte Marie…
Le fiancé d’Adèle
Le quinze août à dix-neuf heures, une longue tablée discutait joyeusement dans une salle un peu à l’écart de l’endroit où se côtoyaient des gaillards en chapeau, des boches et quelques types ayant un accent plus qu’ensoleillé. Geneviève me raconta quelques histoires sur certaines des têtes qui grenouillaient dans la salle à côté de la nôtre. Dans la foule, je reconnus de loin Paul. Paul qui ne devait pas venir ! Avait-il, pour finir changé d’avis ? Mais son passage ne fut qu’un bref feu de paille. À peine entrevu qu’il avait déjà disparu, happé par la rue. Mon cœur se serrait de ne pas l’avoir au moins salué.
Étrange cette réaction de mon cerveau durant cette vision éphémère de l’artiste. Comme la serveuse venait pour poser devant nous des assiettes d’entrées appétissantes, je cherchais à mettre de côté mon presque regret. Geneviève avait aussi invité un type dans le style de mon vieux Georges. Il ne me quittait pas du regard et je me demandais si Madame n’avait pas décidé qu’il serait mon premier. De toute façon, je ne pouvais rien faire ni demander. Alors le repas continuait dans une ambiance festive. Un accordéoniste aussi s’installait sur une sorte d’estrade au fond de la salle.
Dès les accords de musique, certains hommes des autres salles étaient venus se frotter aux femmes qui visiblement n’étaient pas là que pour danser. Un rouge à lèvres criard, des allures de filles… des dindes que Madame regardait avec un quasi-dégoût. Comme j’étais placée à sa droite, je dus me pencher vers son oreille pour lui parler, tant il y avait de vacarme autour de nous.
- — Vous avez l’air dépitée, ma chère Geneviève.
- — Il y a de quoi, Charlotte ! Regardez-moi ces femmes. De mon temps… personne n’aurait eu l’audace de se grimer ainsi ! Au moins l’image de la femme n’était pas dégradée. Celles-là ont l’air de prostituées sortie d’une maison d’abattage. Ce sont sûrement des épouses dont les maris sont prisonniers, ou je ne sais quoi. Elles n’ont rien pour elles. Ne vous attifez jamais comme ce que vous voyez là. Des guenons pour soldats, voilà ce qu’elles sont. Tout juste bonnes à être culbutées par des soudards pour deux sous.
- — Ce monsieur que vous avez invité… ce sera lui ?
- — Lui ? Vous n’y pensez pas, ma chère Charlotte. Il est là pour votre amie. Tout juste assez riche pour lui offrir un peu de luxe. Une prise en main, quoi ! Si vous voyez ce que je veux dire. Lui… il possède un peu comme votre père une petite usine dans les environs de Besançon, où sont fabriquées des montres de bonne facture. Ce n’est pas un homme pour vous.
- — Ah bon ! Donc c’est le chevalier servant de mon amie Adèle ! Elle ne m’en a rien dit.
- — Oh ! Elle ne le sait pas encore… il est temps pour elle d’être aussi une femme à part entière. Elle n’est pas tout à fait au niveau de ces… oies qui dansent. Juste un cran au-dessus. Et puis comme c’est votre amie, je veux bien l’aider.
- — C’est si gentil !
- — Gentil ? Vous plaisantez ! Quand ce sera fait, cet homme lui aura offert un petit studio ou un grand duplex, c’est le cadet de mes soucis. Ce qui importe c’est qu’elle ne vive plus sous votre toit. C’est mon seul but. J’ai de grands desseins pour vous. De plus vous êtes bien plus futée qu’Adèle et vos compétences pourraient aussi servir notre noble cause.
- — Je ne comprends pas…
- — Vous voyez ces femmes-là qui comme des brebis vont finir dans un lit de hasard cette nuit, pour un repas ou un morceau de viande… si c’est un boche avec qui elles couchent, ça pourrait leur coûter cher le jour où nous serons libérés.
- — Eh bien ? Je n’ai pas moi l’intention de me glisser dans la couche d’un de ces officiers…
- — Et si après que je vous ai fait rencontrer le sexe, et remarquez que je n’ai pas parlé là d’amour, si pour cela je vous demande comme service de vous laisser aller à soutirer quelques confidences à un de ces grands gaillards à la chevelure blonde ? Ne le feriez-vous pas ?
- — Mais… je… c’est difficile et terriblement risqué ce que vous me demandez là… si je me fais attraper…
- — Notre pays ne vaut-il pas un sacrifice pareil ? Mais pensons au plaisir avant tout. Et avec le dessert… l’heure d’ouvrir les cadeaux… ne vous inquiétez pas outre mesure ! Nous reparlerons de tout cela dans un endroit moins… bruyant !
- — Comme vous voulez… donc comment s’appelle notre ami qui s’intéresse à la vertu de notre Adèle ?
- — Lionel et c’est tout ce que je vous en dirai… ce soir.
- — Vous êtes bien certaine, Geneviève, qu’il ne se trompe pas de cible ? Il garde en permanence ses quinquets sur moi…
- — C’est vrai ? Comme je vous le disais, il y a quelques minutes, vous avez une autre classe que votre amie. Et le jeune garçon là-bas, qui est-il ?
- — Qui cela ?
- — Celui qui bouffe des yeux votre mère, vous savez qui il est ? Le jeune type là-bas, celui habillé comme un… maquereau !
En suivant le point que me désignait Madame, je découvris, assis sur une banquette dans le fond de la salle le garçon en question. Il avait osé ? Où lui avait-elle demandé de venir ici ? Le jeune amant de Clothilde qui cherchait à entrer en contact avec ma mère s’était fait remarquer. Même Geneviève l’avait tout de suite repéré. Quel imbécile ! Lui tournant le dos, maman ne pouvait pas le voir. Et comme elle me faisait face, je dus me lever à demi pour lui marmonner par-dessus la table.
- — Maman ! Maman… ton gigolo est là !
- — Qu’est-ce que tu dis, ma chérie ?
Alors Gertrude qui avait tout capté se tourna vers elle et lui persifla en pleine face.
- — Votre amant est là ! Votre fille vous dit que votre amant est là.
- — Où cela, Gertrude ?
Candidement, Clothilde sans une once de malice s’était vendue. Sans se rendre compte qu’elle nous renseignait exactement sur la teneur des relations qu’elle entretenait avec ce type qui ne devait pas avoir plus d’un an ou deux de différence avec moi ou Adèle. Elle se leva, se retourna et voyant le gaillard au fond de la salle, elle s’en alla directement le rejoindre. Nous étions toutes médusées, sans voix. Le serveur vint nous apporter du champagne et il en profita pour parler lui aussi à voix basse avec Geneviève. Celle-ci prit de nouveau son couteau pour cogner son verre. Même l’accordéoniste arrêta de jouer.
- — On vient de m’apprendre une nouvelle intéressante. Mesdames, Messieurs, les aviateurs de la Royal Air Force ont mis en déroute les avions du minuscule caporal… et c’est une grande nouvelle. Un jour, ils rentreront bien chez eux. À la santé des Anglais !
Nous avions tous levé nos verres et nous bûmes une gorgée d’un liquide qui par ses milliers de bulles réjouissait nos palais. Un officier allemand s’avança pour venir vers Geneviève et notre table. Deux autres le stoppèrent dans son élan et l’éloignèrent de son rêve de vengeance peut-être. Fous de rage, tous les uniformes sur place quittèrent l’établissement. Finalement Geneviève avait du cran et un certain panache. Je me levai, ma flûte à la main. Je traversai moi aussi la piste de danse et tapai sur l’épaule de maman qui restait figée, un sourire niais sur les babines.
- — Maman, c’est mon anniversaire aujourd’hui, tu t’en souviens ? Alors j’aimerais profiter de ta présence, moi aussi.
- — Ma chérie… voici…
- — Laisse tomber ! Ce type ne vaut rien. Il ne veut que te mettre sur le trottoir. Allons, ne l’as-tu pas encore compris, c’est un souteneur.
- — Dites donc, vous… je ne vous permets pas…
- — Je me fiche de ce que vous permettez ou non ! J’ai moi aussi des amis puissants, alors si vous avez envie que l’on retrouve votre carcasse dans une ruelle… continuez à venir traîner dans mes draps…
- — Quoi ? Vous me menacez… vous croyez me faire peur, pauvre folle. Je baise qui je veux…
- — Ah oui ! Eh bien regardez-moi, jeune homme. Mon visage ne vous dit rien sans doute. Mais si je prononce ici le nom de Madame… regardez donc autour de vous, et vous allez comprendre. Fichez-moi le camp avant que l’on ne vous flanque à la porte manu militari. Vous êtes persona non grata dans ce restaurant à partir de maintenant et dans tout Montmartre. Vous avez cinq secondes pour filer !
Geneviève sans que je m’en sois aperçue nous avait rejoints et s’adressait au type médusé. Le gigolo n’avait pas demandé son reste. Des tas de types avaient baissé la tête dès que Geneviève avait prononcé son « Madame » clairement. Cette femme faisait donc peur, la pluie et le beau temps dans ce quartier ? Plus dangereuse qu’elle n’en avait l’air, cette vieille dame, et ça me trottait dans le ciboulot alors que toutes trois avec Clothilde nous regagnions notre place auprès de nos invités. Elle s’était tournée vers maman.
- — Clothilde ! Choisissez mieux vos fréquentations et si c’est seulement du… sexe que vous voulez, dites-le-moi, j’ai encore une foule d’amis capables de s’occuper de vos beaux restes… et puis ne faites pas trop de peine à mon amie Gertrude. Votre mari est un con dans toute sa splendeur, mais sa sœur reste mon amie…
- — Oui ! Merci, mais il ne m’a jamais… semblé que ce jeune homme était un bandit.
- — Dans quelques jours, il aurait commencé son chantage et vous auriez fini sur un trottoir, vous en êtes consciente ?
- — … Je vous assure que je ne savais pas.
- — Bon, c’est réglé, mais s’il devait revenir, faites-moi signe, je me ferais un plaisir de m’occuper de lui… Et vous, ma bonne Charlotte, c’est l’heure d’ouvrir vos cadeaux ne croyez-vous pas ?
- — Si, oui, oui, mais je n’en attendais pas !
—xxxXXxxx —
Le premier paquet contenait une jolie robe en satin, signée Dior. Je savais de suite d’où il venait et qui me l’offrait. Le second était une belle bague, celle-ci à la mesure de mon annulaire gauche et la carte qui l’accompagnait était frappée du sceau de Gertrude. Maman m’avait, elle, offert quelques disques achetés en ville. Mozart en soixante-dix-huit tours… Le dernier cadeau était à ne pas s’y tromper vu la forme du carton, un vrai chapeau de dame. Mon amie Adèle avait sans doute cassé sa tirelire pour me faire ce présent. L’invité surprise, lui, avait sorti un petit étui de sa poche et le posait devant mon assiette. À l’intérieur, il avait écrit sur un papier… une montre en or pour la plus belle dame de la soirée ! Bon anniversaire Charlotte et c’était griffé « Lionel Lippmann ».
J’allais me lever, le rouge aux joues pour remercier tout mon monde, lorsqu’une serveuse arriva. Elle apportait un immense paquet plus long que large, mais pas très épais. Elle le remit à sa destinataire à savoir, moi, la fille de Clothilde. Des rubans tenaient fermé le colis et mes doigts tremblaient en les dénouant. Devant les yeux de tous, sous le papier, une toile. Celle-ci représentait une jolie femme allongée dans un coin de pré aux abords d’un ruisseau. Une très belle peinture, à ceci près que la femme couchée dans l’herbe avait beaucoup moins de vêtements sur le tableau que moi qui le découvrais.
Pendant que je devenais aussi rouge qu’une pivoine, mon amie Adèle dérida la situation avec un claquement de sa langue dans son palais.
- — Ouais… voici une femme qui te ressemble bougrement. Dommage qu’elle soit aussi chauve de… sinon on pourrait croire que tu es bien celle-là. Chapeau à l’artiste.
- — Oui, celui qui a peint cette merveille avait un goût très sûr et un bon coup de patte. Vous avez donc une sœur jumelle, ma belle Charlotte ?
- — … ! Je… je n’en sais rien ! En tout cas, c’est très… joliment représenté.
- — Pour être belle, cette toile l’est bien en vérité. Mais est-elle signée ? Regardez donc ma belle… les artistes mettent toujours leur griffe dans un endroit quelconque.
- — Ah oui ! Ici c’est bien cela non ! Paul D-M.
- — Un illustre inconnu, ma chère ! Vous avez donc au moins un admirateur dans le milieu artistique… de Montmartre… et il fait de bien merveilleuses peintures… bravo !
- — Mais pas si inconnu sauf pour vous… je sais qui il est, ce Paul… il travaille à l’atelier B dix… il gagne à être connu. De Montaut… ils sont deux frères…
Geneviève venait une fois de plus de m’épater par ses connaissances, mais je restais rouge de honte. Tous pouvaient voir les formes de mon anatomie fidèlement représentées et aussi mon sourire. Madame m’avait caressé la joue en jetant un dernier coup d’œil sur la toile.
- — Bon ! Vous savez que comme tous les soirs, le couvre-feu est à minuit… alors nous devons rentrer avant de devoir dormir sur place. Et si les sièges pour s’asseoir peuvent convenir, en revanche pour y passer la nuit… ce n’est guère confortable… allons, chacun chez soi… Merci à tous pour ma petite protégée et à très vite, mes chers amis !
La fête s’achevait donc prématurément. Personne n’avait une réelle envie de dormir sur place. Au moment de partir, Geneviève vint me trouver pour, je le pensais, m’embrasser et me dire au revoir. Mais pas du tout, je me trompais.
- — Ma chère Charlotte… votre amie et vous pourriez peut-être héberger Lionel pour cette nuit ? Son hôtel est à l’autre bout de Paris et il n’aura jamais le temps de rentrer avant le couvre-feu. Vous savez combien les occupants sont tatillons avec ces détails-là !
- — Mais… oui bien sûr… Adèle est-elle au courant maintenant que… qu’il est là pour elle ?
- — Oh ! Non ! Laissons faire le hasard, voulez-vous ? Enfin si nous lui donnons un coup de pouce, personne ne nous en voudra vraiment. Pas vous non plus, n’est-ce pas ?
- — Évidemment ! Je suis heureuse que vous soyez aussi attentive au bien-être de ma copine…
- — Entre femmes, il faut aussi se tendre la main…
Je pensais que là ce n’était pas forcément lui tendre la main, bien plus sûrement la pousser carrément en avant. Mais si ce type avait des vues sur Adèle et qu’elle y trouve également son compte… pourquoi pas ? Nous nous embrassions d’ailleurs quand la protagoniste de cette affaire vint nous rejoindre.
- — Ah Adèle ! Nous allons rentrer en compagnie de Monsieur Lionel, ça ne te dérange pas ?
- — Lionel ? Qui c’est cela ?
- — L’homme qui a offert la si jolie montre à notre Charlotte, voyons Adèle. Vous n’avez donc pas vu cette merveille. De plus, je dois vous dire un secret…
- — Ah bon ! Un secret ? Eh bien, vous me flattez.
- — Je crois que ce Monsieur a un petit faible pour vous… un coup de cœur.
- — Il vous l’a dit ? Pour moi ? Mais il ne m’a même pas regardée… vous êtes certaine ?
- — Absolument oui !
- — Bon… je verrai bien… il me semble un peu… âgé pour moi non ?
- — Mon Dieu ! Vous devriez savoir que l’âge est un facteur d’expérience chez les hommes… et puis, il est relativement aisé et suffisamment riche pour… enfin, je ne vais tout de même pas vous faire un dessin. C’est bien ce que vous souhaitiez non ? Un bel appartement ou une maison à la campagne, alors voici une occasion rêvée de réaliser votre rêve !
- — Peut-être avez-vous raison ! Mais tu es d’accord, toi, Charlotte ?
- — D’accord pour quoi, ma belle ?
- — Eh bien, pour qu’il vienne passer la nuit chez toi, voyons ?
- — Ah ! Pour cela oui… et ma foi, s’il se passe des trucs entre lui et toi… je saurai être discrète et ne rien voir ni entendre…
- — Vous allez bien vite en besogne… mais allons-y parce que nous allons finir par dépasser minuit et les boches… Bonsoir Madame. Bonsoir à vous aussi mesdames…
Elle avait envoyé un baiser à tous et nous étions remontés, avec le bonhomme qui nous suivait comme notre ombre. Il ne parlait plus. Cependant, il transportait sous son bras, le fameux tableau. Et nous n’avions que deux ou trois minutes d’avance sur les douze coups de minuit alors que nous entrions dans l’immeuble de mon appartement. Lionel en posant son fardeau sur un guéridon dans l’entrée fit une réflexion à haute voix.
- — Il est très beau…, enfin, le modèle est somptueux et bien entendu, la toile ne pouvait qu’être splendide. L’artiste a eu beaucoup de chance de vous voir dans cette parfaite… pose.
Dans le ton employé, l’impression de regret était flagrante. Et je sentais d’un coup le regard d’Adèle qui me questionnait. Ses yeux se fixaient dans les miens. Je crus bon d’éloigner le type pour un temps du salon où nous avions tous trois, pris place.
- — Je vous montre votre chambre, Monsieur ?
- — Oh, vous ne voulez pas être moins cérémonieuse ? C’est Lionel et pas Monsieur, nous avons été présentés, n’est-ce pas ?
- — D’accord ! Alors, suivez-moi Lionel. Voici… la chambre de notre amie Adèle, celle au fond à droite c’est la mienne et pour vous… la place idéale, entre nous deux…
- — Merci. J’apprécie ce que vous faites pour moi, ce soir.
- — C’est à moi de vous remercier, votre cadeau est magnifique… je n’ai jamais eu de montre aussi luxueuse.
- — Je préfère la savoir à votre bras, ma chère Charlotte, plutôt qu’à celui d’une Teutonne dont le mari pérore chez nous depuis leur invasion !
- — Vu comme ça, bien sûr… Je vous laisse vous installer ? Vous prendrez un verre en notre compagnie tout à l’heure ?
- — Oui, oui assurément, j’en serais ravi.
- — Alors Adèle et moi serons au salon… il doit bien nous rester une bouteille de cognac quelque part dans un buffet !
J’étais partie avant qu’il n’ouvre sa valise de voyage. Adèle m’attendait sagement assise sur le divan.
- — Je croyais qu’il avait un coup de cœur pour moi ? Geneviève doit avoir besoin, comme moi, de lunettes.
- — Attendons un peu de voir ce qui va se passer. Il va revenir avec nous pour prendre un digestif. Tu en voudras un aussi ?
- — C’est quoi comme alcool ?
- — Du cognac, voyons… à moins qu’il ne me reste un peu d’eau-de-vie de mirabelle… tu préférerais ?
- — Va pour ce que tu as… mais attendons notre horloger… Franc-Comtois !
- — Oh zut !
- — Quoi… il n’y a plus rien à boire donc, pour que tu parles comme ça toute seule ?
- — Non ! J’ai simplement oublié d’indiquer la salle de bain à notre ami… tu veux aller frapper à sa porte pour lui dire où elle se situe ?
- — … ! Bof, si c’est nécessaire… allons-y !
—xxxXXxxx —
Je suivis un instant la silhouette de cette grande bringue aux cheveux presque paille, qui sans hâte longeait le corridor. Elle devait être devant la porte de Lionel à présent. J’entendis de mon sofa des voix étouffées. Puis plus rien. Personne ne revenait de la partie nuit. Bon signe, ou pas ? Je n’avais aucune idée de ce qui se passait entre eux deux. Bon ! Ils ne se battaient pas ni ne se querellaient, sinon j’aurais bien perçu les bruits d’une dispute. Dès son retour, je la vis qui remontait une frange de ses cheveux… bizarre ce dérangement ! Elle avait l’air ailleurs.
- — Bon alors ? Tu lui as indiqué ?
- — Hein ? Ah la salle de bain ? Oui, oui, il y est ! Ne t’inquiète pas.
- — Tu es sûre que tout va bien ? Tu as un drôle d’air… Il s’est passé quelque chose dans la chambre ?
- — Euh… ! Non ! Il arrive. Tu peux nous servir un grand cognac…
- — Un grand ? Eh bien, tu as décidé de te saouler ? Ou tu fêtes mon anniversaire une seconde fois ?
- — Pas du tout… mais regarde…
Adèle venait de me montrer son poignet et celui-ci était orné d’une montre presque aussi belle que celle que j’avais ramenée en cadeau. Donc, il s’était bien passé un truc avec ce Lionel ? Quelque chose de suffisamment fort pour qu’elle ne veuille pas en parler ! Après tout, elle était elle aussi majeure et surtout depuis plus longtemps que moi et pouvait tout à fait se défendre si le gaillard essayait de… de quoi du reste ? Il avait peut-être vraiment un coup de cœur pour elle. Geneviève n’avait vraiment pas menti. À quoi ça l’aurait avancée ?
Le Lionel qui était revenu affichait une tenue plus sportive. Pantalon de toile et polo col en V de couleur beige. Il portait beau dans ses vêtements décontractés. Puis lui aussi avait un visage presque joyeux, satisfait. Nous sirotions lentement un alcool ambré qui me réchauffait la gorge et le corps rapidement. Les deux autres se lançaient des œillades enamourées qui ne pouvaient pas passer inaperçues. Et je décidai de filer à l’anglaise, enfin pas tout à fait.
- — Je suis lasse, et vais me coucher. Je vous laisse la bouteille et vous souhaite une bonne nuit à tous les deux.
- — Déjà ? Vous nous abandonnez, Charlotte ?
- — Oui, tu es fatiguée… mais…
- — Oh, vous êtes grands tous les deux non ! Alors vous savez où sont vos chambres et puis vous n’êtes pas obligés d’aller au lit tout de suite non plus.
Ni elle ni lui n’avaient répliqué et ils n’avaient pas bougé du canapé où ils étaient assis, à deux mètres l’un de l’autre. Deux minutes après j’étais dans ma chambre à épier tous les bruits de l’appartement. Apparemment ils riaient au salon. Des éclats de rire étouffés, puis au bout d’un moment, ce fut le silence. Pourquoi me demandais-je ce qu’ils pouvaient fabriquer ? Je passai ma chemise de nuit et ouvrit le plus discrètement possible la porte qui donnait dans le couloir. Rien, plus un seul son ne transpirait du salon.
À suivre…